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La conspiration des paniers percés (+ acte d’accusation)
POPLIMONT Charles - 1852

POPLIMONT Charles, La conspiration des paniers percés

(Extrait de Charles POPLIMONT, La Belgique depuis mil huit cent trente, paru à Bruxelles en 1852 ; chez A. Laboue et Cie)

Voir également ci-après :

(1° l’acte d’accusation de la cour d'appel de Bruxelles)

(2° des extraits des comptes-rendus des séances de la Chambre des représentants des 19 et 25 avril 1856, relatifs à l'examen d'une pétition rédigée par le comte Vandersmissen, pour appuyer sa demande de grâce)

A. POPLIMONT Charles, La conspiration des paniers percés (1852)

(page 604) Nous abordons maintenant l'exposition du complot de 1841 contre la sûreté de l'Etat. Ce drame honteux n'eut pas d'exécution ; s'il eût été jusqu'à l'action, il aurait entraîné à sa suite les conséquences les plus funestes.

Pendant la célébration des fêtes de septembre de l'année 1841, on remarqua avec surprise, à Bruxelles, un déploiement de forces inusité. La garnison avait été augmentée, les postes renforcés, de forts piquets se croisaient dans les rues ; enfin l'attitude et la vigilance des autorités civiles et militaires faisaient reconnaître l'existence d'un grain dans l'horizon politique.

A quoi tendait cet ensemble de précautions extraordinaires ? On le sut bientôt. Les révélations des complices, les déclarations des personnes que les principaux conjurés avaient tenté de séduire, répandirent rapidement dans le public des bruits, vagues d'abord, mais bientôt plus explicites, de l'existence d'un complot qui tendait à renverser la monarchie belge au profit des Nassau.

Cette odieuse tentative était tellement absurde que bien des gens refusèrent d'y croire. Ils ne pouvaient se rendre à l'idée qu'une poignée de factieux osât tenter de renverser l'indépendance nationale qu'une forte agression étrangère pourrait seule mettre en péril. Ils disaient qu'un complot qui n'a pas, qui ne peut pas avoir de ramifications à l'étranger, qui ne sert pas les vues d'une certaine partie des habitants du pays, et qui ne pourrait même, dans le cas où il serait couronné de succès, tourner au profit de celui pour lequel il a été conçu, un pareil complot, disaient-ils, n'est qu'un acte de démence et sans conséquence possible.

Qu'on eût tenté d'amener la restauration avant que la Belgique fût comprise au rang des pays indépendants par les grandes puissances et par la Hollande elle-même, cela peut se concevoir, disaient encore les incrédules ; mais, après le traité de 1839, une pareille tentative, repoussée par l'immense majorité des Belges, réprouvée par l'Europe entière et formellement désavouée par le gouvernement hollandais, est une chose impossible, qui ne peut pas être, qui n'est pas.

D'autres, au contraire, donnaient à l'attentat des proportions immenses. Le roi Guillaume II, d'après leurs dires, aurait, lors de sa récente tournée dans les parties cédées, tenu publiquement certains propos qui indiquaient l'espoir d'un mouvement orangiste très prochain en Belgique ; ceux-ci attribuaient même à l'attente de l'événement la suspension de la ratification douanière qui venait d'être conclue entre la Prusse et le grand-duché de Luxembourg.

La vérité était entre ces deux exagérations. Les bases d'un complot avaient été posées, un plan arrêté, des moyens d'exécution préparés, sans que les conjurés eussent pu compter sur l'appui d'un pouvoir constitué, soit dans l'Etat, soit en dehors de l'Etat. Mais si leurs projets n'avaient aucune chance de réussite, ils pouvaient cependant amener des perturbations graves en armant les citoyens les uns contre les autres, en évoquant le meurtre, la destruction, le vol, tous les maux enfin que la guerre civile traîne à sa suite.

Ce qui démontre le plus les mauvais desseins des coupables, c'est qu'ils méconnurent un avertissement paternel. La surveillance sévère qui fut exercée pendant les journées de septembre 1841 leur apprit que tout était découvert : ils persévérèrent cependant.

Dès le mois d'août 1841, le général en disponibilité comte Vander Meere et l'ex-général Vander Smissen commencèrent à agir, et dès ce moment ils furent signalés à l'attention des hauts fonctionnaires chargés de veiller à la sûreté de l'Etat. Leurs actes furent épiés, leurs pas comptés, leurs paroles rapportées, et c'est ainsi que le ridicule l'emporta sur l'odieux. Le gouvernement aurait pu couper le mal dans sa racine ; il préféra (page 605) le constater. Aussi lui reprocha-t-on d'avoir exploité cette affaire pour son propre compte, par des agents provocateurs. Ce fait n'est pas prouvé ; mais il est avéré que les progrès de la conspiration étaient connus d'heure en heure, de sorte que la justice put établir son programme et l'exécuter à la lettre. Au moment déterminé, les conjurés furent pris dans un traquenard. On mit la main sur le corps de délit, et pas une seule des pièces à conviction, marquée sur l'inventaire des révélateurs, n'échappa aux investigations de la police.

On chercha à établir par la position des accusés le mobile qui les avait guidés, et l'instruction ne put découvrir d'autres causes que le besoin d'améliorer une mauvaise situation financière et de satisfaire une ambition effrénée.

Le comte Vander Meere avait joui d'une certaine réputation dans l'armée. Elève de l'école militaire de la Flèche, lieutenant à Waterloo, fonctionnaire civil aux Indes pendant les années 1825 à 1829, et rentré à Bruxelles à cette époque, il avait payé de sa personne pendant les journées de septembre ; il avait été le premier chef du personnel au département de la guerre, commandant militaire de la province de Liége pendant l'époque du mois d'août 1831, et avait été nommé chevalier de l'ordre de Léopold, en récompense des mesures qu'il prit alors pour fournir aux besoins de l'armée de la Meuse et la remettre promptement en état de reprendre l'offensive. Quelque temps après, mécontent de la position qu'on voulait lui donner en le nommant commandant militaire du Limbourg, il demanda sa mise en non-activité, et se trouvait enfin en disponibilité depuis plusieurs années. Le repos ne convenait pas à une imagination aussi ardente, il chercha à se créer des occupations. En 1836, il écrivit un livre de stratégie qui obtint un succès d'estime ; mais ce travail ne suffisait pas à son humeur aventureuse : il se lança dans des opérations industrielles, y compromit sa fortune, y perdit son crédit, et c'est ainsi qu'il fut amené à tenter un coup de main qui lui offrait la chance de recouvrer en un jour le moyen de satisfaire à ses immenses besoins, et d'arriver à une position si élevée qu'il n'eût plus rien à désirer dans les rêves de son orgueil insensé.

Vander Smissen avait acquis déjà une triste célébrité. Comme Vander Meere, il se croyait digne d'occuper les plus hautes positions de l'armée ; mais, plus que lui, il avait perdu jusqu'à son grade, et d'une fortune assez belle il ne lui restait plus que fort peu de chose. Van der Smissen voulait ressaisir à la fois fortune et position ; en un mot, il était digne de s'associer à Vander Meere.

L'union, entre ces deux hommes, se trouvait donc cimentée par le but commun auquel tendaient leurs efforts. Pour gagner des partisans à leur cause, ils s'adressèrent en premier lieu à Parys, intendant de la gendarmerie. On pourrait appeler celui-ci l'honnête homme du complot, si l'on peut être honnête homme quand on veut tourner contre la patrie l'épée qu'elle a confiée pour sa défense. Parys fut le niais de la conspiration. En effet, il avait tout à perdre et rien à gagner. Parys avait servi avec honneur dans l'armée des Pays-Bas, en qualité de capitaine quartier-maître du 2ème régiment de cuirassiers. Resté inactif pendant quelque temps, à la suite des événements de 1830, il avait été replacé sur les cadres de l'armée dans une position qui lui donnait le rang d'officier supérieur. Il jouissait d'une honnête aisance et d'une certaine considération. Mais Parys avait été impliqué dans la conspiration de 1831, et cette faute lui avait été remise parce qu'il n'était pas au service à cette époque. Parys ne sut pas résister aux propositions des chefs du nouveau complot ; il se croyait engagé par ses antécédents et par ses convictions ; il ne songea pas à la reconnaissance qu'il devait à sa patrie, ni au (page 606) serment qui le liait envers elle ; Parys céda et il se perdit sans retour.

Autour de ces trois personnages principaux se groupent les complices secondaires, de Crehen, Parent, Verpraet et Van Laethem. De Crehen, commandant des blessés de septembre, avait été choisi pour acheter des armes et des munitions, qu'il pouvait réunir mieux que tout autre sans éveiller la défiance, à cause de sa parenté avec un artificier fort en renom. Parent, ancien chef des volontaires ; Van Laethem, ex-officier dans la légion belge de Portugal ; Verpraet, ex- caporal au 1er régiment de chasseurs à pied, avaient pour mission de débaucher les plus mauvais sujets de la garnison, de réunir dans l'armée et hors de l'armée des hommes de sac et de corde qui, pour un peu d'argent ne reculent devant aucune infamie.

Parent avait été attaché à la police secrète dont de Crehen et lui, réduits aux abois, avaient plus d'une fois mendié et obtenu des secours. De Crehen fut un des principaux révélateurs du complot, et quant à Verpraet et à Van Laethem, tristes comparses, leur détresse était au comble.

Tels étaient les hommes qui voulaient rétablir, à main armée, la dynastie de Nassau.

Le premier plan des conjurés avait été de tenter un coup de main sur Bruxelles le dimanche soir, 25 septembre 1841. Le signal de l'attaque eût été donné par l'incendie de quelques grands magasins publics, et pendant que la garnison aurait été occupée sur les lieux du sinistre, on se serait rendu maître des casernes, des membres de la famille royale, des ministres et des autorités civiles et militaires. Bruxelles, au pouvoir des révoltés, aurait été contenu dans l'obéissance par le général Daine, qui, à la tête de sa division, aurait quitté Mons pour appuyer le mouvement et prêter main-forte au gouvernement de fait. Il est superflu d'ajouter que ce gouvernement se composerait de Vander Meere et Vander Smissen. De Bruxelles, le mouvement se serait propagé en quelques heures sur toute l'étendue du territoire ; le roi Guillaume II, qui, au dire des conjurés, avait donné sa parole de chevalier de passer la frontière au premier appel, serait venu prendre possession du trône que lui offrirait le gouvernement transitoire ; la France, occupée ailleurs, laisserait faire, tandis, au contraire, que les puissances amies de la Hollande appuieraient la restauration.

Ce plan, quelque absurde qu'il paraisse, avait été conçu sérieusement et développé à des officiers supérieurs en activité ou en retraite que les coupables avaient lieu de croire disposés à les seconder. Ce tissu d'infamies n'avait aucune raison d'être ; le roi Guillaume n'avait donné lieu ni par ses actes ni par son langage, aux suppositions qu'on lui prêtait ; et quant au malheureux général Daine, on spéculait à l'avance sur un état de gêne continuelle qui n'était un mystère pour personne.

Vinrent les journées de septembre, l'impossibilité matérielle d'exécuter le complot, et son ajournement.

Le plan fut modifié. Les chefs de l'entreprise soupçonnaient ou même étaient assurés que leurs projets étaient connus. N'importe, ils se décidèrent à aller jusqu'au bout. De Crehen se rend à Anvers, il achète chez un industriel deux pièces de campagne en bronze, d'un petit calibre, munies de leurs affûts et de leurs armements. De Crehen a servi dans l'artillerie, il s'assure qu'aucun des accessoires nécessaires à la charge ne manque. Il paye les canons au prix de dix-huit cents francs, avec l'argent que Vander Meere lui a confié, et Vander Meere, qui n'a pas une grande confiance dans son complice, l'accompagne pour surveiller l'opération. De Crehen fait emballer son acquisition dans une enveloppe de toile grise, il l'expédie par le chemin de fer, bureau (page 607) restant, à l'artificier dont le nom lui sert de prétexte pour expliquer l'achat ; il retourne à Bruxelles, fait confectionner chez un bourrelier les sacs à charge et les banderoles à étoupilles ; chez un ferblantier, les boîtes à lances à feu et cent boîtes à mitraille ; il donne à un fondeur la commande de cent cinquante boulets, dont il a soin, au préalable, de faire confectionner un modèle en bois. Ces soins accomplis, il se livre, en compagnie de Parent, à des achats de poudre à canon, de poudre à mousquet, et de tous les autres objets qui sont nécessaires à la confection des cartouches à balles pour fusils et des cartouches à boulets pour canons ; puis, par ses soins, ces objets sont transportés dans une petite maison isolée du faubourg, appartenant à J. Vander Smissen, frère de l'ex-général, où l'on a préparé à l'avance tout ce qui est nécessaire à la confection de munitions de guerre.

Aucune précaution n'est omise : des fusils à baïonnette sont achetés chez un fripier, les conjurés plus spécialement chargés de ce soin engagent ou tentent d'engager des ouvriers sans ouvrage, des soldats de mauvaise vie, des réfugiés polonais, des hommes mal famés. Van Laethem, le grand agent de l'embauchage, tente d'ébranler la fidélité d'un maréchal des logis aux guides et celui-ci court le dénoncer. Le ministre de la guerre récompense le sous-officier par la croix de l'ordre Léopold ; avant de faire main basse sur les conjurés, il s'assure qu'ils sont à l'œuvre, et pour plus de garantie il se rend, déguisé, chez le fondeur, et se plaît même à lui donner quelques conseils pour la bonne exécution des boulets, qui doivent, en définitive, entrer dans un arsenal de l'Etat.

L'imprévoyance des accusés ressemble à de la folie ; tous leurs achats se font au grand jour, sous de frivoles prétextes. Ils parlent aux uns d'expériences à tenter, d'armes dont ils sont les inventeurs, à d'autres ils disent qu'ils agissent, qu'ils achètent, qu'ils préparent par ordre du gouvernement ; toute la ville est dans le secret ; les avertissements charitables leur sont prodigués ; on les engage à renoncer à leurs mauvais desseins ; ils n'écoutent rien ; ils veulent aller jusqu'au bout.

Un dernier trait manque à cette insolente audace. De Crehen se rend, à diverses reprises, au bureau du chemin de fer pour réclamer les canons ; il les reçoit et les fait transporter au local des blessés de septembre, rue des Sols, où il les dépose dans un grenier.

Ici commence, pour ces canons, un voyage d'exploration à la recherche d'un abri. Le 24 octobre, ils sont déposés au local des blessés ; le 26, M. Levae, administrateur du fonds spécial des blessés de septembre, demande à de Crehen des explications. De Crehen répond que les canons appartiennent à l'artificier son parent ; que celui-ci vient d'être déclaré en faillite, et que pour éviter une saisie il s'était décidé à prier de Crehen de les soustraire aux créanciers. M. Levae n'est point dupe du mensonge, mais il dissimule et ordonne que les canons soient transportés ailleurs.

Grand embarras pour de Crehen. Il fait part à Vander Meere, à Vander Smissen, à Parys, du contre-temps. Tous quatre prennent une voiture de place et se mettent à la recherche d'un local. De chez M. Salter, banquier, qu'ils ne trouvent point chez lui, ils se rendent chez les frères Jones, carrossiers, dont les magasins ont été dévastés lors des pillages de 1834, et là, croyant se trouver en présence d'hommes disposés à les seconder, ils demandent à louer un magasin dont ils indiquent la destination. Effrayés de la demande, et plus encore par les confidences qui leur sont faites, les frères Jones s'excusent et donnent une autre adresse. Nouvelle course ; mais enfin ils espèrent avoir réussi, car ils passent un marché pour (page 608) la location d'un hangar, et assurent qu'il doit servir au placement d'une machine à faire des briques. Parys fait ce mensonge et ajoute même qu'il est l'associé du fabricant. On leur donne la clef, ils vont au magasin ; mais là, autre mésaventure: le local a une concierge et celle-ci refuse de quitter le poste qu'on lui a confié. Prières, menaces, offres d'argent, rien ne la décide à quitter les lieux ; il faut transporter ailleurs les instruments de destruction. On cherche les canons, qui ont été pendant toute la journée dans une voiture de déménagement, près d'un cabaret où les porteurs s'enivrent, on les dépose pour une nuit dans une cour d'auberge hors de la ville, et le lendemain de Crehen va les cacher sous l'orchestre d'une guinguette où la police les saisit, le 29 octobre dans la matinée. Le même jour, de Crehen est arrêté ; ses complices l'apprennent et tâchent de fuir ; Van Laethem échappe aux poursuites et ne se livre que la veille de l'ouverture des débats ; Parent est arrêté ; Joseph Vander Smissen, frère du général, qui a prêté sa maison inhabitée pour la confection des munitions, est arrêté ; Vander Meere et Vander Smissen d'un côté, Parys de l'autre, cherchent et trouvent un asile provisoire pour la nuit.

Vander Meere et Vander Smissen ne se découragent point. Ils veulent agir de suite, ils espèrent qu'après les mesures prises dans la journée, les autorités ne seront pas sur leurs gardes ; ils envoient un domestique dans l'asile que Parys s'est choisi et le pressent de se joindre à eux. Parys, honteux de sa conduite, refuse. Mme Vander Smissen tente un nouvel effort ; elle se rend auprès de Parys à neuf heures du soir ; elle lui représente que rien n'est désespéré ; elle le supplie de l'accompagner ; Parys reste inflexible ; Me Vander Smissen persiste ; la conversation s'échauffe ; ils parlent haut, ils crient ; Parys déplore en termes énergiques l'entraînement fatal auquel il a cédé ; Mme Vander Smissen le quitte exaspérée. Cependant l'hôte de Parys, abusant de l'hospitalité qu'il lui a accordée, et feignant de se méprendre sur le motif qui la lui a fait solliciter, a écouté aux portes. Il surprend le secret, et la même nuit il dénonce l'homme qui dort sous son toit. Le matin on arrête Parys, qui confie le portefeuille dont il est muni à son hôte, et celui-ci, indélicat jusqu'au bout, emploie à son usage personnel les valeurs que le portefeuille renferme.

Quelques heures après l'arrestation de Parys, Vander Meere et Vander Smissen, découverts dans l'atelier d'un peintre où ils s'étaient cachés, furent conduits à la maison d'arrêt.

Il semblerait, d'après ce que nous venons de raconter, que tout est fini pour la conspiration et que l'action répressive de la justice commence.

On se tromperait. Mme Vander Smissen est une femme de tête et d'action. Son mari a été arrêté le vendredi ; mais si les chefs sont en prison, les conjurés à leur solde peuvent agir. Elle se rend chez un officier supérieur qu'elle croit être engagé dans la conspiration, mais qui, au contraire, en a été un des principaux révélateurs. Cet officier est sorti ; elle s'adresse à son fils, sous-officier de la garnison, et le charge de remettre à son père une note qu'elle lui fait écrire et qui contient des instructions pour tenter, le lendemain, un mouvement insurrectionnel. Ce mouvement doit commencer par la délivrance des prisonniers, et Mme Van der Smissen, en dictant la note, suppose que le major Desaegher commande à une troupe nombreuse. Elle engage encore le père à se rendre chez elle le même soir. Le fils prévient le père et tous deux dénoncent le nouveau délit au général Buzen. Le ministre enjoint au jeune homme de se rendre au rendez-vous, et cet ordre est exécuté. Les instructions sont complètes et de l'argent est offert au sous-officier. Il refuse, mais (page 609) il promet d'obéir à la lettre, et aussitôt après il rend compte au ministre de la guerre de ce qu'on vient de lui dire.

Après cette dernière dénonciation, Mme Van der Smissen fut mise en état d'arrestation. Ce dernier incident n'eut pour preuve que la déclaration de Desaegher, qui obtint en récompense un brevet de sous-lieutenant, comme le sous-officier des guides, autre révélateur, avait reçu la croix de l'ordre Léopold.

Les débats de cette affaire s'ouvrirent devant les assises du Brabant le 28 février 1842.

(page 612) L'instruction du complot dura cinq mois. Le procès commença le 28 mars devant la cour d'assises du Brabant et occupa vingt audiences. Plus de cinquante témoins furent entendus. De nombreuses pièces à conviction furent étalées devant les yeux de la cour et du jury. On y remarquait les canons achetés par de Crehen, leurs affûts, leurs approvisionnements, des fusils, des mousquetons, des buffleteries, plusieurs barils de poudre, des boulets, des boîtes à balles, tous les objets nécessaires à la confection des munitions, calibres, serge, moule à balles, etc., et jusqu'au fil et aux aiguilles qui devaient être employés à la couture des gargousses; on n'avait oublié ni l'ameublement saisi dans la petite maison de J. Vander Smissen que l'on avait transformée en laboratoire, ni les bouteilles qui devaient servir de flambeaux pour les travailleurs, ni même des vêtements appartenant aux accusés et qui étaient destinés à faire constater leur identité. C'était un véritable arsenal, plus ridicule qu'effrayant, ridicule que le plaidoyer incisif et spirituel de M. J. Bartels, défenseur d'un des accusés, fit éclater à plusieurs reprises, et qui contribua sans nul doute à faire mettre la plupart des accusés hors de cause.

La chambre des mises en accusation maintint des charges à l'égard de neuf accusés, et ordonna la mise en liberté de vingt autres qui avaient subi une longue détention préventive.

Le major d'artillerie Kessels, qui avait été impliqué dans l'affaire et tenu au secret pendant près de soixante jours, fut au nombre de ces derniers ; il figurait parmi les témoins. Sa captivité ne put cesser plus tôt parce qu'il se refusa longtemps à révéler à la justice les faits dont il avait entretenu plusieurs personnes et entre autres le général Buzen. Kessels ne se résolut à parler qu'après avoir eu connaissance des aveux de plusieurs des accusés.

Vander Meere, les deux Vander Smissen, madame Vander Smissen, Parys, Parent, de Crehen, Verpraet et Van Laethem comparurent à la barre.

L'interrogatoire commença par de Crehen. Il avait avoué le complot devant le juge d'instruction, les faits mis à sa charge, et il confirma ses aveux devant la cour d'assises. Il dit que Vander Meere et Vander Smissen l'avaient engagé dans le complot ; que Vander Meere lui avait remis l'argent nécessaire pour les achats d'armes ; que c'était par ses ordres qu'il s'était rendu à Anvers et qu'il avait entretenu des relations avec les conjurés. Ce n'était pas cependant le repentir qui lui dictait ces aveux de Crehen niait sa culpabilité ; il prétendait n'avoir cédé à l'influence de Vander Meere et de Vander Smissen que dans le but de connaître leurs desseins pour donner ensuite à la justice les moyens d'empêcher la perpétration du crime. Il soutenait, à l'appui de ses assertions, qu'il avait fait donner aux boulets commandés par lui des dimensions qui ne permettaient pas d'en faire usage. De Crehen était un de ces misérables de la pire espèce qui déshonorent toutes les causes.

Vander Meere, les deux Vander Smissen, Mme Vander Smissen, Parent, Parys, Van Laethem et Verpraet nièrent toute participation (page 613) au complot et soutinrent ce rôle jusqu'au bout.

On passa à l'audition des témoins. M. le baron de Hody, administrateur de la sûreté publique, qui fut le premier entendu, fit connaître les demi-révélations que de Créhen avait faites dans le but évident de se ménager au besoin un moyen de défense. Cette déposition est remarquable par un caractère de franchise et d'indépendance qui convainquit la cour et le jury. Interrogé sur Parent, il fut amené a établir que celui-ci avait été affilié à la police secrète, et cet accusé, qui s'était efforcé de combattre la déclaration de M. de Hody, dut courber la tête sous l'évidence. Interrogé sur la conduite du gouvernement dans cette affaire, M. le baron de Hody démontra qu'il n'y avait pas employé des agents provocateurs. S'il en était autrement, dit-il, je n'hésiterais pas à le déclarer à la justice. Cette assertion était vraie et personne n'osa la révoquer en doute.

Après ce témoin on entendit des dépositions singulières, d'une telle nature et émanant de personnes si suspectes, que plus d'une fois, pendant le cours de ces longs débats, on dut faire le procès des témoins. Les rôles furent intervertis, la défense attaquait tandis que le ministère public était contraint à défendre la moralité de ses témoins.

L'arrêt fut rendu le 25 mars. La réponse du jury avait été affirmative en ce qui concerne Vander Meere, Vander Smissen et de Créhen ; affirmative à la simple majorité à l'égard de Verpraet et Van Laethem; négative pour tous les autres.

La Cour se réunit à l'unanimité à la majorité du jury et rendit un arrêt qui condamnait Vander Meere, Vander Smissen, Verpraet et Van Laethem à la peine capitale et aux frais du procès.

De Créhen fut mis en liberté par application de l'article 108 du Code pénal; c'est ainsi qu'il reçut la honteuse récompense du rôle deux fois indigne qu'il avait rempli dans cette déplorable affaire. L'intendant Parys fut placé au traitement de réforme et envoyé à Nieuport.

Les autres condamnés se pourvurent en cassation, leur pourvoi fut rejeté.

L'année ne s'était pas écoulée que Parent se fit condamner à trois années d'emprisonnement par la cour d'assises de Brabant, du chef de calomnie par la voie de la presse.

C'était une faible réparation de tous les méfaits que cet agent du mal s'était plu à accomplir en si peu de temps.

Vander Smissen parvint à s'évader le 9 novembre 1843, déguisé sous les habits de sa femme. I put gagner la frontière. Mme Vander Smissen, qui dans cette circonstance suivit si bien l'exemple de Mme Lavalette, fut traduite en police correctionnelle avec ses deux fils, pour avoir favorisé l'évasion. Ils furent condamnés tous trois à vingt-quatre heures d'emprisonnement et à une simple amende.

La clémence royale s'étendit sur les autres coupables. Leur condamnation fut largement commuée ; le comte Vander Meere lui-même obtint ce qu'il demandait : le bannissement. Il se retira en Amérique.

Les transformations qui s'opèrent dans l'existence d'un peuple sont accompagnées toujours de convulsions violentes. Les révolutions marchent dans les ruines et dans le sang. Un simple changement de dynastie est souvent la cause de lamentables catastrophes ; mais il n'en a pas été de même pour la Belgique après sa révolution de 1830, et c'est un honneur qu'elle peut revendiquer avec fierté. Elle n'a pas fait répandre de larmes, car ce ne sont point des pleurs amers que l'on verse sur le sort des braves morts pour la patrie. L'échafaud, les fers, la misère, ne sont pas les moyens qu'elle a mis en œuvre pour établir son empire. Elle n'a pas même usé de rigueur envers aucun de ses ennemis ; elle pouvait les frapper, elle les a éloignés.

B. Acte d'accusation de la cour d'appel de Bruxelles du 24 janvier 1842 : Complot et attentat contre la sûreté de l’Etat

(Paru dans le Moniteur belge n°59, du 28 février 1842)

Le procureur général près la cour d’appel de Bruxelles expose que la cour, par arrêt du 19 janvier 1842, a renvoyé devant la cour d’assises de la province de Brabant, les nommés :

1° Auguste-Louis-Nicolas Vandermeere, âgé de 45 ans, général-major en disponibilité de service, né à Bruxelles et domicilié à Postel ;

2° Jacques-Dominique Vandermeere, âgé de 53 ans, ex-général, actuellement sans profession, né et demeurant à Bruxelles ;

3° Jean-Pierre Parys, âgé de 53 ans, intendant de la gendarmerie, né et demeurant à Bruxelles ;

4° Joseph-Henri Vandersmissen, âgé de 40 ans, négociant, né à Bruxelles et demeurant à Etterbeek

5° Egide-François-Mathieu-Marie Crehen, plus connu sous le nom de De Crehen, âgé de 32 ans, militaire pensionné, né et demeurant à Bruxelles ;

6° Pierre-Joseph Parent, âgé de 37 ans, ex-colonel de volontaires, né à Tongres et demeurant à Bruxelles ;

7° Pierre-Alexandre Verpraet, âgé de 24 ans, né à Charleroy, ex-caporal au 1er régiment de chasseurs à pied ;

8° Louise-Catherine Colleton-Graves, femme de Jacques-Dominique Vandersmissen, âgé de 49 ans, née à Devon, comté de Devon, en Angleterre, et demeurant à Bruxelles ;

9° Isidore-Charles-Richard Van Laethem, âgé de 29 ans, ex-officier, né à Bruxelles et demeurant à Ixelles ;

Accusés des crimes prévus par les articles 87, 88, 89, 90, 91 et 60 du Code pénal.

En conséquence, le procureur général soussigné a rédigé le présent acte d’accusation; par lequel il expose, qu’il résulte des pièces du procès, les faits et détails suivants :

Depuis le traité de paix du 19 avril 1839, la Belgique, placée au rang des pays indépendants, reconnue comme tel par toutes les grandes puissances et par la Hollande elle-même, devait se croire à l’abri de ces tentatives de restauration qui avaient signalé les temps où sa nationalité était encore contestée. De telles entreprises, repoussées par l’immense majorité des Belges, réprouvées par l’Europe entière, et formellement désavouées par le gouvernement des Pays-Bas, ne présenteraient sans doute aujourd’hui aucune chance de réussite, mais elles n’en causeraient pas moins une perturbation très grave en armant les citoyens les uns contre les autres, et en provoquant le massacre, l’incendie et le pillage.

Des conséquences aussi déplorables n’ont pas arrêté des hommes qui, mécontents de leur position, perdus de dettes, ou attachés d’une manière plus ou moins ostensible à la maison d’Orange, fondaient sur un changement de gouvernement l’espoir d’un meilleur avenir pour eux-mêmes. Deux de ces hommes appartenant à la Belgique par leur naissance et par la position qu’ils occupent dans l’armée le général en disponibilité, comte Vandermeere, et l’intendant de la gendarmerie Parys, ont osé s’associer à un ancien conspirateur de 1831, à l’ex-général Vandersmissen, pour détruire ce que la révolution de Septembre et le voeu national avaient fondé, ce que la diplomatie européenne avait sanctionné, ce que la Hollande elle-même avait reconnu.

Pour lever l’étendard de la révolte, il fallait des armes et des munitions; il fallait chercher à ébranler la fidélité du soldat, il fallait recruter des hommes propres à soutenir un coup de main. De Crehen, commandant des blessés de Septembre, attaché par certains rapports à M. de Beaumont, artificier du Roi, pouvait à ce double titre et mieux que tout autre, acheter des armes et des munitions, sans éveiller l’attention publique; on eut donc accours à lui. Parent, ancien chef des volontaires, Van Laethem, qui avait fait la guerre en Portugal avec la légion belge, Verpraet, ex-caporal au 1er régiment de chasseurs à pied, étaient en position de recruter dans l’armée et hors de l’armée les hommes qui auraient pu faire un mouvement révolutionnaire. Cette tâche leur fut donc attribuée, et ils se mirent en devoir d’associer à une entreprise qui devait procéder par le pillage et l’incendie, comme nous le verrons plus tard, tous ceux qui ne reculeraient point devant de pareils moyens.

Décidés à commettre des actes aussi coupables, les accusés n’avaient pas même pour excuse un prétendu motif d’intérêt public. Ils n’étaient poussés au crime que par des considérations personnelles, par des embarras financiers, par une misère profonde ou par une ambition déçue. C’est ainsi que nous voyons figurer parmi eux l’ancien général Vandersmissen, qui ne pouvait regagner que par une révolution, le titre et les honneurs qu’une première conspiration lui avait fait perdre; le général Vandermeere, qui croyait peut-être avoir à se plaindre de sa mise en disponibilité, et qui était dans une position tellement gênée, que son receveur avait dû lui faire des avances considérables, et que lui-même laissait en souffrance de petites dettes de 100, 200 et 500 francs; enfin les nommés De Crehen et Parent, dont la profonde misère est pleinement établie au procès, puisque le premier réclamait à la dace du 9 septembre, une modique somme de vingt francs pour pouvoir se procurer ce qui lui était nécessaire pour soigner une blessure qui venait de se rouvrir, tandis que l’autre mendiait à la même époque un secours de 250 francs, et qu’il écrivait à M. le ministre de l’intérieur « … qu’il se trouvait dans un état de besoin difficile à décrire;… qu’il se trouvait dans la dernière des misères..., que si le ministre n’avait pas la bonté de prendre une décision immédiate (avant deux fois 48 heures) il serait obligé de vendre le peu d’effets qui lui restaient pour s’alimenter, ce qui prouve évidemment, disait-il, que cette demande n’était faite qu’à la dernière des extrémités. »

Vers le milieu du mois d’août dernier, Vandermeere, qui se trouvait au café des Mille-Colonnes à quelque distance de M. l’avocat Jottrand, s’approcha de ce dernier, se mit à l’entretenir du mécontentement qu’il disait exister dans le pays et dans l’armée; il lui déclara que « beaucoup de monde pensait que le roi Guillaume Il, ancien prince d’Orange conviendrait au gouvernement de la Belgique, maintenant ne son père était retiré des affaires. » M. Jottrand lui fit à cet égard quelques objections; mais elles n’empêchèrent point l’accusé de maintenir l’opinion qu’il venait d’énoncer.

Quelques jours après, le docteur Feignaux demanda à M. Jottrand s’il avait entendu parler d’un projet de restauration orangiste qui semblait se tramer dans le pays; il assura que la chose était bien réelle. M. Feignaux a encore parlé dans le même sens à deux autres témoins; il a même demandé à l’un d’eux ce qu’il ferait en pareille occurrence, et il lui adit qu’il s’agirait de prendre le dessus.

Vers le 2 ou le 3 du mois de septembre, un habitant du Limbourg cédé, raconta à M. Jottrand que le roi Guillaume II devait nourrir la même opinion si on en jugeait par certains propos qu’il aurait tenus publiquement lors de sa tournée toute récente dans cette province; enfin M. Jottrand s’assura par lui-même, en parcourant du 22 au 29 septembre la partie cédée du Luxembourg, qu’on s’y attendait généralement et pour une époque assez prochaine, à une restauration orangiste en Belgique. Certaines personnes attribuaient même à l’attente de cet événement, la suspension de la ratification du traité d’union douanière qui venait d’être conclu entre la Prusse et le Grand-Duché.

En cherchant de son côté à accréditer cette opinion, en la soutenant même avec insistance, le général Vandermeere préludait au complot qui devait bientôt se manifester par des faits, et dont il devait être un des principaux artisans.

A la fin du mois d’août, ou dans les premiers jours de septembre, l’ex-général Vandersmissen rencontra le major pensionné Desaeger. Il l’accosta et lui dit : « Vous êtes toujours dans la même position, mais cela changera sous peu, et cela a une queue, une queue. » Dans une autre entrevue il lui dit encore: « Nous allons les mettre à leur place, ce sera notre tour et vous commanderez la place de Bruxelles, aussi sûr que vous tenez la canne à la main. » Il finit une autre fois par lui donner cinq pièces de dix florins, que Desaeger a remises au juge d’instruction, et qui devaient servir à faire boire les hommes qu’il enrôlerait.

Vers la même époque, Joseph Vandersmissen rencontra également le major Desaeger près de l’estaminet de la Cour de Rome; il l’entraîna dans un petit chemin pour lui confier quelque chose. « Il est question, lui dit-il alors, d’une révolution, de bouleverser le gouvernement, de tenir le roi et la reine prisonniers, et, chacun de notre côté, nous devons tâcher de gagner du monde; vous avez à vous plaindre, c’est le moment de vous venger. »

Plus tard, à la date du 25 septembre, Joseph Vandersmissen s’est expliqué d’une manière encore plus formelle en présence du major Desaeger et du docteur Demoor : « Le canon grondera demain à Bruxelles, leur disait-il; il y aura demain soir un mouvement dans le Parc. Les républicains se sont réunis aux orangistes; demain on proclamera soit Guillaume Il, soit la république; les hommes les plus honorables et les plus influents sont à la tête. » Il ajouta que tout bon patriote devait aider à ce mouvement parce que le pays était plus heureux sous l’ancien gouvernement qu’aujourd’hui, et que le prince d’Orange avait toujours aimé les Belges. Tandis que les frères Vandersmissen tenaient de semblables discours aux deux personnes que nous venons d’indiquer, l’ex-général Vandersmissen et le général Vandermeere s’expliquaient dans le même sens vis-à-vis du major Kessels.

Arrivé à Bruxelles le 25 septembre, le major Kessels avait rencontré l’ex-général Vandersmissen sur la Place Royale, vers midi. Ce dernier lui parla longuement de l’injustice qu’il prétendait que le gouvernement lui avait faite, et le conduisit chez l’intendant Parys où se trouvait le général Vandermeere; on commença à s’entretenir du malaise de l’industrie et du commerce, et des négociations commerciales avec la France, qui prenaient une mauvaise tournure. Vandersmissen et Vandermeere (Parys était alors dans une chambre voisine)disaient que le pays ne pouvait pas continuer à exister sans débouchés, que le peuple était très mécontent ainsi que l’armée, à cause du grand nombre de passe-droits que l’on avait faits au choix. Vandermeere ajouta : « J’ai la conviction qu’il n’y a qu’un seul moyen de tirer le pays de ce mauvais pas: c’est de faire un mouvement en faveur du roi des Pays-Bas, Guillaume II; cette conviction est partagée par la grande majorité du pays, notamment par tous les industriels de Gand, Liège et les négociants d’Anvers et de Louvain; les industriels du Hainaut partagent la même opinion; quant au traité avec la France, on n’en obtiendra jamais aucun résultat; ce que nous voulons, ce n’est pas une réunion complète des deux pays, mais la réunion sous le même sceptre avec des administrations séparées. »

Ils dirent à ce sujet qu’après avoir délibéré si le mouvement se ferait sous le drapeau orange ou sous le drapeau tricolore belge, ils s’étaient décidés pour ce dernier, de crainte que la vue du drapeau orange ne produisit mauvais effet sur le peuple, et n’empêchât la réussite de leurs projets. Ils ajoutèrent que, par suite de la séparation administrative, l’armée belge resterait entière et qu’aucun Hollandais n’y serait admis.

Le major Kessels leur fit à cet égard de nombreuses objections ; il leur démontra qu’en supposant qu’ils parvinssent à se rendre maîtres de Bruxelles par surprise, ils auraient contre eux le reste du pays, et notamment les places fortes; que si, contre toute attente, ils pouvaient avoir un succès momentané dans le pays , il n’était pas douteux que le gouvernement français n’intervint en envoyant un corps d’armée au secours du gouvernement belge; que, par conséquent, leur projet n’aurait d’autre résultat que d’amener la guerre civile. Mais ils répondirent que la France, occupée de ses frontières d’Espagne, ne pouvait pas intervenir; que, les puissances alliées à la Hollande ne manqueraient pas de seconder le mouvement, et que d’ailleurs on pouvait compter sur l’armée du Hainaut commandée par le général Daine; que ce général s’était engagé à marcher sur Bruxelles avec sa division dès qu’il aurait été averti que le mouvement avait réussi dans la capitale, et qu’arrivant en deux étapes à Bruxelles, il y appuierait le gouvernement de fait qu’il y trouverait établi; sur de nouvelles observations, Vandermeere ajouta qu’il connaissait la position gênée du général Daine, et qu’il était sûr de sa coopération aux conditions qu’on lui avait offertes.

Le major Kessels a maintenu cette déclaration en présence de Vandermeere et Vandersmissen, qui ont nié tous les propos qu’on leur attribue. Vandermeere a même prétendu ne pas se souvenir d’une entrevue qu’il aurait eue avec lui chez Parys; mais cette dénégation ne peut être que mensongère, puisque les propos rapportés par Kessels, quant à la résolution d’effectuer une restauration orangiste, s’accordent parfaitement avec ceux que nous rapportent MM. Desaeger et Demoor, bien qu’il leur fût impossible, en déposant les 5 et 11 novembre, de prévoir ce que Kessels viendrait déclarer à la justice trois semaines plus tard, comme il était impossible au major Kessels de savoir le 2 décembre ce que MM. Desaeger et Demoor avaient déclaré trois semaines auparavant.

Il en est de même des propos relatifs au général Daine, puisque de Crehen s’était exprimé dans le même sens, le 28 du mois d’octobre, en offrant à un réfugié polonais de le mettre en rapport avec les généraux Vandermeere, Vandersmissen et Daine pour opérer une restauration en faveur de Guillaume Il, et en lui disant que Daine marcherait avec sa division sur Bruxelles. Il a répété la même chose dans son quatorzième et son quinzième interrogatoires, et cette parfaite concordance entre deux hommes qui ne s’étaient pas vus, qui n’avaient pu se concerter pour attribuer à Vandermeere et Vandersmissen les propos qu’ils rapportent l’un et l’autre de la même manière, prouve évidemment que ces propos doivent avoir été tenus. La déclaration du major Kessels se trouve donc pleinement justifiée, et elle démontre déjà à la date du 25 septembre et dans le chef de Vandermeere et Vandersmissen, une résolution arrêtée de renverser le gouvernement et d’opérer une restauration orangiste. Cette résolution, ainsi que nous l’avons vu, résultait également pour les deux frères Vandersmissen des rapports qu’ils avaient eus avec MM. Desaeger et Demoor.

D’après ce que Joseph Vandersmissen lui avait dit, le mouvement devait éclater le dimanche des fêtes de septembre; mais il fut alors ajourné. Desaeger lui en demanda la cause, et Vandersmissen lui répondit que l’affaire n’avait pas lieu parce qu’il y avait eu contre-ordre, et parce que le roi de Hollande désirait que cela fût remis. Le major Desaeger a déclaré également qu’après les fêtes de Septembre M. Vandenplas lui avait dit qu’on n’attendait plus que l’ordre de commencer, de la Hollande, et que cet ordre pouvait venir aussi vite que le contre-ordre était venu.

Pour faire croire davantage à la possibilité du succès, Vandermeere a dit un jour au major Kessels que le roi de Hollande, Guillaume II, avait donné sa parole de chevalier, que si le gouvernement transitoire l’appelait au trône de la Belgique, il se rendrait le lendemain â Bruxelles.

Dans les premiers jours du mois d’octobre, de Crehen se rendit à Anvers chez le sieur Van de Leemputte, fondeur-mécanicien, pour y marchander deux pièces de canon en bronze, de six centimètres de calibre, ces deux pièces étaient sur affûts; le prix en fut fixé à 4,800 francs. De Crehen revint le 13 du même mois en disant qu’il fallait pour chaque pièce un levier et un petit seau, il revint encore le 16, tira de son portefeuille deux billets de banque de 100 francs qu’il remit au sieur Van de Leemputte, à-compte du prix d’achat, en disant qu’il devait se rendre le même jour à Liége, et qu’il reviendrait le surlendemain pour prendre livraison des deux pièces de canon; mais il ne reparut que le samedi 23. Il compléta alors la somme de 1,800 fr. au moyen de deux billets de banque, l’un de 1,000 fr. et l’autre de 500 francs, et il paya le surplus en pièces de 10 florins. Il recommanda en même temps au sieur Van de Leemputte de faire partir les canons pour Bruxelles par le chemin de fer, et de les adresser bureau restant, à M. de Beaumont, artificier du roi. Ils furent remis le même jour à la station d’Anvers, mais ils n’arrivèrent à Bruxelles que le dimanche soir, 24 octobre.

La veille, vers six heures du soir, de Crehen s’était déjà présenté à la station de Bruxelles, avec une voiture à déménagement du sieur de Wallens, pour y prendre les deux pièces de canon; il y revint le dimanche matin, pour s’informer si elles étaient arrivées, et il tira de sa poche dans un cabaret voisin où il payait à boire à un officier de police du chemin de fer, un rouleau de 60 à 80 guillaumes, lui qui était réduit, dans les premiers jours de septembre, à mendier un secours de 20 francs. Les canons étant enfin arrivés le dimanche soir, De Crehen vint les prendre avec la même voiture de déménagement, le lundi 25, vers sept heures du matin, et il les fit porter au local des blessés de Septembre, rue des Sols, où il les déposa dans un grenier.

Tandis que De Crehen allait acheter les canons à Anvers, Vandermeere expédiait à Liége le commis de l’intendant Parys, pour y chercher le major Kessels. Celui-ci arriva à Bruxelles le 12 ou le 13 octobre; il se rendit chez Vandermeere, qui le reçut très-froidement, et qui lui dit « Major, je dois vous apprendre que nous sommes informés que pendant la journée du 26 septembre, vous avez été trois fois au ministère de la guerre, et que vous avez mis le ministre au courant de ce que nous vous avons dit. » Cette accusation était fausse, puisque le major Kessels n’avait signalé à M. le ministre qu’un fait qu’il ne tenait point des accusés, et dont nous parlerons plus tard.

Il n’eut donc pas de peine à se justifier aux yeux de Vaudermeere, et celui-ci l’engagea à ne pas rompre avec eux, en lui disant qu’il aurait lieu d’être satisfait. Il lui offrit même la place de colonel d’artillerie et cent mille francs pour entrer dans le complot.

Le lendemain vers midi, le major Kessels se rendit chez Parys où se trouvait Vandermeere; la conversation recommença sur la politique; Vandermeere dit à ce sujet que leur plan était assuré, et que la conspiration avait de nombreuses ramifications dans l’armée. Sur les observations du major qu’ils se faisaient illusion, et que la garnison de Bruxelles suffisait pour comprimer l’émeute, Vandermeere répliqua « Nous aurons d’abord soin de nous emparer du ministre de la guerre, du commandant de place Stroykens et du major Lahure; ceux-ci étant une fois en notre pouvoir, le reste se fera facilement. »

Vandermeere lui a encore dit à la même époque qu’il voulait s’emparer de l’encaisse des banques et en donner un reçu, parce que c’était une arme trop dangereuse entre les mains de l’ennemi, et parce qu’il avait d’ailleurs besoin de ces fonds pour faire face aux dépenses que nécessiterait le nouveau gouvernement. Il se proposait, disait-il, de donner plus tard un compte détaillé de l’emploi de cet argent.

De Crehen, qui ne savait pas ce que le major Kessels avait déclaré ou déclarerait à la justice, a fait des révélations analogues.

Dans son premier interrogatoire, il a représenté Parys comme ayant pris une part très active au complot. D’après ce même interrogatoire, l’ex-général Vandersmissen lui avait dit le dimanche des fêtes de Septembre qu’il comptait sur lui et sur les blessés qu’il commandait, pour soutenir le mouvement qui devait éclater le soir, et qui serait appuyé par la nation; plus tard, il était venu lui dire que l’affaire serait remise parce qu’ils n’étaient pas en mesure; le 27 ou le 28 septembre, il l’avait envoyé chez Vandermeere, pour s’entendre avec lui; Vandermeere lui avait dit alors que l’état du pays exigeait un changement de gouvernement qui replaçât la Belgique sous le sceptre d’un des fils du prince d’orange, en conservant notre constitution et notre drapeau, et en nous liant à la Hollande par un traité intime; il lui avait promis en même temps le grade de colonel, le commandement de l’artillerie à Anvers, et des décorations s’il voulait coopérer à la réussite du projet; il lui avait aussi donné, dans le même but, trente pièces de dix florins.

Dans son dixième interrogatoire, De Crehen a déclaré qu’il s’était trouvé chez Vandermeere, cinq ou six jours avant son arrestation, avec Parys et une autre personne; que Parys insistait pour que l’on commençât de suite, en disant qu’il fallait profiter du moment où le Roi était à son château d’Ardennes; que Vandermeere répondit qu’on n’était pas en mesure,que les ouvriers de Gand avaient en ce moment assez d’ouvrage, et qu’il fallait attendre jusqu’à ce qu’ils fussent dans une position plus ou moins critique. Il a déclaré encore, dans le même interrogatoire qu’un autre jour Parys et Vandermeere avaient dit en sa présence que les puissances verraient avec plaisir la Belgique soustraite à l’influence de la France, et que si celle-ci s’avisait d’intervenir à main année en faveur du gouvernement belge, la Prusse et les autres puissances s’y opposeraient. Sur l’observation de De Crehen, que ce plan amènerait nécessairement la guerre générale, ils répondirent que c’était là le désir de l’Europe. Ils ajoutèrent encore que les beaux résultats de l’exposition ne mèneraient à rien, si nous n’avions pas de débouchés, tandis qu’avec la Hollande nous profiterions de ses colonies.

Ces propos, rapprochés de ceux qui nous sont attestés par MM. Desaeger, Demoor et Kessels, démontrent clairement dans le chef des frères Vandersmissen, de Parys et de Vandermeere, la résolution bien arrêtée de renverser le gouvernement et d’opérer une restauration orangiste; et cette preuve est d’autant plus forte, que Desaeger, Demoor, Kessels et De Crehen n’avaient pu s’entendre à cet égard, et qu’il serait physiquement impossible qu’ils eussent parlé tous quatre dans le même sens, si les propos qu’ils rapportent n’avaient pas été réellement tenus. L’ex-général Vandersmissen a d’ailleurs manifesté les mêmes intentions au nommé Dewever, qu’il avait attiré chez lui à l’époque des fêtes de septembre,sous prétexte de lui donner des secours, et à qui il demanda quelques jours après s’il ne connaissait personne sans ouvrage pour renverser l’Etat et combattre le roi. Vandersmissen lui avait dit alors qu’il y avait beaucoup de fusils à Ixelles au local d’hiver de la garde civique; et cette circonstance, de même que la grande facilité de s’emparer des fusils en question, ont été pleinement vérifiées au procès.

Mais alors même que les accusés n’auraient fait connaître à personne leur but et leurs projets; alors même que le major Kessels et De Crehen n’auraient rien révélé à la justice, la résolution de tenter un mouvement révolutionnaire serait encore évidente par l’acquisition de deux pièces de canon que De Crehen a faite pour le compte des accusés, chez le sieur Van de Leemputte à Anvers; par l’achat qu’il a fait également, pour leur compte, de différents objets qui étaient nécessaires pour faire manoeuvrer ces deux pièces de canon, tels que sacs à étoupilles, sacs à charge, boîtes pour lances à feu, par la commande de 150 boulets et de 100 boîtes à mitraille, d’un calibre entièrement semblable à celui des deux pièces d’artillerie, enfin par l’acquisition de plus de 80 kilogrammes de poudre. A la vue de ce matériel et de ces munitions, il est évident que les pièces de canon n’avaient pas été achetées, comme De Crehen l’a déclaré dans le principe à quelques personnes, pour les fêtes de Tivoli ou pour des réjouissances publiques, mais qu’elles avaient été acquises par lui dans un but de destruction, dans un but révolutionnaire.

Ainsi que nous l’avons déjà dit, elles étaient arrivées à Bruxelles le dimanche soir 24 octobre, et elles avaient été transportées par De Crehen à l’ancien local des Finances, le lundi 25. Le concierge en informa le lendemain, 26 octobre, M. Levae, administrateur du fonds spécial des blessés de Septembre, qui fit immédiatement appeler De Crehen. L’accusé se présenta chez lui entre midi et une heure, et il soutint que ces canons appartenaient à M. de Beaumont, qui venait de tomber en faillite; que lui De Crehen était allé les prendre à Tivoli, de peur qu’ils ne fussent saisis par les créanciers, et que ne sachant où les mettre, il les avait déposes à l’ancien local des Finances, M. Levae n’en fut que plus décidé à ne pas les garder plus longtemps dans ce local, et il ordonna d’une manière bien expresse à l’accusé de venir les prendre le plus tôt possible.

Cet ordre avait été donné entre midi et une heure. Un peu après deux heures, Parys et Vandermeere vinrent prendre à la station des Augustins la vigilante à deux chevaux n’ 88, conduite par le nommé Adolphe Janssens. Ils dirent au cocher de les mener d’abord chez le banquier Salter, rue de la Pépinière, où ils descendirent tous deux, et où ils s’arrêtèrent environ dix minutes. Ils se firent conduire ensuite à l’ancien manége des Guides, boulevard de l’Observatoire, où ils descendirent également. L’ex-général Vandersmissen et De Crehen y arrivèrent bientôt après, le premier à pied et le second en vigilante. De Crehen n’y resta que quelques instants et repartit dans la voiture qui l’avait amené. Quant aux trois autres, ils y restèrent environ vingt minutes, montèrent ensuite tous ensemble dans la voiture de Janssens, et se firent conduire chez les frères Jones, carrossiers, rue de Laeken, où ils descendirent tous trois et s’arrêtèrent pendant environ un quart d’heure. De là Vandermeere et Vandersmissen se firent conduire à l’hôtel de l’Univers, et Parys à son domicile, Montagne de la Cour, n°53.

M. Salter n’était pas chez lui lors de la visite de Vandermeere et Parys. Ils s’adressèrent à son caissier, Joseph Bigwood, à qui Vandermeere demanda si son maître n’avait pas de maison à louer. Sur sa réponse négative, ils se retirèrent et se tirent conduire successivement, comme nous l’avons dit, à l’ancien manége des Guides et chez les frères Jones.

En entrant chez ces derniers, l’un des trois accusés leur dit qu’ils venaient réclamer un service important que les frères Jones ne pouvaient pas leur refuser, parce qu’ils se trouvaient au pied du mur; » qu’il leur fallait une remise qui pût contenir des objets assez volumineux, et surtout un emplacement sûr, où personne ne pût pénétrer. Les frères Jones ne pouvaient point satisfaire à cette demande, parce que leurs ouvriers ont accès à tous leurs magasins; mais comme ils étaient en marché avec le sieur Vandersmeersche pour la location d’un autre magasin, situé rue des Echelles, l’un d’eux se rendit immédiatement chez le propriétaire, à la demande des accusés, et il revint bientôt avec la clef de cet autre magasin. Ils demandèrent alors aux accusés à quel usage ils le destinaient; l’un d’eux répondit « qu’il s’agissait de deux pièces de canon qui joueraient bientôt de la clarinette; qu’un mouvement éclaterait à Bruxelles le dimanche suivant; que ce mouvement devait réussir; qu’il était temps que cela finit; que les ministres devaient faire l’ouverture du chemin de fer pour Jurbise, qu’on se serait emparé d’eux et que le coup était immanquable ; que les canons se trouvaient actuellement à l’ancien hôtel des Finances et que M. Levae exigeait impérieusement qu’ils fussent enlevés sans délai, ce qui pourrait les compromettre. »

Tous ces faits ont été rapportés à la justice par les frères Jones, qui les ont confirmés en présence des accusés eux-mêmes, et leur déposition est importante sous plus d’un rapport: elle confirme en premier lieu les déclarations de MM. Kessels, Desaeger, Demoor et de l’accusé De Crehen, sur un mouvement révolutionnaire que les accusés organisaient à Bruxelles, elle prouve ensuite que les canons achetés à Anvers devaient servir à cette criminelle entreprise; elle démontre enfin que ces canons avaient été achetés pour compte de Parys, Vandermeere et Vandersmissen. Si en effet, ces accusés avaient été étrangers à cette acquisition, il devait leur importer fort peu que M. Levae consentît ou non à garder les deux pièces de canon au local des blessés de Septembre. C’était une affaire qui ne les regardait pas, dont ils n’avaient pas à s’occuper, dont ils ne devaient même avoir aucune connaissance. Leur démarche chez les frères Jones prouve donc évidemment que les canons étaient leur propriété, et que de Crehen les avait achetés et fait transporter à Bruxelles pour leur compte, d’autant plus qu’ils n’avaient pu apprendre que par De Crehen lui-même l’ordre si formel que M. Levae lui avait donné une heure auparavant. Aussi a-t-il déclaré dans son quatrième interrogatoire, qu’il avait acheté ces deux pièces de canon par ordre de Vaudermeere, et avec de l’argent que ce dernier lui avait donné; cette déclaration, pleinement confirmée par ce qui précède, se justifie davantage encore par la circonstance que Vandermeere avait donné rendez-vous à De Crehen, les deux fois que celui-ci est allé à Anvers pour conclure le marché et pour prendre livraison.

Lorsque De Crehen se trouvait à Anvers, le 16 octobre, il se rendit au café de l’Empereur, place de Meir, vers les 4 heures de l’après-midi pour y attendre, comme il l’a déclaré lui-même à un témoin qui nous le rapporte, un monsieur qui lui avait donné rendez-vous. Ce monsieur, qui n’était autre que l’accusé Vandermeere, arriva bientôt au café, et il emmena de Crehen de l’autre côté de la place de Meir, auprès d’une vigilante dans laquelle se trouvait Parys, et d’où Vandermeere lui-même venait de sortir. Parys, de son côte, a dû reconnaître qu’il s’était en effet trouvé à Anvers avec Vandermeere, dans le courant du mois d’octobre, et qu’en passant sur la place de Meir, un individu qu’il prétend ne pas connaître était venu parler au général. Celui-ci soutient au contraire qu’il n’a jamais été à Anvers avec Parys, et que s’il a rencontré De Crehen au café de l’Empereur, c’était par hasard, et en allant y chercher une autre personne qu’il n’indique pas.

Le 23 octobre, lorsque De Crehen se rendit chez le sieur Van de Leemputte pour faire expédier les canons, il se trouva encore à Anvers avec le témoin qu’il avait vu le 16, au café de l’Empereur, et il le quitta vers les quatre heures de l’après-midi, en lui disant qu’il allait à l’hôtel des Etrangers, où il devait trouver quelqu’un. Ce quelqu’un, qui ne tarda pas à arriver, était encore l’accusé Vandermeere, accompagné alors d’une autre personne. Ils se firent conduire successivement à la chambre n°13, qu’ils trouvèrent trop petite, et ensuite au n°22, et lorsqu’ils y étaient d’un moment, ils firent monter De Crehen qui se hâta de les rejoindre. De Crehen prétend que Vandermeere l’a présenté alors à la personne avec qui il se trouvait, et qu’il dit à cette personne « Je vous présente le commandant de l’artillerie, et je vous réponds que tout ira bien. »

Il est donc certain que Parys et Vaudermeere, qui ont joué un rôle si actif dans le transport des canons, se trouvaient à Anvers le 16 octobre, lorsque De Crehen est allé les acheter définitivement, et qu’ils lui avaient donné rendez-vous à l’hôtel des Etrangers le samedi 23, lorsque De Crehen est allé en prendre livraison. Ces deux rendez-vous successifs dans une autre ville, avec un homme d’une condition si inférieure à celle du général comte Vandermeere et l’intendant Parys, rendez-vous qui ont eu lieu chaque fois que De Crehen se rendait à Anvers pour l’achat des canons, et auxquels les deux autres accusés ne peuvent assigner aucun motif plausible, n’ont pas besoin de commentaire.

Les accusés avaient fait leurs ouvertures aux frères Jones d’une manière si cavalière; ils paraissaient tellement certains de leur fait, que les frères Jones n’avaient su d’abord que répondre. La réflexion leur persuada bientôt de ne point se prêter à la demande qu’on leur avait faite; l’un d’eux se rendit en conséquence le soir même chez Parys, à qui il déclara que le propriétaire du magasin avait deux clefs, qu’il pouvait y entrer à chaque instant, et qu’ainsi le local n’était ni sûr ni convenable. Parys en parut assez mécontent, et il demanda à M. Jones s’il ne connaissait pas un autre emplacement dans le voisinage. M. Jones lui désigna alors un magasin de M. Janssens-de-Cuyper, rue du Commerce, et il lui indiqua l’adresse de celui-ci à Molenbeek Saint-Jean.

Le lendemain matin, 27 octobre, De Crehen fit venir au local des Finances une voiture à déménagement du sieur de Wallens, sur laquelle il fit charger les canons par deux hommes de peine. Il partit ensuite avec eux et la voiture, et il s’arrêta rue du Pont-Neuf, n° 38, chez un marchand de liqueurs où il leur paya à boire; il leur ordonna d’attendre dans cette maison jusqu’à ce qu’il les fit appeler pour décharger la charrette, et il se remit en route dans la direction de la rue de Laeken. Arrivé en face de l’Entrepôt, il fit arrêter la voiture à déménagement, et il se rendit chez les frères Jones, à qui il déclara que les canons étaient à la porte; il leur demanda en même temps l’endroit où il devait les placer. Ceux-ci répondirent par un refus formel, et De Crehen se retira en les priant de dire à Parys, s’il venait, qu’il l’attendait près de l’Allée-Verte.

D’après les indications que l’un des frères Jones lui avait données la veille, Parys se rendit en vigilante, le 27, vers dix heures du matin, chez le sieur Janssens de Cuyper à Molenbeek-Saint-Jean. Il s’y présenta sous le faux nom de Van der Elst ou Van der Est, et il lui demanda son magasin en location pour y monter une machine. Il vint ensuite rejoindre, en arrivant du côté de la porte du Rivage, la charrette à deménagement qui stationnait à l’entrée de la rue du Commerce, contre le mur du jardin de madame Dansaert-Engels. Parys sortit de voiture et alla avec De Crehen examiner le magasin de M. Janssens de Cuyper; mais ils durent renoncer à y placer leurs canons, parce qu’une femme qui était préposée à la garde de ce magasin par l’associé de MM. Janssens leur déclara qu’elle n’en sortirait point.

Lorsque la charrette à déménagement se dirigeait vers le bassin du Commerce, De Crehen avait rencontré l’un des fils Vandersmissen et il l’avait chargé d’appeler les deux ouvriers qui étaient restés chez le marchand de liqueurs, n°38, rue du Pont-Neuf. Ces ouvriers vinrent en effet le rejoindre, et lorsque Parys eut dû renoncer à mettre les deux pièces de canon dans le magasin de M. Janssens de Cuyper, ils aidèrent de Crehen à les transporter et à les décharger chez M. Tilmont, hors la porte de Laeken.

Le surlendemain, 29 octobre, vers neuf heures du matin, De Crehen vint les reprendre chez Tilmont avec une autre voiture à déménagement du sieur de Wallens, et il le fit conduire à Tivoli, où il les déposa dans le jardin sous l’orchestre, et où elles furent saisies le même jour par la police.

Les canons ont donc été achetés chez le sieur Van de Leemputte, à Anvers, par de Crehen, le samedi 23 octobre; ils ont été transportés au local des Finances, le lundi 25, chez M. Tilmont, le mercredi 27, après que De Crehen les eut présentés inutilement chez les frères Jones, et que Parys et lui eussent tenté de les mettre dans le magasin de M. Janssens de Cuyper; et ils ont enfin été transportés à Tivoli, par De Crehen, le vendredi, 29, dans la matinée.

Les faits que nous venons d’analyser, les propos tenus aux frères Jones sur un mouvement qui devait éclater le dimanche suivant, et sur les canons qui joueraient bientôt de la clarinette dans les rues de Bruxelles démontrent clairement la culpabilité de Parys, Vandermeere et Vandersmissen; aussi n’y ont-ils répondu que par des dénégations ou par des explications tortueuses.

Vandersmissen convient d’être entré un jour dans l’ancien manége des Guides, parce qu’il pleuvait, et pour voir les préparatifs que l’on y faisait pour la réunion de l’ordre des Templiers; mais il soutient n’y avoir pas rencontré Vandermeere, Parys ou De Crehen. Il convient aussi de s’être rendu un jour chez les frères Jones pour y régler, dit-il, un compte avec eux; mais il prétend, encore une fois, que Parys et Vandermeere ne s’y sont pas trouvés en même temps que lui. Confronté avec tes frères Jones,il a déclaré n’avoir aucune connaissance des faits rapportés par eux, et il a dit que c’était une trame qui s’éclaircirait plus tard.

Vandermeere, de son côté, a dû reconnaître qu’il était allé chez M. Salter avec Parys, mais il a soutenu que c’était pour lui parler d’un effet de 200 livres sterling, qui devait échoir dans le mois de novembre, et pour lequel il s’était porté garant. Il a dit reconnaître aussi avoir été chez les frères Jones, mais il a dit ne plus se souvenir que Parys et Vandersmissen fussent alors avec lui, et il a prétendu n’y être allé que pour voir une berline qu’ils allaient expédier pour l’Espagne et pour leur demander le prix du coupé qu’ils avaient mis à l’exposition.

Parys, au contraire, a reconnu qu’il était allé chez les frètes Jones avec Vandersmissen et Vandermeere, mais il a dit n’avoir aucun souvenir des différentes circonstances rapportées par ces deux témoins.

L’un des accusés soutient donc d’une manière positive que les deux autres ne se trouvaient pas avec lui chez les frères Jones; le second déclare ne pas se souvenir que Parys et Vandersmissen l’aient accompagné, et le troisième convient qu’ils s’y sont rendus tous trois ensemble. Ce désaccord des accusés sur une visite qui n’aurait eu rien de répréhensible si elle n’avait pas eu pour objet de mettre les canons en lieu de sûreté; les dépositions si formelles des frères Jones, celle du cocher Janssens qui avait conduit chez eux les trois accusés, ne laissent pas le moindre doute sur leur culpabilité.

Ainsi que nous avons eu occasion de le dire, on s’était expliquer sans réserve avec les frères Jones, et cela venait probablement de ce qu’ils avaient été connus autrefois comme orangistes et de ce qu’ils avaient mémé été pillés en 1834. Parys, qui n’avait pas la même confiance en M. Janssens-de Cuyper, et qui s’était présenté à lui sous un faux nom, s’était borné à lui demander son magasin pour y monter une machiné; interrogé à cet égard par M. le juge d’instruction, il a répondu que c’était une machine à faire des briques; tandis qu’il avait parlé à la femme qui gardait le magasin d’une machine à fabriquer du coton; interrogé de plus près sur cette prétendue machine à faire des briques, il a déclaré qu’elle lui avait été proposée par un Allemand, dont il n’avait pas retenu le nom, mais qu’il croyait s’appeler Freier, et dont il ignorait la demeure; que cet Allemand ne lui avait pas dit d’où il venait, ni de quel pays il était; que lui Parys ne savait pas où était la machine en question lorsqu’il est allé chez M. Janssens de Cuyper, et qu’il l’ignore encore aujourd’hui; qu’il avait acheté au commencement de l’été, de compte à demi avec une autre personne, deux terrains dans le but d’y faire des briques, mais qu’il ne voulait pas nommer cette personne.

Une explication aussi louche se réfute d’elle-même. Elle prouve clairement que la machine à faire des briques, et l’être mystérieux qui devait la fournir, ne sont qu’une misérable défaite imaginée par l’accusé, il est d’ailleurs établi au procès, par la déclaration de l’un des frères Jones, que Parys est revenu chez eux, le 27, après avoir été examiner le magasin de M. Janssens de Cuyper, qu’il a dit alors qu’il y avait été pour placer les canons, mais qu’il allait tâcher de les mettre ailleurs, parce qu’il avait trouvé dans ce magasin une femme qui ne voulait pas en sortir, et parce qu’on ne pouvait pas décharger les canons en sa présence.

Il résulte des faits que nous venons d’exposer, qu’après avoir reçu de M. Levae l’ordre d’enlever les canons, De Crehen s’était empressé d’en instruire ses coaccusés qui s’étaient mis de suite à la recherche d’un autre local, et qui ont appris aux frères Jones, comme ceux-ci le déclarent, que les canons se trouvaient au local des Finances, et que M. Levae exigeait qu’ils fussent transportés ailleurs; que les frères Jones ont paru d’abord disposés à les recevoir dans leur magasin de la rue des Echelles, qu’ensuite il ont changé d’avis, que l’un d’eux est allé trouver Parys, et qu’il lui a indiqué, sur sa demande, le magasin de M. Janssens de Cuyper, rue du Commerce, et la demeure de ce dernier à Molenbeek-St-Jean. Cela explique pourquoi De Crehen, à qui Parys avait nécessairement rendu compte de toutes ces circonstances, est allé présenter les canons chez les frères Jones, le lendemain 27 octobre; pourquoi, incertain lui-même sur le local où il les déposerait, et ne voulant pas faire connaître toutes ses démarches à des hommes qu auraient pu les révéler plus tard à la justice, il a fait rester, les deux ouvriers chez le marchand de liqueurs de la rue du Pont-Neuf; pourquoi, en partant de chez les frères Jones, il a dit qu’il allait attendre Parys, près de l’Allée-Verte; pourquoi il est allé stationner avec la voiture à déménagement plutôt au coin de la rue de Commerce que dans toute autre partie de la ville; pourquoi Parys en revenant de chez M. Sanssens-de Cuyper, est allé retrouver de Crehen près de l’Allé-Verte, et pourquoi ils sont allés ensemble voir le magasin de la rue de Commerce, eux qui ne se connaissaient que depuis une dizaine de jours ainsi qu’ils doivent en convenir eux-mêmes. Si d’ailleurs le magasin de M. Janssens-de Cuyper n’avait dû servir, comme le soutien Parys, qu’à y monter une machine à faire des briques, dont il devait être seul propriétaire, et dans laquelle De Crehen n’avait aucune espèce d’intérêt, il n’aurait certes pas souffert qu’un homme qu’il ne connaissait que depuis dix jours, et qu’il avait, s’il faut l’en croire, rencontré par hasard dans la rue, se fût permis de l’y accompagner.

Parys et Vandermeere pouvaient fort bien, comme ils l’ont fait, charger De Crehen d’acheter des canons à Anvers, lui donner rendez-vous dans cette ville, s’occuper activement de la recherche d’un nouveau local, lorsque M. Levae avait exigé que les canons fussent enlevés de l’hôtel des Finances; mais ils n’avaient pas les connaissances spéciales que devait exiger la confection des gargousses, des boulets, des boîtes à mitraille et autres munitions de guerre, et celle des différents objets nécessaires à la manoeuvre des deux pièces de canon. Ces connaissances spéciales appartenaient plus particulièrement à l’un des prévenus, l’ex-général Vandersmissen, qui avait servi longtemps dans l’artillerie, et qui devait naturellement prendre à lui toute cette partie de l’entreprise. Les rapports qu’il a eus à cet égard avec De Crehen qui avait également servi dans l’artillerie ; la saisie de munitions et de matériel qui a été faite tant chez Vandersmissen, que dans une maison inhabitée qui lui appartient et dont la clef se trouvait chez Joseph Vandersmissen, son frère, vont établir contre lui une nouvelle preuve de culpabilité.

Il fallait pour le service des deux pièces de canon, deux sacs à étoupilles, deux sacs à charge, deux boîtes en tôle ou en fer-blanc pour y mettre des lances à feu, et deux courroies pour suspendre ces boîtes au cou des artilleurs. De Crehen, qui était chargé de faire tous les achats, commanda le 26 octobre, chez le nommé Gillekens, bourrelier, Vieux-Marché-aux-Grains, deux grands sacs de cuir, dots il donna lui-même le dessin, en demandant qu’ils fussent confectionnés pour le lendemain à 4 heures. Le 27 il vint réclamer ces sacs qui n’étaient pas prêts, et il en commanda deux autres plus petits; ainsi que deux courroies à boucles. Tous ces objets furent remis jeudi 28 octobre, vers 4 heures de l’après-midi, au nommé Criplets qu’il venait de prendre à son service, et ils furent payes par De Crehen qui les fit transporter à son domicile. Les deux grands sacs ont été reconnus par un officier d’artillerie comme étant des sacs à charge, et les deux petits comme étant des sacs à étoupilles; De Crehen leur a aussi attribué cette destination dans son huitième interrogatoire et il avait déjà déclaré dans le premier qu’il les avait commandés par ordre de l’ex-général Vandersmissen, et qu’il les avait payes avec l’argent que celui-ci lui avait donné. Ils ont été retrouves plus tard avec les courroies à boucles chez Vandersmissen lui-même, et ils pouvaient y être arrivés que par l’intermédiaire de De Crehen, puisque c’est chez lui qu’ils avaient été déposés en premier lieu. Cette circonstance prouve que sa déclaration, bien que contredite par Vandersmissen, doit être conforme à la vérité.

Conduit le 15 novembre à la caserne des guides pour y reconnaître les armes et d’autres objets placés sous la main de la justice, De Crehen s’est informé spontanément des sacs de cuir qu’il ne retrouvait point parmi ces objets. Il avait déclaré la veille, dans son sixième interrogatoire, qu’il les avait transportés le vendredi 29 octobre vers huit heures et demie du matin chez l’ex-général Vandersmissen. Une visite domiciliaire fut donc pratiquée chez ce dernier le 15 du mois de novembre, et elle y fit découvrir dans un coffre les deux sacs a étoupilles, au milieu de différents effets de chasse tels que carnassières, guêtres, etc. L’un des fils Vandersmissen, présent à l’opération, déclara que ces deux sacs servaient pour aller à la chasse aux canards.

Les deux autres sacs y ont été retrouvés le lendemain, cachés avec soin sur le toit. Tous quatre ont été positivement reconnus a certains signes particuliers par les deux ouvriers qui les avaient confectionnés. Les deux courroies à boucles, auxquelles on devait suspendre les boîtes en fer-blanc, destinées à contenir des lances a feu, ont été saisies également chez l’ex-général Vandersmissen le 18 du mois de novembre. L’un des fils de l’accusé a déclaré aux officiers de police que ces courroies étaient toutes neuves, et qu’elles pouvaient servir à serrer des livres ou toute autre chose.

Tous ces objets, dont on avait besoin pour faire manoeuvrer les deux pièces de canon, et qui ont été retrouvés chez l’ex-général Vandersmissen, élèvent contre lui une nouvelle charge et une charge très forte, puisqu’il ne les aurait jamais eus en sa possession s’il avait été étranger au complot. Aussi y a-t-il sur ce point discordance complète entre lui et ses deux fils. Il prétend ne pas connaître les quatre sacs de cuir, bien que De Crehen affirme les lui avoir remis en main propre, et quoiqu’ils n’aient pu arriver chez lui que par son intermédiaire. Il soutient aussi ne les avoir jamais vus et ne pas savoir à quoi ils étaient destinés. L’un de ses fils prétend au contraire, comme nous l’avons déjà dit, que les petits sacs servaient pour aller à la chasse aux canards, et l’autre soutient que les grands sacs étaient destinés à renfermer le linge et d’autres objets lorsqu’on se rendait à la campagne. Il a déclaré aussi que ces sacs étaient chez son père depuis environ trois mois; et cependant De Crehen ne les avait commandés que le 26 octobre.

Quant aux deux boîtes en fer-blanc destinées à contenir des lances à feu, elles ont été saisies le 30 octobre dans la maison inhabitée de l’ex-général Vandersmissen, maison qui est située le long des étangs d’Etterbeek, sur la digue qui conduit à Ixelles. Ces boîtes avaient été commandées par De Crehen, chez le ferblantier Barbanson, quelques jours avant les poursuites, et Barbanson les avait portées au domicile de De Crehen, rue d’Argent. Elles ne peuvent donc s’être trouvées dans la maison inhabitée de Vandersmissen, à laquelle De Crehen n’avait pas accès, que par le fait de Vandersmissen lui-même ou de son frère. Tout porte même à croire, bien que De Crehen ne s’en soit pas expliqué d’une manière formelle, qu’il les avait remises à l’ex-général, le28 octobre,entre neuf et dix heures du matin, puisqu’il était venu prendre vers neuf heures, accompagné de Parent et porteur des deux boîtes en question, la vigilante à deux chevaux n°107 qui stationnait place de la Monnaie, et qu’il s’était fait conduire au boulevard de Waterloo, près de la maison de l’ex-général.

Vers onze heures, il vint prendre la même voiture, se rendit chez le nommé Ackermans, Marché-aux-Poissons, où il acheta deux sacs de poudre contenant ensemble une quantité de 50 kilogrammes, et chez le nommé Pluys, Marché-aux-Poulets, où il acheta un coupon de mérinos rouge de dix aunes de longueur. Ce mérinos et cette poudre devaient, comme De Crelien l’a déclaré dans ses interrogatoires, servir à faire des gargousses que l’on se proposait de confectionner dans la maison inhabitée d’Etterbeek. Aussi la justice y a-t-elle découvert ces objets le 30 octobre, lorsqu’elle a saisi les deux boîtes en fer-blanc destinées à contenir des lances à feu. Ces deux boîtes, le coupon de mérinos, une écuelle en fer-blanc et les deux sacs de poudre ont été trouvés dans un autre sac fermé au moyen d’une ficelle; dans l’une des boîtes de fer-blanc il y avait des chandelles, et dans l’autre des couteaux de table, deux écheveaux de fil gris et des aiguilles à coudre. On a saisi enfin dans cette maison, bien qu’elle fût inhabitée, table ronde, quatre chaises, de petits fagots et du charbon de terre. Comme les gargousses ne sont que de petits sacs d’étoffe de laine remplis de poudre, la présence simultanée du coupon de mérinos, des deux sacs de poudre, de quelques aiguilles et de deux écheveaux de fil gris, démontre clairement que l’on devait faire des gargousses dans la maison inhabitée du second accusé. La déclaration de De Crehen en se justifie donc sur ce point comme sur tous les autres.

La table ronde et les quatre chaises avaient été conduites dans cette maison sur une brouette, le 28 octobre, vers cinq heures du soir, par

le nommé Jean-Baptiste Bauwens, ouvrier de Joseph Vandersmissen, accompagné alors des deux fils cadets de l’ex-général. Cette circonstance, qui serait très insignifiante si elle ne se rattachait pas à l’exécution du complot, a encore une fois donné matière à des explications différentes de la part des deux fils Vandersmissen, de leur père, de leur mère, de Joseph Vandersmissen leur oncle, de la femme

de celui-ci et de son ouvrier Bauwens.

Bauwens, à qui on avait fait évidemment la leçon et qui l’avait mal comprise ou mal retenue, a soutenu qu’il était allé prendre la table et les quatre chaises chez l’ex-général Vandersmissen, boulevard de Waterloo, et qu’il les avait transportées sur sa tête jusqu’à sa maison inhabitée d’Etterbeek, ce qui est assez peu probable, et ce qui est d’ailleurs démenti par deux témoins qui ont vu Bauwens conduire une brouette. D’un autre côté, l’ex-général et sa femme, de même que la fille Jaupin qui était entrée à son service le 26 octobre, déclarent ne pas connaître la table et les quatre chaises; la fille Jaupin affirme qu’on n’est pas venu les prendre chez son maître.

Les fils Vandersmissen, au contraire, âgés seulement de 17 et de 14 ans, et qui prétendent les avoir fait conduire dans la maison inhabitée pour un rendez-vous de chasse qu’ils devaient avoir avec des jeunes gens de leurs amis, soutiennent qu’elles se trouvaient au moulin appelé le Faucon, sur la chaussée d’Etterbeck tandis que leur père nie cette circonstance et qu’il dit ne pas savoir pour quel motif

ses enfants les auraient fait transporter dans la maison où elles ont été découvertes.

Enfin Joseph Vandersmissen et sa femme prétendent ne pas connaître la table et les quatre chaises; ils soutiennent même ne les avoir jamais vues, tandis qu’un témoin déclare que les quatre chaises se trouvaient dans la chambre à coucher de Mme Vandersmissen, et la table dans celle de son beau-père. Un autre témoin a dit aussi que l’un des pieds de cette table avait été cassé autrefois, et que l’une des chaises avait été brûlée en la mettant trop près du feu pour sécher du linge. Cette double circonstance, qui ne laisse pas le moindre doute

sur l’identité des objets, a été vérifiée immédiatement par M. le juge d’instruction. Un témoin a également reconnu d’une manière positive et comme appartenant aux époux Vandersmissen d’Etterbeek, l’écuelte en fer-blanc, les couteaux de table et le grand sac qui ont été saisis dans la maison inhabitée de l’ex-général.

Il est donc évident que le petit mobilier dont on avait besoin pour faire des gargousses et qui a été conduit dans cette maison par l’ouvrier de Joseph Vandersmissen, était la propriété de ce dernier. Cette circonstance, jointe aux propos que Joseph Vandersmissen avait tenu à MM. Desaeger et Demoor, confirme de plus en plus sa participatior au complot et aux actes qui devaient en assurer l’exécution. Il esi même certain que les deux sacs de poudre achetés chez le sieur Aclieranans, et que De Crehen avait déposés chez Joseph Vandersmissen comme nous le verrons bientôt, ne peuvent avoir été transportés dans la maison inhabitée que par le fait et par les ordres de celui-ci, puisqu’ils s’y trouvaient enfermés dans un sac qui lui appartenait, et avec une écuelle en fer-blanc et de couteaux de table qui lui appartenaient également. Cela est d’autant moins douteux que Joseph Vandersmissen avait fait prendre le même jour, vers dix heures du matin, la clef de cette maison chez une femme Hoevenaert, et que cette clef a été saisie à son domicile le 13 du mols de novembre; aussi s’est-il bien gardé, quoiqu’il en fût requis, de conduire les officiers de justice à la maison inhabitée de son frère lorsqu’ils se sont présentés chez lui le 29 octobre. Pour leur donner le change, il les a conduits dans une autre maison également déserte, située sur la même digue, et qui n’appartenait pas à son frère, mais dans laquelle on n’a rien trouvé, Il fallut donc procéder le lendemain à une nouvelle visite domiciliaire dans la maison que Joseph Vandersmissen avait eu la précaution de ne pas indiquer la veille, et cette visite y fit découvrir ce que De Crehen avait acheté et ce que Joseph Vandersmissen avait fait transporter pour la confection des gargousses.

Nous allons voir maintenant de Crehen compléter l’achat des munitions de guerre, en commandant des boulets et des boîtes à mitraille d’un calibre exactement semblable à celui des deux pièces de canon.

Le 25 octobre, lorsqu’il venait de faire transporter ces canons au local des blessés de Septembre, il le rendit chez le tourneur Schotmans, rue de la Vierge-Noire; il se chargea de faire trois boules de bois parfaitement rondes,et il lui en donna le diamètre. Ces trois boules furent remises à De Crehen; mais il s’assura le 27 octobre, lorsqu’il venait de déposer les canons dans la remise du sieur Tilmont, hors la porte de Laeken, qu’elles étaient trop petites d’une ligne. Il revint donc le même jour chez Schotmans, et il lui commanda trois autres boules d’un calibre un peu plus fort. Il les fit prendre le lendemain 28 octobre vers midi par son domestique Crispiels.

Vers trois heures, il se présenta chez le nommé Berry, fondeur en fer à Saint-Gilles, et il lui demanda s’il pouvait lui fournir 50 boulets dans la soirée et cent autres pour le samedi soir; il était porteur, comme le déclare Berry, de plusieurs modèles en bois, dont les uns avaient le calibre un peu plus forts que les autres, et il lui remit les modèles du calibre le plus grand. De Crehen ajouta qu’il avait absolument besoin de ces boulets pour le dimanche matin; et nous avons vu d’un autre côté, par la déclaration des frères Jones, que le mouvement devait éclater à Bruxelles le dimanche, lorsque les ministres se seraient rendus à l’inauguration du chemin de fer de Jurbise. L’accusé commanda et paya d’avance une quantité de boulets d’un poids total de 200 kilogrammes; il donna à Berry un pourboire de quatre francs 64 centimes; Berry se mit de suite à l’oeuvre, et il fabriqua le soir même vingt boulets, qui furent saisis par la justice à son domicile, le lendemain matin 29 octobre. Vers sept heures et demie, un inconnu qui avait accompagné De Crehen la veille, était venu reprendre les modèles en bois, en disant que De Crehen devait partir à l’instant même pour Paris, par suite d’une lettre qu’il venait de recevoir.

Si la fonte des boulets exigeait une grande précision dans le modèle, on devait employer pour les boîtes à mitraille un modèle un peu plus petit que celui des deux pièces de canon, parce que l’épaisseur de la tôle ou du fer-blanc devait occuper une certaine place. Les premiers modèles fournis par Schotmans, bien qu’ils fussent trop petits d’une ligne, pouvaient donc servir pour les boîtes à mitraille; aussi De Crehen vint-il en remettre un le 27 octobre, vers trois heures de l’après-midi, chez le nommé Malaise, ferblantier, chaussée d’Ixelles, et il commanda de faire cent boîtes à mitraille sur ce modèle, Il s’y rendit de nouveau le lendemain, et lui promit deux bouteilles de vin de champagne, si on lui remettait le vendredi 29, à cinq heures de l’après-midi, les 100 boîtes qu’il avait commandées. Ces boîtes ont été saisies au domicile de Malaise à l’heure même où De Crehen devait venir les prendre. On a vérifié plus tard qu’elles étaient, ainsi que les boulets trouvés chez Berry, d’un calibre exactement semblable à celui des deux pièces de canon achetées à Anvers. Schotmans a aussi reconnu le modèle en bois que De Crehen avait remis à Malaise, comme étant l’un de ceux qu’il avait faits pour compte de l’accusé.

De Crehen a déclaré dans ses interrogatoires qu’il avait fait faire les boulets et les boîtes à mitraille par ordre de l’ex-général Vandersmissen, et qu’il avait payé le tout avec de l’argent que Vandersmissen lui avait donné. La procédure signale, d’un autre côté, un fait qui prouve tout à la fois et que l’ex-général Vandersmissen n’était pas étranger à la confection des boîtes à mitraille, et qu’il avait fait acheter par De Crehen, comme celui-ci le déclare, la poudre et le mérinos qui devaient servir aux gargousses.

Après avoir placé dans la vigilante à deux chevaux n° 107 les deux sacs de poudre qu’il venait d’acheter chez Ackermans, De Crehen s’était fait conduire chez Joseph Vandersmissen à Etterbeek. Il prétend dans son troisième interrogatoire qu’il a parlé à la femme de ce dernier, et qu’il lui a dit : « Madame, le général vous envoie ceci, il viendra tantôt, il m’a dit que vous étiez prévenue; » qu’elle lui a donné pour réponse, qu’elle avait reçu l’ordre de faire conduire les sacs dans la petite maison; qu’elle lui a conseillé d’y aller lui-même, en lui disant qu’il rencontrerait le domestique qui avait la clef; qu’il a, en effet, rencontré ce domestique près du chemin de traverse conduisant à la maison inhabitée de l’ex-général, que le domestique lui a remis la ciel de cette maison; qu’ayant voulu ensuite se diriger de ce côté, et trouvant les chemins fort mauvais, il est retourné chez la dame Vandersmissen à qui il a dit : « Voici la clef, je ne puis aller m’enfoncer dans ce mauvais chemin, veuillez faire transporter vous-même les deux sacs. »

Cette déclaration est contredite à la vérité par la dame Vandersmissen; mais nous allons voir qu’elle se justifie de point en point, et qu’elle mérite ainsi une pleine confiance.

Il est prouvé d’abord au procès que l’un des enfants de Joseph Vandersmissen était allé prendre le jour même, vers dix heures du matin, chez la femme Hoevenaert, la clef de la maison inhabitée de l’ex-général. Cette clef devait donc se trouver au pouvoir de Joseph Vandersmissen lorsque De Crehen est arrivé chez lui avec les deux sacs de poudre, entre midi et une heure.

Il est certain aussi que les deux sacs devaient être déposés dans cette maison inhabitée, soit par De Crehen, soit par tout autre, puisqu’ils y ont été saisis deux jours après.

Il est constaté enfin, autrement que par les dires de l’accusé, qu’après s’être arrêté un instant chez Joseph Vandersmissen, il s’est fait conduire au cabaret de la Cour de Rome, où il a demandé si on ne pourrait pas lui procurer un homme et une brouette, pour transporter dans la maison inhabitée de l’ex-général les deux sacs qui se trouvaient dans sa voiture , qu’il a fini cependant par renoncer à ce projet, et qu’il est retourné chez Joseph Vandersmissen où il a déposé les deux sacs de poudre et le coupon de mérinos.

Toutes ces circonstances justifient entièrement la déclaration de l’accusé. Elles démontrent qu’après avoir été une première fois chez Joseph Vandersmissen, De Crehen a voulu transporter les deux sac de poudre à la maison inhabitée de l’ex-général, et qu’il a dû renoncer à ce projet. Elles prouvent aussi que la femme de Joseph Vandersmissen avait dû lui remettre la clef de cette maison qui se trouvai chez elle depuis 10 heures du matin, ou qu’elle avait dû la lui faire remettre par son domestique, puisqu’autrement De Crehen n’aura jamais pu songer à y transporter lui-même les deux sacs de poudre. Une dernière circonstance va prouver mieux encore, s’il est possible combien la déclaration de l’accusé est sincère.

Ainsi que nous l’avons vu, il avait annoncé à la femme de Joseph Vandersmissen qu’elle recevrait plus tard la visite de son beau-frère et remontant quelque temps après, vers la ville, il rencontra effectivement ce dernier dans la vigilante à un cheval n° 67; les deux voitures s’arrêtèrent, De Crehen prit place dans celle de l’ex-général, et revint avec lui chez Joseph Vandersmissen, après avoir dit au cocher de la vigilante n° 107 d’aller l’attendre à la porte de Namur, il prétend que l’ex-général Vandersmissen a examiné les sacs, qu’il les a pesés avec la main, qu’il dit à sa belle-soeur qu’il reviendrait dans la journée, et qu’il lui dit aussi : « Il faudra faire transporter ces sacs là-bas. »

Vandersmissen a répondu à ce fait comme à tous les autres par une dénégation; mais cette dénégation est contredite par trois témoins différents qui viennent attester la rencontre des deux voitures sur la montagne d’Etterbeek, la circonstance que de Crehen est sorti de sa vigilante pour entrer dans celle de Vandersmissen, la circonstance qu’ils se sont rendus ensemble à la maison de son frère, alors que de Crehen en revenait directement; la circonstance enfin, qu’ils se sont rencontrés ensemble vers la porte de Namur, dans la vigilante n 67. En présence d’une dénégation aussi téméraire, et à défaut d’une explication bien satisfaisante de Vandersmissen sur le motif qui l’avait engagé à prendre De Crehen dans sa voiture pour le ramener dans une maison d’où il venait de sortir, il est évident que cette démarche n’avait d’autre but de sa part que d’aller examiner avec De Crehen le mérinos et la poudre qu’il venait de remettre à la dame Vandersmissen d’Etterbeek, par ses ordres et pour son compte. Cela se comprend d’autant mieux que De Crehen s’était rendu le même jour chez l’ex-général Vandersmissen entre 9 et 10 heures du matin pour lui remettre les boîtes à lances à feu, qu’une heure ou une heure et demie après, il était venu acheter la poudre chez Ackermans, et qu’ainsi Vandersinissen devait savoir assez exactement quand elle serait déposée à Etterbeek. Le fait que la poudre a été nécessairement, comme nous l’avons dit, transportée dans la maison inhabitée par les soins de Joseph Vandersmissen vient aussi confirmer le propos que De Crehen attribue à l’ex-général, lorsqu’il soutient qu’il aurait dit à sa belle-soeur « Il faudra faire transporter ces sacs là-bas. »

En retournant en ville, la vigilante n’ 67 s’arrêta à l’embranchement de la route d’Etterbeek et de la route d’Ixelle; De Crehen sortit de voiture, se rendit à une cinquantaine de pas sur la route d’Ixelles, et vint dire quelques mots à Vandersmissen qui se fit ensuite reconduire chez lui. Ces faits nous sont attestés par le cocher de la vigilante, et De Crehen soutient dans son sixième interrogatoire qu’il est allé prendre chez Malaise un modèle de boîte à mitraille pour le montrer à Vandersmissen. Il est établi d’un autre côté que Malaise demeure en effet sur la chaussée d’Ixelles à 50 pas environ de l’embranchement des deux routes. Vandersmissen, qui avait fait entrer De Crehen dans le complot, qui avait demandé à Dewever des hommes pour combattre le roi et renverser le gouvernement, qui avait accompagné Parys et Vandermeere dans la recherche d’un nouveau local pour y déposer les canons, qui avait fait commander et qui avait en sa possession les sacs à étoupilles, les sacs à charge et les courroies à boucles qui devaient servir aux boîtes à lances à feux, s’est donc également occupé de la confection des boîtes à mitraille, de l’achat de la poudre et du mérinos dont on devait faire des gargousses. Quelques jours après les fêtes de Septembre, de Crehen avait encore acheté chez le sieur Albert Guerard, fripier rue d’Anderlecht, 17 fusils avec baïonnette, deux carabines et 7 sabres avec leurs baudriers. Ces objets avaient été transportés au local des Finances, où ils out été saisis le 10 du mois de novembre. De Crehen a soutenu que l’ex-général Vandersmissen les lui avait fait acheter pour les blesses de Septembre et qu’il lui avait remis les fonds nécessaires au payement de ces objets. Si l’on rapproche cette circonstance de la première ouverture que Vandersmissen avait faite à De Crehen en lui disant qu’il comptait sur lui et sur les blessés qu’il commandait, on y trouve une nouvelle charge contre ces accusés.

La saisie des boulets opérée le 9 octobre, à 9 heures du matin, la visite domiciliaire pratiquée vers midi chez Joseph Vandersmissen et qui avait été suivie de son arrestation, avaient donné l’éveil aux accusés. Van Laethem s’était empressé de prendre la fuite; Parys s’était réfugié, vers 3 heures, chez M. Seghers, rue du Curé; le général Vandermeere et l’ex-général Vandersmissen, chez le peintre Verwee, rue Royale extérieure, n° 26, où ils ont été arrêtés le lendemain matin. Quant à De Crehen, il a été arrêté le 9 octobre dans l’après-midi.

Vers 7 heures du soir, une dame est venue trouver Parys dans sa retraite; elle s’est entretenue longtemps avec lui, et elle lui a parlé à voix basse.

Vers 9 heures le nommé Danhaive, cocher du général Vandermeere, s’y est rendu également. Il a dit à Parys que de Crehen était arrêté, et il lui a remis un billet ouvert écrit de la main de l’ex-général Vandersmissen. Ce billet portait l’adresse de M. Seghers, rue du Cure; Danhaive pense qu’il contenait l’indication de l’endroit où Parys devait rejoindre son maître; mais Parys a refusé de le suivre. Avant de se rendre chez Seghers, Danhaive était allé par ordre de Vaudermeere rue des Brigittines, n° 9, pour y trouver Parent, à qui il devait remettre un semblable billet; il devait aussi s’informer si Parent étais arrêté. Il s’est rendu ensuite au bureau du Lynx, rue des Hirondelles, n° 7, où son maître l’avait chargé de remettre un troisième billet de même nature. Deux personnes qui se trouvaient au bureau du Lynx sont montées dans la voiture que Danhaive avait prise pour faire ses courses; elle ont dit au cocher de les conduire de suite hors la porte de chaerbeek ; là elles sont descendues de voiture et se sont rendues à pied avec Danhaive chez le peintre Verwee, où se trouvaient Vandermeere et Vandersmisssen.

Vers 10 heures du soir, la femme de ce dernier est venue à son tour chez M. Seghers; elle a appris de nouveau à Parys l’arrestation de De Crehen elle l’a vivement engagé à la suivre dans un conciliabule qui devait se tenir hors de la ville; elle lui a dit qu’on l’attendait, qu’on avait besoin d’un homme d’action, que tout était bien. Parys, qui avait résisté à l’invitation qu’était venu lui faire Danhaive, a repousse également les instances de l’accusée, épouse Vandersmissen. Il lui a même répété à plusieurs reprises et d’un air irrité: « Madame, laissez-moi tranquille, allez vous-en; si vous chez étiez homme, je vous répondrais d’une autre manière. Comment ai-je pu me mettre clans cette boutique-là? Vous ne m’avez déjà entraîné que trop loin; je regrette bien de m’être engagé dans cette affaire. »

Ces faits prouvent clairement les rapports criminels qui existaient entre Parys, Vandermeere, Vandersmissen et De Crehen, dont on se hâtait de faire connaître l’arrestation â Parys par deux messages différents. Ils prouvent aussi que dans la soirée du 9 octobre, lorsqu’on avait déjà arrêté deux des accusés, lorsqu’on avait saisi une partie de leur matériel et leurs munitions, Vandermeere et Vandersmissen ne renonçaient pas encore à leurs projets, et qu’ils voulaient tenter un mouvement dans la nuit même: aussi les accusés n’ont-ils opposés à ces nouveaux faits que des dénégations ou des réticences.

L’accusée, épouse Vandersmissen, interrogée une première fois sur sa visite chez Seghers, a dit qu’elle ne se croyait pas obligée de répondre à cette question. Dans un second interrogatoire, elle a nié le fait d’une manière positive, taudis que Parys reconnaît qu’elle est venue le trouver chez Seghers; mais il prétend ne pas se souvenir qu’elle aurait voulu l’entraîner dans un conciliabule, et il soutient,

quoique deux témoins affirment le contraire, qu’il ne lui a pas dit autre chose, si ce n’est de respecter l’hospitalité qu’on lui donnait, comme il entendait la respecter lui-même.

Quant à Vandermeere, il a nié les faits que nous venons de rapporter, comme il nie tous les autres.

Nous venons de voir que lorsqu’il s’agissait d’organiser un mouvement dans la nuit du 29 octobre, lorsque Vandermeere et Vandersmissen faisaient appeler Parys à deux reprises différentes; lorsqu’ils lui faisaient dire qu’il leur fallait un homme d’action et que tout était bien, ils ont aussi fait chercher Parent, et que Vandermeere avait chargé Danhaive de s’informer si Parent était arrêté. Cette double circonstance suffirait à elle seule pour démontrer que Parent faisait partie du complot, puisque autrement Vandermeere et Vandersmissen n’auraient pas dû craindre qu’il fût arrêté et n’auraient pas eu recours à lui au moment décisif. De Crehen l’a signalé du reste, dans son premier interrogatoire, comme ayant été associé à l’entreprise criminelle des autres accusés, et les faits du procès vont encore une fois confirmé ce qu’il avance.

Dans la matinée du 28 octobre, lorsque Parent et De Crehen revenaient de chez l’ex-général Vandersmissen, où ils étaient allés déposer les boîtes à lances à feu, ils furent rencontrés près de la porte de Namur par un nommé Walenliewilz, réfugié polonais. Parent l’engagea à prendre un verre de liqueur et il lui demanda s’il connaissait seize Polonais qui étaient engagés à deux francs par jour, et qu’il payait en remettant tous les jours trente-deux francs à un certain Roczynski. Il l’engagea aussi à venir lui parler le lendemain; il lui donna son adresse, et Walenkiewilz s’étant rendu à cette invitation vers dix heures du matin, l’accusé lui offrit de l’argent et des épaulettes. Il lui demanda, en outre, s’il pouvait faire entrer quelques Polonais dans la conspiration. Parent, qui était dans la dernière misère au commencement de septembre, avait alors les poches pleines d’or et d’argent.

Le même jour 29 octobre entre 8 et 9 heures, il s’était rendu avec de Crehen chez Virginie Bolté, rue des Sables, n° 9, où De Crehen avait acheté un paquet de dix-huit livres de poudre, et un baril qui en contenait cinquante. Il a dit à la fille Bolté qu’il viendrait prendre ce baril quelque temps après, et Parent emporta le sac de dix-huit livres dans la vigilante à deux chevaux n’ 23, qu’il était ailé chercher place de la Monnaie. Il se fit conduire à son domicile, petite rue des Dominicains, n°30, où il descendit de voiture avec le sac de poudre. De Crehen a prétendu dans son premier interrogatoire que l’ex-général Vandersmissen avait chargé Parent de faire des cartouches; et la circonstance qu’il a transporté le sac de poudre à son domicile justifie pleinement cette assertion.

Il est établi d’un autre côté, qu’à la fin du mois de septembre une femme qui vivait avec Parent a dit qu’il y avait à Bruxelles une douzaine d’hommes comme lui « qui tenaient toute la Belgique sur leurs doigts, et que la Belgique serait en révolution en une ou deux fois vingt-quatre heures. » Il est également établi que l’accusé a quitté le 18 octobre la ville de Spa, où il résidait depuis quelques mois et qu’il est venu se fixer à Bruxelles; que le même jour un certain Chaumont y est arrivé pour chercher l’accusé, et qu’il a laissé à son domicile un billet portant : « Je prie M. Parent de venir à Bruxelles le plus tôt possible et de laisser sa femme et ses effets à Spa, qu’il pourra revenir le lendemain pour finir ses affaires; il devra se rendre rue d’Argent, chez le capitaine de Crehen. »

De Crehen prétend dans son cinquième interrogatoire qu’il avait déjà écrit précédemment à son coaccusé dans le même but, et par ordre de Vandermeere; et lorsqu’on réfléchit que Parent est revenu à Bruxelles deux ou trois jours après l’achat des pièces de Canon, à une époque où les auteurs du complot travaillaient activement à organiser leur mouvement révolutionnaire; lorsqu’on le voit lui-même faire de coupables propositions à un réfugié polonais, lorsqu’on le voit acheter 18 livres de poudre avec De Crehen et les emporter à son domicile; lorsqu’on voit enfin Vaudermeere et Vandersmissen l’appeler à eux dans la nuit du 29 octobre, pour tenter un coup de main, il est impossible de ne pas être convaincu que Parent était un de leurs hommes, et que c’étaient eux, comme l’a dit De Crehen dans ses interrogatoires qui l’avaient fait chercher à Spa le 18 octobre. Toutes ces circonstances auxquelles l’accusé n’a opposé que des dénégations ne laissent pas le moindre doute sur sa culpabilité.

Indépendamment des seize Polonais que Parent avait engagés et auxquels il payait deux francs par jour, d’autres individus ont encore cherché à associer d’autres hommes au complot. Le 28 octobre, Van Laethem rencontra dans un estaminet de la rue de Louvain un maréchal des logis au régiment des Guides. Il l’engagea à sortir avec lui et il lui dit qu’il n’y avait pas d’avancement pour les sous-officiers. « Si vous voulez faire avec nous pour samedi soir avant la retraite ajouta Van Laethem, je vous promets un brevet de sous-lieutenant et une somme de 4,000 fr.; tâchez de réunir quatre à cinq sous-officiers de vos camarades, de bons lurons comme vous, et ils auront les mêmes avantages s’ils veulent lutter avec nous : quand on a les sous-officiers, on a les soldats en même temps. Au premier signal qui aura lieu samedi soir, nous nous rendrons maîtres du chemin de fer, nous expédierons 4 à 500 hommes sur Liége, nous mettrons en même temps le feu au Petit-Château, et pendant que la police sera occupée à éteindre l’incendie et que toute la troupe se sera portée sur les lieux dans le même but, nous nous emparerons facilement des casernes des Annonciades et de Sainte-Elisabeth. »

Deux jours auparavant l’accusé avait fait de semblables propositions au nommé Audewater, bottier à Ixelles. L’ayant rencontré, le lundi 2 octobre, au cabaret des Trois-Couleurs, Grand’Place, il lui avait demandé s’il consentirait à aller en Portugal , et il lui avait dit de se rendre chez Demol où on l’enrôlerait pour cette expédition. Audewater s’y rendit effectivement, mais il apprit qu’on ne recevait plus d’engagement pour le Portugal. Il retourna ensuite aux Trois-Couleurs , il fit part à Van Laethem de la réponse qu’on lui avait donnée, et Van Laethem lui dit de venir le trouver chez lui, le lendemain matin à 7 heures. Audewater se présenta en conséquence le lendemain matin, à l’heure convenue, chez l’accusé qui lui fit inscrire son nom et sa demeure sur un morceau de papier et qui lui donna 2 fr. Ils sortirent ensemble ; Van Laethem fit boire la goutte à Audewater dans deux cabarets différents, et il finit par lui dire que ce n’était pas pour aller en Portugal qu’il l’avait engagé, mais pour commencer une révolution en Belgique. Il lui recommanda de venir chez lui tous les jours pour savoir quand la chose aurait lieu.

Vers six heures et demie du soir, Van Laethem rencontra dans un cabaret hors de la porte de Laeken, les soldats Dulien, Hazard et Roscamps, du régiment d’élite. Il les engagea à boire un verre de bière avec lui, et ayant attiré Dulien hors de la maison, il lui demanda s’il n’était pas disposé â partir pour l’Egypte. Il fit ensuite la même proposition aux deux autres ; il leur paya quatorze litres de bière, et il leur donna rendez-vous pour le lendemain, dans le même cabaret. Les trois soldats y étant revenus dans la matinée du 27 octobre, Van Laethem s’y présenta également; il leur fit prendre des bifteks , de la bière et du café, et il leur dit que l’affaire dont il les avait entretenus la veille ne pouvait avoir lieu pour le moment; qu’elle serait différée de trois, de cinq ou de quinze jours, peut-être même de deux ou trois mois, qu’il devait réunir 3 à 400 hommes avant de commencer, et qu’il les embarquerait à Ostende lorsqu’il aurait assez de monde.

Tandis que Van Laethem recrutait en ville et dans les faubourgs d’autres hommes parcouraient les campagnes dans le même but C’est ainsi que trois individus se sont présentés, à deux reprises différentes, le dimanche 24 octobre, vers 4 heures de l’après-midi, et le lundi 25 dans la soirée, chez le nommé Aldersoens, cabaretier à Woluwe-St.-Pierre â qui ils ont demandé s’il n’y avait pas d’anciens militaires ou des gens sans ouvrage dans la commune. Ils lui ont proposé à lui-même de partir pour Alger, et ils lui ont dit qu’ils parcouraient les villages pour trouver d’anciens soldats.

Les faits que nous venons d’analyser démontrent clairement que Van Laethem aussi bien que De Crehen et Parent, était l’un des agents de Vandermeere, de Parys et de l’ex-général Vandersmissen. Aussi De Crehen a-t-il déclaré dans son troisième interrogatoire qu’il avait vu plusieurs fois Van Laethem chez l’ex-général Vandersmissen, et que Van Laethem lui avait dit en sa présence qu’il pouvait compter sur lui.

Pour établir la culpabilité des accusés, il nous suffirait de prouver dans leur chef une résolution concertée de renverser le gouvernement. Nous n’avons pas à examiner si cette résolution avait ou non des chances de succès; nous sommes persuadé qu’elle aurait échoué devant la volonté nationale, mais nous sommes convaincu en même temps qu’elle aurait attiré des malheurs incalculables sur la ville de Bruxelles, qui a déjà eu tant à souffrir par d’autres mouvements populaires.

D’après la commande de 150 boulets et de 100 boîtes à mitraille, d’après l’achat bien constaté de plus de 80 kilogrammes de poudre, il est certain que les accusés avaient au moins 250 coups de canon à tirer, et cela suffisait déjà pour faire de nombreuses victimes. Il est également certain qu’ils voulaient joindre l’incendie à ces moyens de destruction c’est un fait que Van Laethem a révélé au maréchal des logis qu’il cherchait à embaucher, un fait que l’on a appris an major Kessels dans la journée du 26 septembre, en lui disant qu’on mettrait le feu au magasin aux fourrages et à la maison du bourgmestre, un fait que Verpraet a signalé à son tour, le 30 octobre, à un soldat du 1er régiment de chasseurs à pied. Verpraet lui a dit qu’on voulait mettre le feu à l’entrepôt et s’emparer des armes dans les casernes, pendant que la troupe se serait portée sur le théâtre de l’incendie. Tous ces moyens de destruction auraient eu pour résultat d’augmenter le trouble, peut-être même de donner aux accusés un succès momentané.

Si nous nous en référons aux dires des accusés Vandermeere et Vandersmissen, rapportés par le major Kessels et par De Crehen, le mouvement devait être beaucoup plus grave encore et eût amené la guerre civile en Belgique, puisque, d’après ces accusés, le général Daine faisait partie du complot et devait marcher sur Bruxelles avec sa division pour appuyer le gouvernement de fait qu’il y aurait trouvé établi.

Le général Daine a repoussé cette imputation, en protestant de son dévouement au Roi et aux institutions qui nous régissent, mais nous n’en devons pas moins fixer notre attention sur les rapports que Vandermeere a eus avec ce général, parce qu’ils élèvent une nouvelle charge contre l’accusé.

Il est prouvé, en effet, que Vandermeere a avancé 3,000 fr. au général Daine, le 7 septembre 1841 ; qu’il lui en a encore avancé mille le 23 octobre. Et cependant Vandermeere était dans une position très gênée; il laissait en souffrance, comme nous l’avons dit, de petites dettes de 100, 200 et 500 fr.; il avait dû emprunter plus de 25,000 fr. à son receveur; il avait dû laisser protester le 13 août quatre billets s’élevant ensemble à 20,000 fr., et qu’il avait garantis par son aval; il avait laissé protester le 15 octobre un billet de 5,000 fr. qu’il avait créé le 24 septembre; il avait enfin laissé protester le 26 octobre, un billet de 200 livres sterling revêtu de son acceptation. Pour avancer dans de semblables circonstances, et dans les mois de septemhre et octobre, une somme de 3,000 fr. au général Daine, il fallait nécessairement avoir un autre motif que le désir d’obliger un ami; et ce motif ne pouvait être que de se rendre favorable un homme sur lequel on croyait pouvoir compter.

C’est probablement aussi dans le même but que Vandermeere s’est rendu chez lui dans le courant du mois d’octobre, qu’il y a passé la nuit, qu’arrivé à Mons à 9 heures du soir et reparti le lendemain à 7 heures du matin, il n’y a vu que le général et son aide de camp, car Vandermeere n’assigne pas d’autre motif a cette course précipitée, que le désir d’obliger le général Daine, en lui donnant le moyen de s’affranchir de quelques protêts dont il était menacé. Une démarche aussi singulière n’était qu’un nouveau moyen de séduction par lequel Vardermeere cherchait à captiver une influence qu’il croyait puissante.

Nous avons exposé les faits qui ont précédé l’arrestation des accusés : il nous reste à parler de ceux qui l’ont suivie.

Dans la journée du 29 octobre, un inconnu vint accoster le portefaix Sirejacobs, qui stationnait au canal; il lui dit qu’il y avait plus d’ouvrage sous le régime hollandais qu’aujourd’hui ; il lui demanda son nom et son adresse en s’informant s’il pourrait le trouver au besoin, et il lui donna environ cinquante cents.

Le dimanche, 31 octobre, entre midi et une heure, cet individu rencontra de nouveau Sirejacobs au Marché-aux-Grains. Il lui dit qu’une révolution allait éclater en France et bientôt en Belgique ; il lui donna 4 fi. 60 centimes en différentes pièces de monnaie, en lui recommandant de boire cet argent avec ses camarades, et de se trouver avec eux à sept heures du soir derrière le palais du prince d’Orange, sous les arbres, pour commencer à saccager les maisons qu’on lui indiquerait. « Vous aurez un chef pour vous commander, ajouta l’inconnu; le gouvernement hollandais reviendra, et ceux qui se seront bien comportés auront les premières places et seront heureux. Les chefs des militaires auront bien l’ordre de faire feu, mais les soldats tireront en l’air. »

La veille, vers quatre heures de l’après-midi, la femme de l’ex-général Vandersmissen s’était rendue a Etterbeek chez le major de Saeger, qui était sorti. Elle s’adressa à l’un de ses fils, sergent-major au régiment d’élite; elle lui demanda si elle pouvait avoir confiance en lui, en ajoutant qu’il y allait de son avenir, qu’il devait avoir du courage et de la fermeté, qu’il serait capitaine si l’affaire marchait bien, et qu’il devait tacher de la faire réussir. Elle le chargea de remettre à son père un papier sur lequel elle lit écrire par Desaeger fis: « Place du rendez-vous entre la rue Verte et le palais du prince d’Orange. Les cris sont : « A bas la calotte,àa bas les ministres, allons délivrer les prisonniers! Il faut se rendre à la prison des Petits-Carmes et en route casser les lanternes, les vitres et faire du tapage. » Elle lui demanda si son père avait beaucoup de monde, et elle lui dit qu’il devait réunir ses hommes le lendemain, 30 octobre, à 7 heures du soir; qu’il en viendrait d’autres encore, qu’ils devaient être habillés de blouses et armes de haches et de pioches. Elle assignait donc précisément au rendez-vous de ces hommes, l’heure et l’endroit qu’on a indiques le lendemain à Sirejacobs; et tandis que l’inconnu lui parlait de saccager les maisons qu’on leur désignerait, l’accusée voulait qu’ils fussent armés de haches et de pioches.

En se retirant elle avait dit que Besaeger père devait venir la trouver chez elle à neuf heures du soir. Desaeger fils s’y rendit à sa place; il fut reçu par le fils Vandersmissen, qui lui répéta que le mouvement devait commencer le lendemain soir, à sept heures, L’accusée le fit ensuite monter auprès d’elle; elle lui annonça qu’elle venait de recevoir des nouvelles que le mouvement commencerait à dix heures et demie du matin, qu’il serait entamé par des soldats du 1er régiment de chasseurs à pied; qu’elle leur avait donné de l’argent et que si les chasseurs ne commençaient pas le matin, le mouvement éclaterait à six heures du soir. Et en effet l’accusé Verpraet, si sortait de ce régiment, avait cherché dans la journée même à embaucher des soldats.

Vers onze heures du matin, il avait attiré le chasseur Vanderhulst dans un cabaret, près de Ste-Gudule, pour lui payer à boire; il avait tiré de sa poche un papier sur lequel il y avait plusieurs noms, et il avait offert 25 francs à Vanderhulst s’il voulait signer avec les autres. Il lui avait dit qu’il s’agissait de mettre le feu à l’entrepôt, et de s’emparer des armes de la troupe lorsqu’elle serait allée éteindre l’incendie. Il ajoutait que c’étaient deux sous-officiers des guides qui les aient trahis, mais que l’affaire n’en resterait pas là. Verpraet avait fait le même jour des propositions semblables à un ancien capitaine pensionné, en lui disant que, s’il voulait, il aurait soixante hommes commander et de l’argent.

Confronté avec ce capitaine et avec le chasseur Vanderhulst, l’accusé a dû reconnaiitre qu’il allait presque tous les jours chez le marchand de liqueurs signalé par ces deux témoins ; il a dû reconnaître aussi qu’il avait payé à boire à plusieurs chasseurs de son ancien régiment, mais il a nié leur avoir fait aucune proposition criminelle, bien que leurs dépositions se trouvent continuées par celle du fils Desaeger, à qui la femme de l’ex-général Vandermissen disait dans la soirée du 30 octobre, comme nous l’avons vu, qu’elle avait donné une poignée d’argent à des soldats du régiment de chasseurs à pied, et que c’étaient eux qui commenceraient le mouvement.

L’instruction que nous venons d’analyser prouve qu’il y avait en Belgique quelques hommes qui n’ont pas craint de mettre leur propre volonté au-dessus de la loi et de la volonté nationale. Elle nous montre Vandermeeren, Parys et les frères Vandersmissen comme les premiers auteurs d’un complot qui avait pour but de renverser le gouvernement. Elle met Parys et Vandersmeeren en rapport avec De Crehen lorsqu’il se rendait à Anvers pour acheter et pour faire expédier les deux pièces de canon. Elle les réunit chez les frères Jones avec l’ex-général Vaudersinissen, une heure après que M. Levae eu ordonné à De Crehen d’enlever ces canons du local des Finances. Elle nous fait voir les trois accusés réclamant ensemble une remise pour y cacher deux pièces d’artillerie. Elle nous montre Parys faisant une autre démarche, dans le même but, chez M. Janssens de Cuyper, en venant examiner le magasin de la rue du Commerce avec De Crehen qui était allé l’attendre près de l’Allée-Verte. Elle prouve enfin que, dans la soirée du 29 octobre, lorsqu’ils cherchaient à organiser un coup de main pour la nuit même, Vandermeere, et l’ex-général Vandersmissen ont fait appeler à deux reprises différentes leur coaccusé Parys, qui les avait accompagnés trois jours auparavant chez les frères Jones ; qu’ils se sont empressés de lui faire connaître, et par deux messages différents, l’arrestation de De Crehen; qu’ils lui ont fait dire par la femme dudit Vandersmissen, qu’ils comptaient sur lui, qu’ils avaient besoin d’un homme d’action, que tout irait bien.

S’il fallait ajouter un dernier degré d’évidence à des faits qui établissent aussi clairement un concert criminel entre les accusés, la procédure nous fournirait encore d’autres éléments de preuve qui viendraient confirmer leur culpabilité. Elle nous montrerait les principaux auteurs du complot nantis de sommes assez considérables dans le courant du mois d’octobre; elle nous signalerait de nouveaux rapports entre eux et les hommes qu’ils avaient associés à leur coupable entreprise.

Il est établi, en effet, qu’à partir du 15 octobre, l’ex-général Vandersmissen a échangé six billets de banque de 1,000 fr. chacun ; qu’indépendamment des 1,800 fr. donnés à De Crehen pour l’achat de deux pièces de canon, et de 3,000 francs comptés au général Daine à la date du 7 septembre et du 23 octobre, Vandermeere avait encore en sa possession deux billets de banque de 1,000 francs qu’il a échangés dans le courant de ce dernier mis ; qu’enfin , Parys a donné un billet de 1,000 francs, le 12 octobre, en paiement d’une somme de 450 francs qu’on venait lui réclamer et qu’il avait alors dans son secrétaire une grande quantité de pièces de dix florins, rangées en piles, sur un pied de longueur et trois à quatre pouce de largeur.

Il est établi également que de Crehen à qui Vandermeeren avait donné à Anvers deux rendez-vous successifs, lui faisait de fréquentes visites à Bruxelles, et que le 29 octobre, dès que les poursuites étaient commencées, les prévenus se hâtèrent de courir les uns chez les autres. C’est ainsi que la vigilante n°185 venait prend chez Vandermeere, à deux heures de l’après-midi , la femme avec laquelle vivait Parent et que Vandermeeren le faisait cherche lui-même dans la soirée pour l’associer au coup de main qu’il méditait, en recommandant à son domestique de s’informer si Parent était arrêté. C’est ainsi encore que la femme de l’ex-général Vandersmissen s’est présentée à trois reprises différentes chez Vandermeere dans l’après-dîner du même jour, et qu’elle a dû se retirer chaque fois parce que les officiers de justice se trouvaient dans la maison.

En conséquence de ce qui précède, Auguste-Louis-Nicolas comte Vandermeere, Jacques-Dominique Vandersmissen, Jean-Pierre Parys, Joseph Vandersmissen, Egide-François-Mathieu-Marie Crehen, plus connu sous le nom de De Crehen , Pierre-Jean-Joseph Parent, Philippe-Alexandre Verpraet, Louise-Catherine Colleton-Graves, femme de Jacques-Dominique Vandersmissen et Isidore Charles-Richard Van Laethem, sont accusés :

1° D’avoir arrêté et concerté entre eux en Belgique, pendant les mois d’août, septembre et octobre 1841, la résolution de détruire ou de changer le gouvernement ou l’ordre de successibilité au trône, la résolution d’exciter les citoyens ou habitants à s’armer contre l’autorité royale, la résolution d’exciter la guerre civile en portant les citoyens â s’armer les uns contre les autres, la résolution enfin de porter la dévastation et le pillage à Bruxelles et dans d’autres communes de la Belgique:;

2° D’avoir en outre, pour parvenir à détruire ou changer le gouvernement ou l’ordre de successibilité au trône, pour parvenir à exciter les citoyens ou habitants à s’armer contre l’autorité royal, pour parvenir à exciter la guerre civile en portant les citoyens à s’armer les uns contre les autres, pour parvenir enfin à dévastation et le pillage à Bruxelles et dans d’autres communes de la Belgique, respectivement commis 1cs faits suivants :

A. Egide-François-Matthieu-Marie De Crehen , d’avoir acheté deux pièces de canon à Anvers, dans le courant du mois d’octobre 1800 quarante et un, et Auguste-Louis-Nicolas comte Vandermeere, de s’être rendu coupable de ce crime, 10 pour avoir donné des instructions pour le commettre ; 2° pour avoir fourni les fonds nécessaires à l’achat des deux pièces de canon, sachant qu’ils devaient servir à ce crime ;

B. Le même De Crehen d’avoir, à Bruxelles, dans le courant du mois d’octobre 1800 quarante et un, commandé et payé deux sacs à étoupilles, deux sacs à charge, deux boîtes pour lances à feu avec leurs accessoires, cent cinquante boulets et cent boîtes à mitraille ; et Jacques-Dominique Vandersmissen, de s’être rendu coupable de ce crime, 1° pour avoir donné des instructions pour le commettre ; 2° pour avoir fourni les fonds nécessaires au payement de ces différents objets, sachant qu’ils devaient servir à ce crime ;

C. Le même de Crehen d’avoir acheté à Bruxelles,dans le courant du moi d’octobre 1800 quarante et un, cinquante kilogrammes de poudre et un coupon de mérinos pour faire des gargousses et Jacques-Dominique Vandersmissen de s’être rendu complice de ce crime, 1° pour avoir donné des instructions pour le commettre; 2° pour avoir fourni les fonds nécessaires au payement de cette poudre et de ce mérinos, sachant qu’ils devaient servir à ce crime;

D. Jacques-Dominique et Joseph-Henri Vandersmissen d’avoir disposé un local pour la confection des gargousses et d’y avoir fait transporter, à cet effet, les objets repris sous la lettre C.

E. Egide-François-Mathieu-Marie De Crehen et Pierre-Jean-Josepb Parent, d’avoir acheté ensemble à Bruxelles, le vingt-neuf octobre 1800 quarante et un, chez Virginie Boité, un baril contenant cinquante livres de poudre et un sac qui en renfermait dix- huit, sac que Parent a emporté chez lui;

F. Pierre-Jean-Joseph Parent, Philippe-Alexandre Verprart, Louise-Catherine Caneton-Graves, femme de Jacques-Dominique Vandersmissen, ledit Jacques-Dominique Vandersmissen et Isidore-Charles-Richard Van Laethem, d’avoir, à Bruxelles, dans le courant du mois de septembre et du mois d’octobre 1800 quarante et un cherché à embaucher dans le même but des bourgeois et des soldats, on tout au moins, de leur avoir fait une proposition, non agréée par eux, d’entrer dans un complot contre le gouvernement; sur quoi la cour d’assises de la province de Brabant aura à prononcer.

Fait en assemblée générale du parquet de la cour d’appel, à Bruxelles, le 24 janvier 1842.

Le procureur général,

J.-L.-J. FERNELMONT.

C. Rapports sur la pétition du comte Vander Meere adressée à la chambre

1. Séance du 19 avril 1856

(Annales parlementaires. Chambre des représentants, session 1855-1856, séance du 19 avril 1856)

(page 1145) M. Vander Donckt, rapporteur. - Messieurs, par pétition datée d'Amiens, le 25 février 1856, le comte Vander Meere soumet à la Chambre la question de savoir s'il peut être fait application d'une peine qui n'est pas dans la loi. Il présente à ce sujet un long mémoire où il entre dans tous les détails de l'échauffourée Vandersmissen et qui offre un caractère d'intérêt historique qui n'est pas connu jusqu'ici et soulève en outre une question de droit importante.

Il s'exprime en ce sens :

« Voici bientôt 15 ans que j'endure la peine de l'exil avec toute la soumission d'un homme qui respecte l'autorité, sans avoir la consolation d'en atteindre le terme, car hélas ! cet exil est perpétuel !

« Mon espoir, jusqu'à ce jour, était dans la clémence royale, et j'y comptais d'autant plus, que toutes dissensions politiques étant depuis longtemps éteintes en Belgique, je ne croyais pas qu'il fût nécessaire d'en perpétuer en moi le souvenir. Aussi j'adressai successivement au Roi, et à de longs intervalles, des demandes en grâce, dont j’ai l'honneur de joindre ici les copies, sous les n°1, 2, 3, 4, 5 et 6. Les premiers restèrent sans réponses, les dernières reçurent des réponses négatives.

« A l'étranger, où ma condamnation ne fut et n'est pas encore comprise, l'on ne pouvait croire à la stricte exécution d'une peine qui n'a plus d'exemple. En effet, nous avons vu, messieurs, tous les gouvernements, même les plus despotiques, grâcier, les uns après les autres, leurs condamnés politiques ; et certes il y en avait un grand nombre parmi eux, qui, militaires comme moi, encoururent les mêmes reproches de la royauté. Comment n'aurais-je pas conservé le doux espoir de voir à mon tour fléchir sa sévérité ?

« Aujourd'hui que l'illusion ne m'est plus permise ; depuis surtout que le dernier anniversaire des journées de septembre est passé, sans qu'un souvenir généreux se soit rappelé la part que j'ai prise dans la conquête de nos libertés, il ne me reste plus qu'à profiter d'un cas exceptionnel, pour déposer respectueusement à votre barre la pétition d'un citoyen que 15 années d'exil ont cruellement éprouvé, qui, époux et père, vous supplie de lui rendre une patrie, d'en donner une à ses enfants.

« Loin de moi l'idée de vous placer, messieurs, entre la sympathie que peut inspirer le malheur et la prérogative royale, pour vous faire juges dans ma cause. Je viens fixer l'attention de votre haut pouvoir sur une question neuve, qui n'intéresse que moi seul aujourd'hui, mais qui peut servir de précédent à d'autres, et perpétuer une atteinte à la loi fondamentale du royaume. Que ce soit mon excuse, messieurs, pour vous détourner un instant de vos nobles travaux.

« Si j'ai tardé si longtemps à vous soumettre cette intéressante question, c'est qu'il semblait qu'en la formulant je faisais bon marché de la parole que j'ai donnée d'accepter une peine qui n'existe pas dans nos lois, c'est que le temps n'avait pas assez consacré ma patience à souffrir la mauvaise fortune et à supporter seul la faute de plusieurs, c'est que le temps des agitations politiques n'est pas celui des confidences, et qu'en les faisant prématurément, je paraissais céder au désir de me venger de l'ingratitude et de l'oubli.

« Depuis la mort de Guillaume II, aujourd'hui surtout que le Roi Léopold, par sa sagesse, a si bien su rallier toutes les opinions à son gouvernement, ces motifs n'existent plus, ma générosité n'a plus de sens et je puis enfin, rendu à mon libre arbitre, placer dans son vrai jour ces faits qui ont motivé ma condamnation, en éclairant pour la première fois le jugement de la magistrature, et me présenter à vous, messieurs, dégagé de ce cortège ridicule de réticences et de dénégations, qui ont assez paralysé la défense, dans un procès où l'accusation ne pouvait, faute de mieux, s'entourer que de mensonges officieux.

« Je sais bien que cette confession politique ne prouvera pas mon innocence ; mais elle rectifiera du moins l'opinion publique sur la part que j'ai prise à un complot qui ne s'est manifesté qu'à l'état d'intentions, coupables sans doute, mais que l'exécution seule eût rendu criminelles. Et cette exécution ne devait jamais avoir lieu, le complot étant avorté par ordre supérieur, un mois avant mon arrestation, comme le démontrera le récit des événements.

« J'étais donc innocent devant la loi, lorsque mes peines physiques et morales commencèrent. Je pouvais d'un mot en donner la preuve, mais ce mot compromettait deux têtes couronnées et mes nombreux amis politiques, sans utilité pour le gouvernement qui n'avait plus rien à redouter. Me sauver ou atténuer le jugement des hommes, au prix d'une délation, n'allait pas à mon caractère. Je me tus, et ce silence m'a valu jusqu'à ce jour dix-huit mois de détention, l'exil perpétuel dont la treizième année s'écoule, la perte de ma position, celle de ma fortune et l’indifférence d'amis comme d’ennemis. N'est-ce pas payer bien cher une faute qui s'est arrêtée à la pensée ?

« Un de vous, messieurs, dont l'esprit et le jugement n'est pas contesté, me disait naguère que mon grand malheur était de n'appartenir à aucun parti : par conséquent de n’intéresser personne. Cet argument ne peut être que la satire de l'esprit d'ostracisme dont je suis frappé, car il me paraît plus juste d'en tirer cette autre conséquence qu'un être sans parti est forcément inoffensif, et que dès lors il peut compter sur l'intérêt de tous.

« Telle est, à la vérité, mon espérance, et je sens renaître mon courage en voyant siéger au milieu de vous, messieurs, tant d'honorables représentants contemporains de cette époque où j'eus l'insigne bonheur d'être utile à ma patrie. Aussi ne devrais-je pas vous fatiguer du récit de mes services, si une nouvelle génération navait pas à apprendre quelles sont les compensations que j'ai à faire valoir pour mériter son indulgence d'un moment d'erreur.

« Du 25 au 27 août 1830, on me vit risquer ma vie pour sauver les propriétés publiques et particulières. Le 28, je fus appelé au conseil de la garde bourgeoise en qualité de chef de deux sections de la capitale. Depuis cette époque, je figurai en première ligne dans tous nos événements politiques, sans jamais abuser de l'ascendant que j'avais acquis sur le peuple. Je m'en servis toujours pour le ramener à des sentiments de modération.

« Le 6 septembre, à la tête d'un corps de volontaires je dégageai Tervueren occupé par les troupes hollandaises et favorisai l'entrée à Bruxelles de l'artillerie liégoise.

(page 1146) « Le 8 septembre, je reçus du conseil la mission d'organiser son autorité à Ath qu'on disait au pouvoir du peuple. J'entrai dans cette place forte, accompagné seulement du capitaine Gambier, et je n'en sortis que sur les instances réitérées de M. le comté de Rouillé, colonel des gardes civiques, qui m'assura qu'aussitôt qu'un gouvernement provisoire serait établi à Bruxelles, la ville se rendrait sans qu'on eût à redouter les conséquentes d'un soulèvement populaire. Cette conversation avait lieu en présence de tout le corps d'officiers que j'avais convoqué à l'hôtel ou nous étions descendus et tandis que les autorités hollandaises délibéraient sur l'opportunité de notre arrestation.

« Le 21 septembre, lorsqu'il n'y eut plus de doute que le Roi, qui traitait sa capitale de rebelle et son peuple de factieux, allait en appeler au Dieu de batailles, je fus proclamé, d'un commun accord, commandant en chef des forces actives ; mais ne conservai de cet honneur que l'expression d'une grande confiance, car je ne tardai pas à acquérir la conviction que mes collègues, au pouvoir, désespérant d'une défense qu'ils croyaient illusoire, impraticable, impossible, s'étaient tous retirés. Dans ces premiers moments d'isolement, et avant de prendre une résolution, je voulus relire l'acte qui me conférait le pouvoir qui devenait la dictature, mais le livre des délibérations du conseil était disparu et avec lui toute trace légale de ma nomination. Le premier élément qui constitue la force de l'homme au pouvoir me manquant, j'abandonnai à mon tour désespéré, découragé, mais le dernier, une partie qu'il était réservé au peup'e seul de gagner.

« Redevenu simple citoyen je combattis dans ses rangs la journée du 25 ; le 26 je commandais toute notre aile gauche.

« Le 28 septembre le gouvernement provisoire me nomma colonel d'état-major et quelques jouis après je fus appelé à former le personnel du département de la guerre. Sans aides, sans documents aucuns, je parvins, en peu de jours, à former la division la plus intéressante du ministère, dont je restai le chef jusqu’au moment où Bruxelles, menacé par de nouveaux désordres, eut besoin d’un gouverneur ferme et populaire. On m’offrit de me charger de cette tâche délicate en me nommant général de brigade ; j’acceptai et empêchai peut-être une contre-révolution.

« Avant de quitter le ministère, je fis disparaître du dossier de MM. les officiels toutes les dénonciations faites contre eux.

« Le 20 aviil, je fus nommé au commandement de la province de Liège ; le 21, on y ajouta celle de Limbourg en me chargant du troisième grand commandement militaire.

« C'était une époque où la nation était la plus divisée d'opinions sur les moyens qui devaient la rendre heureuse. A Liège, en général, on ne la concevait telle, qu'orangiste ou française ; ma mission était de maintenir la nationalité, j'y parvins malgré les difficultés sans nombre dont j'étais entouré.

« La province de Liège était le foyer de toutes les intrigues. On y fomenta des insurrections, on souleva les ouvriers des mines, on intimida les magistrats et les habitants par des menaces de pillages, on finit par protester publiquement et par écrit sous la direction des magistrats contre l'élection du Roi. Une députation de conseillers provinciaux vint me prier de ne pas faire tirer le canon en cet honneur, dans la crainte d'exaspérer les esprits. Le parti soi-disant français, qui dominait tous les autres, avait tout disposé pour arborer le drapeau tricolore de nos voisins, le jour que la décision du congrès serait connue ; l'on désignait déjà les membres d'un gouvernement provisoire, et j’ose le dire, sans ma fermeté et les mesures que je sus prendre, nous aurions vu éclater la séparation.

« Le gouvernement était dans une inquiétude mortelle, je recevais courriers sur courriers ; on vantait mon courage, ma fermeté, on approuvait d'avance toutes les résolutions que je prendrais ; m'autorisant à arrêter et faire remplacer de suite les autorités civiles que je jugerais infidèles : enfin l'on ne mettait pas de bornes à la reconnaissance. Mais que j'allais apprendre bientôt de combien près est le Capitole de la Roche Tarpéienne !

« Un peu plus tard, lors de l'invasion du territoire par l'armée hollandaise, je me servis des pouvoirs illimités qu'on m'avait conférés, pour organiser les bataillons de gardes civiques mobilisées, dont je nommai les chefs supérieurs. Je pressai l'arrivée en poste des troupes du Luxembourg, je réunis les volontaires, bref je mis toute l'activité possible à improviser des moyens de défense dans les circonstances difficiles où je me trouvais sans ordres ni instructions du gouvernement.

« Le 6 août, je reçus du major de Lagotellerie, une lettre datée de Hasselt du 5 à 9 heures du soir, qui me priait au nom du lieutenant-général Daine de lui envoyer du renfort. Le même jour mon aide de camp que j'avais envoyé à l’armée pour entretenir mes relations avec elle, me mandait que les villages des environs étant épuisés, elle manquait de pain.

« Or, messieurs, pour bien comprendre ce que je fis alors, faut-il savoir que l'intendant de l'armée de la Meuse n'avait ni magasins de vivres, ni moyens de s'en procurer, que les fournisseurs et livranciers se refusaient a toutes livraisons, tellement la panique était grande, légitimée peut-être par la marche de Saxe-Weimar sur Tervueren et celle du prince d Orange sur Louvain. A Liège même dont je pus alors apprécier le patriotisme, là où les magistrats joignirent si spontanément tous leurs efforts aux miens, l'écu restait délfant. Pour obtenir les livraisons nécessaires, je dus m'engager personnellement, je n'hésitai pas une seconde, et dans cette même journée du 6, un convoi de vivres et un corps de troupes parlaient pour l'armée.

« Le 8 au matin, je recevais du commandant en chef de l'armée lés ligne suivantes :

« Du bivac de Houthalen, 7 août, 9 heures du matin.

« Mon cher général,

« Je viens de recevoir par voire aide de camp vos communications ; je vous rémercie bien sincèrement pour les soins que vous vous êtes donnés, d'assurer du pain à mon armée qui en avait le plus pressant besoin, et pour l’activité que vous avez mise pour faire augmenter mes forces, etc.

« (Signé) Daine. »

« Aussitôt que j'appris que la partie de l'armée de là Meuse qui couvrait Tongres était sans nouvelles du quartier général, je pris sur moi de lui donner des ordres, qui malheureusement ne parvinrent au chef, qu'après qu'il eut exécuté un mouvement rétrograde jusqu'aux portes de Liège. Je courus à ces troupes, relevai le moral des chefs et rendis la confiance aux soldats en me mettant à leur tête pour aller reprendre Tongres le même jour qu'on m'assurait être au pouvoir de l'ennemi.

« J'arrivai devant Tongres à 8 heures du soir. Là m'attendait le spectacle navrant d'une armée en déroute, son général en chef aux prises avec un sous-officier qui avait tenté de l'assassiner, et tout un état-major consterné, parmi lequel se trouvaient les ministres de la guerre et de l'intérieur. La résolution était prise de se retirer sur Liège, je dus donc me hâter d'y retourrner, pour parer aux nouveaux embarras qu'allait me donner une armée en désordre dans la capitale de mon commandement.

« Pour achever cette journée, il fallait pourvoir de suite aux besoins d'une armée qui marquait de tout, prévenir sa démoralisation complète, suite inévitable de la négligence coupable du service des vivres, rendre la confiance au soldat murmurant contre ses chefs, criant à la trahison, et empêcher surtout que la malveillance ne tirât parti de son exaspération, pour ruiner le dernier rempart de notre indépendance. Aussi, ma première pensée fut-elle de satisfaire largement à son bien-être ; ma seconde, de me servir des titres que j'avais à la reconnaissance des officiers de tous grades, que j'avais placés étant au département de la guerre, pour calmer son irritation et lui faire apprécier mes soins. Ces moyens si simples réussirent au-delà de mes espérances ; le lendemain j'étais déjà assuré de mon ascendant sur elle.

« Mais l'intrigue et la lâcheté avaient circonvenu le général en chef. On tenait des conseils de guerre où sa déchéance était agitée : on mit en jeu tous les ressorts pour lui faire résilier son commandement. Je résolus de déjouer ces projets.

« Ses propres soldats, disait-on, voulaient le fusiller, et à défaut d'eux, le peuple de Liège devait l'assassiner dès qu'il se montrerait en public.

« Le général abattu par ses malheurs, ayant déjà failli être la victime d'un assassinat, était d'autant plus disposé à ajouter foi à ces odieuses calomnies, qu'elles venaient de lui être confirmées par un général d'un caractère respectable. Sur ces entrefaites, je me présente chez lui ; il me raconte le sujet de ses inquiétudes ; je m'empresse de le calmer en l'assurant que je répondais de lui sur ma tête, mais qu'il fallait à l'instant même monter à cheval, se montrer partout, tant au peuple qu'à ses troupes ; que je serais à ses côtés et courrais les mêmes chances que lui ; qu'ainsi, on déjouerait non seulement toutes les intrigues, mais pourrait encore juger de l'esprit de son armée, que j'avais préparé à le recevoir. Ses officiers d'état-major qui n étaient pas aussi rassurés que moi sur les suites de cette démarche décisive, tentèrent quelques observations auxquelles le générai Daine coupa court en ordonnant de préparer ses chevaux.

« Après cette revue, où le général fut accueilli par des vivats auxquels il ne s'attendait pas, l'émotion fut grande de voir le vieux soldat, cédant aux élans de son cœur, se jeter dans mes bras, en m'appelant son sauveur, et d'entendre ses officiers m’assurer que je venais de leur donner une grande leçon qu'ils n'oublieraient jamais.

« Tandis que je travaillais avec tant de bonheur à réconcilier l'armée avec son chef, le ministre de l'intérieur envoyait, à mon insu, le gouverneur civil de la province chercher à Namur le lieutenant générai Goethals pour remplacer le géneral Daine. Cette nouvelle n'eut pas plutôt transpiré, que l'armée, qui venait de me juger à l'œuvre, résolut de me conférer elle-même l'honneur de la commander. Je répondis aux officiers supérieurs qui vintent me sonder sur cette résolution, que je sentais vivement tout ce qu’il y avait de flatteir et de séduisant d’être ainsi élevé sur le pavois, mais qu’il n’entrait pas dans mon carcatère de profiter du malheur d’un ami, que j’aurais eu l’air de servir pour le mieux dépouiller ; que je restais convainci que l’expérience du général était indispensable à l’armée, dans l’incertitude où nous étions des événements. - « Si ce sont là vos seuls motifs de refus, me repondit un officier placé trop près de son général pour ignorer sa pensée, je vous réponds que le général ne nous quittera pas et qu’il restera près de vous. » Alors, le colonel Hamesse, mon chef d’état-major, présent à cette entrevue, me fit observer que je ne pouvais, sans ordres du Roi, quitter le commandement important qui m’était confié. Ces paroles mirent fin à un entretien d’où a dépendu toute ma destinée.

(page 1147) « Le quatrième jour depuis son arrivée, l'armée pleine de vie et d'espérances, partait de grand matin pour reprendre l'offensive, se dirigeant sur Saint-Trond.

« Le 14 août j'appris la convention faite avec général Belliard et le prince d'Orange : le 15 je reçus du ministre les dépêches officielles pour le général en chef de l'armée de la Meuse, dont il m'accusa réception le 16, de son quartier général de Hoegaerde.

« Si je me suis laissé entraîner dans de trop longs détails, en narrant ces événements qui appartiennent depuis longtemps à l'histoire, c'est qu'il fallait indispensablemenltfaire ressortir toute la confiance que le gouvernement plaçait dans mes capacités, pour qu'il me donnât, dans des circonstances éminemment critiques, un commandement si important et supérieur à mon grade ; combien il accrut mon importance en l'investissant de pouvoirs illimités, dans un moment où le sort de la patrie était entre mes mains ; comment je répondis à tout cela, exerçant et supportant les charges d'un divisionnaire avec ma solde de brigadier. Alors seulement on se rendra bon compte de ce que je dus éprouver en perdant le poste et les honneurs d'un grade supérieur que j'occupais avec distinction, pour aller occuper celui d'un grade inférieur au mien, et au moment où je croyais avoir mérité les plus grandes récompenses,

« Quatre jours après la cessation des hostilités, c'est-à-dire le 20 août, je recevais, avec l'arrêté qui supprimait les grands commandements militaires, une lettre de service pour prendre le commandement de la province du Limbourg, la seule qui fût mutilée et la moins importante des deux que je venais de commander avec tant de bonheur. Pas un mot de remerciement pour tout ce que je venais de faire, rien enfin qui pût adoucir le mauvais effet d'une disgrâce. Il était impossible d'être plus brutal dans la manifestation de son ingratitude.

« Aigri au dernier point, j'allais répondre à cet affront par l'envoi de ma démission, lorsque je reçus la lettre ci-après du colonel Hamesse, mon chef d'état-major, que je place ici, parce que l'opinion de cet excellent homme, dont l'armée respecte la mémoire et que son mérite appela au poste de sous-chef de l'état-major général de l'armée, est une autorité qui répond d'avance aux observations que me fit plus tard le ministre de la guerre, le même qui, comme ministre de l'intérieur, fut témoin de ma conduite à Liège.

« 24 août 1831.

eMon général,

« Je viens d'apprendre que vous avez reçu une lettre de service pour prendre le commandement de Limbourg. J'aurais été vous témoigner l'extréme déplaisir que cette nouvelle m'a fait éprouver, si je ne me trouvais de nouveau retenu chez moi, avec le pied sur le coussin.

« Quoique le Limbourg doive offrir le commandement le plus important du pays, si Maestricht nous est rendu, cependant à votre âge ce poste ne peut convenir. Sans prendre un parti extrême auquel nous sommes toujours disposés dans un premier mouvement de juste humeur, je pense, dans votre situation, qu'il conviendrait, pour le moment, de faire des représentations au gouvernement, de demander un service actif et d'attendre sa réponse avant de prendre une décision qui mette fin à une carrière brillante que vous avez devant vous.

« J'ai cru, général, d'après ce que je viens d'apprendte et d’après les sentiments que je vous porte, devoir vous donner ce conseil, en le faisant dans votre pur intérêt.

« Votre dévoué,

« Hamesse. »

« Je me rendis à ces sages conseils, et espérai encore une réparation, car je ne pouvais croire à l'intention arrêtée de se défaire d'un homme qui, en l'espace de quatre mois, venait de sauver deux fois une province de l'anarchie, de préserver sa capitale de pillages et de désordres, de rendre un service éminent à la royauté, de conserver une armée a son pays, d'avoir vu enfin, pour son attachement à ses devoirs, sa vie jouer aux dés, dans une réunion séditieuse. Je me trompais !

« Je demandai et obtins un congé de trois mois ; je partis pour Bruxelles où, malgré toutes mes démarches, il me fut impossible d'obtenir audience du Roi, ni justice du ministre. Que pouvait-il m'arriver de pis, si j'avais mal servi mon pays ?

« Le 15 novembre j'écrivis à Sa Majesté ce que je n'avais pas eu l'honneur de pouvoir lui dire verbalement, et mon congé expirant, je demandai ma non-activité de service.

« L'année suivante je renouvelai mes prétentions à servir mon pays.

« M. le comte de Mérode, ministre de la guerre, me répondit, avec sa franchise ordinaire : « C'est à mes démarches et à mes instances réitérées près du Roi que des officiers étrangers ont été appelés chez nous. Je m'applaudis de ces démarches, parce que je les crois approuvées par la nation, qui paye les frais énormes d une armée nombreuse, non pour ses intérêts privés, mais pour l'honneur de la libellé du pays, qu'un amour-propre national puéril a suffisamment compromis dans le mois d'août. »

« En conscience, M. le ministre aurait dû se rappeler que je n’avais pas fait preuve d’incapacité ni d'amour-propre puéril à cette époque de malheur.

Il continue : « C'est en fabriquant qu'on devient ouvrier, et l'art difficile du commandement supérieur ne s'acquiert, sauf quelques exceptions, que par la pratique et l’expérience. » Ainsi, M. le ministre ignorait, et pour un ministre de la guerre c'est impardonnable, que je fabriquais depuis 23 ans ! Pour répondre à son excellent jugement, je publiai un peu plus tard mon ouvrage sur les grandes manœuvres d'armée, qui me valut en Europe des approbations si flatteuses.

« Lorsque le Roi institua son ordre en décembre 1833, pour récompenser les services rendus pendant la campagne d'août 1831, il se trouva que deux cent soixante et douze chevaliers. avaient mieux mérité que moi cette récompense, et il n'y avait pas à s'y tromper puisque l'arrêté disait que le ministre de la guerre s'était fait aider dans son travail d'une commission d'officiers généraux et supérieurs, qui avaient scrupuleusement examiné le travail préparatoire pour indiquer les changements qu'elle croirait avoir à proposer. « Telles sont, disait le Moniteur, les précautions minutieuses dont on a cru devoir s'entourer dans un travail aussi délicat. »

« Je pris toutefois la liberté de soumettre au Roi en audience particulière quelques observations respectueuses sur ce travail ministériel auquel manquait mon rapport comme chef d'une division militaire : conséquence depuis deux ans d'un oubli calculé. En effet, en jetant un voile sur le passé, on s'acquittait du poids de la reconnaissance, et on effaçait les traces d'une position élevée, dont il fallait désormais rendre les prétentions ridicules et inconvenantes aux yeux d'un prince étranger. Mais la Providence, qui sait défaire les trames les mieux ourdies, inspira à Sa Majesté le désir de connaître ce qu'on lui avait si bien caché, et je fus décoré de ses mains, avec le considérant qui suit :

« Voulant récompenser les services que le général comte Vander Meere a rendu pendant qu'il avait le commandement de la province de Liège, et notamment le zèle qu'il déploya à l'époque des hostilités du mois d'août 1831, et les mesures qu'il prit alors pour fournir aux besoins de l'armée de la Meuse et la mettre promptement en état de reprendre l'offensive. »

« Croirait-on, après avoir lu ce magnifique considérant, qu'il se soit trouvé en 1842 un Belge, l'organe du gouvernement, me faisant le reproche en cour d'assises, d'avoir mendié la croix ?

« Les émeutes qui éclatèrent à Bruxelles en avril 1831, nécessitèrent des mesures de rigueur qui ne répondirent pas à l'attente du gouvernement. Les ministres inquiets m'appellèrent au conseil et voulaient que je prisse sans retard le commandement des troupes. Le général Evain, ministre de la guerre, rédigea même un ordre qui se ressent de la précipitation avec laquelle il fut donné. Je le conserve comme un autographe précieux : le voici :

«Le général Vander Meere prendra le commandement d'une colonne pour dissiper les rassemblements et rétablir l'ordre.

« Le ministre directeur de la guerre,

« Baron Evain. »

« Ordre aux officiers d'obéir aux ordres de M. le général Vander Meere.

« Baron Evain. »

« J'observai que les troupes étant placées par un ordre du jour sos le commandement du lieutenant général Hurel, il était de nécessité absolue de le prévenir pour éviter un conflit de pouvoir. On l'envoya chercher au palais ; la réponse fut qu'il déjeunait. Les ministres me parurent très mécontents. M. Nothomb entre autres, se leva en s’écriant : « Est-ce qu'on déjeune un jour comme celui-ci ? Messieurs, nous sommes en nombre, prenons une décision sans plus attendre. » Pressé d'accepter le commandement des troupes, je dis alors au général Evain, que je voyais très embarrassé : « Je crois, général, que vous feriez bien d'informer vou-même le Roi et le général Hurel de la décision du conseil, et du plan que je propose, qui est de partager Bruxelles en trois commandements dont je conserverai celui de la partie haute et l'autorisation d'agir partout où ma présence sera nécessaire. Donnez, les deux autres au général Nypels et au colonel de Brouckere, en priant le général Hurel de mettre à notre disposition les troupes dont nous aurons besoin ; ainsi, me paraît-il, toutes les susceptibilités seront ménagées.

« Les ministres prièrent leur collègue de la guerre d'aller sans retard trouver le Roi, pour lui faire agréer ces mesures. Peu d'instant après, il revint et m'écrivit séance tenante la lettre ci-après :

« Monsieur le général,

« Je m'empresse de vous informer que le gouvernement vous donne le commandement de la sixième section de la ville de Bruxelles.

« Vous vous mettrez à la tête des troupes qui occuperont ce quartier et vous avez à agir avec promptitude et énergie, partout où des désordres auront lieu, et partout où la tranquilité publique serait menacée.

« Vous me rendrez compte d'heure en heure de l'état de la tranquillité du quartier auquel vous êtes préposé, ainsi que du résultat des mesures que vous aurez prises.

« Le ministre directeur de la guerre,

« Baron Evain.

« L'ordre fut rétabli, les journaux firent mon éloge, et je fus particulièrement flatté des remerciements que M. Lebeau crut devoir me faire au nom du conseil des ministres, ajoutant que le Roi se réservait de me rémoigner lui-même sa satisfaction. C’était trop pour si peu, aussi les choses en restèrent-elles là.

(page 1148) Je crus néanmoins l'occasion si favorable que je demandai le poste qu'on allait créer de gouverneur de la résidence. L'on avoua que je convenais sous tous les rapports, que je venais même d'y acquérir des droits, mais que le mauvais effet que produisaient à la cour mes attention pour une femme mariée était un obstacle insurmontable.

« Il n'y avait plus à s'y tromper, c'était bien à la cour qu'étaient mes ennemis. Ne pouvant nier mes services ni attaquer mon patriotisme, leur tactique insaisissable de malice et de malveillance, devait s'en prendre à ma vie privée. Des écrits anonymes répandus à profusion étaient surtout accueillis avec complaisance du parti étranger qui avait l'oreille du Roi, et que j'avais eu l'imprudence de blesser en écrivant au comte de Mérode :

« Une des causes principales de la révolution fut l'accaparement des places par nos frères du Nord ; l'avons-nous faite pour les donner à nos frères du midi ? alors nous méritons l'épithète dont les Français nous ont gratifiés en tout temps...

« Combien je déplore l'aveuglement de nos gouvernants ! ils abattent au lieu de relever le courage des enfants du pays. Ils préparent des siècles d'humiliations à un peuple de braves, qui combattra vaillamment, mais qui d'avance se voit enlever sa gloire, car les étrangers ne manqueront pas de s'attribuer ses succès. Dans des circonstances pareilles, je ne garderai pas le silence : je connais trop le respect que je dois au gouvernement, je n'y manquerai pas, mais je n'accepterai jamais le cachet honteux qu'on veut empreindre sur nos fronts. Puissent mes collègues sentir aussi vivement que moi, cette fatale blessure à l'honneur national ! »

« Telles sont, messieurs, les principales phases d'une carrière où la bonne fortune voulut que je fasse quelque bien, sans que ma conscience eût à se reprocher le moindre mal.

« Prêt à rendre justice à tout le monde, je souffris impatiemment d'être écarté de cette justice distributive à laquelle je crus que mes services, ma naissance, ma fortune avaient des droits, et entraîné ainsi, par un enchaînement funeste de circonstances, qui jettent trop souvent les esprits les plus sages hors de toutes limites de modération, j'en vins à regretter d'avoir prêté les mains à l'établissement d'un pouvoir qui méconnaissait mes bonnes intentions.

« L'injustice me fit faire de grandes réflexions : « La Belgique, me suis-je dit, a saisi la première opportunité qui s'est offerte à elle pour briser un pouvoir qu'elle trouvait trop exclusif : elle s'est donné le triste plaisir de pousser son triomphe au-delà des bornes de la raison, et tout en relevant son drapeau national, elle s'est blessée à mort dans ses intérêts matériels.

« A cet état fiévreux qui agitait tous les peuples de l'Europe, après la révolution de Juillet, à cette propagande qui faisait trembler les trônes, à cette politique égoïste et mercantile qui sacrifie à son commerce ce amis comme ennemis, si l'on ajoute la condamnation de De Potter, l'on aura trouvé les auxiliaires qui firent éclater chez un peuple imitateur des mécontentements comprimés. Mais si les hommes honorés du pouvoir dangereux de représenter le peuple, voulurent fortement le redressement des griefs, ils n'eurent jamais la pensée d'une rupture complète avec la dynastie des Nassau. Des fautes commises de part et d'autre amenèrent ce résultat inattendu.

« Livré à son bon sens naturel, et toujours sous l'impression d'une cause juste, les Belges arrêtèrent leur premier succès, en déposant au pied du trône des représentations respectueuses qui ne furent pas écoutées. La dignité royale fut offensée qu'on les lui fît les armes à la main, et avoir méconnu notre modération, la pureté de nos intentions futures, fut une première faute, qui fit prendre à la nation une altitude menaçante que Guillaume se proposait de punir, fort de ses droits légitimes, acquis au congrès de Vienne.

« Il est incontestable que le Roi perdit ses provinces méridionales par entêtement, ne voulant à aucun prix traiter avec des rebelles. C'est ainsi qu'on nous désignait à cette époque étonnante qui vit s'accomplir, au milieu d'irrésolutions sans nombre, un fait en dehors de toutes les prévisions.

« La Belgique, rentrée dans l'ordre sous la régence, se prépare, pour assurer son indépendance, à l'élection d'un roi.

« Les orangistes en acceptant les faits accomplis pouvaient se montrer au grand jour et se rallier, les patriotes comprenaient qu'avant tout, il fallait assurer les intérêts matériels et sortir des embarras de la diplomatie ; mais ils préférèrent ourdir dans l'ombre une conspiration impopulaire, haineuse, mal conduite, toute d'ambition personnelle.

« En effet qui eût empêché le Congrès National, pour rompre le cercle étroit dans lequel les puissances l’enfermaient, de faire sortir de son urne le nom du prince d'Orange, lui qui tout récemment encore venait de se compromettre par attachement pour nous, lui pur du sang belge versé dans nos murs, et qui avait arrosé nos champs du sien, lui enfin, qui pouvait nous rendre un jour tout ce que nous avions perdu ?

« Aussi cette grande vérité fut si bien comprise par le parti exalté, qu'il conçut le projet de faire précéder l'élection d'une déchéance perpétuelle de la famille de Nassau.

« Ce moyen placé comme limile à l'intelligence des membres du Congrès, devait amener le résultat dont nous subissons les conséquences.

« La couronne est tour à tour offerte, sollicitée, refusée. - L’opinion se dessine en faveur du prince de Leuchtenberg, en même temps qu'une commission du Congrès part pour Paris, demander à Louis-Philippe le second de ses fils. - Sa première réponse est un refus, basé sur l'engagement, pris entre les grandes puissances, de n'accepter la couronne belge pour aucun des membres de leur famille. Mais sur l'avis qu'on chante la « Beauharnaise » dans les rues de Bruxelles, que l'inauguration du prince a eu lieu en effigie au spectacle, on s'émeut : le fils d'Eugène aux portes de France devenait trop dangereux à la dynastie naissante ; à tout prix, il faut déjouer cette combinaison. - La commission est rappelée, amusée, on ne lui dit pas encore qu'on acceptera, mais on lui en donne l'espoir, et elle s'empresse de nous revenir en disant partout, que Nemours acceptera s'il est nommé. - Cette déclaration, et ceci est plus sérieux, nous est confirmée le lendemain, jour même de l'élection, par le général «la Wœstyne, qui vient exprès au nom du roi des Français, engager sa parole d'honneur d'une acceptation, au cas d'une majorité absolue. Le caractère du général, l'estime dont il jouit en Belgique, ne permet plus de douter. Le parti de Leuchtenberg se divise, et au deuxième tour de scrutin, Nemours est proclamé roi. Courrier par courrier le refus d'acceptation arrive de Paris.

« Alors la combinaison Ponsonby marche sans concurrence. La défaite du parti de Leuchtenberg ne permettait plus de reprendre un projet qui eût été un pis aller. Le prince de Cobourg reçoit à son tour une députation à Londres, fait ses conditions et est élu, non sans une forte protestation de la minorité du Congrès, et cette minorité du Congrès est composée d'hommes sérieux, honnêtes et qui ont à juste titre la confiance de la nation.

« Nous devons l'avouer, il s'en fallut de bieu peu que cette minorité ne devînt omnipotente : en effet que lui fallait-il pour faire triompher son opposition ? Une ville importante où elle eût pu se retirer en élevant autel contre autel ; une population dont l'esprit public lui fût acquis ; des autorités qui y appuyassent ses opinions ; une force civique imposante, organisée et dévouée ; une armée indécise qui n'eût rien entrepris contre elle. Rien de tout cela ne lui manquait ; Liège et sa province réunissait toutes ces conditions. L'association iationale qui s'était prononcée pour elle, lui assurait de plus une action sur toute la Belgique.

« A tous ces éléments de succès, que manquait-il donc ? L'adhésion d'un seul homme, qui tout en respectant des opinions si considérables, ne crut pas avoir droit d'examen dans cette question qui divisait le Congrès national. La ligne de ses devoirs était toute tracée ; il resta fidèle et dévoué au pouvoir qui avait placé en lui sa confiance. Sa détermination fit clore la révolution de 1830.

« En résumé la Belgique a commencé l'ère de 1830, riche de son industrie, de ses produits, de son haut commerce, de sa marine, de ses colonies. Elle est sortie de sa révolution triomphante pour jouir de son indépendance, avec une partie de son industrie détruite, sans haut commerce, sans marine, sans colonies et sans aucuns débouchés.

« Depuis, abandonnée, repoussée par ceux-là mêmes qui l'avaient précipitée dans la voie révolutionnaire, elle fait de vains efforts pour trouver une issue qui lui permette de lier ses intérêts commerciaux à ceux d'autres nations ; et pour elle c'est une question d’existence ! Plus son mouvement industriel a été rapide, plus il va lui créer des problèmes redoutables et sérieux pour un avenir peut-être très prochain. Ce grand atelier, qui doit étouffer dans l'accroissement immense de sa production, s'il n'a pas un grand marché, ne peut, me suis-je toujours dit, trouver son salut qu'en sacrifiant tôt ou tard sa nationalité, soit à la France, soit à la Hollande.

« Les chances de la première hypothèse sont éloignées, car sitôt qu'il fut question en haut lieu qu'un traité de commerce avec la France porterait les douanes françaises aux frontières de la Prusse, ce qui certes eût été une quasi-réunion, les ministres des puissances étrangères à Paris déclarèrent que son exécution serait un « casus belli ».

« Dans la seconde, le sacrifice se présente moins complet. Il ne s'agit plus de fondre sa nationalité dans cette d'une autre nation ; le roi Guillaume était trop désireux de recouvrer nos riches provinces pour ne pas accepter des conditions. Quant à la diplomatie, elle n'avait rien à y voir. »

« Notre nationalité n'était plus à mes yeux qu'une utopie, et j'avoue que je m'en expliquais assez librement, sans y attacher toutefois la moindre importance, cause à laquelle j'attribue les confidences que me firent des hommes politiques qui, comme moi, se trouvaient à Paria en 1839.

« M. Max-Delfosse l'un d'eux, ami intime de M. Van Gobbelschroy, ancien ministre du roi Guillaume, me dit, un jour que nous rassemblions nos souvenirs comme je viens de le faire plus haut : Le parti orangiste n'a fait que des fautes, le Roi comprend bien aujourd'hui qu'une restauration sur l'ancien pied était impossible : erreur que les chefs du parti maintiennent, en sacrifiant à leur ambition, les intérêts de son fils ; qu'il fallait sortir de cette voie en s'adressant aux patriotes, avec lesquels il était tout disposé à s'entendre. M. Max-Delfosse m'engagea de voir son ami le confident des pensées du Roi, pour m’assurer de ses intentions.

« A quelques jours de là, le général Vandersmissen m'apprit que les (page 1149) opinions de M. de Potter étaient tellement modifiées, qu'il regardait un arrangement avec la Hollande comme le seul qui pût tirer la Belgique du mauvais pas dans lequel elle se trouvait, et m'engageait aussi à voir notre célèbre compatriote.

« Vous voyez, messieurs, qu'on s'adressait à moi des deux extrémités du champ des opinions. Pourquoi ? me direz-vous. Eh mon Dieu parce que j'avais une grande fortune dont j'étais généreux, qu'on me savait très mécontent, et qu'en flattant mon ambition on espérait tirer parti de ma popularité.

« Je vis M. de Potter, qui s'expliqua franchement sur les illusions de son parti, et sur la nécessité d'une réunion avec la Hollande ; mais des conditions bien débattues d'avance, son opinion étant que la Belgique s'administrât elle-même, avec ses Etats, son armée, ses tribunaux, son gouverneur général sous une même dynastie. Quant aux intérêts généraux des deux peuples, on conviendrait du mode à les régler plus tard. - M. de Potier attachait un grand prix à la loi électorale qu'il voulait étendre, et autant que je puis en appeler à mes souvenirs, me parla aussi du suffrage universel.

« M. de Potier sacrifiant son idole, la république, aux intérêts et au bonheur bien entendu de son pays, me parut réellement un grand homme digne des ovations populaires qu'il reçut le 27 septembre 1830. »

« Au sortir de chez lui, j'allai faire ma visite à M. Van Gobbelschroy qui m'entretint longuement des intentions du roi Guillaume. Je lui fis, à mon tour, part de mon entrevue avec M. de Potter : il en fut étourdi Mais jamais, dit-il, le Roi ne voudra traiter avec lui, il est impossible qu'il soit sincère dans ce qu'il vous a dit. - Il y a un moyen bien simple de vous en assurer, voyez-le, soyez franc avec lui, il le sera avec vous et vous aurez son aide. - Mais quelles sont ses conditions ? - Rien pour lui, mais beaucoup pour le pays. - A la bonne heure, mais je crains toujours qu'il ne nous arrive avec de ces idées exagérées qui sont inadmissibles.... et puis, je n'ose prendre sur moi de conférer directement avec M. de Potter. - Et avec moi, vous ne craignez donc pas de vous compromettre ? - Oh ! c'est différent, vous, vous êtes bien noté à la Haye, on y connaît votre manière de penser par la correspondance de feu votre respectable père avec le comte de Heidt. - Moi, monsieur, j'ai un grand respect pour le roi des Pays-Bas, et je suis plein de reconnaissance pour les bontés dont le prince d'Orange a honoré ma jeunesse. Je n'ai jamais conspiré, mais j'ai chaleureusement soutenu la révolution dès qu'elle eut éclaté, parce qu'elle était d'accord avec mes principes, et je dois vous dire que je partage tout à fait l'opinion que M. de Potter m'a exprimée. - Eh bien, voulez-vous être l'intermédiaire entre nous ? - Oui, à condition que M. de Potter de son côté choisisse une personne de sa confiance, que vous recevrez ? - Soit, c'est convenu.

Je m'empressai de revoir M. de Potter, de lui expliquer les scrupules de M. Vangobbelschroy et sa promesse d'écouter la personne qu'il choisirait. Il comprit cette mesure de prudence, et me présenta son ami, le baron de Colins, colonel d'artillerie au service de France et Belge d'origine. - Ce fut M. Max Delfosse qui le mit en rapport avec l'ancien ministre.

« Plusieurs conférences eurent lieu, auxquelles je n'assistai pas ; j'appris seulement par M. Vandewalle, qu'on comptait sur ma caisse pour expédier à la Haye une personne capable d'expliquer au Roi et au prince héréditaire nos projets et de pénétrer leurs intentions : que M. Max Delfosse avait été choisi comme réunissant la confiance des deux partis, orangistes et patriotes, ayant donne des garanties à l'un par sa conduite en 1830, à l'autre depuis par la modération et le bon sens de ses opinions : il avait de plus la confiance de M. Vangobbelschroy.

« Je lui remis les fonds nécessaires, il partit, vit le roi à la Haye, le prince à Tilbourg, m'écrivit quelques lettres, m'assurant qu'on avait confiance en moi, peu en M. de Potter. Il me recommandait une grande réserve avec certaines personnes. Bref ce voyage se bornait a une grande reconnaissance pour juger le fort et le faible d'une partie difficile à jouer.

« M. de Potter mit la dernière main à son projet de constitution, que M. Vangobbelschroy porta lui même à la Haye, pour le soumettre à l'approbation du Roi et revenir avec les pouvoirs nécessaires pour donner mission d'agir.

« M. de Potter s'attendait à de nombreuses objections. S'il avait demandé beaucoup, c'était pour mieux conserver les fruits de la révolution, qu'aucun de nous n'eût voulu perdre ; aussi Guillaume se montra-t il facile sur les faits accomplis, mais ne promenait que l'examen sur les questions trop avancées. Il me donnait plein pouvoir d'exécution, et la charge de faire toutes les avances de fonds, qui me seraient remboursés sur ma déclaration. « Cette stipulation, me dit le ministre, est ce qui donne toute confiance au Roi : votre fortune vous permet d'y souscrire, et ne court aucun risque avec la parole royale. D ailleurs ces messieurs m'avaient assuré avant mon départ que telle était votre intention, et je m'en suis expliqué dans ce sens. »

" Je me voyais ici engagé, à mon insu, plus loin que je n'eusse voulu, mais MM. de Potter, Vandewalle, Vaudersmissen, Max-Delfosse et de Colins, me représentèrent que je ne pouvais plus reculer sans compromettre la cause, et j'acceptai conditions et promesses telles que M. Van Gobbelschroy me les faisait au nom du Roi.

« Je convins avec M. de Potter qu'il préviendrait ses amis politiques comme il le jugerait à propos, sans leur parler du pacte avec les orangistes. M. Van Gobbelschroy devait m'accréditer près du parti orangisle, sans compromettre M. de Potter. Il fut enfin convenu que chacun agirait de son côté dans un but commun, mais en gardant un profond secret sur les conventions arrêtées avec la maison d'Orange. A moi seul appartenait de donner le mot d'ordre. Nous nous séparâmes alors, attendant tout du temps et des circonstances.

« La Hollande, loin de regretter la Belgique, avait profité de la séparation pour donner un nouvel essor à son commerce, et bien accueillir des industries qui nous fuyaient et manquaient chez elle. - Amsterdam et Rotterdam surtout s'étaient tellement élevées en puissance sur les ruines du port d'Anvers, qu'elles ne pouvaient voir que d'un œil jaloux la réunion et, soit préjugé soit autrement, l'opinion générale y était contre nous.

« Cette opposition bien légitime des deux premières villes commerciales de la Hollande à toute espèce de réunion avec la Belgique, forçait Guillaume à des précautions les plus minutieuses pour cacher ses intelligences avec son parti en Belgique. Une autre considération non moins grave, était la promesse faite aux puissances de ne rien entreprendre d'occulte qui eût pu ajouter aux complications de la diplomatie.

« C'est au milieu de toutes ces difficultés qu'il fallait former une coalition des partis sans donner l'éveil au pouvoir, et préparer le succès d'une entreprise délicate, sans bouleverser l'ordre établi. Problème difficile à résoudre ; car s'il est aisé d'exciter les passions des hommes, il ne l'esl pas de régulariser le mouvement qu'elles ont soulevé. Deux années se passèrent en démarches de toute espèce.

« Je crois inutile d'allonger mon récit de détails minutieux qui en arrêteraient la marche, sans rien ajouter à la lumière que l'explication des faits généraux va nécessairement jeter sur cette affaire.

« A mon retour à Bruxelles au commencement de 1840, je me mis en rapport avec MM. Morel (du trésor), Metdepenningen et Castilloa, les chefs avoués du parti orangiste, déjà prévenus par M. Van Gobbelschroy et sur lesquels je comptais pour disposer leur parti à une prise d'armes, à un moment donné.

« Bien certain de profiter en temps voulu des engagements pris par M. de Potter, pour agir sur ses amis poliliques, j'ouvris des négociations directes avec MM. Feigneaux et Bartels, du parti républicain d'action.

« L'affection au roi Guillaume entrait pour quelque chose dans les efforts du parti orangiste, tandis que les républicains, d'accord sur la question des intérêts matériels du pays, ne voyaient d'obstacles au but qu'on se proposait qu'en la monarchie. Or, comme ils se reconnaissaient les plus faibles, ils me promirent leur concours, mais en stipulant qu'après la victoire ils se regarderaient comme complètement dégagés envers moi. Ceci, auquel il fallait souscrire, pouvait dénaturer le but de notre entreprise, ou tout au moins mettre en question, après le succès, ce qui devait, selon ma pensée, être décidé sur l'heure sans conteste. C'est ce qui me fit recourir à un troisième moyen d'action, qui m'assura de rester maître de la position.

« Cette déclaration si nette du parti républicain, me donnait l'avantage de prendre des précautions pour réduire à l'impuissance un parti faible à la vérité, mais qui pouvait, une fois dégagé légalement, nous faire la guerre, renforcé du parti des patriotes exaltés, et de ces hommes sans opinions, qui sont toujours à la suite des désordres pour le seul plaisir de les perpétuer. Je feignis donc d'avoir des intelligences dans l'armée : et ce qui donnait un caractère de vraisemblance à mes assertions, c'est qu'à cette époque il y régnait un grand mécontentement, humiliée qu'elle était, d'une part, d'être restée forcément l'arme au bras, tandis que pleine d'enthousiasme elle avait caressé l'idée d'une bonne revanche de 1831, et d'autre part, du peu de confiance qu'on lui témoignait par le système d'espionnage qu'un pouvoir occulte haut placé près de la royauté faisait peser sur elle. Mais en réalité rien n'avait été tenté pour la séduire. Il n'entrait pas dans mes vues de la souiller au contact des révolutions ; aussi est-elle restée complètement étrangère à cette conspiration toute civile.

« C'est alors que je résolus de m'ouvrir au général Daine, dont l'amitié m'était un sûr garant de son silence : sa reconnaissance envers moi l'eût fait passer dans le feu sans songer qu'il pût s'y brûler. Mon intention n'était pas d'abuser d'un si rare dévouement, et j'avais longtemps réfléchi au service que j'allais lui demander, et qui me paraissait ne devoir compromettre ni son honneur ni sa responsabilité,

« Voici en quelques mots ce qui se passa entre nous : « Vous devez, lui dis-je, tout ignorer ; ne vous mêlez de rien, vous empêcherez seulement l'anarchie de s'établir chez nous, et tout le monde vous en aura de la reconnaissance. - Si l'armée doit rester étrangère à toute conspiration, encore faut-il qu'elle conserve son unité et sa force à une cause honorable. - Vous recevrez dans la nuit l'avis de troubles à Bruxelles, et en même temps un ordre du gouvernement, pour marcher avec votre division sur la capitale ; c'est à moi de tirer parti de ces dispositions, sans vous en demander davantage. - Il n'y a rien là qui puisse vous compromettre. Si mon projet échoue, vous aurez été trompé ; s'il réussit, vous ralliez l'armée au parti de l'ordre. »

« Le général Daine aurait pu me dénoncer, il préfera rester en position de rendre un immense service à son pays.

« Vers le 15 septembre 1841 nous approchions d'une conclusion. Des intelligences avaient été ménagées dans presque toutes les villes, mais Gand, Liège et Bruxelles étaient organisées d'une manière formidable, (page 1150) les deux premières surtout, en raison de leurs nombreux ateliers. Anvers restait froid, les têtes du parti n'y trouvaient pas, disaient-ils, les éléments nécessaires pour préparer une insurrection.

« J'allai une dernière fois à Gand pour assister à une assemblée nombreuse, composée de tout ce que cette ville renferme de notabilités. Il y fut décidé que la levée de boucliers devait avoir lieu, un des jours des fêtes de septembre, comme offrant un prétexte naturel aux grandes réunions, sans inquiéter le pouvoir. Je fixai en conséquence le 25.

« Les chefs du parti à Liège, appartenant à la noblesse, à la finance et à l'industrie, vinrent eux-mêmes à Bruxelles, prendre le dernier mot.

« Toutes les villes devaient se soulever en même temps dès que Bruxelles en aurait donné le signal. Le général Vandersmissen s'y était réservé toute la partie d'action. Des députés de chacune d'elles devaient se trouver à Bruxelles pour assister au mouvement insurrectionnel et détacher un courrier l'annoncer à leur localité respective.

« Le général d'armée baron Van Geen, aide de camp du roi des Pays-Bas, partit pour lui annoncer ces dispositions ; le lendemain un notable de Bruxelles prit la même direction, pour lui confirmer que le 25 à six heures du soir la lutte commencerait.

« Le 25 au matin les derniers ordres furent donnés, je répandis l'or à profusion, tous les principaux meneurs en étaient munis ; les banquets patriotiques étaient tous payés, présidés par nos gens. Pas une seule indiscrétion de commise qui eût pu donner l'éveil au gouvernement, tout enfin faisait présager un succès.

« Depuis longtemps pour la première fois j'étais libre ; quelques heures seulement me séparaient du blâme ou de la louange ; la lutte au grand jour allait commencer, et faire cesser cette vie de complots, de mystères et d'inquiétudes continuelles. Je rêvais à cette bizarrerie du destin qui faisait de moi un conspirateur, moi si peu fait pour l'être ! lorsqu'on m'annonça le général Vandersmissen accompagné d'un étranger.

« A l'air du général, je pressentis un malheur, et comme après avoir pris place ces messieurs gardaient le silence, j'interrogeai des yeux le général qui me dit : « Je vous présente M. Grégoire, conseiller d'Etat en service extraordinaire et confident de Sa Majesté, pour tout ce qui regarde la Belgique. N'étant pas personnellement connu de vous, il m'a prié de l'accompagner pour certifier son identité. » Eh bien, monsieur, que dit le Roi ? - Hélas ! général, je suis porteur de bien tristes nouvelles, le Roi m'a envoyé vers vous en toute hâte, pour vous prier de suspendre l'exécution de votre entreprise. »

« Mais c'est imposs :ble, lui dis je en bondissant de ma chaise, songer, donc, monsieur, qu'à cette heure tout le monde est à son poste, que le dernier mot a été dit, que les meneurs subalternes en savent beaucoup trop : mais c'est nous perdre. - Je sens, général, tout ce que votre position a de pénible, et croyez-le bien, personnellement j'en suis navré. Il a fallu une circonstance bien impérieuse pour que Guillaume II m'envoyât si précipitamment vous arrèter dans ce que vous alliez faire pour lui ; mais il y va de sa couronne de Hollande. Vous savez que les Hollandais sont opposés à la réunion ; le budget n'est pas encore voté ; si des troubles éclatent ici, dans ce moment, le Roi sera accusé d'y avoir mis la main, on lui refusera tout, et il se verra dans des embarras dont il n'ose envisager la conséquence. Le roi en appelle à votre sagesse, à l'affection que vous lui témoignez, il n'a pas d'ordres à vous donner, mais à partir de ce moment, je dois vous déclarer qu'il n'est plus pour rien dans cette affaire ; qu'il vous laisse toute la responsabilité de ce qui arrivera, qu'enfin vous n'agissez plus pour lui.

« J'étais foudroyé, et, certes, M. Grégoire eût pu parler encore longtemps sans être interrompu. - « Enfin, lui dis-je, certes, monsieur, Sa Majesté n'a pu croire que c'est pour moi, que depuis deux ans je me donne tant de peine, et fais tant de sacrifices ? Demain, je lui rendais une couronne, aujourd'hui vous m'apportez l'infamie. - Allez, monsieur, dire au roi, que ses ordres sont exécutés, et qu'en nous perdant il brise à tout jamais ses espérances. - Allons, dis-je au général Vandersmissen, ne perdons pas une minute ; heureusement qu'en arrêtant tout à Bruxelles, nous empêchons les provinces de se compromettre, mais demain attendons-nous aux dénonciations.

« Les chefs du parti républicain étaient en permanence aux bureaux du journal « le Patriote » ; j'y courus et leur appris sans détour ce qui venait da se passer. Ils me firent la grâce d'y croire, et je leur en sus toujours gré, car ce message avait bien l'air d'une grande mystification.

« En moins de deux heures de temps, le contre-ordre général était connu et les députés des villes informés que Bruxelles ne bougerait pas. Les nominations faites retirées et brûlées, toutes traces de la conspiration disparurent.

« Apres le récit si sinple des événements que je viens de dérouler à vos yeux, messieurs, dans toute sa vérité, est-il encore permis de supposer, un seul înstant, que des projets arrêtés au moment même de leur exécution par la volonté expresse du prince pour qui ils avaient été conçus, pussent jamais être continués ou repris dans un avenir même éloigne ? Non sans doute, la logique s'y oppose. Aussi comme je l'ai dit, au commencement de cet écrit, la conspiration a bien été avortée le 25 septembre.

« Ce ne fut qu'à 9 heures du soir, que des bruits vagues d'agitations dans le peuple parvinrent à la cour. Le général Dominique Nypels, entre autres, fut envoyé aux informations, et se convainquit en parcourant la viiie, que la plus grande tranquillité régnait partout. Je le vis sur la place de la Monnaie vers les 10 heures, et j'entendis témoigner son étonnemeni de la mission dont on l'avait chargé.

«Ceci démontre encore, d'une manière irrécusable, que le gouvernement ignorait tout jusque bien avant dans la nuit, et que les dénonciateurs ne pensèrent à l'exploiter qu'après qu'ils virent cesser nos largesses.

« Alors la conspiration change de terrain : abandonnée par nous, elle est reprise et continuée dans le bureau particulier du ministre de la guerre. Muni des seuls renseignements que purent lui fournir des hommes de bas étage ignorant jusqu'au motif qui les faisait agir, il inventa des propos, des démarches, il créa un arsenal, fit fondre des boulets, alla jusqu'à se déguiser pour en presser l'exécution. Il dut aussi tromper ses collègues, car je repousse l'idée de croire qu'un ministère tout entier se soit prêté à une si odieuse jonglerie. Lors donc que le ministre de la guerre eut rassemblé un corps de délits de sa fabrication capable de nous compromettre, il dénonça la plus ridicule des conspirations. Vous savez tous, messieurs, comment plus tard, voyant que ses intrigues allaient être mises au jour, il se rendit justice lui-même. Puisse-t-il obtenir là-haut le pardon que je lui accorde ici-bas !

« Je fus arrêté le 30 octobre, c'est-à-dire trente-cinq jours après que la vraie conspiration avait cessé d'exister, et tandis que j'étais uniquement occupé d'intérêts agricoles et industriels ; mon ambition ne visant plus qu'à doter mon pays d'une nouvelle province. Les vastes travaux que j'avais entrepris sur mon domaine de Postel, le chemin de fer en voie d'exécution jusqu'aux portes de la ville de Turnhout, que je faisais établir à mes frais, devait, dans un temps rapproché, fixer l'attention du gouvernement et des spéculateurs, sur les immenses ressources que renferme la Campine. Et c'est au moment où mes capitaux sont le plus engagés que la conspiration Buzen vient me prendre à la gorge et préparer ma ruine.

« Nous ne parlerons pas d'un procès que vous connaissez, où la justice fut égarée et la magistrature trompée. La tâche que je me suis imposé est de vous initier, messieurs, en substituant la vérité à l'erreur, à tout ce qui se rattache à la vraie conspiration dont les faits qui vont suivre seront le corollaire.

« De toutes les personnes arrêtées, deux seulement pouvaient éclairer en tous points l'accusation, le général Vandersmissen et moi. Quelques autres eussent pu commettre des indiscrétions graves, mais tous supportèrent cinquante-deux jours du secret le plus rigoureux, sans faire le moindre aveu.

« Incertains du courant auquel nous nous laisserions aller, que de mauvais moments ont eu à passer ces hommes qui appartenaient à la conspiration ! Qu'il dût être long pour eux ce supplice de six semaines l Aussi de quel poids ne furent-ils pas soulagés lorsqu'une fois libres de communiquer avec nous, ils apprirent que notre résolution était arrêtée de ne compromettre personne !

« Deux moyens se présentaient la défense : tout avouer ou tout nier.

« Pour le premier, les orangistes désignaient comme mon défenseur M. Van Huffel, le plus éloquent avocat du barreau. C'eût été transformer la cour d'assises en champ de bataille politique, continuer ouvertement et sous la protection des lois, la lutte arrêtée au 25 septembre ; c'était nous poser d'une manière noble et chevaleresque, tout en donnant la preuve irrécusable que nous nous étions arrêtés avant l'exécution. Mais c'était aussi compromettre Guillaume Ier et Guillaume II, c'était faire encombrer les prisons d'hommes de tous rangs, c'était remuer la Belgique jusque dans ses fondements.

« Je représentai à ces messieurs en conférence dans ma cellule que cette défense toute brillante qu'elle dût être, et qui m'allait si bien, était en opposition avec le message de M. Grégoire, que ce serait donner aux chambres hollandaises des armes contre le Roi, qui m'avait fait connaître le côté critique de sa position, dans un moment suprême, en faisant appel à ma prudence, et devait toujours compter sur ma fermeté. Que, pour mon compte, je sacrifiais mon amour-propre à ces hautes considérations. Le général Vandersmissen fut de mon avis et nous nous arrêtâmes au second moyen.

« A celui-là, il me fallait un défenseur sans couleur politique. Il nous plaçait évidemment dans une fausse position, car en laissant à mes adversaires le champ des conjectures, tout restait douteux sur notre compte, et permettait à la malveillance les suppositions, les plus erronées. Notre confiance était bien dans la certitude qu'il n'existait aucune preuve contre nous, et qu'en définitive nous ne pouvions être condamnés, mais qu'il nous fallut de courage pour accepter ainsi la honte, le ridicule d'une affaire qui n'était plus marquée qu'au coin de la folie !

« Qu'y a-t-il de plus significatif pour caractériser ce procès que le rapprochement de ces deux faits ? De toutes les personnes arrêtés, celles qui étaient de la vraie conspiration furent mises hors de cause ou acquittées, et deux qui n'en étaient pas, que je n'avais jamais vues ni connues, sont condamnés à mort avec les deux généraux.

« Durant les quatre mois qui précédèrent le jugement, il me fallut acheter le silence de plusieurs, même des délateurs, sur certaines choses et surtout sur les noms propres que ces derniers avaient saisis au passage, lorsqu'ils faisaient partie de la vraie conspiration. C'est ainsi que l'accusation fut déroutée sur Grégoire, qu'elle prit pour le Grégoire de 1830.

« Une fois le jugement rendu, ce fut autre chose. A la manière dont (pahe 1151) j'avais payé les moindres services, les intimes prétendirent que j'avais en réserve d'énormes sommes du roi Guillaume ; il y eut jusqu'au frère du général Vandersmissen qui chaque jour venait lui faire une scène pour avoir part au gâteau. Je dus, pour rendre le repos au général, détromper moi-même cet incrédule, qui nous menaça alors tous deux d'aller nous dénoncer à La Haye. Il y alla et revint bien honteux me faire des excuses, m'avouant qu'il n'avait pu croire à un dévouement si onéreux.

« Je ne cherche ni à émouvoir, ni à remuer les consciences, mais je ne puis laisser échapper l'occasion de déclarer publiquement que j'ai supporté les frais énormes de cette affaire, sans en être remboursé, et qu'aucun de ceux queje sauvais (en prison) de ma bourse et de ma personne, ne nra aidé en rien.

« Nous savons que le sentimentalisme et les attendrissements sônt passés de modée et que la reconnaissance même la plus légitime est éphémère et rapide comme les impressions du cœur humain ; je ne suis donc qu'un des mille exemples auxquels les générations présentes et futures peuvent puiser un enseignement sur l'ingratitude qui suit toujours les faits accomplis... Aussi n'est-ce pas la plainte que j'exhale ici, mais un fait de plus que j'attache à l'histoire.

« Lorsque j'eus l'honneur de saluer à Londres, en 1841, le comte de Chambord, ce prince daigna me témoigner sa sympathie et me dit, dans le courant de la conversation : « Mais au moins on vous fait une belle position à l'étranger ? - Hélas, monseigneur, on m'y laisse mendier mon pain ; la politique le veut ainsi, comme preuve qu'on n'a pas eu de rapports avec moi. M'indemniser, me rembourser seulement mes avances serait se compromettre. On fait appel à mon beau caractère, à ma fermeté pour supporter ces nécessités nouvelles. Vous comprenez combien il devient commode au parti tout entier de se soumettre à ces hautes convenances. » - Le prince résuma sa pensée en un seul mot : « Infamie !»

«Condamné à mort le 25 mars 1842, cette peiné est commuée le 13 juin suivant en celle des travaux forcés à perpétuité, puis celle-ci, le 19 du même mois, en vingt années de réclusion sans exposition au carcan, plus 20 années sous la surveillance spéciale de la police après l'expiration de la peine.

« En attendant, je ne quittais pas la prison des Petits-Carmes, où je gagnai le typhus des prisons, qui me conduisit bientôt aux portes du tombeau. Le dévouement de ma noble soeur non seulement me sauva en s'enfermant avec moi pour mieux me soigner, mais obtint encore de cette Reine, qui mérita si bien pendant sa vie d'être appelée « la mère des malheureux », que je fusse transféré à l'hôtel de feu ma mère, que j'avais eu le malheur de perdre pendant ma détention.

« Après l'évasion du général Vandersmissen, qui répéta celle de M. de la Valette, je fus réintégré, encore convalescent, en prison, et lorsqu'il fut question de la signature du traité définitif avec la Hollande, je reçus l'offre d'obtenir ma liberté à certaines conditions.

« J'avoue que je reçus ces ouvertures avec une joie d'enfant, d'autant plus grande que les secousses que je venais d'éprouver coup sur coup, me laissaient moins de forces pour résister au désir de recouvrer ma liberté. M. le vicomte Desmanet de Biesme, mon beau-frère, fut l'intermédiaire entre le pouvoir et moi. Une lettre fut rédigée, discutée, corrigée de la main de M. Nothomb, ma coopération se borna à la transcrire comme je le fais ici :

« Sire,

« Condamné et détenu pour un délit politique, je subis la peine qui m'a été infligée avec résignation, plaçant mes espérances d'un meilleur avenir dans la clémence de mon souverain.

« Déjà, Sire, il vous a plu de me fournir une preuve bien précieuse pour moi de votre inépuisable bonté pendant une maladie mortelle dont j'ai été atteint l'été dernier ; cette circonstance me donne la confiance d'oser encore y recourir aujourd'hui.

« Sire, l'adversité est un grand maître, et ses leçons n'ont pas été perdues pour moi ; convaincu que désormais je ne pourrais à l'expiration de ma peine jouir dans ma patrie que d'une existence peu en harmonie avec mes habitudes et mes goûts, mon désir le plus ardent serait de m'établir au Brésil et de chercher dans ces contrées lointaines qui offrent tant de ressources à un travail intelligent, à utiliser mon activité et quelques connaissances acquises, et à réparer les pertes que des spéculations malheureuses ont fait éprouver à ma fortune patrimoniale.

« Agé de 46 ans, une détention prolongée me mettrait hors d'état de réaliser aucun projet d'avenir et ses effets rendraient ma vieillesse bien pénible.

« En présence des circonstances politiques où la Belgique se trouvé placée en ce moment et que la haute sagesse de Votre Majesté ne peut manquer d'apprécier, je me livre à l'espoir qu'elle daignera écouter la voix de la clémence qui est toujours celle de son cœur royal.

« J'ose donc la supplier respectueusement de vouloir commuer la peine que j'ai encourue en celle de bannissement perpétuel, en engageant ma parole d'honneur de quitter l'Europe avant le 1er mai prochain, et de ne plus y revenir sans l'autorisation de Votre Majesté, je me rendrai immédiatement dans le lieu qu’il plaira au gouvernement de me désigné, jusqu’à l’époque de mon embarquement.

« C’est la grâce que sollicite de vous, Sire,

« Votre respectueux serviteur et sujet,

« Signé : Comte Vander Meere.

« Bruxelles, le 12 février 1843. »

« L’on voit combien tout est bien calculé dans cette lettre pour porter coup, et me laisser l'initiative de toutes les conditions qui me sont imposées par le pouvoir. Bannissement perpétuel et promesse de quitter l'Europe, pour ne jamais y revenir ! Le dernier héritier d'un grand nom, dont les ancêtres ont pendant plus de cinq siècles valu des services au pays, en est banni à tout jamais par le décret suivant :

« Sur le rapport de notre ministre de l'intérieur chargé par interim du département de la justice,

« Avons arrêté et arrêtons :

« Art. ler. La peine à subir par ledit Auguste-Louis-Nicolas comte Vander Meere, est commuée en celle du bannissement perpétuel.

« Art.-2. Notre ministre susdit est chargé de l'exécution du présent arrêté.

« Donné au château de Laeken, le 23 février 1843.

« Signé : Léopold.

« Par le Roi.

« Le ministre de l'intérieur chargé par intérim du département de la justice,

« Signé : Nothomb.

« Pour expédition conforme :

« Le secrétaire général du Ministre de la justice ;

« (Signé) De Crassier. »

« Vous l'avoueraîs-je, messieurs, je n'ai jamais cru, pour ce qui me regarde, au sérieux de cet engagement formidable, pris sous les verrous, qui, me dit-on, devait servir de précédent politique chez nos voisins, pour obtenir la même chose d'un détenu d'une autre importance que la mienne. Mais le refus de l'illustre prisonnier, de M. Guizot, fit, que je fus lancé en pure perte comme ballon d'essai sur les côtes hospitalières du Brésil.

« La loi fixe la peine du bannissement à 10 ans au maximum.

« Le titre II. Des Belges et de leurs droits, article 9 de la constitution dit : « Nulle peine ne peut être établie ni appliquée qu'en vertu de la loi. »

« Art. 73. Du Roi. « Il a le droit de remettre ou de réduire les peines prononcées par les juges, sauf ce qui est statué relativement aux ministres. »

« Art. 78. Le Roi n'a d'autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la constitution et les lois particulières portées en vertu de la constitution même. »

« Messieurs, je voudrais pouvoir entourer la demande que j'ai à vous faire de tout le respect que je porte au prince qui a été appelé à régner sur nous, et j'éprouve quelqu'embarras de la formuler sans blesser de hautes convenances. Aussi ai-je laissé s'écouler des années avant de vous soumettre le cas exceptionuel dans lequel je me trouve et que je vous présente ici :

« Un Belge peut-il solliciter et obtenir du pouvoir l'application d'une peine qui n'est pas dans la loi, et qui dépasse le terme que le législateur, dans sa sagesse, a formellement fixé par un maximun ? »

« Cette convention de gouvernement à particulier qui élude la loi, pouvait-elle être présentée à la signature du Roi, sous la forme d'un arrêté qui porte atteinte à la Constitution du royaume ?

« Il ne me reste plus, messieurs, qu'à solliciter votre indulgence pour ce document historique, que j'ai cru devoir soumettre à mon pays, dans la personne de ses représentants comme un hommage de mon respect pour son opinion, comme un appel à tous les cœurs généreux de sympathiser à mes malheurs, comme protestation de mon amour pour la patrie, comme une apologie de ma conduite politique, que je dois à l'honneur de mon nom et à l'avenir de mes enfants.

« Amiens, le 25 février 1856.

« Votre respectueux serviteur.

« Comte Vander Meere. »

(Suit les 6 lettres adressées au Roi pour obtenir sa grâce, datée de 1847 à 1852. Ces lettres ne sont pas reprises dans la présente version numérisée.)

(page 1152) Votre commission, considérant qu'il résulte des explications fournies par le pétitionnaire qu'un Belge se trouve frappé d'une pénalité qui n'est pas dans la loi, que cette question est digne de l'attention la plus sérieuse de la Chambre et du gouvernement, a l'honneur de vous proposer le renvoi de cette pétition à M. le ministre de la justice.

A raison de l'importance de cette pétition, je propose à la Chambra de décider que la discussion du rapport aura lieu vendredi prochain.

- Cette proposition est adoptée.

2. Séance du 25 avril 1856

(Annales parlementaires. Chambre des représentants, session 1855-1856, séance du 25 avril 1856)

M. le président. - La commission conclut au renvoi de la pétition sur la requête du comte Vander Meere à M. le ministre de la justice.

M. Osy (pour une motion d’ordre). - Je demande la parole pour une motion d'ordre.

L'honorable M. Ch. de Brouckere nous a envoyé une lettre par laquelle il réfute plusieurs assertions contenues dans le mémoire de M. Vander Meere. Je demande la lecture de cette lettre et son insertion dans les Annales parlementaires, car celui qui est accusé doit pouvoir se défendre.

- Cette proposition est adoptée.

M. Rogier. - Comment se fait-il que le mémoire dont il s'agit ait été inséré aux Annales parlementaires ? La Chambre n'en avait pas ordonné l'impression. Si nous devons, comme cela est juste, accueillir et faire imprimer toutes les réclamations auxquelles ce mémoire peut donner lieu, les Annales parlementaires pourront se grossir beaucoup. Du reste, je reconnais la parfaite convenance d'accueillir la demande de l'honorable M. de Brouckere.

M. Vander Donckt. - Je ferai remarquer à mon honorable collègue M. Rogier que la lettre de M. Ch. de Brouckere est conçue en dix lignes et tend uniquement à rectifier deux faits historiques qui se sont passés et dont il est parlé dans le mémoire du comte Vander Meere.

J'ai pris lecture de cette lettre et je ne vois aucun inconvénient à ce qu'il en soit donné lecture et à ce qu'elle soit insérée dans les Annales parlementaires. C'est une déférence envers un honorable collègue que nous regrettons tous de ne plus voir parmi nous.

M. Maertens, secrétaire, donne lecture de la lettre de M. Ch. de Brouckere. Elle est ainsi conçue :

« Bruxelles, le 21 avril 1856.

« A Messieurs les Président et Membres de la Chambre des Représentants.

« Messieurs,

« Dans votre séance du 19 de ce mois, le rapporteur de la commission des pétitions a élevé une requête de M. le comte Vander Meere à la hauteur d'un document historique.

« Je me vois donc à regret forcé de protester contre deux assertions qui me concernent personnellement, et je le fais sans scrupule, parce que ma protestation n'enlève rien à l'intérêt que pourrait vous inspirer le pétitionnaire

« Ministre de l'intérieur, le 7 août 1831, je n'étais pas à Tongres, comme on le prétend, mais à Louvàin où je suis resté jusqu'au 10 suivant.

« Ministre de l'intérieur, je n'ai envoyé personne chercher à Namur le lieutenant-général Goethals ; tout au contraire, j'ai protesté contre la présence de cet officier général à Liège, et, à mon arrivée sur les lieux, j'ai fait reprendre le commandement des troupes par le lieutenant général Daine.

« J'ose espérer, Messieurs, que vous voudrez bien ordonner l’impression de ce qui précède aux Annales parlementaires ; jè vous en fais l'humble supplique, et vous prie d'agréer l'expression de ma haute considération.

« Ch. de Brouckere. »

M. Rodenbach. - J'appuie le renvoi de la pétition du comte Vander Meere à M. le ministre de la justice, et j'ose espérer que, grâce à la magnanimité royale,, le petit nombre de condamnés politiques qui se trouvent encore sous le coup de leur peine ne tarderont pas à être graciés. La force d'un gouvernement comme le nôtre, assis sur la popularité èt la modération, ne craint point la clémence. Si je suis bien instruit, messieurs, il ne reste plus qu'un seul condamné politique sous les verrous, et deux exilés sur parole ; voilà le bilan judiciaire de notre politique, cela fait honneur à la Belgique. Cette statistique est belle, mais elle serait encore plus belle, si la prison s'ouvrait devant le dernier prisonnier et la frontière pour les exilés ; c'est le vœu que je forme, tout en respectant la prérogative royale.

M. Van Overloop. - Messieurs, je crois qu'il y a lieu de passer simplement à l'ordre du jour sur la pétition du comte Vander Meere.

Comme vous le savez, le comte Vander Meere a été condamné par arrêt du 25 mars 1842 à la peine de mort. Une première commutation, de cette peine a eu lieu en celle des travaux forcés à perpétuité avec exemption de la marque. Cette première communication a été suivie d'une seconde en vingt années de réclusion ; aux termes de la loi, la durée de la réclusion est de dix ans au maximum et remarquez-le, messieurs, la peine à été commuée en vingt années de cette peine, par conséquent en dix années de plus que ne semble le permettre la loi.

Je dis « que ne semble » car la question me paraît mériter un examen très approfondi et je n'oserais la trancher en ce moment.

Cette seconde commutation fut suivie d'une troisième commutation sur la demande formelle de M. le comte Vander Meere, qui s'engageait d'honneur, comme on le trouve dans sa pétition adressée à la Chambre, à quitter l'Europe et à ne plus y revenir sans l'autorisation du Roi. Je ne sais pas si le comte Vander Meere a tenu l'engagement d'honneur qu'il a pris en 1843, je ne sais pas s'il a obtenu du Roi l'autorisation de rentrer en Europe. Peu m'importe, du reste. Toujours est il que nous n'avons pas, je pense, à nous occuper de la pétition du comte Vander Meere ni à en demander le renvoi à M. le ministre de la justice, parce que ce renvoi, d'après moi, serait chose parfaitement inutile.

Ou l'arrêté pris par le Roi, en 1843, commuant la peine de vingt années de réclusion en un bannissement perpétuel est légal, où il n'est pas légal ou la question est douteuse. Il n'y a que ces trois cas qui puissent se présenter.

Si l'arrêté est légal, incontestablement il est tout à fait inutile de renvoyer la pétition de M. le comité Vander Meere, à M. le ministre de la justice ; si l'arrêté est illégal, M. le comte Vander Meere peut rentrer en Belgique ; si la question est douteuse, M. le comte Vander Meere n'a qu'à se présenter à la frontière, et le pouvoir compétent tranchera la difficulté. Ce pouvoir, c'est le pouvoir judiciaire, seul compétent pour fixer le sens des lois, seul compétent pour décider si l'arrêté est légal ou s'il est illégal.

Mais, messieurs, ce n'est pas la seule considération pour laquelle je crois devoir m'opposer au renvoi de la pétition à M. le ministre de la justice. Cette mesure n'aurait, en ce qui concerne le pétitionnaire, aucun effet.

Quelle est la personne qui s'adresse à nous ? est-ce un Belge ? M. le comte Vander Meere reconnaît dans sa pétition qu'il n'est plus Belge ; il a accepté la petite naturalisation en France, en 1849 ; c'est un Français. Que résulte-t-il de ce fait ? C'est que, dans l'hypothèse que l'arrêté soit illégal, cette illégalité ne profitera en rien au comte Vander Meere. En effet, le gouvernement belge pourra toujours interdire à ce pétitionnaire l'entrée du territoire ; car la loi sur les étrangers lui sera applicable. Nous ne sommes donc pas saisis de la demande d'un Belge qui se trouverait sous le coup d'une peine illégale ; nous sommes saisis de la demande d'un étranger qui veut rentrer en Belgique et qui ne peut plus y rentrer sans l'autorisation formelle du Roi. Je le demande, messieurs, dans ces circonstances, à quoi bon renvoyer la pétition de M. le comte Vander Meere à M. le ministre de la justice ?

Tels sont, messieurs, les motifs qui m'ont engagé à combattre les conclusions de la commission des pétitions et à vous proposer, sans y attacher grande importance, de passer purement et simplement à l'ordre du jour.

M. Verhaegen. - Messieurs, si je prends la parole, ce n'est certes pas dans l'intérêt du pétitionnaire, car la position dans laquelle se place M. le comte Vander Meere n'éveille pas mes sympathies. Une parole aurait été donnée solennellement et une parole donnée impose des devoirs. Mats au-dessus de la question de personne il en est une autre, et le silence en pareil cas serait condamnable. Il s'agit de l'intérêt de la loi, il s'agit de la dignité du gouvernement, il s'agit de la prérogative royale. Quand un fait tel que celui qui est indiqué dans la pétition du comte Vander Meere est signalé à la législature, il faut que la législature, s'il y a lieu, blâme le gouvernement qui a posé l'acte. Eh bien, messieurs, dans mon opinion, il ne s'agit pas d'une question douteuse, mais bien d'une illégalité flagrante que nous devons flétrir. C'est dans ce seul but que je prends la parole.

Messieurs, l'honorable M. Van Overloop vous a exposé exactement les faits. Le comte Vander Meere avait été condamné à la peine de mort. Une première commutation de peine avait eu lieu : la peine de mort avait été changée en celle des travaux forcés à perpétuité ; là, on était resté dans les limites tracées par la loi. Plus tard, la peine des travaux forcés à perpétuité a été commuée en une peine qui n'existe pas dans nos lois pénales, en vingt années de réclusion ; le maximum de la réclusion est de dix années. Plus tard encore, par suite d'un engagement qui aurait été pris par le pétitionnaire envers le gouvernement, la peine de vingt années de réclusion a été enfin commuée en une peine qui n'existe pas non plus dans nos lois pénales, en un bannissement perpétuel. Le bannissement ne peut avoir lieu que pour 10 années au maximum.

La question qui se présente est donc celle-ci : Quelque respectable, quelque inviolable que soit le droit de grâce, le Roi peut-il, en usant de cette prérogative, substituer une peine plus forte à une peine moindre ? La solution de cette question n'est pas douteuse. Il est évident que le ministre qui a contresigné l'arrêté de grâce a compromis la dignité du gouvernement et a mis à découvert la royauté.

Cet arrêté porte la date du 23 mars 1843, et à cette époque un publiciste, appartenant au barreau de Bruxelles, et qui est aujourd'hui échevin de la ville de Bruxelles, l'honorable M. Henri Lavallée, fit à cet égard un travail remarquable qui a été inséré dans la « Belgique judiciaire », première année, page 125.

. La question étant très importante, je me permettrai de vous donner lecture de ce travail, qui vous démontrera qu'il ne serait pas convenable de passer purement et simplement à l'ordre du jour. Ce n'est pas qu'en appuyant le renvoi de la pétition à M. le ministre de la justice, je veuille prétendre que le comte Vander Meere ait quelques droits à exercer, surtout dans la position qu'il a prise vis-à-vis d'un gouvernement étranger ; le gouvernement sera libre de faire ce que les circonstances lui commanderont. Je ne veux rien préjuger à cet égard. Mais si les conclusions de la commission des pétitions sont adoptées, c'est dans cet ordre d'idées qu'il y aura des explications à donner, quant à l'acte posé par le ministère de 1845. Il ne faut pas que cet acte passe inaperçu, ne reste pas sans blâme, s'il doit être blâmé ; il faut que nous sachions à quoi nous en tenir.

Voici le travail de l'honorable M. Lavallée :

« Nous avons parlé du changement apporté à la captivité des condamnés politiques, par l'arrêté de grâce qui les a retirés de la prison pour les jeter hors de leur patrie, et leur faire expier au-delà des mers le fol essai de conspiration qui les a perdus.

« La peine si étrange d'une réclusion fixée à vingt ans, celle, plus étrange encore, d'un bannissement perpétuel, nous ont naturellement amené à dire que ces commutations étaient entachées d’illégalité. Cette affirmation, que la réflexion n'a pas entamée, est l'énonce rigoureux d'une conviction profonde. Nous n'obéissons, en prenant la plume, à aucune partialité amicale ou haineuse ; d'accord avec l’opinion publique, nous apprécions toute la convenance de l'arrêté qui met fin à la captivité du général Vander Meere, de Van Laethem et de Verpraet, dans un moment où l'installation définitive de rapports sans arrière-pensée entre la Belgique et la Hollande a dû enlever aux apologistes du royaume des Pays-Bas, aux ennemis, de l'indépendance belge, leur derniére espérance. Mais l'approbation des idées bonnes et généreuses qui ont dicté l'acte de clémence ne doit pas s'étendre jusqu'au mode adopté pour sa réalisation. Le dédain des principes constitutionnels, la violation de la loi pénale, cette espèce de transaction sur des matières qui intéressent si hautement l'ordre public sont, à coup sûr, choses très graves pour qu'on puisse ne pas s'en enquérir ; et c'est aussi pour cette raison que nous croyons devoir donner de nouveaux développements au premier jugement que nous avons porté.

« Dans tous les temps, le droit de grâce a été regardé comme la plus haute prérogative du pouvoir. Le droit dominateur de la législation criminelle n'est pas l'oeuvre arbitraire du caprice de l'homme ; il relève d'un principe de justice réelle, il puise ses conditions dans l'humanité ta plus pure. Planant au-desus de toutes les peines pour les dégager de ce qu'elles ont de trop acerbe, formant un dernier recours contre le malheur des circonstances, permettant à la société d'ouvrir ses bras miséricordieux au repentir, le droit de grâce, tel qu'il se montre à nous, est le complément nécessaire de la justice humaine toujours faillible et imparfaite. Toutefois, malgré l'étendue de ce bel attribut de la royauté, il ne faut pas croire qu'il soit indépendant de la législation, et ne connaisse aucunes limites, Au-dessus des lois pénales par sa nature, en ce sens qu'il donne la faculté de remettre ou de réduire les châtiments, il n'a cependant de sphère d'action que dans la dépendance de la loi. Comme toutes les institutions sociales, la grâce perdrait sa force et ne serait plus rien, si on cessait de la rattacher à la loi de qui elle tient son existence.

« La Constitution belge a minutieusement tracé le cercle dans lequel doit se mouvoir la prérogative royale. Il n'y a ni doute ni incertitude dans les divers textes constitutionnels ; les termes en sont clairs et positifs. D'un côté, on accorde au Roi le droit de remettre où de réduire les peines prononcées par les juges ; de l'autre, on ordonne aux cours et tribunaux de n'appliquer les arrêtés qu'autant qu'ils seront conformes aux lois (articles 73 et 107.) La conséquence à laquelle conduisent inévitablement ces solides maximes, c'est que les actes du gouvernement ne peuvent jamais outrepasser la loi ou lui être contraires. S'ils transgressent la règle constitutionnelIe, ils envahissent arbitrairement le domaine de la législation en vertu d'un droit imaginaire ou d'une prétention sans fondement.

« Dans l'arrêté de grâce du mois de février, la rupture avec la loi est d'une évidence frappante ; cette fois les faits parlent, il n'y a guère de discussion possible. Aux termes de l'article 32 du Code pénal, la durée du bannissement est de dix ans au plus ; dans le système du Code, l'éloignement de la patrie n'est donc qu'une pénalité temporaire, et le banni a toujours la perspective consolante de revoir son pays. Les tribunaux, pas plus que le pouvoir exécutif, n'ont à rechercher si cette peine est trop douce pour celui que de fausses idées politiques, l'esprit de parti, ou une ambition mal entendue ont porté à conspirer dans le but d'arracher à une nation ses libres institutions : dès que le bannissement est prononcé, le condamné ne doit subir qu'une peine temporaire. En usant du droit de grâce, le Roi se constitue juge des cas ou il faut appliquer des châtiments sévères ou tempérer la rigueur de la loi. L'échelle pénale lui laisse toute latitude pour infliger au coupable une peine qui, répondant à la nature et au degré du crime, satisfasse les exigences sociales. Si l'on croyait devoir séparer pour toujours le général Vander Meere de la société, il fallait le réléguer à Bouillon, l'y conserver perpétuellement captif. Si l'on jugeait prudent de lui ravir ses relations et sa patrie, il fallait obéir à la loi et exiler temporairement le condamné du territoire belge. Au lieu d'agir ainsi, on dénature le droit de grâce, puisqu'on ne le laisse pas dans sa vérité ; on déclare le bannissement éternel et les préoccupations de la politique font oublier la législation criminelle et la Constitution. Des relations indiscrètes ajoutent encore à la bizarrerie de cette combinaison aussi inattendue que singulièrement tramée ; on parle d'un acquiescement du condamné à la nouvelle peine qui le frappe, comme s'il appartenait au gouvernement d'importer dans l'administration de la justice des transactions privées !

« Entrons dans le fond des choses. Le pouvoir royal s'est transporté sur un terrain où tous les points d'appui lui manquent. Le droit de grâce n'est plus aujourd'hui ce qu'il était autrefois ; aux siècles passés, le cours même de la justice était fort souvent arrêté au moyen de lettres de rémission, de pardon ou d'abolition, qui éteignaient les crimes avant leur jugement et rétablissaient les coupables dans leurs droits et bonne renommée. La monarchie était alors au faîte de sa puissance, l'autorité royale ne connaissait guère de bornes. Ces abus n'existent plus. Comme toutes les institutions, le droit de grâce a changé de caractère avec les âges. La clémence n'est permise qu'après la condamnation du coupable, et la grâce est réduite à la remise et à la commutation des peines. Le texte de la Constitution n'est pas pliable à tous sens, on n'en fait point ce que l'on veut : il ramène forcément sous les principes communs à la prérogative royale. Après la condamnation à mort, le Roi avait la faculté de disposer de toutes les pénalités criminelles ou correctionnelles, il pouvait exercer dans toute sa plénitude légale le droit de commutation. Le catalogue pénal est assez riche, les punitions sont assez variées, pour qu'on pût faire un choix. Mais porter un arrêté dans lequel deux peines se donnent, pour ainsi dire, rendez-vous ; combiner la déportation (article 9 de la Constitution) avec le bannissement ni c * prunier$ à t'utile la perpétuité, prendre à l'autre son nom pour en faire un instrument d’affliction et d'infamie « sui generis », c'est en vérité dépasser toutes les hardiesses légitimes, c'est véritablement créer une peine !

« Nous ne traçons ici ni fantaisies ni chimères, et nous avons presque honte d'insister sur des idées aussi simples, car chacun sait que nulle peine ne peut être établie, ni appliquée, qu'en vertu de la loi (la peine de la déportation n'a jamais été exécutée en Belgique ni en France, parce que l’on n'a pas de colonies pénales où la translation des condamnés aurait eu lieu). On conviendra avec nous que le pas qui vient d’être fait est grand : mais la carrière à parcourir est immense, si les principes qui viennent d'être posés par le gouvernement passent dans le droit public de la Belgique. Nous reviendrons, en matière pénale, à un régime de pouvoir discrétionnaire, de peines arbitraires, de (page 1197) droit de grâce de nature fort équivoque. Une nouvelle échelle de fautes et de répressions sera établie par arrêtés. Tout va changer de face dans le Code pénal, car l'idée sera féconde dans la pratique. Au moyen de cette méthode, la réclusion, dont le maximum ne peut atteindre que dix ans, a déjà été élevée à une durée de vingt ans ; qui sait ? nous apprendrons peut-être bientôt que la réclusion est une peine perpétuelle. Le pouvoir exécutif doit nécessairement obtenir une grande variété dans les modes de punir, quand il lui est loisible tantôt de faire monter les peines au-dessus de leur niveau légal, tantôt de les abaisser. L'emprisonnement, par exemple, qui, ainsi que le porte l'article 464 du Code pénal, ne peut être moindre d'un jour complet de vingt-quatre heures, va devenir divisible à l'excès (on sait que la divisibilité est la première qualité désirable dans les peines) ; on pourra le réduire à quelques heures de détention.

« Nous mettons un terme aux observations que nous avons cru devoir soumettre à nos lecteurs. En blâmant l'usage qui vient d'être fait du droit de grâce, la « Belgique judiciaire » reste fidèle à ses doctrines ; nous écrivions dans notre programme du 4 décembre qu'il importait au plus haut degré à la dignité morale d'un pays de ne laisser perdre à la loi ni son empire ni sa majesté. Or, quoi de plus déplorable que de voir à la fois la Constitution violée, les règles de la loi méconnues, et, pour comble, l'autorité souveraine compromise en stipulant, en quelque sorte, d'égal à égal, avec un condamné dont la loyauté est la seule sanction du contrat ; car en admettant l'existence d'un engagement verbal ou écrit de la part du comte Vander Meere, engagement dont l'existence n'est pas encore bien certaine, par quel moyen lui interdirait-on l'entrée de la Belgique si, méconnaissant sa promesse, il se présentait aux frontières après dix années révolues ? »

Ce que l'auteur de l'article avait prévu en 1843 arrive aujourd'hui. Vous voyez qu'il serait impossible d'ajouter à ce travail, qui est parfait, aucune considération.

Il démontre à la dernière évidence que l'arrêté contresigné en 1843 par l'honorable M. Nothomb (Nothomb premier, bien entendu), est complètement illégal, et que si nous laissons cette question sans nous en occuper et en passant purement et simplement à l'ordre du jour, nous aurions l'air d'approuver d'une manière implicite un arrêté qui, à tous les points de vue, est condamnable.

C'est d'après ces considérations que je pense qu'il y a lieu, non pas dans l'intérêt de M. Vander Meere, mais en raison des principes, de renvoyer la pétition à M. le ministre de la justice.

M. Van Overloop. - J'ai pris connaissance de la dissertation de la « Belgique judiciaire » dont l'honorable M. Verhaegen vient de donner lecture. Je reconnais avec l'honorable membre que les arguments que la « Belgique judiciaire » met en avant sont frappants. Mais d'un autre côté, ils ne me paraissent pas décisifs, La question me paraît assez grave pour que je croie ne pas devoir me prononcer sans en avoir fait un examen approfondi.

Jusqu'où s'étend le droit de grâce ? Telle est la question soulevée par l'honorable député de Bruxelles. Faut-il le réduire aux proportions dont a parlé l'honorable membre ? Et d'abord ne convient-il pas (ce que la « Belgique judiciaire » n'a pas fait) de distinguer entre la peine et la durée de la peine ? Il y a, dans notre législation, plusieurs échelles de peines, et la durée de chacune de ces diverses échelles de peines est déterminée par la loi.

Le droit de grâce peut-il aller jusqu'à combiner deux échelles de peines ? C'est là une première objection qui se présente à mon esprit. Je ne la résous pas, mais je la soumets à l'appréciation de la Chambre.

Il s'élève une seconde objection que je ne résous pas davantage. Le Roi peut-il remettre une peine conditionnellement ? Vous vous rappelez, messieurs, qu'en Angleterre on a introduit avec un grand succès l'exercice conditionnel au droit de grâce.

Or, je me demande si, en vertu de l'article 75 de la Constitution, le Roi ai le droit d'accorder des grâces conditionnellement. En d'autres termes, pourrait-on, en Belgique, appliquer le système anglais ? Je crois devoir soulever cette question, parce qu'elle a été résolue affirmativement en Angleterre, et que le gouvernement anglais s'en trouve très bien au poîut de vue de la répression des crimes et de l'amendement des coupables.

A quoi servirait d'ailleurs le renvoi au ministre de la justice ? Je suppose que M. le ministre soit d'avis que l'arrêté de 1843 est illégal et que M. Vander Meere rentre en Belgique : l'opinion de M. le ministre empêcherait-elle les tribunaux de décider que l'arrêté est légal ? Seuls ils peuvent décider de telles questions. Donc, si M. Vander Meere se représentait en Belgique, il serait probablement arrêté et le pouvoir judiciaire, en vertu de l'article 107 de la Constitution, aurait, quelle que son l'opinion de M. le ministre, à apprécier si l'arrêté est légal ou non.

Ce n'est qu'après la décision du pouvoir judiciaire, qu'on saurait à quoi s'en tenir d'une manière définitive ; tandis que toutes les explications que l'honorable ministre de la justice donnerait sur la quesiion ne trancheraient nullement la difficulté. Elles ne pourraient lier le pouvoir judiciaire si elles étaient favorables à M. Vander Meere ; si M. le ministre de la justice était d'avis que l'arrêté de 1843 est illégal, cela n'empêcherait pas que les tribunaux pusseut l'appliquer et le déclarer légal.

Si je demande qu'on passe purement et simplement à l'ordre du jour, c'est donc par cette considération que le renvoi à M. le ministre de la justice me semble chose parfaitement inutile.

A un autre point de vue, je le répète, je demande qu'on passe à l'ordre du jour, parce qu'en définitive le comte Vander Meere n'est pas un sujet belge. Il est Français, et je ne vois pas pourquoi nous irions nous occuper de questions purement théoriques, alors que nous avons le budget des finances à discuter et que nous avons à employer notre temps d'une manière beaucoup plus utile.

Au fond, du reste, je n'ai aucun motif personnel pour m'opposer au renvoi de la pétition à M. le ministre de la justice. Je soulève des objections, la Chambre les appréciera.

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Messieurs, je ne comptais pas prendre part à cette discussion, et je voulais laisser la Chambre décider, soit sur la motion de l'honorable M. Van Overloop, soit sur les conclusions de la commission des pétitions. Mais les paroles que vient de prononcer l'honorable M. Verhaegen m'engagent à demander à la Chambre la permission de lui soumettre quelques observations.

L'honorable M. Verhaegen a critiqué vivement un arrêté intervenu en 1845, et qui a commué la peine de vingt années de réclusion du comte Vander Meere en un bannissement perpétuel. L'honorable membre a signalé cet acte de l'administration de 1843 comme illégal, comme inconstitutionnel, comme compromettant gravement la dignité royale.

Je ne veux pas, messieurs, me prononcer ici sur la question de droit qui est au fond du débat soulevé par la pétition du comte Vander Meere. Ainsi que l'a dit l'honorable M. Van Overloop, la question est sérieuse, elle est controversable, elle peut être soutenue dans les deux sens. Sous ce rapport je suis d'accord avec l'honorable député de Saint-Nicolas. Mais je ne puis être d'accord avec l'honorable M. Verhaegen quant à la solution absolue qu'il faudrait dès maintenant donner à la question.

Pour l'honorable M. Verhaegen, la question est simple ; elle est résolue par le texte du Code pénal, elle est résolue par la Constitution, elle est résolue par la nature des choses. Il provoque une espèce de blâme posthume, de blâme rétrospectif en quelque sorte contre l'administration de 1845 qui a proposé la mesure de commutation au Roi.

Si un pareil blâme pouvait être émis, il ne faudrait pas le borner au cabinet de 1843, mais y englober toutes les administrations qui ont été aux affaires depuis 1830. Car toutes, tous les ministres de la justice au moins ont posé des actes analogues qui mériteraient d'encourir la censure que l'honorable M. Verhaegen veut infliger au ministre de la justice de 1843, et si celui-ci est coupable, il l'est en nombreuse compagnie.

Que reproche-ton à l'arrêté de 1843 ? D'avoir outrepassé la limite du bannissement, de l'avoir fait passer du terme de dix ans, qui est inscrit dans le Code pénal, à l'état de perpétuité ; d'avoir, en d'autres termes, étendu la durée d'une peine inscrite dans le Code pénal.

On peut d'abord répondre à cela que la prérogative royale sous ce rapport n'est pas limitée.

Sans doute, le Roi ne peut pas créer de peines nouvelles ; il ne peut pas établir des pénalités dont le principe n'existerait pas dans nos lois pénales, il ne pourrait introduire des peines telles que celle de la détention, du cachot dur ou d'autres de ce genre. Mais ne peut-il pas étendre les peines dont le principe est inscrit dans la loi ? Voilà précisément, quelle est la question. L'essence d'une peine n'est pas dans sa durée, elle est dans sa nature.

Ensuite le Roi est investi inconlestableuier.t du droit absolu de réduire, de mitiger les peines. Or, du moment que le Roi n'aggrave pas les peines, qu'il les mitige, on doit admettre que le Roi reste dans ses prérogatives constitutionnelles. Or, dans l'espèce, le Roi n’a pas fait autre chose.

L'ex-général Vander Meere ayant encouru la peine de mort, avait d'abord obtenu la commutation de cette peine en celle des travaux forcés à perpétuité, et un peu après, celle-ci avait été réduite en vingt années de réclusion ; et à ces différentes peines qu'on pouvait exécuter (on pouvait exécuter la première peine, la peine capitale ; on pouvait exécuter la peine des travaux forcés à perpétuité) ; le Roi, qui pouvait le plus, a usé du moins et, par mesure de grâce, a substitué la peine du bannissement perpétuel sur la demande même du sieur Vander Meere.

Evidemment, cette dernière peine était plus douce qu'aucune de celles qui l'avaient précédée ; il est donc exact de dire qu'ici le Roi n"a pas crée une peine nouvelle, mais que par un acte de clémence, accepté alors avec reconnaissance, il a réduit la peine qu'avait encourue le condamné.

Est-ce là une chose inouïe, une chose unique dans l'espèce qui nous occupe ? J'ai déjà eu l'honneur de le rappeler à la Chambre, toutes les administrations ont procédé de cette manière. C'est la jurisprudence administrative constamment suivie au département de la justice. Ainsi il arrive très souvent que la peine des travaux forcés a perpétuité est commuée en 25 ou 30 ans de travaux forcés.

Or, d'après le Code pénal, les travaux forcés temporaires ne peuvent être que de 20 ans au maximum. Par conséquent, dans le système de l'honorable M. Verhaegen, et suivant la dissertation dont il a donné lecture, une pareille disposition serait également illégale. Cependant, je le répète, tous les ministres de la justice ont contresigné des arrêtes de cette espèce.

Il y a plus : la question qui nous occupe maintenant a été l'objet, si (page 1198) je ne me trompe, des délibérations, de l'administration dont faisaient partie l'honorable M. Rogier et l'honorable M. Frère.

C'est à propos de l'affaire de Risquons-Tout où des condamnations capitales avaient été prononcées contre Spilthoorn et plusieurs autres, Le cabinet de cette époque a commué ces peines, en quoi ? En vingt années de réclusion. C'est-à-dire, selon l'honorabie M. Verhaegen, qu'il a commis une illégalité, qu'il a commis une inconstitutionnalité.

En effet, d'après la lettre du Code, la peine de la réclusion n'est que de dix ans au maximum. Pour Spilthoorn et quelques-uns de ses complices, on a étendu cette peine à vingt ans, pour d'autres à quinze ans, pour d'autres à 12 ans. Autant d'illégalités, selon l'honorable membre.

Dans la pratique on a donc, par formé de faveur, substitué à une peine plus sévère, une peine moins rigoureuse mais d'une durée plus longue que celle déterminée par le Code. Cette jurisprudence a été constante, elle n'a présenté jusqu'ici aucune espèce d'inconvénient et elle ne peut avoir aucun résultat, fâcheux, parce qu'il s'agit toujours d'atténuation implorée ou acceptée avec ardeur par les coupables. Elle n'a rencontré, que je sache, de contradicteurs parmi les jurisconsultes que dans l'honorable M. Verhaegen, dans l'auteur de la dissertation insérée dans la « Belgique judiciaire » en 1843, et, j'ajouterai, dans un commentaire de M. Thonissen sur l'article 73 de la Constitution. Cette jurisprudence est aussi suivie dans d'autres pays.

Je finis en déclarant que si la Chambre trouve convenable de renvoyer cette pétition à l'examen du département de la justice, la question de principe sera plus amplement étudiée et j'en ferai rapport si la Chambre l'exige. Mais je me hâte d'ajouter que je ne vois pas à quoi cela pourrait aboutir. Et ici je me rencontre avec l’honorable M. Van Overloop. Au fond, la Chambre ne me paraît pas compétente pour apprécier à ce point de vue l'étendue du pouvoir royal. C'est au pouvoir judiciaire à décider si l'arrêté dont il s'agit et ceux du même genre qui ont été pris par les divers ministres de la justice sont réguliers. Que le général Vander Meere, oublieux de son engagement, se présente en Belgique, qui n'est plus sa patrie, les autorités judiciaires chargées d'exécuter la loi décideront.

M. Verhaegen. - Messieurs, ce que vient de dire l'honorable ministre de la justice nous prouve qu'il faut faire autre chose que de prononcer l'ordre du jour. L'honorable ministre de la justice vient de nous apprendre que ce n'est pas seulement le cabinet de 1843 qui a posé des actes de la nature de celui que je trouve illégal, mais que de pareils actes ont été posés sous presque toutes les administrations ou même sous toutes les administrations. Ce n'est pas, messieurs, parce que telle ou telle administration, composée de mes amis, a posé tel ou tel acte que je retirerai mes observations. Loin de là. L'acte que j'ai signalé est, dans ma conviction, un acte illégal ; maintenant si l'on est dans l'habitude de poser de pareils actes, actes graves, actes illégaux, d'après moi, la question mérite au moins d'être examinée et si, en définitive, on abuse du droit de grâce, la Chambre doit intervenir. Prononcer l'ordre du jour, ce serait ne pas vouloir s'occuper de la question. Il n’y a d'ailleurs aucune espèce d'inconvénient à renvoyer la pétition à M. le ministre de la justice.

J'appuie les conclusions de la commission.

M. de Perceval. - A l'occasion de la pétition qui nous est soumise, l'honorable M. Rodenbach a fait entendre de généreuses et nobles paroles ; il a demandé une amnistie générale pour tous les condamnés politiques. J'appuie de tout cœur cette motion qui répond également à mes sentiments. Comme lui, je désire que la clémence royale s'étende sur ceux que la justice a cru devoir frapper et qui appartiennent à la classe des détenus politiques.

Je pourrais m'appuyer longuement sur des considérations d'humanité, de justice, de bonne et de sage politique, qui, dans mon opinion, devraient amener cette large mesure d'oubli et de pardon général. Mais je veux me borner à l'expression pure et simple d'un vœu (car, messieurs, veuillez ne pas le perdre de vue, nous n'avons qu'un vœu à manifester dans cette occurrence), et ce vœu, je vais avoir le bonheur de le rendre dans les termes dont s'est servi l'honorable M. de Decker lui-même, aujourd'hui ministre de l'intérieur, lorsqu'il a réclamé, à la séance du 19 novembre 1849, une amnistie complète pour toutes les catégories de détenus politiques.

Voici, en quels termes éloquents l'honorable ministre s'est exprimé à cette époque :

« Je ne me propose pas de présenter à la Chambre, disait-il, des considérations générales sur la situation politique du pays. Il me tarde de placer les discussions de la présente session sous les auspices d'une pensée d'humanité, d'une pensée qui, je l'espère, obtiendra tous vos suffrages. Je viens, du haut de la tribune nationale, demander l'amnistie pour nos détenus politiques.

« Eh bien, aujourd'hui que nous sommes fiers de constater la situation heureuse de la Belgique, aujourd'hui que nous exaltons l'excellence de nos institutions, le bon esprit des habitants, cette sagesse royale à laquelle nous nous plaisons tous à rendre hommage, sachons nous montrer modérés, puisque nous sommes forts ; généreux, puisque nous sommes vraiment libres et tranquilles.

« Je demande donc qu'au nom des sentiments d'humanité qui vous animent tous, la mesure d'amnistie soit étendue à toutes les catégories de détenus politiques...

« Tant qu'a duré la crise politique proprement dite, la sécurité du pays exigeait que ces hommes à tête exaltée, mais souvent aussi au cœur généreux (ne l'oublions pas), fussent mis dans l'impossibilité de propager leurs doctrines qui pouvaient alors offrir des dangers. Mais aujourd'hui que la raison a été satisfaite par ces rigueurs justes, utiles ; aujourd'hui je demande la satisfaction d'un besoin du cœur. J'espère que tout le monde, dans cette enceinte et au-dehors, comprendra les vrais sentiments qui me portent à faire la présente motion. »

Comme l'honorable M. de Decker, je demande aussi aujourd'hui la satisfaction d'un besoin du cœur ; c'est dans le cœur que la véritable politique puise ses plus nobles inspirations.

M. de Mérode. - Il me semble qu'on peut très bien renvoyer la pétition à M. le ministre de la justice, d'après ce qu'il a dit lui-même, et j'ajouterai, d'apiès une observation très juste de l'honorable M. Van Overloop. L'honorable membre nous a rappelé, en effet, qu'en Angleterre on a trouvé fort avantageux de procéder conformément à ce qui a eu lieu dans l'application de la grâce dont il s'agit. Si réellement, en procédant ainsi, on peut obtenir plus utilement la correction de certains condamnés, diminuer le nombre des individus que l'on tient incarcérés, évidemment on aura fait une bonne chose, dès qu'il n'en résuite aucun préjudice pour la répression des crimes et délits.

Désirant mieux profiter de l'importante observation qne nous devons à M. Van Overloop, je crois, différant en cela de son opinion, qu'il serait bon de renvoyer la pétition à M. le ministre de la justice.

Quant à ce qui antérieurement peut avoir été dit par tel ou tel ministre, lorsqu'il était simple député, cela ne peut engager tout un ministère composé de plusieurs membres. Lorsqu'on n'est que représentant on n'a pas la responsabilité de l'action gouvernementale, on occupe une position qui permet plus d'abandon dans l'émission d'une pensée ou d'un désir ; cependant, puisque tel membre d'un cabinet n'y est pas seul, une décision ne peut jamais être prise à cause d'improvisations précédentes sur une question grave que de l'assentiment de la majorité, ' au moins, du conseil.

On a parlé, messieurs, de cœurs généreux. Quant à moi, je ne trouve rien de généreux dans la conspiration qui cherche à priver un pays de son indépendance acquise. Je ne viens pas m'opposer à ce que la clémence du Roi s'exerce à l'égard d'individus qui peuvent se trouver dans le cas d'en obtenir l'effet, mais il m'est impossible de voir trace de générosité dans la conduite qui a motivé les condamnations, dont les peines commuées de certaine manière suscitent le débat où nous sommes en ce moment engagés.

M. Rogier. - Mon intention, messieurs, n'est pas d'aggraver la situation de la personne qui s'adresse à la Chambre, mais j'avais demandé comment ce mémoire (car ce n'est pas une pétition, c'est une espèce de mémoire historique où beaucoup de noms propres, où beaucoup de nos concitoyens se trouvent compromis), j'avais demandé comment ce mémoire s'est trouvé inséré dans les Annales parlementaires, pourquoi ce privilège lui a-été accordé ?

J'ai dit que beaucoup de noms propres, de noms belges, sont accusés dans ce mémoire soi-disant historique ; rien ne sera plus juste que d'accueillir les réclamations auxquelles ces accusations pourront donner lieu. Je demande qu'à l'avenir aucune pétition ne soit insérée aux Annales parlementaires sans une décision de la Chambre.

Du reste, je ne m'oppose pas le moins du monde à ce qu'une mesure de bienveillance soit prise envers le petit nombre de personnes qui peuvent se trouver sous le coup d'une pénalité du chef de faits politiques.

M. Vander Donckt, rapporteur. - Messieurs, c'est sur ma proposition que la Chambre a ordonné l'insertion de cette pétition aux Annales parlementaires.

M. Rogier. - Les Annales parlementaires n'en disent pas un mot.

M. Vander Donckt. - Il y a aujourd'hui huit jours que j'ai été chargé de piésenter le rapport sur la demande du comte Vander Meere ; il y avait plusieurs autres prompts rapports ; j'étais réellement fatigué et la Chambre était fatiguée également d'avoir entendu la lecture du rapport très long sur un mémoire qui nous avait été adressé par MM. les notaires de canton de tous les points de la Belgique, réunis en association à Bruxelles.

Arrivé au rapport sur la pétition du comte Vander Meere, je proposai à la Chambre de faire imprimer ce rapport dans les Annales parlementaires, et d'en fixer la discussion à vendredi. Si cette décision n'est pas insérée dans les Annales parlementaires, c'est une lacune qu'il faut attribuer à la sténographie et non pas à nous.

M. Rogier. - Je constate de nouveau qu'il n'est dit nulle part dans les Annales parlementaires que la Chambre ait décidé l'impression de la pétition dans les Annales.

M. le président. - Le procès verbal de la séance constate qua la Chambre a adopté l'insertion de la pétition dans les Annales parlementaires.

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Messieurs, les honorables MM. Rodenbach et de Perceval viennent d'appeler l'attention du gouvernement sur la position de quelques détenus politiques, et à cette occasion, l'honorable M. de Perceval a cité quelques paroles prononcées (page 1199) par mon honorable collègue, M. le ministre de l'intérieur, paroles dont j'ignorais l'existence. Je suis heureux de pouvoir constater devant la Chambre que mon honorable collègue et ami a eu occasion de traduire en fait les paroles qu'il aprononcées en 1849. Le cabinet actuel a proposé naguère à S. M. de mettre en liberté un des derniers détenus politiques auxquels on a fait allusion, et S. M. s'est empressée de souscrire à cette proposition.

Mon honorable collègue, M. le ministre de l'intérieur, a eu sa part dans cette initiative qui doit satisfaire l'honorable M. de Perceval ainsi que les honorables membres qui ont parlé dans le même sens.

Du reste, je pense que la Chambre peut ici s'en fier pleinement à la clémence éprouvée du Roi et qu'il faut laisser en cette matière toute sa liberté d'action au gouvernement.

- La discussion est close.

M. Van Overloop. - J'ai demandé l'ordre du jour ; je retire cette proposition en présence de l'opinion de M. le ministre de la justice et de l'honorable M. de Mérode.

- Le renvoi de la pétition à M. le ministre de la justice, proposé par la commission des pétitions, est mis aux voix et adopté.