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Le parti socialiste et le régime parlementaire
WAUTHIER Maurice - 1897

Maurice VAUTHIER, Le parti socialiste et le régime parlementaire en Belgique (1898)

(Paru dans la « Revue de l’Université de Bruxelles", deuxième année 1896-1897 chez Bruylant-Christophe, pp. 81 à 101)

(page 81) La Constitution belge du 7 février 1831, après avoir subsisté sans altération pendant soixante ans, a subi, dans le cours de l'année 1893, des modifications profondes. A vrai dire, ces modifications, en ce qu'elles ont d'essentiel, n'ont porté que Sur un seul point. Les conditions de l'électorat législatif ont été transformées. Auparavant, le droit de suffrage était subordonné à la possession d'un cens assez élevé (42 fr. 32 c.) Depuis la promulgation des lois du 7 septembre 1893, la Belgique est soumise au régime du suffrage universel. Ajoutons immédiatement que ce suffrage est tempéré par certaines atténuations et - pour le dire en deux mots - par le principe du vote plural. Des voix supplémentaires (une ou deux, suivant les (page 82) cas) sont attribuées aux pères de famille, aux propriétaires. aux électeurs qui justifient d'un certain degré d'instruction. On ne peut nier que ce régime ne soit, en somme, fort démocratique, et l'on est à même aujourd'hui d'apprécier quelques-unes de conséquences.

La situation nouvelle - situation qui se dégage des élections législatives de 1894 et de 1896 - pourrait être caractérisée de la manière suivante.

Le parti catholique qui, depuis douze ans, était en possession du pouvoir, conserve sa prépondérance. Le parti libéral a été considérablement affaibli. Le parti socialiste qui, au point de vue parlementaire, n'existait pas, a fait une entrée triomphante sur la scène politique.

Toutefois, si l'on s'en tenait aux apparences, on risquerait d'être induit en erreur. Le parti catholique est, en fait, moins puissant, et le parti libéral plus puissant qu'on ne serait tenté de le croire à première vue. Grâce à une distribution vicieuse des districts électoraux (distribution ancienne et qui s’explique par des considérations historiques), les différents partis ne sont pas représentés équitablement. Cette injustice a tourné au profit des catholiques et au détriment des libéraux. C’est ce qui explique que les comptent actuellement 111 membres à la Chambre des représentants, tandis que les seconds n'en ont que 12. En revanche, le parti socialiste dispose de 29 députés.

(Note de bas de page : Il est permis de dire que 900,000 voix catholiques sont représentés par 111 députés ; que 500,000 voix libérales sont représentées seulement par 12 députés et que 400,000 voix socialistes sont représentées par 29 députes. Ce sont bien entendu, des « chiffres ronds » qui appelleraient certaines observations).

On commence à s'émouvoir sérieusement de cette iniquité. Divers remèdes sont proposés (représentation proportionnelle, scrutin uninominal), et il est probable que, dans un avenir prochain, ce domaine sera témoin de réformes assez profondes.

Ces réformes sont assurément désirables. Rien n'est plus funeste à un régime politique que d'être affecté d'une injustice permanente et visible. Mais il ne faut pas se faire illusion. L'introduction d'un mode de représentation plus sincère ne supprimera pas les difficultés (page 83) au sein desquelles la Belgique commence à se débattre. Elles deviendront plus aiguës, et, à première vue, plus redoutables.

Les forces du parti catholique feront à peu près équilibre aux force réunies des libéraux et des socialistes. C’est alors qu'apparaîtra dans toute sa netteté le problème qui fait l'objet de la présente étude. Quels sont les effets, au point de vue du régime parlementaire, de l'avènement du parti socialiste à la vie politique ?

L'expérience qui se poursuit depuis deux ans n'est assurément ni assez longue, ni assez complète pour fournir une réponse décisive. Mais elle nous donne tout ou moins des indications intéressantes. Elle nous permet de limiter le domaine des solutions Les observations recueillies au cours de ces deux années concernent spécialement la Belgique. Peut-être estimera-t-on qu'elles ne sont pas totalement dénuées d'intérêt pour d'autres nations.

Il ne faut pas oublier que, de tous les Etats du continent, la Belgique est le premier où le gouvernement parlementaire ait été pratiqué avec une entière loyauté. Ce régime y a été en vigueur, sans la moindre interruption, depuis 1831. Ajoutons que la Belgique fut considérée longtemps comme le type des États constitutionnels. A défaut de gloire, elle a joui d'une réputation méritée de sagesse et de bonheur. On la citait comme modèle ; on prenait exemple sur ses institutions. La crise qu'elle traverse aujourd’hui, et dont il serait puéril de se dissimuler l'existence, paraît dès lors offrir quelques enseignements d'une portée générale.


Voyons d'abord ce qu'a été le rôle parlementaire du parti socialiste.

La population ouvrière, extrêmement nombreuse en Belgique, grâce à l'extension de la grande industrie, avait été exclue, sous l'empire du régime censitaire, de toute participation à la vie politique. Sa longue indifférence à cet égard avait inspiré aux partis - aux libéraux et aux catholiques - une sécurité trompeuse. A partir de 1880, environ, la classe ouvrière. sous l'excitation de la propagande socialiste, se passionna soudainement en faveur d'une extension démocratique du droit de suffrage. Elle (page 84) obtint gain de cause en 1893. Il n'est pas étonnant qu'elle ait été acquise immédiatement aux idées des plus avancés. Elle a naturellement choisi comme représentants des hommes qui se distinguaient par l’intransigeance de leurs opinions et par la violence de leur langage. L'ouvrier belge, honnête et laborieux, est, en général. assez peu instruit. Trop souvent il est complètement illettré. D'une façon on peut qu'il est totalement incapable d'avoir une idée exacte ou claire de qu'est le collectivisme. Toutefois, il a voté sans hésiter pour les candidats qui inscrivaient le collectivisme sur leur programme. Ces candidats, en effet, par leurs déclamations véhémentes et fréquemment brutales, traduisaient fidèlement les désirs confus, les colères et les rancunes de la population ouvrière. Voilà donc trente députés démocrates brusquement installés au sein la Chambre des représentants, enivrés d'une victoire qui a dépassé leurs plus ambitieuses, de l'importance de mission, constituant enfin, grâce à la disparition presque entière du parti libéral, le gros de l'opposition parlementaire.

De quels hommes se composait ce nouveau parti ? Quelles habitudes, quelle éducation, quels préjugés, quel programme apportait-il dans l'enceinte du Parlement ? Quelle fut enfin sa conduite durant cette de deux années ?

On a eu mainte fois l'occasion de constater que le parti démocratique n'est pas nécessairement représenté par des hommes appartenant à la classe populaire. Le peuple a fréquemment choisi comme mandataires des hommes qui, leur naissance, leur éducation, leurs relations sociales, rattachaient à la bourgeoisie ou même à l'aristocratie. Ce phénomène est dû en partie à une sorte de respect traditionnel et héréditaire pour les situations en partie également à l'organisation des groupes politiques. Le parti radical qui, dans plusieurs pays, a prétendu diriger et inspirer la démocratie et qui sollicitait ses suffrages, n'était pas autre chose, en somme, qu'une fraction de la bourgeoisie. L'histoire de France depuis un siècle permet de vérifier sans peine la justesse de cette assertion. Mais le fait que nous venons de signaler n'a nullement le caractère d'une loi et les événements qui viennent de s'accomplir en Belgique semblent conduire à des conclusions fort différentes.

(page 85) Au nombre des députés socialistes qui siègent au Parlement, il en assurément qui appartiennent à la bourgeoisie. On compte dans leurs rangs plusieurs avocats, un professeur, des journalistes, mais on y voit figurer également des instituteurs primaires et, en nombre assez considérable, des ouvriers proprement dits. ou, du moins. d'anciens qui n'ont renoncé à l'exercice de leur profession que pour se consacrer d'une façon plus complète à la carrière politique.

Théoriquement, rien n'est plus légitime, et l'on serait tenté de se féliciter de voir la classe ouvrière représentée par des hommes sortis de son sein et qui, par suite, semblent particulièrement en mesure de défendre ses intérêts avec dévouement et compétence.

Il faut avoir la franchise de reconnaître qu'une expérience de deux ans a notablement contribué à dissiper des illusions de ce genre. Tout observateur impartial doit s'avouer que l'entrée au Parlement d'un grand nombre de députés ouvriers a sur les débats une fâcheuse influence. Les violences, les personnalités offensantes, l’invective, ont trop souvent aigri et retardé les délibérations.

Ce changement de ton est, en réalité, un symptôme grave. Tout régime politique a besoin pour subsister, de certaines conditions de forme qui, dans une mesure plus ou moins large, tiennent à son essence même. Ces formes correspondent à des fictions nécessaires. à des présomptions qui sont admises d'un consentement unanime. On conçoit difficilement une monarchie sans une cour, un cérémonial, une étiquette méticuleuse. Ces institutions (dont l'importance et le prestige vont d'ailleurs déclinant) ont pour objet de rendre sensible le caractère plus ou moins sacré et un peu mystérieux qui, dans les États monarchiques, appartient au souverain. Dans le gouvernement parlementaire, le ressort principal, l’âme même du système entier, est la discussion sincère, approfondie, contradictoire. de toutes les matières qui intéressent l'État. Cette discussion n'est fructueuse, elle n'est même possible qu'à la condition d'être courtoise - du moins en général. Et elle ne sera courtoise que si les orateurs restent invariablement fidèles à une présomption. Cette présomption, c’est qu'il s'agit exclusivement d'une lutte d'idées, d'un conflit entre intérêts généraux. et non pas d'une bataille que se livrent des ambitions individuelles, des intérêts particuliers.

Le (page 86) corollaire d'une telle présomption, c'est que tout adversaire politique - même quand il se trompe, même quand il défend des propositions pernicieuses - est réputé de bonne foi, est censé obéir à des mobiles avouables et désintéressés. Une autre conséquence. c'est qu'un adversaire de ce genre doit être ramené, qu'il mérite d'être convaincu. Et précisément pour le convaincre que l'on prend la parole, et l’on ne peut espérer le convaincre qu'en le traitant avec égard, en s'adressant aux qualités morales et intellectuelles qu'on lui suppose, à son dévouement pour la chose publique, à son expérience, à sa raison.

Tout cela est mensonge, dira-t-on, tout cela est fictif. Souvent en il n'y aura là qu'une fiction. Mais cette fiction est indispensable. Si l'on s'en écarte, la passion prend immédiatement le dessus, et le débat dégénère forcément en injures réciproques.

Ces exigences salutaires ont été constamment méconnues par les orateurs socialistes. Des apostrophes véhémentes, un langage agressif, un dédain clairement affiché des règles de la courtoisie, ont nui trop fréquemment à la dignité de la discussion. Si de pareils excès pouvaient être uniquement attribués à l'inexpérience d'hommes politiques qui éprouvent quelque peine à se plier aux habitudes du gouvernement parlementaire, il n'y aurait pas lieu de s'en émouvoir outre mesure et l'on pourrait compter sur une prochaine amélioration. Malheureusement, il n'en est pas tout à fait ainsi.

L'attitude et la conduite des députés socialistes ont eu quelque chose d'intentionnel et de volontaire. La violence fut chez eux - non pas absolument, mais dans une mesure assez large - le résultat d'un calcul Ils croyaient par là servir leur cause plus efficacement, assurer la propagation et le succès de leurs idées. En réalité, leurs discours virulents ne s’adressaient pas à la Chambre, mais bien au public en général et plus spécialement à la classe ouvrière. Ces milliers d'auditeurs rudes et incultes sont peu sensibles aux nuances finement graduées du politique. Ce qu'il leur faut, c’est le ton des réunions publiques. Un langage enflammé, accusateur, qui ne recule pas devant l'outrage. leur paraît le signe d'une virile énergie, les réveille dans leur torpeur et les tient continuellement en haleine.

Au surplus, si les orateurs socialistes - du moins le plus grand nombre d'entre eux - violaient d'une manière systématique les (page 87) principes qui doivent présider aux délibérations de tout Parlement, ils n'avaient pas à faire un grand effort sur eux-mêmes pour aboutir à ce résultat. Ces excès de parole sont l'indice d'une tendance et d'un état d'esprit. Elles marquent le dédain que les socialistes ressentent pour le gouvernement parlementaire en général. C'est là un fait sérieux et sur lequel il est bon de s’arrêter quelques instants.

Aux yeux des socialistes, le gouvernement parlementaire a été jusqu’ici l'expression la plus visible de la prépondérance de la classe moyenne. Les partis, dont les représentants siégeaient au Parlement, se combattaient sans aucun doute avec acharnement, avec une espèce de fureur. Et l'on ne peut nier qu’ils ne soient séparés par des divergences profondes, surtout (et c'est le cas en Belgique) lorsque des circonstances de toute nature mettent aux prises d'une façon permanente les catholiques et les libéraux. Malgré cela, les différents partis politiques avaient en Belgique un assez grand nombre d'idées communes ; sur une foule de points il régnait entre une espèce d'accord tacite. Ils respectaient les institutions politiques du pays, et ils acceptaient, sinon comme parfaite, du moins comme tolérable et comme étant à peu près la meilleure possible, l'organisation économique de notre temps. En dépit de l'âpreté de leurs dissensions, ils constataient entre leurs forces respectives l'existence d'un certain équilibre, et ils inclinaient vaguement à penser qu'un tel équilibre est, en définitive, salutaire et désirable.

Le parti socialiste entretient, sur les conditions et sur l'objet de la politique. des idées radicalement différentes. A ses yeux, les oppositions qui se produisent au sein de la classe moyenne n'ont qu'une importance secondaire. Le peuple tomberait dans un véritable piège, s'il consentait à s'intéresser d'une manière suivie à ce conflit d'ambitions mesquines. Que signifient les petites rivalités, les haines médiocres qui divisent et déchirent une même classe sociale, alors que c'est l'existence de cette classe qui constitue l'abus le plus criant ? Pourquoi le peuple partagerait-il les passions et les préjugés des capitalistes et des propriétaires, puisque la seule réforme dont il vaille vraiment la peine de poursuivre la réalisation, est la suppression des propriétaires et des capitalistes. L'ennemi qu’il faut combattre et détruire, c’est le régime économique actuel. Il n'y a qu'une seule lutte qui doive solliciter l'énergie encore intacte des hommes (page 88) du parti ouvrier, et c’est la lutte des classes. Cette lutte a un objet suprême : le triomphe et l'établissement du collectivisme.

Nous sommes loin d'affirmer que ces idées retrouvent d'une manière habituelle dans la bouche de tous les orateurs sans exception ; mais il n'est guère douteux qu’elles ne forment la substance des convictions de tout socialiste sincère.

Il n'entre pas dans nos intentions de discuter le mérite intrinsèque de ces idées. Il serait trop aisé de démontrer que le collectivisme est une chimère irréalisable et que la guerre des classes - au sens où l'entendent les socialistes - est à près impossible. On n'aperçoit plus aujourd'hui de classes séparées par des différences fondamentales de sentiments et d'intérêts. Les degrés de la hiérarchie sociale se sont trop multipliés. Entre le salarié aux abois et le capitaliste millionnaire, on rencontre d'innombrables intermédiaires reliés les uns aux autres par des transitions insensibles. Il n'existe point de procédé de dissection qui permette de résoudre cette masse complexe en fragments d'une existence distincte.

Au surplus. pas de cela qu'il s'agit pour le moment. Nous nous sommes proposé de rechercher de quelle manière les idées du parti socialiste - peu importe leur valeur scientifique - ont influé sur la conduite et l'attitude des représentants de ce parti au sein d'une assemblée législative.

A cet égard, aucune hésitation n'est possible : cette influence a été des plus fâcheuses.

Si les députés socialistes eussent consenti à se regarder avant tout comme les mandataires de la démocratie, ils avaient un rôle à jouer, un rôle qui n'aurait manqué ni de grandeur, ni d'utilité. Ils auraient pu concentrer leurs efforts sur quelques projets de réforme nettement déterminés, projets qui probablement eussent été très discutés, très discutables, mais qui, du moins, auraient eu le mérite de familiariser le public avec les solutions démocratiques dont un certain nombre de questions sont susceptibles. L’instruction primaire, la répression de l'alcoolisme, l’organisation militaire, le système des contributions publiques. les assurances ouvrières.... il y avait là pour le parti socialiste un champ d'action suffisamment vaste. Sur une foule de points il aurait pu proposer des amendements à la législation existante, réclamer des innovations partielles, (page 89) auxquelles s'est dérobée jusqu'ici l'inertie des classes dirigeantes. Il aurait pu également - à l'imitation de ce qui a lieu en Angleterre - organiser autour de certains articles de son programme une agitation légale...

Qu'on ne se méprenne point sur notre pensée. Nous ne disons nullement que les réformes dont les socialistes eussent préconisé l'application auraient été nécessairement justes et utiles. Admettons même qu'elles auraient été généralement nuisibles. Mais, encore une fois. il ne s'agit pas dans cette étude du mérite ou des erreurs du socialisme ; il s'agit simplement de la place et de l’influence que les représentants du parti socialiste auraient pu conquérir au sein d'un gouvernement parlementaire.

Leur conduite a été précisément l'opposé de celle qu'un observateur bienveillant aurait été tenté de leur conseiller. Soit tactique malencontreuse, soit incapacité résultant du manque presque absolu de conceptions claires et d'idées générales, ils n'ont pris l'initiative d'aucun projet sérieux et n'ont paru s'intéresser à aucune réforme déterminée. Leur préoccupation dominante. presque exclusive, a été de maudire la société bourgeoise, de glorifier le collectivisme et d'annoncer pour un avenir assez prochain une transformation universelle.

Quand leur acrimonieuse éloquence daignait s’occuper de problèmes d'un intérêt plus immédiat, elle se répandait de préférence sur des objets d'une importance singulièrement restreinte. La dénonciation de tel ou tel abus commis par tel ou tel industriel, des actes de violence vrais ou faux dont la gendarmer se serait rendue coupable à l'occasion d'une grève, ont servi de texte à d'interminables récriminations... Et c'est ici, il faut bien se l'avouer. que révèle la regrettable lacune de nos députés socialistes. Ils ne connaissent pas, ils ne voient la société actuelle, telle qu'elle est réellement constituée. Sa complexité leur échappe. Ils la simplifient avec une ingénuité déconcertante. Ils ramènent les innombrables relations qui s'y croisent et s'y enchevêtrent à une opposition irréductible entre l'ouvrier et le patron. Le patron symbolise la société d'aujourd'hui. celle qui disparaîtra sous peu. L'ouvrier symbolise la société de demain. celle où l'État collectiviste assurera le règne de la justice. Le monde n'est pas autre chose qu'un vaste atelier où le travailleur manuel est indignement exploité, et la solution de la question (page 90) sociale ressemble à s'y méprendre au triomphe d'une grève heureuse.

Il est superflu d’insister sur l'étroitesse et sur les erreurs capitales d’une semblable manière de voir. Ce qui frappe également, c'est son entière stérilité. Si le parti socialiste ne se décide pas à modifier sa tactique. à élargir sa conception de la société. et, en même temps, à rendre les articles de son programme plus pratiques et plus précis, il devra réduire son rôle à faire retentir la tribune parlementaire de déclamations vaines et bruyantes - à moins que, sous l’influence de mobiles encore indéterminés aujourd'hui, il ne s'engage dans les voies de la révolution.


Les succès électoraux remportés par les socialistes et leurs progrès dans l’opinion ont, au point de vue matériel, singulièrement affaibli le parti libéral. Toutefois ce résultat, quelque grave qu'il paraisse, n'est pas celui qui réclame le plus d'attention. Il est certain que le contingent d'électeurs dont dispose le parti libéral est encore puissant, et qu'une réforme équitable permettra à ce parti de regagner une partie du terrain qu'il a perdu. Le phénomène qui mérite d'exciter notre intérêt est d'une autre nature. Il est d'ordre intellectuel et relève, jusqu'à un certain point, de la psychologie. Nous voudrions caractériser en quelques mots la répercussion que les succès des socialistes ont exercée sur les idées, les sentiments, la volonté du parti libéral.

On constatera que ces succès ont atteint le parti libéral dans sa force morale, dans ce qu'il a de plus intime, Il ne suffit pas de signaler dans ce corps politique la présence de blessures extérieures et de mutilations. Une exploration plus attentive nous révélera également des troubles une altération profonde de l'organisme entier.

L’histoire du parti libéral belge est honorable, presque glorieuse. Il a rendu au pays d'éminents services. Durant un quart de siècle (de 1845 à 1870), il occupa presque constamment le pouvoir. Sa prépondérance paraissait assurée et l'avenir semblait lui appartenir. Ce fut son plus temps. Il ne suffirait pas de dire qu'il gouverna le pays, au cours de cette période, avec patriotisme et avec sagesse. Son (page 91) rôle fut plus élevé.

On peut soutenir sans exagération que le parti libéral remplissait alors une espèce de mission historique. Sa cause était celle de l'indépendance nationale et, jusqu'à un certain point. celle de la civilisation politique moderne. A la suite des événements de 1848. l'Europe continentale (et notamment la France) était pleine de méfiance à l'endroit de la liberté politique. Si l'on en excepte l'Angleterre, la réaction absolutiste triomphait à peu près partout. La Belgique avait à démontrer qu'un régime de liberté entière était compatible avec l'ordre, avec la sécurité de tous, avec la stabilité de l'État. Le soin de faire cette démonstration incombait au parti chargé des destinées du pays. Il réussit ; il eut le droit d'en être fier ; peut-être ne comprit-il pas suffisamment que des circonstances de toute nature le favorisèrent.

Le programme du parti libéral à cette époque peut se résumer en deux mots : c'était la laïcisation des services publics et la liberté individuelle. Sa foi dans la liberté était absolue : liberté de pensée et liberté économique. Le parti libéral trouvait son point d'appui le plus solide dans la bourgeoisie urbaine. Cette classe sociale était pacifique, laborieuse et probe. Elle s'enrichissait et admettait comme un dogme la possibilité d'un progrès indéfini. Les inquiétudes de l'imagination ne la faisaient pas souffrir ; elle était disposée à considérer le bon sens (et elle qualifiait de la sorte sa façon particulière d’envisager le monde) comme la raison dernière des choses.

On pouvait reprocher au parti libéral de n'avoir pas suffisamment compris l'importance des forces profondes et obscures - en apparence aveugles - qui régissent l'âme humaine. C’est à peine s’il la puissance qui appartient aux traditions religieuses qui viennent du passé, soit aux confuses espérances qui attendent tout de l'avenir. La reconstitution et les victoires du parti catholique, le progrès rapide du socialisme, le remplirent d'étonnement et lui parurent un objet de scandale.

Ce n'est pas que les libéraux aient négligé de tenir compte du parti catholique. Tout au contraire, leur histoire, depuis la révolution de 1830. est celle d’une lutte permanente contre les influences cléricales. Peut-être même se sont-ils usés dans cette lutte ; mais s'ils n'avaient pas cessé de considérer le parti catholique comme un ennemi redoutable, ils s'imaginaient l'avoir singulièrement affaibli. (page 92) Un triomphe électoral des catholiques, leur présence au pouvoir, tout cela apparaissait aux yeux du parti libéral comme un accident possible, mais, en même temps, comme un accident passager, dont le sens du peuple belge devait assez promptement faire justice.

Les succès répétés des catholiques depuis 1884 n'entamèrent qu'assez faiblement une illusion tenace. L'attitude des libéraux fut celle d'une opposition parlementaire puissante, irréconciliable, et qui se croit toujours à la veille de reconquérir le pouvoir. Tandis que le libéralisme se confinait dans ce rôle et qu’il gardait à son programme traditionnel une fidélité obstinée, il devinait à peine la présence de nouveaux adversaires qui s’organisaient avec une célérité merveilleuse et dont l'armée allait soudainement entrer en campagne.

En y réfléchissant, on conçoit que les libéraux n'aient pas été préparés à l'attaque du parti socialiste. L'une des prétentions les plus persistantes du parti libéral - et cette observation, bien entendu, ne s'applique pas seulement à la Belgique - fut de s'imaginer qu'il était le représentant naturel, le mandataire attitré de la démocratie. Son avènement date de la Révolution française. Il est redevable du triomphe de ses idées à un soulèvement populaire qui conserva toujours à ses yeux un caractère légitime et presque sacré. Sa gratitude envers le peuple était sincère. Il lui voulait du bien. Il considéra comme son devoir de l'émanciper et de l'instruire. Avec une entière loyauté il se proposa de lui fournir la plus grande somme possible de bonheur. Pour atteindre ce résultat, il crut que le moyen le plus sûr était de donner au peuple, non pas l'égalité politique, mais la liberté économique.

Ce qui entretint longtemps la bourgeoisie libérale dans un rassurant optimisme. ce fut, d'une part, l'amélioration qui se produisit dans la condition matérielle du peuple, amélioration continue et dont les statistiques apportaient la preuve irrécusable ; ce fut, d'autre part, l'indifférence prolongée de la classe ouvrière pour les luttes politiques : on se complaisait dans cette pensée que la démocratie avait tacitement abandonné au parti libéral le soin de défendre ses intérêts.

Confiance trompeuse. Le peuple, lui aussi, nourrissait un rêve de bonheur, et. au sein de la liberté économique qu'on lui avait accordée. il se sentait fort à plaindre^. Parce qu’il souffrait - et la souffrance sera-t-elle jamais bannie de ce monde ? - il se crut lésé (page 93) dans ses droits. Profondément ignorant du passé, il ne se doutait pas des tourments de toute nature qui avaient affligé ses pères en un temps de restrictions et de contraintes. Se renfermant dans le spectacle du présent, il apercevait, d'une façon plus ou moins vague, deux grands faits : une somme encore énorme de douleur, un régime de liberté politique et économique.

Avec une logique enfantine, il conclut que la liberté était la cause de ses maux. Il réclama l'intervention de l'État qui, à l'en croire, devait empêcher le faible d'être exploité par le fort et jugea que l'État ne ferait quelque chose pour la démocratie que si la démocratie se mettait elle-même au préalable en possession des pouvoirs publics. L'évolution que l'on vient de décrire s’est accomplie plus ou moins complètement chez les nations civilisées. En Belgique, plus que nulle part ailleurs, elle est entrée dans une période critique.

Les revendications du socialisme devaient se heurter tout d'abord au programme du parti libéral aux yeux de qui la liberté individuelle et la liberté économique sont des articles de foi. Il est possible que cet attachement au principe du laisser-faire soit excessif et qu’une intervention plus fréquente de l'État serait au total salutaire aux masses. Jusqu'à présent. cela n'est pas démontré, et le parti libéral est assurément fort excusable de n'avoir point répudié, à la première sommation du socialisme, les idées qui, durant un siècle, ont fait son honneur et sa force. Cette résistance explique d'autant mieux l'animosité dont la classe ouvrière poursuit la bourgeoisie libérale.

Ce qui rendit le conflit encore plus aigu, c'est que, en fait, le socialisme apparaissait en vainqueur dans les régions industrielles où le libéralisme régnait autrefois en maitre. C’est aux dépens des libéraux que les socialistes remportèrent leurs succès électoraux. On conçoit à merveille l'indignation des libéraux et la profondeur de leur rancune.

Le sentiment qui domina chez le parti après les élections de 1894 fut la stupeur. Il était complètement désorienté. L'ébranlement qu'il ressentit à la suite du coup qui venait de le frapper, eut promptement une conséquence qu'il était facile de prévoir.

Les causes internes de désorganisation, qui, depuis assez longtemps, subsistaient au sein du parti libéral, acquirent une force nouvelle. Des défections se produisirent, des scissions s'opérèrent. Les éléments les plus conservateurs du parti, précipitant un mouvement qui se (page 94) dessinait depuis une douzaine d'années, allèrent grossir les rangs du parti catholique. L'horreur du collectivisme et la crainte de la révolution les poussaient instinctivement à chercher un point d'appui dans le parti qui semblait offrir le plus de stabilité et de force de résistance.

La fraction la plus avancée et la plus agitée du parti libéral - le groupe radical - avide d'action et prodigue de projets de réforme, se rapprocha graduellement du socialisme et il est presque certain que le socialisme ne tardera pas à l'absorber.

Quant à la masse du parti libéral, à ce groupe central où dominent encore des éclairés et fidèles à leurs convictions, son attitude est celle de l’hésitation. Il a cessé d'obéir à une pensée dirigeante. Il n’aperçoit même pas la pensée qui devrait le diriger. Ce n’est plus qu'une mêlée d'opinions individuelles. Les uns, fidèles avant tout à leurs antipathies pour le cléricalisme, assistent aux progrès socialistes avec une curiosité bienveillante et se félicitent de l’inquiétude croissante que ces progrès inspirent au parti catholique. Ils se flattent du vague espoir qu'un jour viendra où réactionnaires et révolutionnaires s'étant mutuellement affaiblis, le libéral pourra rentrer en scène.

D'autres libéraux. animés à l'égard de la démagogie d'une haine incurable, et ne voulant pas davantage s'agréger aux catholiques, se retranchent dans une immobilité dédaigneuse. Ils comptent imperturbablement sur l'avenir. sur un réveil du bon sens public, et ils se « réservent. » Le sentiment qui gagne du terrain chaque jour, qui s’insinue s'infiltre partout, un mélange d'indifférence et de scepticisme.

Si l'on voulait d'un seul trait caractériser la situation actuelle du parti libéral, le mot qui viendrait aux lèvres est celui de paralysie. Les circonstances qui ont été rappelées expliquent sans aucun doute une telle situation. Mais il est permis de se demander si cette inaction et cette impuissance de l'une des plus grandes forces morales, intellectuelles, économiques du pays, ne constituent pas pour le régime parlementaire en Belgique, et, par suite, pour la Belgique elle-même, un péril qu'il importe à tout prix de conjurer.


La question qui se pose aujourd'hui en n'est pas de savoir si, d'ici à un certain nombre d’années, les doctrines collectivistes (page 95- exerceront ou n'exerceront pas leur empire dans le pays. Ne nous laissons pas induire en erreur par des déclamations intéressées. En fait, personne ne croit sérieusement au triomphe du collectivisme, ni même à la possibilité d'un régime collectiviste. Le vrai problème est tout différent. Il s'agit de savoir si le régime parlementaire peut subsister en Belgique. Et ce problème est pour les Belges d'une importance capitale.

Chez d'autres nations - en France, en Allemagne, en Espagne - on peut concevoir un abandon du gouvernement parlementaire et un retour à l'absolutisme. Une telle évolution serait probablement funeste au cas où elle s'accomplirait. Mais elle n'entraînerait pas nécessairement, ni surtout immédiatement, la destruction de l'État. Elle ne compromettrait pas - du moins pas sur l’heure – sa puissance extérieure et sa situation internationale. En Belgique, une métamorphose de ce genre est radicalement impossible. Les raisons en sont trop claires et trop nombreuses pour l'on doive insister. La Belgique sera un État parlementaire ou elle cessera d'être un État. A compter du jour où le régime parlementaire sera complètement faussé, où il ne fonctionnera plus d’une manière normale, la ruine politique du pays sera imminente.

On n'en est pas encore là aujourd’hui, mais il est certainement à craindre qu'on ne marche vers ce dénouement.

Les différents systèmes de gouvernement sont plus ou moins bons, et nous ne voulons pas rechercher pour le moment si le parlementarisme anglais est le meilleur régime possible. Il nous suffit de constater que ce parlementarisme (ou quelque chose qui s’en rapproche) est le seul mode de gouvernement qui soit actuellement admissible en Belgique. Quelle que soit la valeur relative d’un régime politique, son premier devoir de vivre, et la question qui domine toutes les autres est de savoir si les conditions dans lesquelles il se trouve placé lui permettent d'échapper à la mort.

L'une des conditions du parlementarisme anglais, tel qu'il est compris aujourd'hui, c'est la présence d'une opposition puissante, constitutionnelle, qui contrôle avec une sévérité jalouse la gestion du cabinet, qui nourrit l'espoir de devenir, tôt ou tard. le gouvernement à son tour, et qui enfin est en mesure. dès que les circonstances s'y prêtent, d'exercer le pouvoir.

Ces conditions du régime parlementaire ont subsisté en (page 96) durant soixante années environ ; elles n'existent plus aujourd'hui. Les catholiques disposent au Parlement d'une majorité écrasante, et il est impossible de prévoir le moment - les choses restant ce qu'elles sont - où leur prépondérance subira une interruption.

Ceux qui redoutent avant tout la prédominance du cléricalisme et qui sont d'avis que le bonheur et l'avenir d'une nation dépendent du progrès des idées libérales, doivent nécessairement déplorer un tel état de choses. Quelque légitime que soit cette appréciation, nous ne voulons pas y insister. La situation actuelle doit être uniquement envisagée au point de vue de l'influence qu'elle exerce sur le fonctionnement du régime parlementaire. Cette influence est des plus pernicieuses. Les inconvénients qui résultent de l'absence d'une opposition fortement organisée apparaissent plus clairement tous les jours. Le péril serait moins grave - il serait certainement moins immédiat - si les catholiques représentaient effectivement la grande majorité des habitants du pays. Mais on sait qu'il n'en est rien. Les derniers scrutins ont démontré que le parti catholique ne dispose pas de la moitié du corps électoral. Il est donc indispensable qu'une opposition parlementaire puisse se constituer.

A quelles conditions une telle reconstitution serait-elle possible? Il faudrait, au préalable, soit un remaniement des circonscriptions électorales, remaniement poursuivi dans une pensée d’équité, soit l'introduction dans la loi du de la représentation proportionnelle. On discute avec ardeur les avantages de ces deux réformes, mais on est généralement d'accord pour reconnaitre qu'une réforme est nécessaire. A supposer qu'elle s'accomplisse à la satisfaction générale (nous réservons la question du procédé à employer), la difficulté dont nous avons parlé précédemment ne sera en aucune façon écartée. Elle subsistera tout entière ; elle sera plus embarrassante que jamais et apparaitra alors seulement dans toute sa force.

Le problème à résoudre sera toujours le suivant : Réussira-t-on à former, au sein du Parlement, une opposition constitutionnelle capable, à un moment donné, de prendre possession du pouvoir et de l'occuper au moins pendant quelques années.

Il est possible que libéraux et socialistes réunis soient un jour plus nombreux que les catholiques. En revanche, il est absolument certain que les libéraux seuls, et les socialistes seuls, n'auront (page 97) jamais la majorité - ou du moins qu'ils ne l'auront pas dans un avenir qui puisse être prévu même de la manière la plus vague... Oh ! sans doute. il y a, dans ces deux groupes, des optimistes incorrigibles qui attendent d'une conversion prochaine du pays, d'une saute de vent inopinée, le triomphe complet et définitif de leurs doctrines. Mais cette confiance n'est point partagée par le plus grand nombre. En fait, le public presque entier estime avec raison que c'est tout au plus si libéraux et socialistes, en réunissant leurs forces, pourront l'emporter numériquement sur les catholiques. La conclusion à tirer de là, c'est qu'une opposition parlementaire normale ne pourra se constituer que par une alliance plus ou moins prolongée (nous ne disons nullement une confusion) entre libéraux et socialistes.

Au point de vue de la logique, cette conclusion paraît d'une vérité élémentaire. Nous croyons qu'elle est pratiquement d'une justesse inattaquable. Un régime parlementaire normal ne pourra être rétabli en Belgique qu'à dater du jour où libéraux et socialistes obéiront à une action commune. Mais alors se pose la question dominante, la question dont la solution est pour le pays d’un intérêt vital : Une alliance entre libéraux et socialistes, alliance dont nous avons admis théoriquement la nécessité, est-elle pratiquement réalisable ?

Personne, pensons-nous. n'hésitera à répondre que, dans les circonstances actuelles, une telle alliance est impossible. Elle sera, en toute hypothèse, très difficile à conclure, et il est douteux qu'elle puisse s'accomplir jamais. Nous voudrions néanmoins mettre en relief quelques-unes des conditions qui devraient être observées, pour qu'elle puisse s'opérer un jour.

En premier lieu, il est indispensable que libéraux et socialistes - tout en conservant leurs opinions - apportent un changement profond dans les sentiments qu'ils éprouvent les uns à l’égard des autres. Aujourd'hui ces sentiments n'ont assurément rien d'amical. Des inimitiés personnelles. des rancunes, le conflit d'ambitions incomplètement satisfaites et d'ambitions déçues - ces suites trop ordinaires des luttes politiques - ne contribuent certes pas à faciliter une entente. L'histoire nous donne cependant le spectacle de réconciliations qui paraissaient d'une conclusion plus difficile. On peut supposer aussi que le temps fera son œuvre d'apaisement. Mais (page 98) cet apaisement est la condition première d'un accord - ou même d'une simple trêve. Les libéraux ne pourraient, à moins d’abdiquer toute dignité, accepter l'alliance des socialistes, aussi longtemps que ceux-ci les accableront d'attaques outrageantes. Il faut de part et d'autre, sinon la confiance absolue et la sympathie - cela du reste ni nécessaire, ni peut-être désirable - du moins un certain degré de considération et d'estime.

Un changement aussi radical dans les dispositions intéressés pourra-t-il jamais s'effectuer ? Nous n'en savons rien et nous n'avons pas à le rechercher. Cela n'est pas du reste la question. Il nous suffit de constater que ce changement devrait avoir lieu pour qu'une opposition sérieuse puisse se reconstituer dans les Chambres législatives. Qu'on nous permette cependant d’ajouter que, à notre sens. ce changement s'accomplirait plus aisément si libéraux et socia listes consentaient à ne pas perdre de vue quelques-unes des conditions primordiales du régime parlementaire.

Ce régime ne saurait être exercé d'une façon normale que si les hommes qui y participent sont d'accord pour admettre trois règles fondamentales. On pourrait énoncer comme suit :

1° Les institutions qui régissent un pays sont présumées justes et rationnelles. Elles sont réputées répondre au vœu de la nation. Assurément, il est permis de chercher à les modifier. Mais ces modifications ne peuvent s'opérer que par les voies légales, par les moyens que la Constitution elle-même détermine. En thèse générale. elles auront lieu graduellement. Quant aux droits qui ont pris naissance sous la protection des lois existantes, on les considérera comme des droits acquis dont il est nécessaire de tenir compte.

Un parti politique qui espère et qui préconise un bouleversement prochain et total, une rupture complète avec le passé, et qui, pour y arriver, ne reculerait devant l'emploi de moyens révolutionnaires, un tel parti, disons-nous, peut avoir d'excellentes raisons pour justifier sa ligne de conduite. Mais il se met volontairement en dehors des conditions du régime parlementaire.

Il y aurait mauvaise grâce à insister sur les erreurs que l’on pourrait, en se plaçant à ce point de vue, reprocher au parti socialiste, non pas en seulement, mais ailleurs encore.

2° L'existence de tout parti politique, du moment qu'il est (page 99) régulièrement représenté au Parlement. doit être considérée comme un fait normal et légitime. Elle est une manifestation partielle de la volonté du peuple. Quels que soient les principes dont un parti se réclame - et pourvu qu'il se renferme dans la légalité - il mérite le respect et a le droit d’aspirer à la possession du pouvoir. Le frapper d'une espèce d’ostracisme, vouloir à priori l'exclure du gouvernement. sous prétexte que ses idées sont destructives de l'ordre social, c'est là une attitude l'on peut justifier par des considérations éloquentes, mais qui n'est pas compatible avec une interprétation correcte et saine du régime parlementaire.

A cet égard. le parti socialiste pourrait se plaindre de n'avoir obtenu de ses adversaires la justice qui lui est due.

3°Dans le jugement que l’on porte sur la valeur d'un parti politique. il n'y a pas à tenir compte de ses idées générales. de ses principes philosophiques et abstraits, de ses désirs lointains et de Sss rêves d'avenir. Les seules idées qui doivent avoir accès dans le champ de vision de la politique, sont les idées qui révèlent sous la forme de faits actuels, de projets de réforme concrets, de propositions précises. Tout le reste existe sans aucun doute, mais existe simplement dans le domaine du possible. Quand les circonstances l'en feront sortir, il sera temps de s'en préoccuper. Jusque-là le plus sage est de l'ignorer, ou. du moins, de faire comme si on l’ignorait. Ce parti pris pourrait, ce nous semble, invoquer en faveur une raison très plausible. Il n'est pas du tout certain que les circonstances prêteront jamais à la réalisation de réformes radicales. et l'on peut tenir pour démontré qu'un parti politique n'aura jamais la force, ni même le désir, d'aller jusqu'au bout de son programme. En ce monde, la plupart des réformes utiles se sont réalisées au nom de l'un ou l'autre idéal, qui, en lui-même, était irréalisable. Soyons indulgents pour les jeux où se complait l'imagination humaine.

Cette troisième règle est celle qui a été méconnue en Belgique le plus fréquemment et avec le plus de persistance. Les annales du Parlement ont été longtemps encombrées par d'âpres discussions sur les mérites du catholicisme et sur le point de savoir si la croyance catholique est ou non compatible avec le respect des libertés modernes. Les deux sessions des Chambres ont été (page 100) envahies par de fastidieux et inutiles débats sur le collectivisme et sur le véritable caractère d'un régime économique qui n'a jamais existé. qui probablement n'existera jamais. et au sujet duquel on ne peut naturellement émettre que des conjectures.

Quel est le sens des trois règles que nous avons essayé de formuler ? C'est que le domaine du gouvernement parlementaire est essentiellement le domaine du relatif et de l'à-peu-près. Il ne s'agit pas ici de poursuivre la vérité absolue. de faire régner la raison éternelle. Il importe simplement de tirer le meilleur parti possible d'un certain nombre de forces politiques, susceptibles d'être actuellement déterminées et mesurées, et qui, du moment où elles se maintiennent dans la légalité, doivent être réputées toutes également rationnelles. Que de fictions, dira-t-on peut-être, que de résultats désespérants ! ... Toute la question est de savoir si le régime parlementaire. tel qu'il est compris en n'a pas besoin pour subsister de postulats de cette nature.

Des réflexions qui précèdent on induira assez aisément les conditions auxquelles serait subordonnée la conclusion d'un accord entre libéraux et socialistes. Il faudrait que les sentiments d'animosité qui ont continuellement leur répercussion dans l'enceinte parlementaire s'atténuassent dans une large mesure et fissent place à une appréciation plus impartiale et plus modérée des situations respectives. Il faudrait aussi - c'est la condition essentielle - que les libéraux et socialistes se missent d'accord sur un programme positif et limité de réformes démocratiques prochainement réalisables... Un tel programme pourrait être dressé, n'en doutons pas, mais ce n'est pas le moment d'en préciser les articles. Deux ou trois propositions soigneusement méditées suffiraient. Elles fourniraient à l'opposition un point d'appui dans ses attaques contre le gouvernement. Elles justifieraient une campagne entreprise en vue de la conquête du pouvoir.

On dira peut-être que ce sont là des rêves et des chimères. Nous n'avons nullement l'intention de discuter cette opinion. Il est très possible que seule elle soit conforme à la vérité. S'il en est ainsi. il n'est besoin que d'une clairvoyance assez ordinaire pour prévoir le cours probable des événements. Le parti catholique demeurera en face du parti socialiste. qui prendra de plus en plus, et par la force (page 101) des choses, les allures d'une opposition factieuse. Il est assurément permis de réprouver la politique du gouvernement conservateur, mais on ne peut nier que ce gouvernement se compose de bonne volonté. Rien n'autorise à penser qu'il s'engagera dans les voies d’une politique franchement réactionnaire, où se multiplieraient ces actes arbitraires et abus criants qui finissent par révolter la conscience nationale. Dès lors, en dépit de ses erreurs et de ses faiblesses, il sera considéré par tous les hommes d’ordre comme le défenseur naturel et inévitable, comme le dernier rempart de la société Une foule de libéraux amis du repos, sans renoncer au droit de relever avec aigreur les fautes du gouvernement catholique, lui accorderont une adhésion tacite. Et il serait fort injuste de les accuser, à cette occasion, de lâcheté ou de trahison.

Un régime semblable à celui que nous venons de décrire pourra- t-il subsister ? Pendant un certain temps, on n'en saurait douter. Indéfiniment ? Nous avons peine à le croire. Comme il constitue une violation permanente des règles essentielles du gouvernement parlementaire, tel qu'il a toujours été pratiqué, tel que seul il peut être pratiqué en Belgique, il doit presque fatalement conduire le pays à une crise redoutable.