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Arrêt rendu le 12 décembre 1888 dans l’affaire Demoiselle Popelin contre le ministère public
Cour d'appel de Bruxelles - 1888

Cour d’appel de Bruxelles, Arrêt rendu le 12 décembre 1888 dans l’affaire Demoiselle Popelin contre le ministère public

(Extrait de « Jurisprudence générale. Recueil périodique et critique de jurisprudence, de législatif et de doctrine en matière civile, commerciale, criminelle, administrative et de droit public », Paris, Dallo, 1889)

Texte de l'arrêt du 12 décembre 1888, rendu par la Cour d'appel de Bruxelles

(page 33) « La Cour

« Attendu que Mlle Jules Guillery, avocat et ancien bâtonnier de l'ordre, présente à la cour la demoiselle Marie Popelin munie d'un diplôme de docteur en droit obtenu par elle à l'université libre de Bruxelles, après y avoir subi avec distinction les examens à ce requis, diplôme dûment entériné le 24 juillet 1888 par la commission spéciale instituée en vertu de la loi du 20 mai 1876, et demande qu'il plaise à la cour admettre ladite demoiselle à la prestation de serment conformément à l'article 20 de la loi du 20 mai 1876 et aux articles 13 et 14 du décret du 14 décème 1810 ;

« Attendu que cette demande ne saurait être accueillie ; que la loi qui nous régit, d'accord avec nos mœurs dont elle est l'expression et le reflet, comme avec les traditions du passé, ne permet pas à la femme d'exercer devant les tribunaux la profession d'avocat;

« Attendu que la nature particulière de la femme, la faiblesse relative de sa constitution, la réserve inhérente à son sexe, la protection qui lui est nécessaire, sa mission spéciale dans l'humanité, les exigences et les sujétions de la maternité, l'éducation qu'elle doit à ses enfants, la direction du ménage et du foyer domestique confiée à ses soins, la placent dans des conditions peu conciliables avec les devoirs de la profession d'avocat et ne lui donnent ni les loisirs, ni la force, ni les aptitudes nécessaires aux luttes et aux fatigues du barreau ;

« Attendu que si, dans l'ancienne Rome, quelques femmes ont pris part aux débats judiciaires, les inconvénients de leur participation provoquèrent des dispositions expresses qui interdirent à jamais aux femmes l'accès du Forum ; que le droit coutumier demeura sur ce point conforme au droit romain ;

« Attendu que les législations modernes qui régissent le continent européen presque tout entier, et notamment la France et la Belgique, ont, sous l'empire des mêmes motifs, placé dans les attributs de l'homme, à l'exclusion de la femme, un office que la loi romaine qualifiait d'office viril ; que même les lois autrichiennes, allemandes, espagnoles et russes ont interdit aux femmes les études universitaires;

« Attendu que lorsqu'après 1789, la tourmente révolutionnaire eut emporté l'ordre des avocats et l'eut remplacé par les hommes de loi et les défenseurs officieux sans que ces derniers eussent à justifier d'aucune condition de capacité, il n'existe aucun document quelconque, relatif à cette création nouvelle, qui renferme un seul mot permettant de supposer que la femme puisse se trouver comprise sous cette dénomination d'homme de loi ou de défenseur officieux ; que, de 1790 à 1804, alors que la liberté eût parfois été poussée jusqu'à la licence la plus effrénée, jamais aucune femme n'a soulevé semblable prétention;

« Attendu que la loi du 22 ventose an 12 a rétabli l'ordre des avocats et engendré le décret du 14 décembre 1810, qui règle l'exercice de la profession et la discipline du barreau ; que ce décret, sauf quelques modifications absolument étrangères au débat actuel introduites par la loi du 5 août 1836, est encore en vigueur aujourd'hui et ne peut être interprété qu'à la lumière des principes de la loi de l'an 12 dont il est la suite et le complément ;

« Attendu que, si cette loi de l'an 12 ne renferme point une disposition spéciale consacrant expressément l'exclusion de la femme de l'ordre des avocats, on peut sans témérité affirmer que si la loi avait voulu rompre avec les traditions constantes du passé et ouvrir à la femme la carrière du barreau, elle l'eût certainement déclaré ; que l'opinion de Napoléon sur le rôle de la femme dans la société ne saurait prêter aucun appui à la thèse de la demoiselle Popelin ;

« Attendu d'ailleurs que si l'on consulte les travaux préparatoires de la loi de l'an 12 et notamment les termes de l'exposé des motifs développés devant le Corps législatif par le conseiller d'Etat Fourcroy, le doute, s'il avait pu exister, disparaîtrait absolument : C'est, disait-il, au moment où la nation française va jouir d'un code... qu'il est surtout utile de lui offrir les moyens d'étudier ses lois et de former pour leur défense des hommes capables d'en apprécier les mérites et d'en faire une juste appréciation... L'un des plus importants résultats du projet qui vous est soumis consiste dans la garantie que le gouvernement et les citoyens trouveront bientôt, soit pour le choix des juges, soit pour celui des défenseurs et des avoués. Ce que l'ancien ordre des choses avait de bon à cet égard sera rétabli par la loi nouvelle; le titre 4 prescrit des mesures qui doivent assurer que les choix ne pourront porter par la suite que sur des hommes dignes de la confiance publique... Il (ce projet) écartera du temple des lois ceux qui oseraient le profaner sans titre et sans lumière ; il formera des hommes éclairés pour la profession d'avocat » ;

« Attendu que ces termes sont clairs et précis et qu'il serait puéril de vouloir équivoquer sur le sens du mot « hommes » employé exceptionnellement parfois comme comprenant et l'homme et la femme ; que le législateur de cette époque, comme il se voit dans la Constitution du 22 frimaire an 8, se sert du mot « homme » quand il veut désigner l'être du sexe masculin et du mot « personne » quand il veut désigner indifféremment l'homme et la femme ; Qu'il est certain d'ailleurs que si la loi de l'an 12 ne dit pas en termes exprès que la femme ne peut être avocat, c'est que cette disposition eût paru aussi étrange que superflue ; qu'à cette époque, comme naguère encore, l'innovation de la femme avocat eût contrarié, sinon blessé, les idées, les habitudes et les mœurs et ne s'était présentée à l'esprit de personne ;

« Attendu que le décret du 14 décembre 1810 dit dans la partie finale de son préambule : « En retraçant aujourd'hui les règles de cette discipline salutaire dont les avocats se montrèrent si jaloux dans les beaux jours du barreau, il convient d'assurer en même temps à la magistrature la surveillance qui doit nécessairement lui appartenir sur une profession qui a de si intimes rapports avec elle; nous aurons ainsi garanti la liberté et la noblesse de la profession d'avocat en posant les bornes qui doivent la séparer de la licence et de l'insubordination » ;

« Attendu qu'on ne peut admettre qu'après avoir ainsi caractérisé la profession de l'avocat, de celui qui peut être appelé à suppléer les juges et les officiers du ministère public sans pouvoir s'y refuser, la loi de l'an 12, comme le décret de 1810, aient pu songer à investir la femme des attributs de l'avocat, alors que le code civil en vigueur en 1810 et déjà élaboré en l'an XII, frappait la femme d'incapacité comme il le fait notamment dans les articles 37, 213, 214, 215, 217, 373, 391, 393, 399, 400, 442, 980, 1421, 1449, ne lui permettant pas d'être témoin, soit dans les actes de l'état civil, soit dans les testaments, d'être tutrices on membres des conseils de famille, si ce n'est pour leurs descendants ; qu'on ne saurait concilier la liberté et l'indépendance, qualités essentielles de l'avocat, avec l'état de subordination de la femme vis-à-vis de son mari, auquel elle doit obéissance, qu'elle doit suivre partout où il juge à propos de résider, et dont il faut le consentement pour pouvoir ester en justice comme pour contracter valablement ;

« Attendu que la loi du 20 mai 1876 à laquelle la demoiselle Popelin fait appel est impuissante à lui donner le droit qu'elle revendique ; que cette loi, en autorisant toutes les Universités, les Universités libres comme celles de l'Etat, à délivrer des diplômes et ce, en vue de l'affranchissement de l'enseignement supérieur, n'a fait que régler, comme l'indique son titre, la collation des grades académiques et le programme des examens universitaires ; qu'elle ne touche en rien aux principes consacrés par la loi de l'an 12 ni aux prescriptions du décret de 1810 ; que l'article 43 de la loi de 1876, le seul qui parle de la femme, serait contraire à la prétention de la demoiselle Popelin, puisqu'il autorise le gouvernement à fixer les conditions d'après lesquelles les femmes pourraient être admises à l'exercice de certaines branches de l'art de guérir, sans faire aucune mention de l'exercice de la profession d'avocat ; que si M. Frère-Orban, lors de la discussion de la loi de 1876, a pu dire que « le diplôme enregistré, on pourra exercer la profession, et que le diplôme est un titre irrévocable », ce serait inexactement interpréter ses paroles que d'en tirer la conséquence que la femme pourrait être admise à l'exercice de la profession d'avocat, nonobstant les lois contraires consacrées par une pratique séculaire ;

« Attendu que le diplôme délivré à la demoiselle Popelin par l'Université libre de Bruxelles prouve que les Universités en Belgique ne sont pas fermées à la femme ; que l'entérinement de ce diplôme par la commission spéciale instituée par le gouvernement atteste qu'il a été délivré conformément aux prescriptions de la loi ; que vouloir induire de cet entérinement que cette demoiselle serait habilitée à l'exercice de la profession d'avocat serait supposer à la commission précitée un pouvoir qui n'appartient qu'à la législature ;

« Par ces motifs, dit n'y avoir lieu d'admettre la demoiselle Marie Popelin à prêter, aux termes des art. 13 et 14 du décret (page 38) du 14 décembre 1810, le serment préalable à l'exercice de la profession d'avocat.

« Du 12 décembre 1888, C. de Bruxelles, 1ère chambre, MM. Jamar, président, Van Schoor, procureur-général, Guillery, avocat. »

Texte introductif de la Jurisprudence générale, 1889

(page 33) Le 3 décembre 1888, la demoiselle Marie Popelin, munie d'un diplôme de docteur en droit, qu'elle avait obtenu à l'Université de Bruxelles, après y avoir subi avec distinction les examens ordinaires, se présentait à la barre de la cour d'appel de Bruxelles assistée de Maître Guillery, à l'effet d'y prêter serment d'avocat et d'être ensuite admise au stage. Maître Guillery ayant donné lecture de ses conclusions, le procureur général Van Schoor prit la parole pour les combattre. Il commença par féliciter la demoiselle Popelin des succès qu'elle avait obtenus à l'Université de Bruxelles, mais en ajoutant :

« Vous avez perdu votre temps et votre peine, le barreau ne vous réserve ni ses luttes, ni ses triomphes ». Suivant l'honorable magistrat, par cela même que le décret de 1810 garde le silence sur l'aptitude de la femme à l'exercice de la profession d'avocat, il entend manifestement l'exclure. L'esprit du décret de 1810 est bien connu. Napoléon détestait les avocats qu'il (page 34) appelait dédaigneusement un « tas de bavards », et il est permis d'affirmer qu'il n'aurait jamais admis parmi eux les femmes pour lesquelles il éprouvait encore moins d'estime.

« En outre, le silence du décret de 1810 est éclairé par les précédents. A Rome, Amasia et Hortensia firent sans doute retentir le forum de leur éloquence, mais plus tard une autre femme appelée Calpurnia se distingua par l'intempérance de son langage et la furie de ses gestes, à ce point qu'à l'avenir l'exercice de la profession d'avocat fut interdit aux femmes. On considéra le barreau comme un office viril dont les femmes devaient être (page 35) écartées par leur sexe même. Tel était aussi l'esprit de l'ancien droit. Sans doute on permettait parfois sous l'ancien régime à une femme de plaider sa propre cause, et tel fut notamment le cas de la marquise de Créquy, puis un peu plus tard celui de Melle Le Gracieux de la Coste, dont l'élocution pure et mesurée, suivant la chronique du temps, le bel organe, l'accent digne et grave, obtinrent le plus vif succès, ce qui ne l'empêcha pas d'ailleurs de perdre son procès. Les travaux préparatoires de la législation actuelle prouvent manifestement que dans tous les cas où on s'est occupé de la (page 36) profession d'avocat, on a entendu qu'elle serait exercée par les hommes seuls.

« C'est qu'en effet cette profession est aussi une sorte de fonction judiciaire. Sans doute l'avocat n'est pas un fonctionnaire public dans le sens administratif de ce mot, car il ne reçoit aucune investiture du gouvernement; mais la profession qu'il exerce suppose l'aptitude à l'exercice d'une fonction publique. Ce qui le prouve, c'est qu'à défaut des juges titulaires ou suppléants, les avocats peuvent être appelés à siéger au tribunal en cette qualité; de même ils sont aptes à remplacer le ministère public par intérim. Il faut donc avoir la capacité d'être magistrat pour pouvoir être avocat. D'ailleurs, comment autoriser une femme à défendre les droits des autres alors qu'elle ne peut pas ester en justice pour son propre compte sans l'autorisation de son mari ? Il est vrai qu'un mineur peut être avocat, mais il contient le majeur à l'état latent. Les mœurs et les convenances ne s'opposent pas moins que la loi à l'admission des femmes à l'exercice de la profession d'avocat. Voit-on des femmes siéger au conseil de discipline et des dames d'un âge mûr, célibataires endurcies, surveiller les mœurs des stagiaires ? Voit-on la femme avocat forcée de suivre son mari où il plaira à celui-ci de l'emmener, refusant tel procès et acceptant tel autre, par obéissance conjugale ? Que deviendrait alors l'indépendance du barreau ? Que deviendrait sa dignité si l'on était exposé à voir la femme avocat forcée d'interrompre sa plaidoirie pour mettre au monde à la barre un jeune citoyen ? Le jour où les femmes seraient admises à porter le nom d'avocat, c'en serait fait du barreau, de son indépendance et de sa dignité ».

Le procureur général conclut à ce qu'il plaise à la cour dire que les dispositions du décret de 1810 ne sont pas applicables à l'espèce et à ce qu'elle n'admette pas la demoiselle Popelin à prêter le serment d'avocat.

La parole fut ensuite donnée à Maître Guillery qui s'exprima dans les termes suivants :

« Je porte dans mon cœur, comme père et comme grand-père, comme ancien bâtonnier de l'ordre, le respect le plus profond de la femme et de la jeune fille, le respect le plus profond de la dignité de la profession. Ce que nous demandons, c'est que vous proclamiez l'égalité de la femme ; nous vous le demandons au nom du christianisme qui, surgissant comme une protestation contre la corruption et l'infamie romaines, restitua ses droits et sa liberté à la femme, mère, sœur, épouse, tout ce que nous chérissons, tout ce que nous vénérons ici-bas, depuis que nos yeux s'ouvrent à la lumière du jour. Après 1800 ans de servitude et d'inégalité de la femme, on est arrivé à une conception plus juste et plus égalitaire. Nous voyons dans la femme, non pas un être faible et vil, mais notre mère, notre sœur, notre égale. Nous pensions que la question n'aurait point fait plus de difficultés devant vous que devant le conseil académique de l'Université. On a vu à Paris une femme plaidant contre M. Chaix. L'argumentation de M. l'avocat-général revient à dire ceci les lois ne parlent pas des femmes et lorsque la loi parle des hommes, elle emploie un terme précis, masculin. Si cela était vrai, le code pénal ne serait pas applicable aux femmes !

« La loi de l'an 12 est une loi sur « les écoles de l'empire ». A notre époque, les écoles de droit ne sont plus interdites aux femmes. C'est au reste l'opinion de M. Trasenster, recteur de l'Université de Liège, l'inspirateur de la loi de 1876. Ne parlons donc plus du décret de l'an 12. Vient ensuite l'opinion de Napoléon qui méprisait les femmes, dit M. Van Schoor ; mais Napoléon méprisait aussi un peu les hommes. Le mot rappelé par mon adversaire est le mot d'un caporal en goguette. Napoléon, en parlant ainsi, a prouvé qu'il était un grossier personnage.

« Mais les idées marchent. La jurisprudence ne doit pas rester immuablement attachée aux théories impériales. Comment, on permettrait à la jeune fille de fréquenter les écoles de droit et la loi aurait l'hypocrisie de lui déchirer le diplôme qu'elle a conquis ! Dans la discussion de la loi de 1876, M. Frère-Orban a déclaré que le diplôme confère la faculté d'exercer la profession d'avocat ou de médecin. Ne voyons-nous pas des femmes partout? Dans l'industrie, dans le commerce. Pourquoi ne pourrait-on pas confier la défense de ses intérêts à une femme intelligente, instruite ? Un arrêt de la cour de cassation de France de 1840 ne parle que de la condition du diplôme. La cour n'est juge que de la légalité du diplôme. »

Maître Frank prit ensuite la parole dans le même sens et s'exprima ainsi :

« Il serait désirable que l'on nous montrât un texte de loi disant que pour être avocat, il faut appartenir au sexe masculin. Il n'y a plus, de nos jours, d'office viril. La profession d'avocat est ouverte à tous. L'article 14 du décret de 1810 indique limitativement les personnes qui sont exclues de la profession. On ne parle pas de la femme. Le conseil de discipline des avocats du barreau de Gand a déclaré qu'il n'y avait point d'incompatibilité entre la profession d'avocat et la carrière ecclésiastique, se basant sur ce que l'article 14 du décret de 1810 n'indiquait point une semblable incompatibilité. Ce décret est donc « limitatif ». Dans toutes nos lois on emploie le mot générique « homme ». Faut-il en conclure que nos lois ne visent que les hommes ? Toutes les limitations à l'exercice d'une profession doivent être « expressément » formulées. Il en résulte donc que le silence de la loi ne peut être interprété contre la femme. Mlle Popelin ne peut être assumée comme juge, nous dit-on. Peu importe. Est-ce que tous les avocats peuvent être assumés ? Assurément non. Les étrangers, les avocats au-dessous de vingt-cinq ans ne peuvent être assumés. Même si l'on admet que le serment d'avocat est un serment politique, est-il vrai qu'il faut avoir la capacité politique pour prêter un serment politique ? Evidemment non. Mlle Popelin a le droit de prêter le serment d'avocat. Le droit romain peut-il être invoqué ? Mais non, il n'est plus applicable. Hortensia n'était-elle pas avocate distinguée ? Des femmes ont professé à l'université de Bologne. En Amérique, combien ne voit-on pas de femmes jurisconsultes ? Actuellement, 150 femmes plaident devant les tribunaux américains. En Russie, on a pris un décret en 1876 excluant la femme de la profession d'avocat. Semblable décret existe-t-il ici ? »

Texte inséré en note de bas de page dans la Jurisprudence générale, 1889

(page 33) Une femme munie du diplôme de docteur en droit ne saurait être admise par la cour à la prestation du serment d'avocat, la loi en vigueur, d'accord avec les mœurs et les traditions, interdisant aux femmes d'exercer, devant les tribunaux, la profession d'avocat

La question de savoir si une fille ou une femme, après avoir obtenu le diplôme universitaire exigé par la loi (en France celui de licencié en droit), peut être admise par la cour à prêter le serment d'avocat et exercer ensuite la profession, paraît s'être présentée tout récemment pour la première fois, devant la cour de Bruxelles. Elle mérite un sérieux examen, et à des points de vue très divers qu'il faut séparer au lieu de les confondre les uns avec les autres. Il importe sans doute de ne pas négliger le côté historique ; mais il est surtout essentiel de s'arrêter au point de vue purement juridique, et enfin de s'attacher à l'état actuel des mœurs publiques ou privées.

On a souvent dit qu'à Rome il était interdit aux femmes d'exercer la profession d'avocat, et on s'est même fondé pour le soutenir sur certains textes du Digeste. Mais ceux qui se sont ainsi expliqués sur l'incapacité de la femme, s'en sont tenus en réalité à un examen superficiel de la question. Il ne faut pas confondre en droit romain l'exercice de la profession d'avocat et la représentation d'autrui en justice en qualité de cognitor ou de procurator. Pendant longtemps, on vit des femmes plaider à Rome et l'histoire nous apprend même qu'Amasie, femme du consul Sulpicius, et Hortensia, fille du jurisconsulte Hortensius, s'acquirent une véritable célébrité. Quant à l'incapacité de représenter autrui en justice en qualité de cognitor ou de procurator, elle ne fut consacrée qu'assez tard. Auparavant les femmes pouvaient plaider pour autrui comme elles ont toujours pu plaider pour leur propre compte. Mais il est probable que le fait était assez rare ; l'état général des mœurs était une garantie suffisante contre les abus.

Cependant il se produisit un jour un grave scandale par le fait d'une femme appelée par les textes tantôt Carfania, tantôt Calpurnia, d'autres fois Afrania, et qui mourut en l'an de Rome 701 (Valère Maxime,8,3.) Voici ce que le jurisconsulte Ulpien nous apprend à ce sujet : « Secundo loco edictum proponitur in eos, qui pro aliis ne postulent ; in quo edicto excepit Prætor sexum, et casum : item notavit personas in turpitudine notabiles. Sexum, dum feminas prohibet pro aliis postulare ; et ratio quidem prohibendi, ne contra pudicitiam sexui congruentem, alienis causis se immisceant; ne virilibus officiis fungantur mulieres. Origo vero introducta est à Carfania, improbissima femina, quæ inverecunde postulans, et magistratum inquietans, causam dedit edicto » (L. 1, § 5, D., De postulando, 3, 1).

C'est donc à ce moment seulement qu'est intervenu l'édit du prêteur à l'effet de défendre aux femmes la postulation pour autrui. Désormais, tout en continuant à pouvoir plaider pour elles-mêmes, elles furent incapables de recevoir une procuratio ad litem. Cependant les jurisconsultes ne s'entendirent pas complètement sur l'application de cette défense ; les uns déclaraient l'incapacité absolue et interdisaient toujours aux femmes de représenter autrui en justice ; le jurisconsulte Paul était moins rigoureux, et il leur permettait, à la condition d'obtenir l'autorisation du magistrat, de prendre la place d'un parent malade ou âgé (L. 41, D., De procuratoribus, 3, 3; L. 31, § 6, D., De negotiis gestis, 3, 5; Const. 18, C. just., De procuratoribus, 2, 13.)

Lorsque, sous l'Empire, la profession d'avocat fut en dernier lieu organisée en véritable corporation, elle fut considérée comme une fonction publique, militia, et organisée en conséquence (Const. 1, C. th., De defensoribus, 1 29; Const. 14, C. just. De advocatis diversorum judiciorum, 2, 7). Devant chaque juridiction, le nombre des avocats inscrits au tableau (matricula) était limité (Const. 1 et suiv., C. Th., De postulando, 2, 10). Ces avocats ainsi organisés en corporation jouissaient de droits propres et de certains privilèges; ils étaient, notamment, exemptés de la plupart des fonctions provinciales (Const. 3, 6, C. just., De advocatis, 2, 7; Const. 152, C. Th., De decurionibus, 12, 1.) Pour pouvoir entrer dans un de ces collèges d'avocats, il fallait avoir la capacité de postuler pour autrui, et les femmes se trouvèrent ainsi tout naturellement exclues (Bethmann Holweg, Der Civilprocess des gemeinen Rechts, t. 3, p. 161 et suiv.).

Il est facile de comprendre que cette organisation des avocats, ayant passé de l'empire romain dans les juridictions canoniques, celles-ci interdirent aux femmes d'exercer la profession d'avocat ; les femmes furent sous ce rapport placées sur la même ligne que les serfs, les excommuniés, les infâmes (V. le décret de Gratien, canon 3, quæsio 1, causa 2 ; Fournier, Les officialités au moyen âge, p. 33), et lorsque l'organisation se fit dans notre ancienne France sur le modèle que donnait la législation canonique, l'incapacité des femmes fut acceptée sans aucune difficulté.

Cependant, parmi les anciens jurisconsultes, il en est un, Beaumanoir, qui n'interdit pas complètement la plaidoirie aux femmes : « Il ne loist pas à feme à estre en office d'avocat por autrui por loier ; mais sans loier pot ele parler por li ou por ses enfans ou por aucun de son lignage, mais que ce soit de l'autorité de son baron se ele a baron » (Beaumanoir, Coutumes du Beauvoisis, chap. 3, no 16, éd. Beugnot, t. 1er, p. 95). Les textes postérieurs se montrent plus absolus et ne permettent jamais aux femmes de plaider pour autrui (V. par exemple Livre de jostice et de plet, p. 103 ; Anciennes coutumes d'Anjou et du Maine, édit. Beautemps-Beaupré, I, no 169, tit. 2, p. 93, où se trouve un véritable traité sur la profession d'avocat).

D'autres textes, tout en parlant des personnes incapables d'être avocats, ne prennent même pas la peine de mentionner les femmes, tant leur exclusion était certaine et incontestée (V. par exemple, Livre des drois et des commandemens, no 40, t. 1er, p. 342). Tout au plus une femme pouvait-elle prendre la parole dans sa propre cause, et encore lui fallait-il une autorisation de justice. Il n'était pas davantage permis aux femmes de postuler pour autrui à l'époque, bien entendu, où la profession de procureur n'était pas encore organisée en corporation (Bouteillier, Somme rurale, liv. 1, tit. 9, édit. de 1621, p. 70. Comp. l'observation de Charondas, à la page suivante et liv. 1er, tit. 10, p. 73). « Item sçachez, dit Bouteillier, que femme de quefque estat qu'elle soit, mariée ou à marier, n'est à recevoir comme procuratrice, pour quelque personne que ce soit. Car à elle est défendu tout fait d'armes et de procuration pour la raison de Calfurnie que jaçoit ce qu'elle fust femme sage plus que nul autre, si ne sceust elle avoir mesure ; et courut au juge sus sans manière, pour ce qu'il appointa contre son opinion ». Comme on le voit, Bouteillier, à la différence d'autres jurisconsultes, distingue nettement la postulation de la plaidoirie, mais à l'exemple de ses contemporains, il ne peut s'empêcher d'invoquer l'autorité des jurisconsultes romains. Qu'aurait-on pu décider, en effet, à cette époque, si on ne s'était pas appuyé sur l'autorité du droit romain ?

Quoi qu'il en soit, l'incapacité des femmes a subsisté jusqu'à la Révolution, et la loi du 11 septembre 1790, article 10, a pu dire : « Les hommes de loi, ci-devant appelés avocats, ne devant former ni ordre, ni corporation, n'auront aucun costume particulier dans leurs fonctions. » Ce sont ces quelques mots, jetés négligemment dans une disposition relative au costume, qui ont fait disparaître l'ancienne corporation plusieurs fois séculaire des avocats. On sait que les avocats ne furent rétablis que par un décret du 14 décembre 1810, et encore la corporation ne fut-elle pas à ce moment reconstituée sur des bases libérales assurant aux avocats l'indépendance et la dignité de la profession. Il est certain, comme on l'a rappelé à l'occasion de l'arrêt ci-dessus, que Napoléon n'aimait pas les avocats et que Cambacérès éprouva les plus vives difficultés lorsqu'il voulut faire signer par l'empereur le décret qui les rétablissait. Napoléon écrivit à cette occasion à Cambacérès : « Tant que j'aurai l'épée au côté, jamais je ne signerai un pareil décret ; je veux qu'on puisse couper la langue à un avocat qui s'en sert contre le gouvernement. » Le décret fut cependant signé et son (page 34) préambule, œuvre de Cambacérès, contient même dans un style pompeux et byzantin, un éloge exagéré de la profession d'avocat :

« Lorsque nous nous occupons de l'organisation de l'ordre judiciaire, porte ce préambule, et des moyens d'assurer à nos cours la haute considération qui leur est due, une profession dont l'exercice influe puissamment sur la distribution de la justice a fixé nos regards ; nous avons, en conséquence, ordonné le rétablissement du tableau des avocats comme un des moyens les plus propres à maintenir la probité, la délicatesse, le désintéressement, le désir de la conciliation, l'amour de la vérité et de la justice, un zèle éclairé pour les faibles et les opprimés, bases essentielles de leur état ».

Mais à la suite de ces éloges prodigués à l'envi, se trouvent des dispositions asservissantes : l'ordre des avocats est placé sous l'autorité du procureur général ; c'est ce magistrat qui nomme le bâtonnier et les membres du conseil ; ce conseil ne peut être convoqué et réuni qu'avec l'assentiment du procureur général. Le décret multiplie les injonctions sévères et les menaces contre les avocats, comme s'ils étaient capables de commettre à chaque instant les écarts de parole les plus graves.

Quant aux femmes, il n'en dit pas un mot, et le décret suppose tout au contraire que la profession d'avocat est toujours exercée par des hommes. Est-il permis de conclure de là que les femmes soient incapables d'être inscrites au tableau ? Nous arrivons ainsi, au second point de vue sous lequel la question doit être envisagée, au point de vue purement juridique et à l'examen des textes actuellement en vigueur.


Nous n'hésitons pas à décider qu'aucune loi n'interdit aux femmes d'être avocats. Il est tout à fait inexact de prétendre, comme on l'a fait à l'occasion de l'affaire ci-dessus rapportée, que le décret de 1810 gardant le silence à l'égard des femmes, celles-ci sont par cela même incapables d'être inscrites au tableau. Il faut tout au contraire reconnaître que le décret de 1810 n'a pas songé à la question, ce qui est bien différent.

Lorsqu'un législateur a donné une solution même implicite, on doit nécessairement s'y soumettre. Mais la situation est tout à fait différente, s'il a gardé le silence ; la question se trouve alors entière et doit être résolue par les principes généraux du droit. Tel est précisément le cas actuel, et pour soutenir le contraire, pour placer la question sur un autre terrain, il faudrait aller jusqu'à prétendre que l'auteur du décret de 1810 a songé à notre question, ce qui est manifestement erroné.

Ceci établi, comment admettre l'existence d'une incapacité qui n'est consacrée par aucun texte ? Les incapacités, on le sait, ne se supposent pas et doivent toujours résulter de dispositions positives. Aussi un éminent jurisconsulte a-t-il pu dire que les femmes ont les mêmes droits, civils, publics ou autres que les hommes, du moment qu'ils ne leur sont pas retirés par telle ou telle loi (V. à cet égard Demante, Définition légale de la qualité de citoyen français, dans la Revue critique, t. 34, p, 164, 208). Même si l'on soutenait que la profession d'avocat constitue une fonction publique, ce que personne n'admet, il ne résulterait pas nécessairement de là que les femmes en soient exclues, car aucun texte ne prononce leur exclusion, et nous verrons bientôt qu'elles peuvent être appelées à certaines fonctions publiques.

Mais il est certain que, dans l'état actuel de la législation, une femme ne peut pas être juge. Aussi est-ce sur ce terrain que l'on se place pour donner un second argument en faveur de l'opinion suivant laquelle les femmes ne peuvent pas être avocats.

Cette seconde considération semble, au premier abord, beaucoup plus grave que la précédente ; mais nous espérons montrer qu'elle ne résiste pas non plus à un examen sérieux. Les avocats, dit-on, peuvent être appelés à remplir par intérim les fonctions de juge lorsque les magistrats titulaires ou suppléants d'un siège se trouvent empêchés ; on les invite aussi, dans les mêmes circonstances, à remplir les fonctions d'officiers du ministère public; de même il peut arriver qu'en cas de partage, il soit nécessaire pour le vider de faire monter des avocats au tribunal ou à la cour (V. L. 22 vent. an 12, art. 30; c. pr. civ. art. 84, 118, 468). Si les avocats sont appelés ainsi à remplir par intérim les fonctions de magistrat, il faut donc aussi, pour exercer la profession d'avocat, réunir les conditions requises pour être juge.-On a usé et même abusé de ce motif dans un grand nombre de circonstances, et c'est notamment par ce motif qu'on est arrivé à écarter du tableau les étrangers, les prêtres, même les plus illustres, tels que le père Lacordaire. Celui-ci ayant réclamé son inscription au tableau à Paris, sa demande fut repoussée par la raison qu'un clerc ne peut pas être magistrat, ni par conséquent avocat

Si l'on veut bien cependant examiner cet argument de près, on arrive facilement à se convaincre qu'il ne prouve absolument rien parce qu'il prouve beaucoup trop.

Il est inexact de prétendre qu'un avocat doit réunir les conditions d'aptitude exigées du magistrat, sous prétexte qu'il peut être appelé momentanément à siéger au tribunal ou à la cour. Cette considération conduirait, en effet, à dire que, pour pouvoir être avocat, il faut avoir atteint l'âge exigé pour les fonctions de la magistrature. Or personne n'a jamais émis une pareille prétention. On peut être avocat même avant l'âge de vingt-cinq ans, même avant celui de vingt-deux ans, même en état de minorité. L'âge pour être reçu avocat n'a jamais été fixé en France d'une manière directe. Aux termes de la loi du 22 ventôse an 12, les études de droit ne peuvent être commencées que par des élèves âgés de seize ans au moins et pourvus du diplôme de bachelier ès lettres. Cet âge de seize ans est précisément celui auquel on peut obtenir le grade de bachelier.

D'autre part la loi de ventôse an 12, article 16, fixe la durée des études de droit à trois années pour la licence et à quatre années pour le doctorat, et elle n'exige que le premier de ces diplômes pour l'exercice de la profession d'avocat. Ces textes fixent ainsi virtuellement à dix-neuf ans l'âge auquel on peut être inscrit comme avocat stagiaire. Il est donc hors de doute qu'un mineur peut être avocat (Jur. Gén., vo Avocat, n°73 ; Rousseau et Laisney, Dictionnaire de procédue, v° Avocat, n°7 ; Bioche, Dictionnaire de procédure, v° Avocat, n°16). Déjà autrefois on admettait cette solution alors que la majorité était fixée à vingt-cinq ans, et on n'émettait même aucun doute à cet égard (V. Merlin, Répertoire, v° Avocat, paragraphe 9, n°4). Il en était ainsi dans notre ancien droit, et le président Laroche Flavin nous apprend qu'il fut avocat à l'âge de dix-neuf ans. « Moy, ayant encores plusieurs tesmoins vivants de mes leçons et responces publiques à dix-huit ans de mon doctorat et à dix-neuf de réception d'avocat en la même année» (Treze livres des parlemens, édit. de 1617, liv. 3, no 23, p. 239).

Ainsi en résumé et en deux mots, on peut être avocat sans avoir la capacité exigée par la loi pour remplir les fonctions de juge.

C'est que le fait de la part d'un avocat d'occuper un siège de juge ou de remplir les fonctions du ministère public n'est qu'un pur accident de l'exercice de sa profession, et il serait absolument déraisonnable de faire de cet accident qui ne se réalisera peut-être jamais, la condition la plus essentielle de l'exercice d'une profession qui ne doit pas être confondue avec une fonction publique.


Cette profession est sans doute soumise à une organisation spéciale, destinée à assurer une bonne administration de la justice ; mais résulte-t-il de là que la profession d'avocat soit une fonction et que cette fonction soit fermée? Il en est, à la vérité, ainsi dans certains pays, par exemple en Allemagne où la profession d'avocat est réunie aux fonctions d'avoué, et dans quelques-uns de ces pays on a eu le soin de prendre des dispositions spéciales pour exclure les femmes. Mais en France, il serait difficile de soutenir que l'avocat est fonctionnaire ou que sa profession soit fermée.

Et d'abord l'avocat ne reçoit aucune délégation du pouvoir souverain. On peut discuter sur la nature du contrat qui intervient entre son client et lui, dire qu'il s'agit d'un véritable louage de service, prétendre, au contraire, que les actes dépendant de l'exercice d'une profession libérale, littéraire, scientifique ou artistique, comme par exemple l'engagement pris par un auteur d'écrire un livre, par un médecin de soigner un malade, par un avocat de plaider une cause, ne sauraient faire l'objet d'un contrat obligatoire pour celui qui exerce cette profession, ou bien encore affirmer avec des auteurs récents qu'il s'agit là d'un contrat innommé, d'ailleurs obligatoire de part et d'autre ; mais quel que soit la nature de ce contrat, l'habitude de le passer fréquemment avec des clients, ne constitue que l'exercice d'une profession et non celui d'une fonction publique. Pour quelle raison les femmes ne pourraient-elles pas passer ce contrat ?

On en a donné une raison qui n'est autre chose qu'une erreur grave. Elle consiste, en effet, à poser en principe que les (page 35) femmes sont des personnes incapables. C'est là, nous le répétons, une erreur manifeste. Si l'on veut poser un principe général, il faut dire en sens contraire que les femmes sont capables comme les hommes. Il n'y a, au point de vue civil, aucune différence entre les deux sexes, et une fille majeure peut passer aussi librement tous les actes de la vie civile qu'un homme. C'est le mariage seul qui produit une incapacité sur la nature et les effets de laquelle il n'y a pas lieu de s'expliquer ici. Au point de vue de la capacité civile, rien n'est donc plus naturel que de permettre à une fille l'exercice de la profession d'avocat ; s'agit-il d'une femme mariée, il lui faudra sans doute l'autorisation de son mari, mais ne sait-on pas que cette autorisation est aussi imposée pour l'exercice d'autres professions bien autrement périlleuses au regard de l'intérêt de la famille et de la femme ? On ne saurait prétendre sérieusement que les caprices d'un mari empêcheraient une femme d'exercer la profession d'avocat.


Il ne reste plus qu'une dernière considération qu'on pourrait invoquer pour écarter les femmes de la barre du tribunal, celle qui consisterait à dire que les avocats sont maîtres de leur tableau. On se souvient qu'ils ont longtemps émis cette prétention ; elle revenait à soutenir que le conseil de discipline, saisi d'une demande d'inscription au stage par un licencié en droit ou d'une inscription au tableau par un stagiaire, peut admettre ou repousser cette demande, sans que cette décision soit sujette à appel devant la cour. Certains conseils de discipline en étaient ainsi arrivés à créer des incompatibilités en dehors de la loi, par exemple, avec l'exercice de la profession de bibliothécaire, ce qui a donné l'occasion à Charles Nodier d'écrire une ingénieuse facétie sur La dignité des avocats et l'indignité des bibliothécaires. Mais aujourd'hui on reconnaît, malgré les protestations des avocats, que l'ancienne maxime a fait son temps, et elle est avec raison condamnée par la jurisprudence comme contraire au principe fondamental de la liberté des professions. (V. Toulouse, 11 févr. 1885 (D. P. 85. 2. 233) et la note que nous avons insérée sous cet arrêt.)


C'est aussi ce principe de la liberté des professions qui doit permettre aux femmes de se présenter à la barre du tribunal puisqu'aucune loi ne s'y oppose. La femme avocat sera-t-elle considérée comme une personne étrange, un peu ridicule même, malgré son intelligence, et froissera-t-elle vivement nos mœurs et nos usages?

C'est là un troisième aspect de la question qu'il n'est pas permis de passer sous silence. Aussi l'arrêt de la cour de Bruxelles y a-t-il songé.

Est-il exact de dire que l'exercice de la profession d'avocat par une femme répugne absolument à nos mœurs? Ceux qui l'affirment paraissent plutôt regarder en arrière, ce qui les empêche de voir devant eux. La vérité est que nous nous trouvons en ce moment dans une période de transition, et les époques de cette nature sont, on le sait, les plus difficiles à traverser.

Nous avons, au point de vue du rôle de la femme, perdu les mœurs des siècles précédents et même celles du commencement du nôtre et les nouveaux usages ne sont qu'en voie de formation. Au 18e siècle, les femmes ne servaient qu'à orner les salons ou à satisfaire les passions des grands seigneurs. Au commencement de ce siècle, les idées avaient déjà changé, mais on ne songeait pas encore à faire sortir la femme du foyer domestique où se trouve, en effet, sa place naturelle. C'est ce qui nous a permis d'affirmer que, sous le premier Empire, on n'a même pas pensé à la question de savoir si la femme était capable d'exercer la profession d'avocat.

Aussi tous les arguments qu'on veut tirer pour l'examen de cette question, soit du texte, soit de l'esprit du décret de 1810, sont-ils sans aucune valeur. C'est de nos jours seulement que la question est née pour la première fois, et il faudrait dès lors aussi faire une loi pour écarter les femmes du barreau, car en l'absence de tout texte, on doit admettre la capacité et repousser l'incapacité.

Mais le législateur votera-t-il jamais une pareille loi ? Il est permis d'en douter, car elle viendrait contrarier les tendances de notre époque. La seconde partie de notre siècle a vu s'accomplir des changements notables dans la condition des femmes. On a agité la question générale de leur capacité, même politique. Le problème est encore à l'ordre du jour; on s'en occupe dans les académies comme dans les assemblées législatives. Il se fait même souvent sur cette question plus de bruit que de bien.

Mais en même temps que ce problème agite les esprits, certains faits d'une extrême gravité se sont produits dans presque tous les pays : on a, par des procédés très divers, élargi le rôle de la femme dans la société, parfois même trop rapidement et avec une véritable imprudence.

Ainsi on a donné une large place aux femmes dans l'instruction publique ; en France on a créé l'enseignement secondaire des filles; les portes de nos facultés de droit et de médecine se sont ouvertes devant elles, et il est juste d'ajouter qu'elles ont été accueillies dans l'enseignement supérieur avec déférence et respect aussi bien par les étudiants que par les maîtres. N'est-ce pas là un grave indice des changements qui se préparent ? On voit même dans certains pays des femmes occuper des chaires de l'enseignement supérieur, et c'est à l'une d'elles, Mme Sophie Korvalewski, que notre académie des sciences a tout récemment décerné une de ses plus belles récompenses.

Mais la place n'a pas été aussi largement faite aux femmes dans les carrières publiques ou privées que dans l'enseignement, et cette situation est même de nature à produire des conséquences déplorables. Trop souvent on voit des jeunes filles pourvues de tous les diplômes, mais sans fortune, chercher une position sociale qu'elles ne parviennent pas à conquérir ou même parfois s'écarter de la route du devoir plutôt que de se contenter d'un rôle modeste au sein de la famille. C'est la conséquence fatale de notre état de transition.

Mais il ne faudrait pas croire qu'on y porterait remède en refusant l'accès des carrières aux femmes ; tout au contraire, on ne ferait qu'aggraver le mal. D'ailleurs les femmes sont déjà parvenues à conquérir dans la société certaines positions importantes : dans les grandes villes, elles dirigent souvent des maisons de commerce ou des industries, et grâce à leur esprit d'ordre et d'économie, ces établissements ne sont pas les moins prospères. Les grands établissements de crédit leur réservent certaines places. Le gouvernement lui-même les élève fort souvent à des fonctions publiques, notamment dans certaines administrations financières, telles que les postes et les télégraphes, et on remarquera que, dans ces circonstances, les femmes devenues véritables fonctionnaires publics, dressent des actes authentiques et constatent jusqu'à inscription de faux ce qu'elles accomplissent dans l'exercice de leurs fonctions.

En présence de tous ses faits, est-il exact d'affirmer, avec la cour de Bruxelles, « que la nature particulière de la femme, la faiblesse relative de sa constitution, la réserve inhérente à son sexe, la protection qui lui est nécessaire, sa mission spéciale dans l'humanité, les exigences de la maternité, l'éducation qu'elle doit à ses enfants, la direction du ménage et du foyer domestique confiée à ses soins, la placent dans des conditions peu conciliables avec les devoirs de la profession d'avocat et ne lui donnent ni les loisirs, ni la force, ni les aptitudes nécessaires aux luttes et aux fatigues du barreau ». Il serait facile d'établir que toutes les fonctions publiques auxquelles les femmes sont admises, par exemple, celles d'employées dans les postes et dans les télégraphes où il faut souvent passer des nuits entières sans sommeil sont bien plus fatigantes et même souvent pénibles. Que ne pourrait-on pas dire des dangers que court la jeune fille au point de vue de la santé dans les maisons de commerce et dans les établissements industriels, dans les théâtres et autres établissements de même nature? Au point de vue de la pureté des mœurs, on ne fera aucune difficulté pour admettre que la vertu de la femme serait mieux garantie au prétoire de la justice, au milieu de magistrats et de gens de loi austères, que sous le feu de la rampe du théâtre.

Ce qu'on peut redouter avec plus de raison (et ce qu'il faut dire pour exposer cette question avec impartialité, au lieu de s'attacher à soutenir une thèse plus ou moins originale) c'est que certaines jeunes filles, par esprit d'indépendance ou dans l'espoir d'une certaine renommée, ne préfèrent les occupations du barreau aux soins du foyer domestique. La vie de famille ne serait-elle pas alors menacée dans son existence ? Voilà le danger. Il est grave et il ne faut pas le dissimuler.

Toutefois il importe aussi de se mettre en garde contre les exagérations et les idées préconçues. D'abord on a vu de tout temps des jeunes filles renoncer à la vie de famille dans des buts très divers, quelques-uns très nobles, par exemple, pour entrer dans des cloîtres. Sans doute la plupart rendent les plus grands services à l'humanité souffrante ou malheureuse ; mais (page 36) d'autres sont, au point de vue des intérêts purement temporels, complètement perdues pour la société. C'est la conséquence de la liberté des vocations et aussi de la capacité des femmes. Il ne faut pas craindre cependant que la majorité des femmes préfère la vie judiciaire ou la vie religieuse à celle de la famille.

La voix de la nature est si forte qu'elle suffira presque toujours pour porter la femme à l'accomplissement de son rôle véritable, celui d'épouse et de mère, celui de gardienne du foyer domestique, dont elle est le charme dans les jours de bonheur et la consolation dans la tristesse. Mais toutes les femmes ne parviennent pas à se marier. Il en est d'autres qui sont appelées à prendre dans la famille la place même du père ; celui-ci est devenu incapable de travailler ou bien encore il a été enlevé par la mort. La loi elle-même donne à la veuve la direction de la famille et lui confie la tutelle des enfants. Pourquoi, dans ces mêmes circonstances, la femme, au lieu d'en être réduite, comme aujourd'hui, à prendre des occupations d'une nature subalterne et qui lui donnent des ressources tout à fait insuffisantes, ne pourrait-elle pas aspirer à un rôle plus élevé, dans l'intérêt même de ses enfants et aussi dans celui de sa dignité personnelle ? Que de femmes descendent, de nos jours encore, de condition sociale, par le seul fait de la mort de leur mari ? Pourquoi ne pourraient-elles pas essayer d'éviter cette déchéance et d'échapper à cette amertume à la seule condition de donner des preuves de la capacité nécessaire à l'exercice de certaines professions libérales. Cette preuve, la femme la fournit en présentant son diplôme de licencié en droit ou celui de docteur en médecine. Le principe de l'égalité et celui de la liberté des professions, lui donnent le droit de requérir son inscription au tableau. Dans un récent ouvrage sur la profession d'avocat, un éminent bâtonnier, M. Cresson, a dit : « Il y a place pour tous au barreau, cet adage est une vérité ; la profession d'avocat n'est pas un privilège, elle n'est pas fermée ; au contraire, elle s'ouvre devant la vocation de tous ceux qu'animent le goût du travail, le sentiment délicat de l'honneur et l'amour de l'indépendance. »

Ce qu'a dit M. Cresson en commençant son ouvrage, nous le disons aussi en terminant nos observations, et en faveur de notre doctrine. Ceux qui la trouvent dangereuse, et elle présente en effet des inconvénients que nous n'avons pas voulu dissimuler, estiment-ils qu'on pourrait demander au législateur et obtenir une loi interdisant aux femmes l'accès du barreau ? Il faut bien reconnaitre que nous nous trouvons sous ce rapport dans une situation particulière, on serait même en droit de dire étrange et presque fatale et qui tient à l'époque de transition que nous traversons. Au commencement de ce siècle, le législateur n'a pas pu songer à défendre aux femmes d'être avocats par la raison bien simple qu'on ne pouvait même pas soupçonner l'existence de la question. Aujourd'hui la question est née et pourra se présenter encore dans la pratique. Cependant il est permis de croire que le législateur ne se décidera pas à frapper les femmes d'une incapacité, car une pareille loi serait contraire aux tendances de notre temps, dont il faut bien, bon gré mal gré, tenir compte.

E. Glasson.