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Le premier chemin de fer belge en 1835
HYMANS Paul - 1935

Paul HYMANS, Le premier chemin de fer en 1835

(Paru dans « Pages de gloire », Bruxelles, date approximative : 1935)

Dans le troisième volume de « Bruxelles à travers les âges », qu'il publia en collaboration avec son père, M. Paul Hymans, Ministre d'État - durant de longues années notre Ministre des Affaires Étrangères ,et actuellement encore Membre du Gouvernement - consacre un chapitre fort amusant à l'inauguration du premier chemin de fer. Il a bien voulu nous autoriser à emprunter ce récit pour les « Pages de Gloire ». Nous lui adressons en votre nom nos vifs remerciements.


Le 5 mai 1835, on inaugurait la ligne de Bruxelles à Malines. Et la première locomotive européenne apparaissait, à deux pas de la porte de Cologne, devant une multitude ahurie, stupéfaite, comme à l'aspect d'une énigme mystérieuse, encore indéchiffrable.

Le point de départ de la ligne était l'entrée de l'Allée-Verte.

Il n'y avait point de station proprement dite avec salles d'attente et bureaux. Les installations étaient primitives. Ce que l'on appelait la station était un simple enclos. Un pavillon s'y dressait où un employé délivrait les billets.

Les voitures étaient de quatre types différents. Il y avait des berlines, des diligences ordinaires, des chars-à-bancs couverts et des chars-à-bancs non couverts.

Les diligences ordinaires correspondaient à notre première classe. C'étaient des wagons contenant trois compartiments construits selon le modèle des compartiments centraux des diligences. Ils portaient des lanternes à chaque extrémité.

Les chars-à-bancs couverts, formant la deuxième classe, étaient divisés également en trois compartiments. Les cloisons s'élevaient à hauteur d'appui. Des rideaux de toile, attachés à la toiture et glissant le long des supports, protégeaient imparfaitement les voyageurs contre la poussière et les rafales.

Les chars-à-bancs non couverts constituaient la troisième classe. Ils n'avaient pas de portière, étaient garnis de bancs de bois et entourés d'une simple balustrade.

Les berlines étaient des voitures plus luxueuses, formant une sorte de première classe extra. Elles étaient partagées en deux compartiments par un couloir central, percé au centre du wagon.

Un arrêté royal du 5 mai fixa le prix des places.

De Bruxelles à Malines et de Malines à Bruxelles, les prix étaient pour les diligences ordinaires, 1 fr. 50 ; pour les chars-à-bancs couverts, 1 franc ; pour les chars-à-bancs non couverts, 50 centimes ; pour les berlines, 2 fr. 60. De Bruxelles à Vilvorde, et réciproquement : pour les diligences ordinaires, 1 franc ; pour les chars-à-bancs couverts, 76 centimes ; pour les chars-à-bancs non couverts, 35 centimes ; pour les berlines, 1 fr. 50.

L'horaire du chemin de fer de Bruxelles à Malines fut fixé comme suit : Il y avait trois départs de Bruxelles : à 9 heures du matin, à 2 heures de l'après-midi et à 5 heures et demie du soir. Il y en avait trois également de Malines : à 11 heures du matin, à 4 heures de l'après-midi et à 6 heures et demie du soir. De la sorte il n'y avait jamais qu'un train sur la voie et aucun croisement n'était nécessaire.

Le programme officiel de la cérémonie d'inauguration annonçait qu'une tenté pavoisée aux couleurs nationales serait placée à la station de Bruxelles pour recevoir les personnes invitées.

« Des salves d'artillerie », disait-il, annonceront le départ de Bruxelles, le passage à Vilvorde et l'arrivée à Malines.

« Au premier coup de canon, le cortège se mettra en marche dans l'ordre suivant :

« 1° La Flèche, remorquant sept voitures ;

« 2° Le Stephenson, remorquant également sept voitures ;

« 3° L'Éléphant, remorquant seize chars, dont neuf enguirlandés de bannières aux armes des provinces.

« Chaque convoi sera précédé d'un corps de musique.

« Un feu d'artifice sera tiré dans la soirée. »

De plus, des jeunes gens appartenant aux meilleures familles de Bruxelles avaient organisé un bal au Waux-Hall, pour lequel ils avaient lancé des centaines d'invitations.

On s'apprêtait donc à fêter brillamment et gaiement l'inauguration solennelle du chemin de fer et sa coïncidence avec un autre événement salué avec bonheur par toutes les classes de la population, la naissance du second fils du Roi, le prince Léopold. (Le futur Léopold II, né le 9 avril 1835. Le premier fils du Roi n’avait vécu que quelques mois.)


Le chemin de fer cependant était loin de ne compter que des admirateurs. Il avait des ennemis acharnés, déterminés les uns par cette tendance routinière assez propre au caractère national qui répugne à toute nouveauté hardie, les autres simplement par l'effroi qu'ils avaient des accidents d'un voyage en wagon sur deux lignes de fer. Ils avaient annoncé que l'expérience qu'on allait tenter présentait les plus grands dangers et semé dans le public d'assez vives inquiétudes, qu'un grand nombre de personnes invitées à la cérémonie n'étaient pas sans partager

.Pour rassurer celles-ci, le Moniteur publia, le 4 mai, la note suivante : « Toutes les précautions dictées par une expérience acquise dans les pays où les chemins de fer sont en activité ont été prises pour qu'aucun accident ne puisse entraver la marche du convoi. D'ailleurs, afin de rassurer complètement les personnes auxquelles la rapidité des remorqueurs aurait pu faire concevoir quelque inquiétude, les wagons mettront une heure environ, le jour de l'inauguration, pour faire le trajet de Bruxelles à Malines, bien que ce trajet puisse être parcouru en 18 à 20 minutes, à raison de douze lieues à l'heure.

« On a saisi l'occasion de la prochaine ouverture du chemin de fer pour répandre parmi les classes laborieuses les opinions les plus fausses ; on a cherché à faire naître chez les ouvriers la crainte que l'établissement de cette nouvelle voie de communications n'ôtât à plusieurs d'entre eux leurs moyens d'existence ; mais ces bruits ridicules n'ont obtenu et n'obtiendront aucun crédit auprès des ouvriers, qui n'ignorent pas que plus le commerce et l'industrie prennent de développement, plus ils sont assurés de trouver du travail. Loin de léser les ouvriers dans leurs moyens d'existence, l'établissement de la route de fer, en activant le mouvement commercial, ne peut manquer de leur fournir plus d'occasions d'employer leurs bras. C'est ce que le sens commun et l'expérience ont depuis longtemps établi dans les circonstances semblables. C'est ce qui sera heureusement et bientôt prouvé chez nous. »

L'événement démentit tous les présages fâcheux des pessimistes. La fête du 6 mars ne fut troublée ni par une manifestation, ni par un accident. Il faisait un temps superbe ; une averse avait, la veille, abattu la poussière. Le ciel était uniformément pur, le soleil éclatant. Une foule innombrable était accourue de toutes parts. Une longue file de voitures remplissait l'avenue centrale de l'Allée-Verte et la route d'Anvers. Les piétons encombraient les allées latérales et les prairies qui bordaient le railway jusque bien au-delà de la plaine de Monplaisir. Voitures, cavaliers et spectateurs à pied formaient au chemin de fer une bordure vivante, d'où s'échappèrent, au passage du train, des acclamations joyeuses ; à chaque chemin qui débouchait sur la route de fer, comme l'on disait alors, c'étaient de nouvelles agglomérations de curieux ; on les voyait disséminés en nombreux essaims sur les hauteurs voisines ; il y en avait sur les toits des maisons, sur les arbres, accrochés aux branches.

A midi, le Roi fit son entrée dans l'enceinte. Il était rayonnant. Il avait sa part dans l'entreprise audacieuse et pleine de gloire que la Belgique n'avait pas craint d'affronter. Dès les premières heures de son règne, il s'en était préoccupé et, de tout le poids de son influence, il avait poussé à la construction d'un chemin de fer qui relierait le littoral à la frontière allemande, ayant pressenti les profits incalculables qu'en recueillerait le pays.

La Belgique donnait à l'Europe un grand exemple. Le Roi n'était point le dernier à s'en enorgueillir, et à l'étranger on ne dissimulait pas l'admiration qu'on en ressentait. Le Ministre de France l'exprima avec effusion au Roi, au moment où il allait monter en wagon. « Sire, lui dit-il, auriez-vous pu croire, lorsqu'il y a 4 ans, vous vîntes vous asseoir sur le trône de Belgique, qu'en si peu de temps, de telles merveilles s'opéreraient ici ? »

L'émotion, parmi les privilégiés qui allaient faire leur premier voyage à la vapeur, était grande. « Le moment, raconte l'un d'eux, où la Flèche, au bruit du canon, glissa sur les rails, me produisit un indicible effet. La beauté du spectacle, cette idée de la puissance que le génie de l'homme a conquise sur les éléments, l'heureux avenir que cette entreprise promet à l'industrie et au commerce de la patrie, la gloire qui doit en rejaillir sur la Belgique, pour avoir été la première nation du continent à exécuter une œuvre aussi belle, je ne sais quelles nobles et grandes pensées bouillonnèrent alors dans mon cerveau, mais je me sentais suffoqué. Ma poitrine était haletante et serrée, je sanglotai et d'abondantes larmes ruisselèrent de mes yeux. »

A midi 23 minutes, un coup de canon avait donné le signal du départ. Les trois convois portaient 900 voyageurs. La Flèche, conduite par l'ingénieur De Ridder, partit en tête, suivi du Stephenson et de l’Éléphant que dirigeait l'ingénieur Simons. Les trois convois marchaient d'une vitesse inégale. Le premier fit le chemin en 45 minutes, le second en 50 minutes et le troisième en 55 minutes.

A Malines, le Roi inaugura la colonne milliaire initiale, au point central du réseau dont la construction était décidée, et qui devait relier la France, l'Allemagne et le littoral.

Après cette cérémonie, on remonta en voiture, l'Éléphant traîna seul les trente wagons qui, au premier voyage, étaient divisés en trois convois. Mais il s'était fait, pendant la cérémonie à Malines, une trop grande déperdition de vapeur, et, près de Vilvorde, la locomotive dut se détacher du train et aller chercher provision d'eau, laissant en rase campagne la Cour, les ministres et le monde officiel. Il en résulta un retard qui causa à Bruxelles, où l'on attendait impatiemment le retour des voyageurs, les plus vives anxiétés.

A 5 heures 3/4, le convoi rentrait à la station de l'Allée-Verte, au milieu des mêmes acclamations, parties de la même foule, qui était restée comme figée le long de la voie par une curiosité ébahie, un étonnement ému et stupéfié. On ne comprenait pas bien encore, mais on voyait, et on avait le pressentiment d'une grande chose tentée et qui avait réussi, d'un progrès immense réalisé et assuré d'un avenir éclatant.


Après l'émotion du spectacle, vint l'heure des réflexions et des discussions. On raisonna. On établit entre l'autrefois et l'aujourd'hui des comparaisons à l'aide de chiffres et de calculs.«

Voyez, s'écriait-on, voyez comme la civilisation marche. En 1789, les messageries dont nos pères ont encore la mémoire, ces machines lourdes et mal construites parcouraient, en vingt-quatre heures, une distance de quinze lieues de poste. En 1810, établies sur un meilleur modèle, elles avaient doublé de vitesse. La science vint plus tard au secours de l'industrie et, en 1815, les diligences firent quarante lieues en vingt-quatre heures ; enfin, en 1827, - et depuis cette époque elles n'ont pas réalisé une plus grande vitesse, — leur marche a été de cinquante-sept lieues et demie dans le même espace de temps, et maintenant, au moyen des chemins de fer et des ingénieuses locomotives, on peut faire en vingt-quatre heures cent quatre vingt-seize lieues. Même encore, pour peu que les machines aient de puissance, que le tracé du chemin évite les pentes et quelques autres difficultés, la vitesse peut être de deux cent quatre-vingt-huit lieues en vingt-quatre heures. Résultat miraculeux ! Voilà l'économie de temps, mais pour l'autre économie, celle qui concerne l'argent que l'on sème sur la route, il y a gain aussi comme les exemples suivants le feront voir.

« En 1879, les voyageurs payaient un franc par lieue ; en1815, le prix était de 75 centimes ; en 1827, de 55 centimes ; il est de 10 centimes par les wagons. Ainsi donc, un voyage de cent quatre-vingt-seize lieues, qui aurait coûté, en 1789,196 francs, et en 1827, 107 francs, coûterait aujourd'hui par les wagons, si l'on s'en tenait au prix habituel, 19,60 frs. Mettez que le prix double ; ajoutez-y même, si vous voulez, le pourboire des postillons, vous arriverez à un total de 40 francs environ, avec lesquels vous auriez fait quarante lieues en 1789. Vous en feriez cent cinquante-six de plus sur les routes en fer pour le même prix. Et puis, après cela, niez le progrès ! »

La satisfaction, l'enthousiasme et l'orgueil que l'on ressentit à Bruxelles après la brillante expérience du 5 mai, la première que l'on eût tentée sur le continent, furent d'autant plus vifs que les résistances, les objections de toute espèce, auxquelles le projet s'était heurté, avaient été plus violentes et plus opiniâtres.

Dès les premiers jours de la Révolution, au sein du Gouvernement Provisoire, alors que l'on s'effrayait de voir supprimer les communications de la Belgique avec la mer par la fermeture de l'Escaut, quelqu'un, - les uns disent M. Rogier, les autres M. Gendebien - proposa de parer le danger en établissant des chemins ferrés qui remplaceraient les fleuves et les rivières.

Dès le 16 août 1831, deux jeunes ingénieurs, dont l'oubli serait une ingratitude, MM. Simons et de Ridder, attachés à l'Administration des Travaux Publics, furent chargés de préparer un projet de construction d'un chemin de fer d'Anvers au Rhin. Le 9 juin 1833, le Roi, dans le discours qu'il prononça à la réouverture des Chambres, recommanda « le projet de grande communication de la mer et de l'Escaut à la Meuse et au Rhin, projet que réclamaient les besoins et les vœux du pays entier ».

Le 19 juin, le projet fut déposé par M. Rogier, Ministre de l'Intérieur. Les études du tracé commencèrent peu de temps après. Le rapport sur le projet de loi fut déposé à la Chambre le 18 novembre. La discussion s'ouvrit le 11 mars 1834. Elle se prolongea pendant dix-sept séances et trente-cinq membres sur cent-deux y prirent une part active.

L'opposition fut acharnée. D'une part, un grand nombre d'orateurs combattirent le projet au nom des intérêts locaux de leurs arrondissements : c'est ainsi que M. Donny, représentant d'Ostende, déclara qu'il ne voterait la construction d'une route en fer que si elle passait par cette ville ; d'autre part, on invoqua contre le projet les intérêts des classes ouvrières et ceux de l'agriculture : de nombreux ouvriers seraient privés d'ouvrage et jetés sur le pavé. On contesta l'utilité et l'avenir de l'entreprise que le gouvernement voulait tenter, dans laquelle le Roi avait foi et dont il souhaitait ardemment la réahsation. M. De Smet déclara que les chemins de fer ne vaudraient jamais les canaux ; M. Hélias d'Huddeghem, qu'on mettrait tous les chevaux hors d'usage et que l'on priverait de pain des milliers d'ouvriers ; M. Eloy de Burdinne, que le lait transporté par les trains arriverait à l'état de beurre,- ce à quoi M. de Robaulx ajoutait en riant que les œufs arriveraient en omelettes ; que les chevaux n'étant plus employés, les plantes fourragères servant à leur nourriture seraient frappées de dépréciation. D'autres s'imaginaient, comme M. Alexandre Rodenbach, le vénérable aveugle, que l'on allait décréter la construction d'une route sur laquelle les machines employées en Angleterre, et appelées locomotives, traîneraient jusqu'à 285 voitures appartenant à des particuliers. En dehors de l'enceinte parlementaire, le public s'agitait, ému des prédictions malveillantes qui y retentissaient. On chansonna le chemin de fer, on le caricatura. Et l'on entretint ainsi dans la masse une hostilité inquiète et qui devait persister longtemps.

Le projet trouva des défenseurs intelligents dans ses auteurs, les ingénieurs Simons et De Ridder, qui le soutinrent à la Chambre en qualité de commissaires du Roi, et dans le Ministre de l'Intérieur, M. Charles Rogier, qui le fit presque sien par l'ardeur qu'il mit à le faire aboutir, et auquel l'histoire en attribué l'honneur. Voici les belles paroles que, dans une sorte d'adjuration, il prononçait à la Chambre : « Honte, s'écriait-il, au pays qui, se disant libre, laisserait sa liberté s'endormir dans un mol abandon, dans un lâche égoïsme ; qui ayant devant les yeux une perspective si prospère, fermerait invinciblement les yeux ; qui ayant entre les mains l'instrument de sa propre fortune, laisserait misérablement l'instrument se briser entre ses mains. Mais gloire à la nation qui, à trois années de sa naissance, après avoir traversé des jours mauvais, se montrerait l'égale des plus fortes et des plus anciennes, qui, enchaînée et mutilée, hélas ! en deux de ses parties, saurait se redresser sur elle-même et puiser dans ses propres forces des germes de vie et de gloire ! C'est à de tels signes que se reconnaît la véritable grandeur d'un peuple ; c'est par de tels combats que l'on fait oublier des douloureuses défaites ; c'est par de telles victoires qu'on égale et qu'on justifie l'ancien triomphe, que l'on conquiert ce qui peut rester de Belges hostiles, ou même indifférents à la Belgique ;que l'on fortifie le sentiment national ; que l'on obtient l'estime, la considération, les sympathies de l'étranger ; qu'une nation laisse des traces de son passage dans le monde et lègue à l'avenir un nom respecté. »

D'aussi éloquentes paroles, d'aussi généreux efforts ne laissèrent pas la Chambre indifférente. Et, le 28 mars, elle vota le projet par 56 voix contre 28 et une abstention. Le 30 avril, le Sénat l'adopta à son tour à la majorité de 32 voix contre 8. Enfin, le 1er mai, le projet fut revêtu de la sanction royale. La loi parut au Moniteur le 4 mai 1834.

Une année, à un jour près, s'écoula entre la publication de la loi et l'inauguration du chemin de fer.

Pendant cet espace de temps les adversaires du chemin de fer n'avaient pas désarmé et ils avaient poursuivi leur propagande. L'un d'eux. M. Frison, membre de la Chambre des Représentants, qui manquait parfois de clairvoyance - n'est-ce pas lui qui avait refusé au Congrès de donner sa voix à Léopold de Saxe-Cobourg, parce qu'il redoutait que la politique de ce Prince ne fût antifrançaise - refusa même d'assister à la cérémonie d'ouverture de la ligne de Malines, par une lettre adressée au Ministre de l'Intérieur où il manifestait ouvertement son hostilité : « Monsieur le Ministre, écrivait-il au comte de Theux, j'ai l'honneur de vous renvoyer les deux cartes d'invitation que vous avez bien voulu me remettre pour assister à l'inauguration du chemin de fer, décidé que je suis à ne me servir ni de l'une ni de l'autre. Ma conviction sur le mode vicieux d'exécution des travaux publics par le gouvernement n'ayant point changé depuis la loi du 1er' mai 1834, je veux au moins protester par mon absence contre la fausse voie dans laquelle le gouvernement s'est engagé. » Cela n'empêcha pas M. Frison de faire maintes fois plus tard ses voyages parlementaires de Charleroi à Bruxelles sur cette route de fer qu'il trouvait, le 5 mai 1835, si dangereuse et si inutile.

Divers accidents de médiocre gravité signalèrent les débuts de l'exploitation du chemin de fer de Malines. Le 8 mai, la Flèche partit de Bruxelles, remorquant neuf wagons bondés de voyageurs. Elle fit rapidement le parcours ; en vingt-neuf minutes elle était arrivée à la station, mais le conducteur n'ayant pas pris la précaution de ralentir suffisamment de la locomotive, elle renversa et brisa en éclats lapalissade et le bureau provisoire du receveur et alla se jeter dans le canal. Fort heureusement, elle s'arrêta presque en touchant l'eau, en sorte que le machiniste et le chauffeur furent mouillés jusqu'à la ceinture ; mais les personnes qui se trouvaient dans le wagon en furent quittes pourla peur.

Un autre jour, la même locomotive, la Flèche, dut subitement, faute d'eau, s'arrêter à l'extrémité du Faubourg de Laeken. Les voyageurs furent obligés de descendre, détachèrent eux-mêmes le remorqueur et le poussèrent de leurs bras jusqu'à la station de l'Allée-Verte.

Les accidents sans conséquence que nous venons de relater ne diminuèrent pas l'empressement et la curiosité du public. On allait à Malines par chemin de fer, en partie de plaisir. Chaque jour on refusait des places à des centaines de personnes. Les paysans, au passage des trains, accouraient le long de la voie, pour regarder passer le monstre de fer, que les uns, dans leur patois familier, appelaient le Jan Vapeur, que les autres, effarouchés et superstitieux, avaient baptisé le Vuurduivel.

Bientôt on formula des plaintes sur le fonctionnement du service. Un journal demanda la multiplication du nombre des voyages, afin de satisfaire les nombreuses personnes que l'on refusait chaque jour de transporter. Il demandait aussi que le bureau du receveur, placé au lieu même du départ, fût transporté en ville, et que d'avance l'on pût y retenir les places, comme pour les diligences, afin d'éviter l'encombrement de la station aux heures de départ ; il se plaignait de ce que, quoique l'on délivrât des billets pour Vilvorde, les conducteurs refusaient de s'y arrêter pour faire descendre les voyageurs ou pour en prendre de nouveaux, de ce que l'on était pas assuré de trouver à Malines des places pour revenir à Bruxelles, si bien que l'on était obligé de faire le retour en diligence ; on se plaignait encore du cahotement des voitures, dont on ne comprenait point la cause, les roues des wagons étant polies et les rails étant de fer lisse, et de la mauvaise disposition des voitures de deuxième classe, si basses de plafond que les voyageurs y heurtaient leurs chapeaux, et où l'on n'était à l'abri ni du vent, ni de la pluie. Enfin, nouveau grief, des commerçants ingénieux retenaient chaque jour un grand nombre de places et les revendaient à des prix élevés, spéculant sur les billets du chemin de fer comme on spécule aujourd'hui aux portes de nos théâtres, les jours de « premières», sur les billets de spectacle. On donna autant que possible satisfaction aux réclamations qui étaient raisonnables et justifiées, et l'on démontra que les autres étaient exagérées et sans fondement.

Les plaintes cependant que l'établissement du chemin de fer avaient fait naître ne s'apaisèrent point tout de suite. Des pétitions furent envoyées à la Chambre, où l'on invoquait contre lui les intérêts les plus pressants, les plus divers et parfois les plus bizarrement accouplés. En voici un amusant exemple ; c'est une pétition des habitants de Contich, province d'Anvers :

« Avantageusement située sur la grand-route allant de la Hollande à la frontière de France et d'Allemagne, entre les villes d'Anvers et de Malines, notre commune, disaient les pétitionnaires, a jusqu'ici trouvé ses moyens de subsistance par le passage et le séjour des voyageurs, des voitures publiques et particulières. Aussi a-t-elle vu s'élever successivement des hôtelleries, des fabriques et autres établissements. Ces établissements, moins prospères qu'autrefois, se soutenaient encore par le passage ou le séjour momentané des diligences et des chariots de roulage. Près de quarante diligences passaient et avaient ici des chevaux de relais. Outre la consommation de comestibles, consommation qui favorisait nos brasseries, distilleries et autres industries, la route fournissait du travail à nos maréchaux, charrons, selliers et autres. Les grandes consommations de foin, d'avoine, de paille et de pain étaient favorables à nos agriculteurs ; le séjour des chevaux de relais leur procurait avantageusement le fumier nécessaire au terrain de nos environs. Beaucoup de familles pauvres gagnaient leur vie en ramassant du fumier sur la route. Cet article pourra, au premier abord, paraître peu important. Cependant on doit remarquer que cette classe d'habitants trouve là les moyens de faire sa plantation de pommes de terre, sa principale et pour ainsi dire sa seule occupation.

« Nos fabriques de chapeaux, si florissantes autrefois ,nos fabriques d'huile et autres travaillaient encore, le transport de leurs produits se faisant facilement. Maintenant, éloignés de plus d'une demi-heure du chemin de fer, sans que nous ayons un embranchement ou même un relai, et privés des facilités qu'offrait jusqu'ici la route, comment pourrons-nous soutenir la concurrence des fabriques des villes et endroits où passe le chemin de fer ? Or, le chemin de fer détruisant le roulage, faisant cesser le service des diligences et, par la modicité de ses prix, nous privant même du passage des piétons, anéantit nécessairement toute circulation sur les routes. Et, partant, perte pour l'agriculture, perte pour la classe indigente, perte pour les détaillants, pour les habitants qui exercent un métier, perte surtout pour nos fabricants, pour les aubergistes qui ont employé des économies péniblement gagnées à former des établissements qui maintenant ne pourront plus même rapporter les frais d'entretien. »

On le voit, les pétitionnaires, en réalité, ne se plaignaient point des chemins de fer, mais, au contraire, de leur éloignement de la ligne d'Anvers dont ils comprenaient et enviaientl e profit.

Il y a loin de cette pétition à celles qui, au nom des mêmes intérêts, suppliaient la Chambre, deux années auparavant, de repousser le projet de M. Rogier. En fait de pétitions, après avoir combattu l'établissement des voies ferrées, on ne pétitionnait plus que pour leur multiplication et leur développement. On se plaignit néanmoins pendant longtemps encore des imperfections du service et des infimes gênes du voyage, que dans les premiers temps on exagérait à plaisir. N'est-il pas de mode chez nous de décrier tout ce qui est nouveau, tout ce qui rompt avec les habitudes acquises et la routine des choses anciennes ? Ainsi nous évitons parfois des sottises et souvent nous persistons dans des sottises anciennes par crainte du changement.

On s'amusa bientôt des terreurs de nos bons bourgeois pour qui le plus court trajet en chemin de fer semblait un voyage d'exploration semé de périls et d'aventures et l'on en fit des charges plaisantes. L'une des meilleures est l'Histoire des tribulations de M. Van Pelkom, négociant retiré des affaires, et qui, ne sachant comment employer ses loisirs, se décida à faire en chemin de fer le voyage de Bruxelles à Liège. Exclusivement voué à la vente de toiles en gros et en détail, l'honnête bourgeois n'était pour ainsi dire pas sorti de Bruxelles tant qu'il avait gouverné sa maison de commerce. C'est tout au plus s'il avait hasardé ses excursions jusqu'à Boitsfort. Quant au chemin de fer, M. Van Pelkom le connaissait pour avoir vu les remorqueurs glisser rapidement au loin, lorsqu'il se promenait le dimanche après son dîner, dans les faubourgs de la ville. M. Van Pelkom, un beau jour, fit sa malle, monta dans une vigilante, se fit conduire au chemin de fer du Nord et manqua le train. Il se résigna à attendre le convoi suivant, et, dans la crainte d'une nouvelle mésaventure, resta dans l'intérieur de la station, en plein soleil, par une température de 22°.

Au moment du départ, M. Van Pelkom monte dans un char à bancs dès le premier coup de cloche. Dans son empressement il ne calcule point son élan. Il se dresse brusquement et son chapeau s'enfonce jusque sur ses yeux, transformé subitement en gibus. A peine est-il installé qu'un peintre entre dans la voiture, accompagné d'une caisse qu'il pose à côté de lui, sous le prétexte que les voyageurs ne paient pas pour le transport des bagages qu'ils prennent avec eux. Après une halte à Vilvorde, le train se remet en marche avec une violente secousse qui surprend M. Van Pelkom dans une trompeuse sécurité. La caisse dégringole et l'aimable industriel va donner de la tête contre le fond de la voiture, ce qui ne cause aucun dommage au matériel de l'administration, mais afflige M. Van Pelkom d'une forte protubérance et en même temps fait rentrer d'un coup la bosse des voyages, si développée dans ce crâne bruxellois jusqu'alors parfaitement équilibré. A Louvain, M. Van Pelkom a l'idée lumineuse de monter dans un wagon découvert, afin de jouir de la vue de la campagne. Tout à coup, un nuage obscurcit l'horizon et fond en torrents de pluie. M. Van Pelkom, qui s'est muni d'un parapluie, l'ouvre aussitôt. Mais le vent se lève, en même temps qu'il nettoie le ciel et chasse les nuées, il brise le parapluie et emporte sur ses ailes le chapeau bossué et la perruque défrisée de M. Van Pelkom. Le pauvre homme, heureusement, avait en poche une casquette neuve. Il s'en coiffe et la carre sur sa tête tondue et, le ciel s'étantr asséréné, le soleil brillant à nouveau, il se plonge dans une poétique contemplation des campagnes que traverse le convoi. en est brusquement réveillé par l'invasion d'un charbon brûlant, échappé de la locomotive, dans sa prunelle gauche écarquillée. Le reste du voyage fut consacré par lui à l'expulsion de ce visiteur incommode.

Enfin, le train arrive à Liège. M. Van Pelkom descend de voiture et se présente au bureau de la distribution des bagages, où il réclame ses effets. Les derniers sacs de nuit disparaissent, enlevés par leurs propriétaires. Où est la malle de M. Van Pelkom ? A Malines, ou à Anvers, ou à Ostende, ou à Charleroi, mais pas à Liège dans tous les cas. M. Van Pelkom proteste, fort de son droit. On lui prouve qu'il a tort, et M. Van Pelkom élevant la voix, on le met à la porte. Huit jours après, M. Van Pelkom était de retour à Bruxelles, attablé dans son estaminet favori devant un litre de faro, et faisant à ses voisins le récit de ses mésaventures. Il jura qu'on ne l'y prendrait plus et vécut enpaix ses derniers jours entre la porte de Namur, la porte de Hal et l'Allée-Verte.

Il faut reconnaître au demeurant que, dans le début, les voyageurs ne jouissaient pas du luxe de confort et de facilités de tous genres dont on les comble aujourd'hui, et que le service des chemins de fer fonctionnait avec une simplicité qui manquait quelquefois d'agrément. Ainsi le départ des trains était annoncé par deux sonneries de cloche. Après un second avertissement, le train filait, et point toujours à l'heure réglementaire, tantôt trop tôt, et souvent trop tard. Les voyageurs se pressaient au bureau du receveur qui devait sur le billet apposer des inscriptions et un paraphe, y mettait généralement du temps et était débordé par l'affluence du monde. Les billets étaient attachés à une souche que le garde détachait et sur lequel était indiqué le degré des places délivrées : diligence, wagon ou char-à-banc. En guise de contrôle le garde déchirait, pendant le parcours, les billets qui, emportés par le vent, s'éparpillaient dans la campagne.

Une sonnerie de trompette en trois notes, do, mi, do, déchirante, blessant le tympan, donnait le signal du départ. Et comme, au premier tour de roue, sur l'entablement des voies neuves que la circulation des wagons n'avait pas encore suffisamment tassé, les voitures étaient ébranlées d'une formidable secousse qui jetait les voyageurs les uns sur les autres, le garde, pour avertir ceux-ci criait à pleins poumons, au moment du départ : « Tenez-vous bien...! ça va partir ! » Alors on s'accrochait des deux mains, ceux-ci aux banquettes, ceux-là à leurs voisins, et le heurt brutal des wagons ne manquait pas de produire des tohu-bohu de colis renversés, de chapeaux endommagés, ce qui réjouissait les uns et mettait les autres fort en colère.

Les bagages étaient entassés sur la toiture des wagons et recouverts d'une bâche pour les mettre à l'abri de la pluie. Quant aux voyageurs des chars-à-bancs, il leur fallait tant bien que mal se protéger eux-mêmes. On se représente facilement l'état dans lequel se trouvaient, à leur arrivée à destination, les personnes qui étaient restées pendant plusieurs heures dans un wagon découvert, exposées à la pluie, au vent et à la poussière. Aussi au départ se munissait-on d'une simple et large blouse que l'on endossait en voiture.

Le chemin de fer inaugurait des habitudes nouvelles, des façons nouvelles de vivre et de se mouvoir. On n'y était point fait et l'on s'effrayait plus que de raison des difficultés et des désagréments naturels à une aussi soudaine et radicale innovation. Le public était inexpérimenté autant que les agents du chemin de fer eux-mêmes.

Avec son étonnement et sa curiosité vite dissipés, avec les hésitations et les tâtonnements des expériences premières, disparurent les imperfections et les plaintes qu'elles avaient suscitées. On apprit à se servir du chemin de fer comme on apprend à manier un instrument délicat et dangereux.


Depuis cent ans que le premier train circula sur la ligne de Bruxelles à Malines, que d'améliorations obtenues, que de difficultés vaincues, que de progrès audacieusement réalisés, que de victoires remportées sur les obstacles inertes de la nature ! On ne peut se défendre d'un sentiment d'admiration profonde, quand, se reportant à nos jours, après le spectacle des tentatives du début, on calcule les immenses efforts accomplis, que l'on observe le fonctionnement régulier et presque automatique de ce gigantesque organisme des chemins de fer, mis en mouvement par une armée de fonctionnaires, d'ingénieurs et d'obscurs travailleurs qui, à chaque heure, y risquent leur vie et dont dépendent des centaines d'autres vies, qu'on mesure la somme de labeur que cet organisme absorbe, l'espace qu'il occupe, les richesses qu'il dévore, et qu'il reproduit au centuple, l'œuvre qu'il accomplit, le jour et la nuit, d'un bout à l'autre de la Belgique.