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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

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Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome second, paru en 1907 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome II. Troisième partie : De 1850 à la Chute de l’Internationale (1874)

Chapitre II. La politique belge de 1850 à 1874

Après la tourmente de 1848 - L'ère des économies - Les droits de succession - Vive résistance à la chambre - Le sénat fait échouer le projet - Dissolution.- Diverses crises ministérielles.- Le cabinet de Decker de 1855 - La loi des couvents - Emeutes - Attitude du « prolétaire » de Nicolas Coulon - La loi est retirée - Ministère frère-Rogier - Politique réactionnaire - Mort de Léopold 1er - Avènement de Léopold II - Chute du ministère libéral - « Soulagement universel » - Le ministère clérical - Les « langrandistes » - Emeutes libérales - Les élections communales de 1872 - Résumé de la politique clérico-libérale

Le ministère libéral du 18 août 1847, qui devait pratiquer une politique nouvelle, inspirée du programme du Congrès libéral de 1846, se perdit, nous l'avons vu, dans une politique incolore, réactionnaire. Il fut surpris par les événements de 1848 et sauva le régime oligarchique dont il était l'émanation et qu'il désirait conserver à tout prix, en faisant quelques réformes dont la plus importante consistait en l'abaissement du cens électoral au chiffre minimum prévu par la Constitution.

Après la tourmente, le gouvernement voulut faire des économies. M. Frère proposa de réduire à vingt-cinq millions le budget de la guerre. La situation financière était mauvaise et le 6 novembre 1848, M. Frère-Orban déposait un projet de loi frappant d'un droit les successions en ligne directe.

Ce projet, juste et modéré cependant, fut très mal accueilli, même par la majorité. « Sur tous les bancs des deux Chambres, dit Thonissen, les amis du cabinet déclaraient hautement qu'ils repousseraient un système qui semblait mêler les dépenses du fisc au deuil des familles ! » En vérité, ce que voulait la majorité des Chambres, c'était empêcher le gouvernement de frapper la richesse acquise, même dans une minime proportion. Elle voulait continuer à prélever sur les petits, sur les classes pauvres, les millions nécessaires à l'Etat.

Frère-Orban fut vivement attaqué à cette occasion. On alla même jusqu'à le traiter de socialiste, de partageux.

Envoyé en section, le projet de loi sur les successions en ligne directe fut rejeté à une immense majorité et la section centrale le rejeta à son tour par cinq voix contre une.

Le ministère exigea cependant un débat public. La discussion dura pendant sept séances. L'échec du ministère n'était pas douteux lorsqu'un député libéral proposa l'ajournement du débat jusqu'au moment où les budgets de 1850 auraient fait connaître les besoins réels du trésor.

On croyait généralement que cet ajournement était un moyen détourné pour sauver le ministère, qui s'inclinerait. Il n'en fut rien. Le projet revint en discussion le 8 mai 1851. Le rétablissement du serment pour les déclarations de successions fut rejeté par 52 voix contre 39.

A la suite de ce vote, le ministère remit sa démission au roi. Celui-ci tenta en vain de constituer un nouveau cabinet. Tous les députés libéraux auxquels il s'adressa refusèrent. Les ministres reprirent donc leurs portefeuilles et le projet sur les successions - le gouvernement renonçant au serment - fut adopté à la Chambre par 57 voix contre 27.

Mais il restait à convaincre le sénat.

Cette assemblée oligarchique, plus réactionnaire encore que la Chambre, rejeta le projet par 33 voix contre 18.

A la suite de ce vote, le Sénat fut dissous. Il s'était rendu très impopulaire. La presse et les associations politiques menèrent une vigoureuse campagne qui produisit son effet, car le nouveau sénat adopta le projet sur les successions par 45 voix contre 6, le 27 novembre 1851.

Cet exemple, mieux que tout autre, montre combien les Chambres étaient réactionnaires.


Aux élections de 1850, les catholiques avaient gagné quelques mandats. En 1852, douze sièges furent encore gagnés par eux. La majorité de la Chambre restait libérale, mais il devenait difficile de gouverner, car cette majorité comptait dans son sein des gens qui n'avaient du libéral que l'étiquette. Aussi le cabinet donna-t-il à nouveau sa démission, à la date du 9 juillet. Une fois de plus, il ne se trouva personne à gauche pour accepter de former un nouveau ministère. La crise se prolongea jusqu'au 17 septembre. Frère-Orban se retira alors du cabinet et fut remplacé par M. Liedts, gouverneur du Brabant. Mais une nouvelle crise ministérielle se produisit à la rentrée des Chambres, la majorité ayant voté contre le candidat du gouvernement à la présidence. Le 31 octobre, un ministère libéral très modéré fut constitué par M. de Brouckère.

Le nouveau cabinet fit voter une loi réprimant les offenses envers les souverains étrangers, loi qui fut renforcée encore en 1858. Ces offenses ne furent plus considérées comme un délit politique.

C'est également sous le règne de ce ministère que se conclut la convention d'Anvers, en vertu de laquelle le clergé avait la haute main sur l'enseignement moyen, comme il l'avait déjà sur l'enseignement primaire. La ville d'Anvers s'interdisait désormais de faire usage, dans les écoles, de livres contraires à la religion catholique.

Après le coup d'Etat de 1851, de nombreux proscrits français étaient venus s'établir en Belgique. Napoléon III, fort mécontent de cette situation, chercha des difficultés à la Belgique au moment du renouvellement des traités de commerce. La France voulut imposer des droits d'entrée sur la houille et les fontes, ce qui devait nuire à ces deux industries belges. Pour rentrer dans la bonne grâce du gouvernement impérial, M. de Brouckère fit voter la loi frappant de peines sévères les offenses dirigées contre les souverains étrangers.

Satisfait du marché qui lui était offert, Napoléon consentit à faire des concessions à l'industrie belge.

Ce fut également sous le ministère de Brouckère que l'on réorganisa l'armée, dont l'effectif fut porté de 80,000 à 100,000 hommes.

La politique réactionnaire du ministère mécontenta bientôt les libéraux. Les ministres sentaient que leur situation devenait impossible, d'autant plus que chaque élection apportait un contingent de forces nouvelles au parti catholique. Ils donnèrent leur démission le 3 mars 1855 et le roi nomma un nouveau ministère clérical mitigé de doctrinaires, avec M. de Decker comme chef.

Le nouveau cabinet ne devait pas rester longtemps aux affaires. Il se signala surtout pas une série de mesures réactionnaires.

C'est ainsi qu'au début de l'année 1857, une circulaire ministérielle prescrivit que les dépenses pour l'enseignement primaire ne pouvaient plus s'accroître et qu'il était nécessaire de les réduire aux termes de la loi de 1842. Cette même circulaire stipulait qu'en ce qui concerne les secours aux anciens instituteurs et veuves d'instituteurs ne recevant pas de pension des caisses de prévoyance, on devait se borner à venir en aide aux plus nécessiteux. Enfin, une grande économie était recommandée dans les dépenses des écoles gardiennes et d'adultes.

Or, l'Etat dépensait à ce moment moins de deux millions pour l'enseignement primaire !

Par contre, il dépensait 42 millions pour une armée dont il est interdit au pays de faire usage, puisqu'il est neutre. La même année le gouvernement faisait voter un crédit de 250,000 francs pour la dot de la princesse Charlotte.


Mais des événements très graves se préparaient.

Le ministère déposa un projet de loi sur la charité. Ce projet fut baptisé par les libéraux : Loi des couvents, parce que le gouvernement proposait d'accorder la personnification civile aux établissements religieux qui s'occupaient de charité.

La discussion fut très vive à la Chambre. La presse libérale attaqua violemment le gouvernement et lui reprocha de vouloir faire renaître la main-morte. Le journal de Louis Labarre, Le Drapeau, fit chorus avec le parti libéral et courut sus aux cléricaux.

Par contre, Coulon, dans son journal le Prolétaire, conseilla aux travailleurs de se désintéresser de cette lutte entre deux partis bourgeois.

Voici ce qu'écrivit le Prolétaire dans son numéro du 9 mai 1857 :

« Que le peuple belge tourne en ce moment ses regards vers le palais législatif. Que les prolétaires portent pour un instant leur attention sur la grande officine, où les mandataires des électeurs à 20 florins ont établi leur siège : ils pourront y contempler la lutte qui se livre entre les deux partis qui fractionnent le pays... légal.

« Que les travailleurs suivent attentivement cette discussion sur l'organisation de la charité, qu'ils examinent les discours prononcés, qu'ils méditent les paroles proférées, et à travers les artifices du langage, ils verront que l'on pose comme chose certaine, immuable, l'éternité de la misère et du paupérisme !

« Catholiques et libéraux, pas plus les uns que les autres, ne veulent rien changer aux conditions actuelles du prolétariat ; représentants du privilège, ils en veulent le maintien quand même ; et si la lutte prend des proportions si grandes, c'est que ces messieurs se disputent le monopole si doux à leurs yeux : de nous faire l'aumône !!!

« Le bilan des classes ouvrières en Belgique a été sous les yeux de la Chambre dans le cours de la discussion. Il est effrayant. L'accroissement de la misère et du paupérisme a pris de telles proportions que les privilégiés sentent qu'il faut de toute nécessité donner au peuple un os à ronger, jeter quelques miettes dans la gueule du monstre; car

« On n'arrête pas le murmure

« Du peuple, quand il dit : J'ai faim !

« Dans le cours de la discussion, nos honorables invoquent l'intérêt des pauvres ; ils cherchent à faire croire que toutes leurs sympathies sont acquises aux classes déshéritées.

« Que M. de Liedekerke (catholique), appelant les adversaires du projet de loi au pied de la croix, leur dise que le « paupérisme, la mendicité et les peines exorbitantes contre le vagabondage datent de la réforme. »

« Que M. Tesch (libéral), lui répondant, dise à son tour que ce sont de graves erreurs, que tout cela existait avant, et a persisté après la réforme, qu'aux XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles, l'opinion de tous les écrivains est que le seul remède au paupérisme, à la mendicité, au vagabondage, est dans la centralisation des secours, etc., etc. »

« Que ces messieurs s'accusent mutuellement d'intolérance, d'exclusivisme, de ne travailler que dans l'intérêt de leur domination politique, rien ne doit nous étonner ; il en est ainsi chaque fois que le clérical entre en lice avec le libéral. Que signifient au fond tous ces discours ? Rien.

« On se disputera pendant longtemps de cette façon sans avancer en rien la solution du problème social.

« En un mot, toute cette discussion qui fait tant de fracas et qui tient en haleine les budgétivores de toutes nuances, peut se résumer ainsi : La misère est un mal inhérent à la nature humaine. Il n'est qu'un moyen capable d'arrêter la marche ascendante du paupérisme : L'AUMÔNE !!!

« Quant à ce qui est de le détruire, c'est autre chose : fi donc ! Ces messieurs n'y pensent même pas. Ils savent fort bien, libéraux et catholiques, que la destruction de la misère, entraînerait fatalement l'anéantissement de leurs privilèges. »

Le 26 mai, les deux premiers articles du projet étaient adoptés par la Chambre. Des manifestations violentes se produisirent aussitôt dans les rues à Bruxelles, à Liége, à Anvers, dans toutes les villes et les centres industriels. A Jemappes, on alla jusqu'à mettre le feu à un couvent de Petits-Frères.

Tous les soirs, a Bruxelles notamment, des troubles graves éclataient devant les locaux des journaux catholiques et devant les couvents de jésuites, de capucins, etc.

Le 1er juin, l'émeute avait été plus violente encore et la troupe avait été placée à divers endroits de la ville. Le Parc, la rue Royale, les places des Palais et Royale, tout le quartier du ministère, ce qu'on appelle aujourd'hui la « zone neutre », avait été balayé par des charges de gendarmes et de cavalerie. Le sang avait coulé et septante arrestations avaient été faites. (C'est à propos de ces émeutes que le Bien public de Gand parla de « Canaille libérale ».)

Le lendemain, Coulon lança un manifeste aux ouvriers. En voici le texte :

« Bruxelles, le 2 juin 1857.

« L'émeute a grondé ces jours derniers dans les rues de Bruxelles.

« Après avoir possédé le pouvoir pendant sept ans, et n'ayant ni pu ni voulu faire le bien, le libéralisme, devenu par ses propres fautes et son incapacité minorité parlementaire, de majorité qu'il était, en est réduit aujourd'hui à jouer le rôle d'émeutier.

« Rien de plus drôle que l'aspect de cette foule d'agitateurs à gants jaunes et à l'habit fin. Ces messieurs ne dédaignent plus de fouler les pavés de nos ruelles tortueuses ; mais, nenni, le travailleur ne bougera pas ; il ne risquera plus sa vie pour soutenir une cause qui n'est pas la sienne.

« Les moines veulent vous escamoter vos héritages, messieurs ? cela doit vous mécontenter fortement, il est vrai ; mais que diable voulez-vous que l'ouvrier ait à voir ou à démêler dans cette affaire-là ? Il est déshérité depuis longtemps et vous êtes les premiers à repousser toute revendication de sa part.

« Que ce soit moine ou laïc qui mange le gâteau qu'il a produit, s'il ne peut en dîner lui-même, le peuple se moquera de la dispute.

« Robert-Macaire hurle parce que Tartuffe veut s'emparer de ses larcins.

« Querelle de filous ! voilà tout.

« AUX PROLETAIRES

« Nous l'avons dit dans notre dernier numéro, nous le répétons plus haut, la question qui agite si profondément le pays légal, est exclusivement une question bourgeoise et à laquelle le travailleur est complètement désintéressé.

« Pour les libéraux, pour les bourgeois, il est évident que la loi sur la charité a une certaine importance, et nous comprenons la résistance qu'ils opposent à son adoption. Il est positif que l'influence politique des libéraux serait perdue en même temps qu'ils seraient lésés dans leurs intérêts si la loi était en vigueur.

« Nous ne saurions trop le répéter, le prolétaire, lui, est déshérité en naissant ; vivant au jour le jour par son travail, il ne veut pas plus de l'aumône cléricale que de l'assistance philanthropique du bourgeois.

« Le travailleur, en s'abstenant, a compris instinctivement la position qui lui est faite ; il a senti que la querelle entre libéraux et cléricaux n'était pas la sienne et que, pour lui, l'avantage qui pouvait en résulter, serait... de payer les pots cassés.

« Le peuple a montré du tact. Il a bien fait. Ce n'est pas tout.

« Bien que les hostilités soient suspendues par l'ordonnance royale qui ajourne indéfiniment les Chambres, rien n'est changé, au contraire ; la situation n'en est que plus grave et voici comment

« Si le pouvoir avait eu l'intention de céder, déjà ou aurait appris la retraite du ministère, ce qui impliquerait le retrait de la loi et la dissolution des Chambres ; mais il n'en est rien.

« Le gouvernement, encouragé probablement par les conseils diplomatiques, montre l'intention de passer outre et de poursuivre sa marche ; les mesures qu'il vient de prendre, telles que la concentration de troupes nombreuses dans la capitale et ses environs, le rappel de plusieurs classes de permissionnaires, ainsi que le commandement de la division militaire de la province, remis au général Chazal dont on connaît l'esprit, sont des symptômes non équivoques des projets qui se mitonnent en haut lieu.

« Ces jours derniers, on a montré une certaine modération envers les bourgeois lorsque ces messieurs criaient : A bas la calotte ! mais il n'en serait pas de même si les prolétaires, cédant aux excitations de la bourgeoisie, fournissaient le prétexte à la répression.

«Ceux-là ne seraient pas épargnés !

«Ouvriers, nos frères, vous avez fait preuve de sagacité, de prudence, au milieu des troubles ; soyez vous-mêmes

« Ne vous laissez pas entamer !

« Réservez-vous pour la belle ! »


Beaucoup de démocrates et de socialistes belges prirent cependant part à ces manifestations. Nous pouvons citer entre autres Eugène Steens et Guillaume Brasseur, mécanicien, aujourd'hui conseiller communal ouvrier à Ixelles. Ils furent même arrêtés et condamnés de ce chef, je pense.

Le Roi intervint alors. Il écrivit à ses ministres une lettre qui fut aussitôt rendue publique. Il y disait notamment : « Sans me livrer à l'examen de la loi en elle-même, je tiens compte, comme vous, d'une impression qui s'est produite à cette occasion dans une partie considérable de la population. Il y a, dans les pays qui s'occupent eux-mêmes de leurs affaires, de ces émotions rapides, contagieuses, se propageant avec une intensité qui se constate plus facilement qu'elle ne s'explique, et avec lesquelles il est plus sage de transiger que de raisonner. »

Les Chambres furent ajournées et la loi des couvents retirée.

Le pays redevint tranquille.

Des élections communales eurent lieu en octobre. Ces élections prouvèrent que les projets du parti catholique soulevaient dans le pays une certaine répulsion. C'est alors que le ministre De Decker se retira du pouvoir, motivant sa retraite par des raisons très sensées

« J'ai la majorité dans les Chambres, disait-il, mais je ne suis pas sûr qu'elle s'appuie sur la majorité de la nation. Or, c'est une des positions les plus dangereuses que l'on puisse faire à un pays constitutionnel que de le gouverner avec une majorité qui peut être accusée de ne plus représenter fidèlement les sentiments et les vœux de la nation. »

Un ministère Frère-Rogier fut constitué et les Chambres dissoutes. Les élections eurent lien en décembre. Elles furent un écrasement pour les catholiques : 26 cléricaux sortants furent battus et la nouvelle Chambre se composa de 70 libéraux et de 38 catholiques seulement.


Le nouveau cabinet ne resta pas inactif. Sa première préoccupation fut de doter Anvers de fortifications nouvelles.

La Chambre se montra hostile à la proposition et le gouvernement dût retirer 1e projet. Mais il retira en même temps d'autres projets de travaux publics, parmi lesquels il y en avait de très urgents.

La discussion fut très vive. Un député d'Anvers, M. Loos, fut traité de menteur par le ministre de la guerre, le général Renard. Et comme la Chambre protestait, M. Frère se leva pour excuser le général en disant :

« - Songez, messieurs, que c'est un soldat qui vous parle ! »

En 1859, le ministère parvint cependant à faire décider par le Parlement la création du camp retranché d'Anvers. Il avait aussi fait voter, à l'unanimité, la loi sur la contrainte par corps en vertu de laquelle, pour 200 francs de dette, un homme pouvait être arrêté et enfermé dans une prison pendant cinq années !

A la demande de M. Defré, la Chambre discuta en 1859 une proposition tendant à instituer l'instruction obligatoire. M. Rogier s'en déclara partisan, en principe, mais il refusa l'adhésion du gouvernement et la proposition fut rejetée.

Le nouveau cabinet fit voter successivement l'abolition des octrois (les catholiques combattirent le projet au nom des intérêts des campagnes et de l'indépendance financière des villes), la suppression de l'échelle mobile des céréales, abandonnant ainsi le système protectionniste. En 1863, il fit voter la convention portant l'affranchissement de l'Escaut.

Les élections de 1863 furent mauvaises pour les libéraux et leur majorité fut réduite fortement. Ils accusèrent les catholiques de tricheries électorales. La vérification des pouvoirs se poursuivit pendant un mois ! De nouvelles élections ayant été décidées à Bruges, les libéraux furent battus. Bientôt la majorité libérale ne fut plus que de deux voix et, pour comble de malheur, un député devenu malade, ne put plus assister aux séances de la Chambre. C'est alors que la droite se mit en grève, empêchant le Parlement de délibérer.

Les Chambres furent alors dissoutes et la majorité libérale atteint 12 voix.

Au mois de décembre 1865, Léopold Ier mourut et son fils aîné, le duc de Brabant, le remplaça.

Le jour de son installation, Léopold II déclara qu'il n'avait jamais fait de distinction entre les Belges. Il ajouta, plus loin, que de grandes choses avaient été réalisées en Belgique depuis 1830 : « Mais l'édifice dont le congrès a jeté le fondement peut s'élever et s'élèvera encore. Mon sympathique concours est assuré, dit-il encore, à tous ceux qui dévoueront à cette œuvre leur intelligence et leur travail. »

De 1866 à 1870, diverses lois importantes furent encore votées, notamment le code pénal, qui consacra la liberté des coalitions, des lois sur la répression des fraudes électorales, etc.

Mais le cabinet libéral était fortement battu en brèche. On l'accusa d'être antidémocratique et, en 1870, la majorité passa à droite. La chute du gouvernement libéral de 1857 fut saluée par l'Indépendance du mot « Soulagement universel ».

De son côté, voici comment le journal l'Internationale apprécia cet événement, dans son numéro du 19 juin 1870 :

« La ménagerie ministérielle va, paraît-il, changer de personnel au lieu des singes libéraux, nous aurons des chiens savants catholiques. Pour nous, cela est indifférent ; cependant, comme nous jugeons le spectacle, nous ne sommes pas fâchés de voir, pour quelques jours, la nouvelle collection de bipèdes que la direction de l'établissement va offrir à notre curiosité.

« Les libéraux, accoutumés au pouvoir depuis treize ans, jettent feu et flamme ; tant mieux ! Les catholiques, exaspérés de l'affaire Langrand, sont en ébullition ; tant mieux !... Tout ce qui peut exciter catholiques et libéraux à s'empoigner, à se détruire, à s'exterminer, est pour nous le bienvenu. Si toute cette bourgeoisie pouvait se dévorer jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'une mâchoire, ce serait splendide !

« En attendant, toute notre politique à l'égard des partis consiste à dire : Kiss ! kiss !! »

En général, il y eut peu de regrets à la chute du ministère Frère-Bara. Par leur politique incolore, sans énergie, sans volonté, ils avaient mécontenté tout le monde, y compris leurs meilleurs amis.

Un ministère clérical fut donc constitué sous la présidence de M. d'Anethan. Peu de jours après, la guerre éclata entre la France et la Prusse.

Au mois de novembre 1871, on annonça la nomination, au poste de gouverneur du Limbourg, de M. De Decker, l'ancien chef de cabinet de 1855, compromis dans les affaires financières de Langrand-Dumonceau. Aussitôt de vives protestations se firent entendre. On cria : « A bas les voleurs ! » Des gardes civiques allèrent même jusqu'à crier, devant le palais du roi : « Au balcon, roi d'carton ! »

Le ministère dut donner sa démission et lors de la discussion à la Chambre, au sujet de la nomination du nouveau cabinet présidé par M. Malou, un député catholique, M. Dumortier, qui avait été appelé par le roi, déclara que Léopold lui avait dit :

« J'aime mes ministres, je leur suis très dévoué, je leur suis très attaché, mais ils ne répriment pas l'émeute et je ne puis pas laisser ma capitale dans l'état où elle se trouve ; et puisque l'émeute n'est pas réprimée, il faut bien que je tâche d'arriver au calme par les moyens que la Constitution met à ma disposition. »

Le ministère catholique fit voter une loi abaissant le cens communal et provincial, augmentant ainsi le nombre des électeurs communaux de 100,000 et portant celui des électeurs provinciaux de 168,000 à 220,000.

Les élections communales de 1872, qui eurent lieu sous le nouveau régime électoral, furent surtout favorables aux libéraux, principalement dans les villes.

Le journal l'Internationale les apprécia comme suit :

« En Belgique, la lutte a été vive entre les bourgeois catholiques et les libéraux à l'occasion des élections communales. Les catholiques, qui possèdent le pouvoir exécutif et représentent à la Chambre la majorité rurale, espéraient, grâce à la loi récente qu'ils avaient décrétée, et qui augmentait, leur semblait-il, dans une forte proportion, leurs forces électorales, escalader le pouvoir communal, force suprême. Leurs espérances ont été déçues ; jamais défaite n'a été plus complète. Dans toutes les villes les plus importantes, ils ont été battus à plate couture ; ils ont été renversés là même où ils semblaient devoir se perpétuer et pouvoir à jamais braver l'élément libéral. Malheureusement pour nous, prolétaires, c'est bonnet blanc et blanc bonnet ; les succès de nos libéraux ne sont pas des victoires pour la justice, la liberté et l'égalité n'y ont rien gagné. »

De 1870 à 1874, le ministère catholique fit voter plusieurs lois, notamment une portant suppression de l'impôt sur les débits de boissons alcooliques, dans le but de réduire le nombre des électeurs cabaretiers ; une autre loi sur les fraudes électorales ayant pour but de garantir le secret du vote ; une troisième loi sur la rémunération des miliciens, enfin diverses lois portant rachat de chemins de fer concédés.

Pour nous résumer sur la politique suivie par les deux partis qui occupèrent le pouvoir de 1850 à 1874, nous pouvons dire que si la lutte entre libéraux et catholiques pour la conquête du pouvoir fut souvent âpre et violente, au fond, pour tout ce qui avait trait aux intérêts économiques et financiers de la bourgeoisie, ils ne cessèrent pas d'être d'accord. Ils le furent aussi pour maintenir la grande masse de la population en dehors de la vie publique, en lui refusant systématiquement tout droit politique.

Le gouvernement de M. Frère-Orban, avec l'étiquette libérale, représentait souvent le libéralisme sans la liberté, comme après 1871, on connut, pendant quelques années en France, la République sans républicains.

On alla très loin dans cette voie. Ainsi, le ministère interdit un jour à ses fonctionnaires de publier quoi que ce soit sans l'autorisation des ministres. Cette décision frappa plusieurs fonctionnaires publicistes, M. M. Ducpétiaux et d'autres.

Voici un autre fait, tout aussi caractéristique : En 1858, un cabaretier de Malines, Charles Félix, avait affiché dans son cabaret une gravure que l'on déclara avoir une « tendance à avilir la religion ». Il fut poursuivi et condamné. Et ce jugement fut confirmé par la 4ème chambre de la cour d'appel de Bruxelles, qui se basait sur un arrêté-loi du 23 septembre 1814.

La politique doctrinaire de M. Frère mécontenta les plus fermes libéraux. Les uns combattirent cette politique funeste, les autres se retirèrent de la lutte. Tel fut le cas de M. Wanderpepen, député libéral de Thuin qui, en mai 1858, donna sa démission parce que le gouvernement se montrait trop réactionnaire.


Est-il besoin d'ajouter que si les intérêts populaires furent sacrifiés par les libéraux et par les catholiques, par contre ceux de la bourgeoisie, de la grosse bourgeoisie surtout, ne furent jamais oubliés.

Une nouvelle féodalité, la féodalité industrielle et financière se constitua avec le concours bienveillant des pouvoirs publics. Les richesses du sous-sol, propriété nationale, collective, furent concédées à des sociétés anonymes ou des particuliers, sans aucun égard pour les droits de l'Etat ou pour ceux des ouvriers qui, au prix de leur sueur et de leur sang, allaient faire fructifier ces richesses.

Après les concessions de mines, vinrent les concessions de chemins de fer. Puis, quand les heureux concessionnaires eurent tirés de beaux bénéfices de ces entreprises, l'Etat les leur racheta à des prix souvent exorbitants.

Le crédit public, par la création de la Banque nationale qui avait le privilège d'émettre des billets de banque, au lieu d'être une entreprise de l'Etat, organisant l'escompte au prix de revient, fut donné à une société qui, depuis un demi-siècle, a gagné plusieurs centaines de millions prélevés sur le travail national.

Et pour donner plus de force, plus de puissance aux entreprises capitalistes, l'oligarchie bourgeoise, maîtresse du pouvoir politique, décréta une loi sur les sociétés qui laisse aux spéculateurs et aux lanceurs d'affaires une liberté absolue. Les financiers malhonnêtes ont ainsi toute faculté pour exploiter et ruiner l'épargne.

Souvent même, alors que des financiers vont trop loin et tombent sous l'application des lois, des juges complaisants, stylés par un Parquet bien docile ferment les yeux et, quand ils sont obligés d'agir, ils s'en tirent en faisant traîner l'instruction qui alors se termine en faisant bénéficier ces financiers voleurs d'une ordonnance de non-lieu.

Bien plus, des financiers qui souvent ont mérité le bagne reçoivent des distinctions honorifiques, voire l'ordre de Léopold !

Cela rappelle ce quatrain célèbre :

L'Histoire nous dit qu'autrefois

On pendait les voleurs aux croix ;

Les temps sont devenus meilleurs ;

On suspend les croix aux voleurs...

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