Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

Retour à la table des matières

Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome premier. Première partie (la Belgique de 1830 à 1848)

Chapitre XI. La Société L'Alliance - Le Congrès Libéral de 1846

La situation politique en Belgique après la paix avec la Hollande - Fin de l'union entre libéraux et catholiques - M. Devaux et la « politique nouvelle » - La société L'Alliance - Son programme - Le Congrès Libéral du 14 juin 1846 - Scission de L’Alliance et fondation de l'Association libérale de Bruxelles - Le « trou » - Le second congrès libéral, en mars 1847 - La scission s'accentue - Les élections du 8 juin 1847 - Victoire libérale - Le ministère libéral du 12 août - Son programme - Comment celui-ci fut accueilli

L'année 1830, nous l'avons déjà dit, marque en Europe le triomphe de l'idée libérale, constitutionnelle, c'est-à-dire le triomphe de la bourgeoisie sur les hommes et les idées de l'ancien régime.

En Belgique, le parti libéral et le parti catholique s'étaient unis pour résister au gouvernement du roi Guillaume et cette union perdura, par nécessité politique, jusqu'au moment où le vote du traité des vingt-quatre articles établit enfin la paix avec la Hollande.

Mais une fois cette question résolue, la politique de 1830, la politique du programme unioniste et des ministères mixtes , fut battue en brèche et succomba forcément. (Note de bas de page : « Ces ministères furent appelés mixtes, car on y fit figurer l'élément libéral, mais en quantité tellement microscopique que si on crut quelquefois le reconnaître, à l'existence de certains noms dans le cabinet, la découverte n'alla guère au-delà. L'élément libéral, quand il entrait dans le gouvernement, n'y entrait pas comme principe ; on choisissait une individualité, plus ou moins, - plutôt moins que plus, - on la maniait, on la pliait, pour en tirer tout ce qu'elle pouvait avoir de talent, de force et de courage, et quand l'athlète vaincu ou excédé quittait enfin le champ de bataille ministériel, on cherchait une nouvelle individualité qui voulut bien comme la première se compromettre ou s'user au profit du même parti. Des Partis et de la Réforme électorale, par V. HILAIRE (1846)).

Immédiatement après la révolution, l'accord s'était fait, l'union s'était conclue dans le double but de réfréner les aspirations démocratiques du peuple, pour asseoir la suprématie de la bourgeoisie, et pour partager les avantages du pouvoir entre les hommes en vue des deux partis.

Une fois cette suprématie accomplie et ces appétits satisfaits, de profondes divergences d'opinions éclatèrent.

Au fond, le parti catholique était conservateur, réactionnaire. Resté surtout le parti des nobles et des prêtres, il regrettait l'ancien régime. S'il acceptait la Constitution et les libertés fondamentales qu'elle comporte, c'était parce que ces libertés lui étaient favorable, et qu'il était à même d'en profiter largement. Le cens différentiel, base du droit électoral, favorisait l'élément campagnard, qui était clérical. Enfin, dans les lois organiques, ils avaient réduit peu à peu les avantages que la Constitution accordait au pays.

Le parti libéral avait des aspirations plus larges, plus généreuses, et le système unioniste commençait à lui peser. Malheureusement les libéraux n'avaient pas d'organisation propre, alors que l'Eglise était puissante par sa discipline et sa hiérarchie.

Immédiatement après le vote du traité de paix avec la Hollande, des symptômes de division devinrent visibles aux yeux les moins clairvoyants.

Une situation nouvelle était née et la lutte se dessina bientôt.

M. Paul Devaux, député libéral de Bruges, un modéré cependant, en donna un des premiers le signal, en fondant en 1839 la Revue Nationale, recueil politique libéral.

Il se déclara partisan d'une politique franchement libérale, mais, comme on l'a écrit, « modérée et tolérante, ennemie des scandales irréligieux, pleine de respect pour une religion à laquelle ses adversaires les plus décidés devaient au moins reconnaître le mérite d'être la base la plus sûre de cette moralité du peuple dont l'absence envenime tous le progrès ».

Son libéralisme, on le voit, n'était pas bien dangereux.

Ce que voulaient en somme M. Devaux et ses amis, c'était le pouvoir politique aux mains d'un ministère libéral permanent. Il n'en voulait ni au clergé ni à la religion qui, en prêchant la résignation aux malheureux, ne pouvaient que calmer les appétits populaires et étouffer des aspirations inconciliables avec le gouvernement exclusif de la bourgeoisie.

La situation politique de 1839, c'est-à-dire l'existence des ministères mixtes, composés de libéraux et de catholiques, devait donc prendre fin.

« A une politique, disait la Revue Nationale, dominée par les appréhensions et les idées que nous avaient léguées les fautes du régime antérieur et qu'on pourrait appeler la politique du passé, succédera sous une forme ou une autre, un peu plus tôt ou un peu plus tard, une politique d'avenir, ou tout au moins une politique actuelle... Il est visible que la situation de 1830 et 1831 va s'éteignant ou se modifiant. Dans un avenir qui peut ne pas être très prochain encore, elle fera infailliblement place à un classement d'opinions, plus régulier, plus en harmonie avec les intérêts actuels, et sous l'empire duquel les faits seront autrement appréciés qu'ils ne l'avaient été auparavant. » (Revue Nationale, tome premier, pages 311 et 312.)

Ces idées d'organisation autonome du parti libéral gagnèrent peu à peu du terrain. Les loges maçonniques existantes se mêlèrent plus activement à la vie politique et d'autres loges furent fondées dans le même but, Il fut créé également des associations libérales chargées de choisir les candidats et de préparer les élections.

Parmi ces associations politiques, la plus célèbre fut L'Alliance de Bruxelles. Sa fondation fut décidée, à la fin de l'année 1840, par les loges de la capitale, qui jugèrent utile d'établir comme centre de propagande active et d'opposition militante, une association fortement constituée et susceptible d'un accroissement indéfini. Dans ce but, elles avancèrent un subside de deux à trois mille francs, en même temps qu'un emprunt fut ouvert parmi les libéraux en vue, pour couvrir les frais d'installation du nouvel organisme politique. Celui-ci fut fondé le 15 avril 1841.

A l'origine, l'Alliance se composait exclusivement de francs-maçons, au nombre de 350. Quelques mois plus tard, en vertu d'une décision prise en assemblée générale, on y admit aussi des personnes étrangères aux Loges et toute distinction entre les membres fut effacée définitivement, par une décision en date du 4 avril 1842.

Les progrès de l'Association furent rapides. En peu de temps, le nombre de ses affiliés dépassa le chiffre de 1,000.

En 1846, l'Alliance avait atteint un haut degré de prospérité, et son influence sur le corps électoral de la ville et de l'arrondissement de Bruxelles était énorme. Ce fut elle qui fit triompher la liste libérale pour la Chambre, en 1845, et ce fut elle aussi qui fit élire le Conseil communal de Bruxelles et le Conseil provincial du Brabant.

Mais les dirigeants de cette association sentirent bientôt qu'il y avait autre chose à faire que de renverser le ministère et de le remplacer par un cabinet composé exclusivement de libéraux. Ils formulèrent un programme de réformes et ils le firent admettre par les candidats qu'ils patronnèrent.

Que comprenait ce programme ?

La réforme électorale, dans le sens de l'égalité la plus complète, en abaissant le cens électoral des villes au niveau de celui des campagnes.

Le retrait des lois réactionnaires relatives à la nomination des bourgmestres, au fractionnement des collèges électoraux communaux, l'augmentation du nombre des députés en raison de l'accroissement de la population, la suppression des abus résultant du cumul des fonctions administratives et judiciaires avec les fonctions législatives.

La réforme du système des impôts et des octrois, la réduction des dépenses de l'Etat, l'abolition du timbre des journaux, la réforme postale.

L'amélioration du sort des classes ouvrières.

La réforme du système d'instruction primaire et professionnelle.

La protection des femmes et des enfants travaillant dans les mines, usines et manufactures.

La révision des lois sur la bienfaisance, etc., etc.


L'Alliance, ayant rédigé son programme, décida en 1846 la convocation d'un Congrès libéral.

Ce Congrès n'eut qu'une séance. II se tint le 14 juin 1846, dans la salle gothique de l'hôtel de Ville de Bruxelles.

Plus de 350 délégués, venus des quatre coins du pays, y assistèrent. Parmi eux, il y avait des sénateurs, des députés, des conseillers provinciaux et communaux, des avocats, des médecins, des propriétaires, des négociants, des industriels, des juges, des notaires, etc.

Ce fut E. Defacqz, ancien membre du Congrès national, conseiller à la Cour de cassation et président de l'Alliance, qui ouvrit la séance. Il prononça un grand dis¬cours dont nous reproduisons les passages les plus remarquables et qui montrent combien, au bout de quinze années, les principes qui avaient triomphé en 1830, avait été atténués par la complicité du Roi et des dirigeants catholiques, et combien aussi la politique conservatrice avait été égoïste et dirigée contre la masse de la nation. Aujourd'hui encore, en bien des parties, ce discours est d'actualité.

Voici comment s'exprime le président du Congrès libéral :

« Quelque parfaites que soient les institutions qu'un peuple libre s'est données, il est difficile qu'elles ne deviennent pas impuissantes pour opérer le bien, lorsque les passions humaines s'en emparent, en gouvernent les ressorts et les font mouvoir dans un intérêt qui n'est plus celui de tous.

« Veiller pour prévenir ou arrêter ce mal est, pour les citoyens, toujours un devoir ; en poursuivre le redressement est toujours un droit.

« Celui qui se laisse impunément enlever des garanties qu'il aurait pu défendre, prouve ou qu'elles lui sont inutiles ou qu'il n'en est pas digne.

« La Constitution belge, enfantée dans un de ces moments d'enthousiasme où le patriotisme remplissant les frais n'y laisse point de place à d'autre sentiment, dans un de ces moments de généreuses illusions où les cœurs de bonne foi ne se défendent plus des autres, comme si la rénovation des choses changeait aussi les hommes, la Constitution belge semblait avoir résolu le grand problème de la liberté en tout et pour tous : elle donnait une juste satisfaction à des droits longtemps méconnus, elle pouvait suffire aux besoins nés de la marche du temps et du progrès des grandes doctrines sociales.

« Elle le pouvait mais à une condition, c'est qu'un gouvernement loyal et habile favorisât, suivît au moins l'impulsion qu'elle avait donnée, qu'il maintînt l'équilibre entre ses rouages, qu'il s'appliquât à développer graduellement et avec sagesse les germes précieux qu'elle renferme, à initier peu à peu à l'intelligence et à la participation de ses bienfaits, les esprits qui n'auraient pas été préparés à les goûter immédiatement ou à en jouir avec mesure.

« Cependant une égoïste ambition n'a pas craint de rendre stériles ces principes si actifs. Une classe de citoyens, non contente de la part qui lui était accordée, a voulu s'approprier encore celle des autres.

« Des hommes chargés d'un ministère révéré, dotés par nos institutions nouvelles d'une indépendance qu'ils n'avaient jamais connus dans les temps mêmes qu'ils feignaient de regretter, étonnés, enivrés de leur affranchissement, ne se connaissant plus, oubliant que leur mission divine les rend étrangers aux choses de ce monde, oubliant même les lois de la prudence, se sont dit entr'eux : « La liberté n'est faite que pour nous, et notre volonté doit être obéie sur la terre ! ».

« Le respect des peuples pour un caractère sacré n'a que trop bien servi cette soif de domination, et bientôt les pouvoirs, qui n'émanent que de la nation, qui ne peuvent être exercés que par les agents constitutionnels qu'elle a délégués, les pouvoirs en Belgique n'auront plus d'autre source que le droit divin, d'autre dépositaire effectif que l'épiscopat, et le gouvernement théocratique aura remplacé la monarchie constitutionnelle qui n'existera plus que de nom.

« Toutes les avenues de l'autorité sont occupées par l'usurpation, tous les éléments de la prospérité publique, l'enseignement de la jeunesse, l'avenir du pays tout entier lui est livré.

« Aussi, grâce à cette influence, la nation dont le tempérament robuste aurait puisé dans le pacte social un aliment substantiel, un principe énergique de vitalité et de croissance, n'y trouvera, dans quelque temps, qu'une nourriture indigeste qu'elle ne pourra plus supporter et que repousseront ses organes abâtardis.

« L'autorité civile, la seule en Belgique qui soit un pouvoir, la seule qui ait le droit de s'appeler une autorité, n'a pu se soustraire à l'assujettissement, et s'il n'est déjà venu, le moment n'est plus éloigné où elle comprendra enfin, mais trop tard, qu'elle n'est plus qu'un instrument inerte qui ne se meut qu'à la volonté d'autrui.

« Emus de ce renversement de l'ordre régulier, effrayés de ses conséquences inévitables et prochaines, tous les hommes indépendants, tous les citoyens attachés à une nationalité minée dans sa base, ont senti le besoin d'un effort qui remît les choses à leur place, qui restituât à la Constitution son véritable esprit et la liberté de son développement, au pouvoir son indépendance et son action légitimes, à la religion la vénération qui lui est due et qu'altèrent imprudemment les intérêts mondains et passionnés auxquels on l'a mêlée.

« Le remède au mal, Messieurs, il n'a pas fallu le chercher dans ces conditions violentes auxquelles survit un ébranlement pénible qui rend longtemps douteux les avantages du changement.

« Il est dans la Constitution belge, il consiste dans l'emploi bien dirigé de l'un de ses ressorts principaux...

« ... La société de L'Alliance, qu'une expérience de sept années avait convaincue de son efficacité toute puissante, a conçu le projet de travailler à le généraliser, de concert avec les associations de même nature, qui en d'autres villes en avaient déjà fait aussi l'heureux essai.

« Obéissant aux inspirations d'un patriotisme désintéressé, et sûre d'être comprise, après avoir préparé, dans des vues purement électorales, le plan d'une confédération des libéraux belges, elle a fait un appel à l'opinion, elle a convoqué un congrès où les représentants du libéralisme pussent eux-mêmes concentrer et organiser ses forces et arborer le drapeau qui doit le guider...

« ... Tous nous devons avoir, les uns dans les autres, une noble confiance, et cette confiance ne sera point abusée, car tous nous comprenons le besoin de l'union, d'une union étroite et sincère, tous nous comprenons la responsabilité qu'attireraient sur leur tête ceux qui compromettraient cette union par la précipitation irréfléchie qui les pousserait trop vite en avant, comme par une méticuleuse lenteur qui les retiendrait en arrière.

« Chacun modifiera l'allure qui lui est propre, de manière que nous puissions tous marcher en avant, mais d'un pas égal, à rangs serrés, en corps compact, sous la bannière qui porte cette devise indélébile : La Constitution, rien que la Constitution, mais toute la Constitution !

« Le Congrès ne peut pas, à son début, discuter, reconnaître et déclarer toutes les conséquences légitimes, toutes les applications désirables des principes constitutionnels, réunir et formuler tous les articles du symbole de la foi libérale, sur lequel les associations électorales inviteront les candidats à s'expliquer, mais en politique même, la patience est quelquefois une vertu.

« Tous les fruits d'un même arbre, quoique formés aux rayons du même soleil, n'arrivent pas le même jour à la maturité. Sans doute, il est dangereux de différer jusqu'au lendemain à cueillir ceux dont le temps est venu, mais aussi l'impatience qui veut jouir trop tôt ne trouve qu'amertume et que déception. Le père de famille prudent sait à propos se hâter ou attendre.

« Ce que le Congrès ne fera pas aujourd'hui, il l'accomplira quand il le voudra, dans une session ultérieure. Il ne va pas se dissoudre à l'issue de sa première réunion. Il constitue désormais un corps permanent, qui s'assemblera quand les intérêts de la cause libérale l'appelleront à leur aide, qui s'assemblera mieux organisé, formé d'une représentation plus complète et d'ailleurs préparé à traiter les questions qui auront d'avance été signalées à son attention.

« Tout ce qui ne sera pas résolu immédiatement n'est donc qu'ajourné ; et non, mille fois non ! ce n'est pas une question secondaire de détail ou de temps qui divisera des hommes, de bonne foi, par le devoir sacré de sauver les libertés publiques.

« Voilà, messieurs, ce qui a soutenu, encouragé dans leur patriotique dessein, ceux qui avaient conçu l'idée d'un congrès libéral. C'est une foi vive dans la fermeté éclairée et dans la modération intelligente des vrais libéraux.

« Ils ont méprisé tous les obstacles, et le succès n'a pas trompé leur attente : de nombreuses adhésions sont arrivées de toutes les provinces, plus de 40 villes et autant de cantons ruraux ont envoyé leurs représentants. Rendue publique, la composition des députations formées de l'élite du pays a donné d'avance un éclatant démenti aux détracteurs de cette manifestation solennelle, et en ce moment un acte qui seul et par lui-même a une immense portée, un grand acte, nous pourrions nous dire, un événement politique est accompli le Congrès libéral est réuni, il est constitué, il délibère !

« Admirable sagesse du Congrès constituant de 1830, qui a placé dans la Cons¬titution sa propre sauvegarde.

« Noble et imposant spectacle que ce concours de tant de citoyens généreux, accourus de tous les points du royaume, à l'appel fait au nom de l'intérêt général, assemblés paisiblement sous l'égide de leurs institutions pour défendre leurs institutions mêmes.

« Cette solennité patriotique qui fait renaître dans les bons esprits la confiance et l'espoir, ne peut effrayer que les cœurs pusillanimes qui n'osent pas regarder la liberté en face ; elle n'excitera les clameurs que de l'ignorance qui ne comprend pas ou de la mauvaise foi qui ne veut pas comprendre les conséquences de nos garanties constitutionnelles.

« L'événement auquel nous assistons, Messieurs, n'est pas nouveau sur cette terre de liberté, nos vieilles annales nous offrent un exemple fameux d'un ordre privilégié de citoyens s'associant pour mieux résister à la violation des franchises nationales.

« Mais ce qui est nouveau dans notre histoire ce qui est un grand progrès politique, c'est de voir comme aujourd'hui les intérêts mêmes du pouvoir liés aux intérêts de la cause populaire ; ce qui est nouveau dans nos mœurs, ce qui est un grand progrès social, c'est de voir toutes les classes de la société unir fraternellement leurs efforts pour le bien-être de toutes les classes indistinctement.

« Que l'exemple de dévouement et d'union que cette assemblée donne au pays, porte des fruits salutaires, que la Belgique, développant en paix les institutions qu'elle aura reconquises, hâte l'émancipation des peuples qui aspirent encore à ce bienfait, qu'elle montre à ceux qui les gouvernent que l'ordre et la liberté peuvent marcher ensemble et s'appuyer l'un sur l'autre. »

Des applaudissements prolongés, dans toutes les parties de la salle, saluèrent ce discours.

L'ordre du jour du Congrès libéral portait deux points essentiels : 1º Constitution du libéralisme en Belgique, 2º Programme du libéralisme belge.

Sur le premier point, il n'y eut d'abord aucune divergence d'opinion.

On devait constituer des associations communales, cantonales et d'arrondissement, chargées des élections communales, provinciales et législatives. Tout le monde se trouva d'accord sur ce point. Mais lorsqu'il s'agit de décider qui pourrait être admis à faire partie des associations libérales, deux camps se formèrent.

Les uns considéraient qu'il suffisait, pour en devenir membre, d'adopter les statuts et le programme de l'association. Les autres, les modérés, les doctrinaires, au contraire, soutenaient qu'il ne fallait admettre que ceux qui étaient électeurs.

La première proposition fut adoptée.

On examina ensuite la question du programme. La réforme électorale fut vivement discutée. Les organisateurs du Congrès proposaient de dire :

« Une réforme électorale par l'adjonction des professions libérales et par l'abaissement successif du cens, avec les garanties de capacités, d'indépendance et d'ordre que la société a le droit de désigner. »

M. Frère, délégué de l'association libérale (doctrinaire), de Liège, prononça un long discours. Il ne voulait pas entendre parler de l'abaissement du cens jusqu'au minimum de 20 florins fixé par la Constitution.

Citons le compte-rendu officiel des débats :

« M. Frère. - Quant à moi, je désirerais autant que possible l'extension du droit de vote ; mais avec le système d'impôts qui nous régit, je ne pense pas qu'il serait juste d'établir l'égalité du cens entre les villes et les campagnes. Je crois qu'il faudrait maintenir à cet égard toute liberté d'examen. Je n'ai pas voulu, d'un autre côté, indiquer de limite extrême comme pouvant être atteinte dès à présent. Le programme que nous discutons est le programme du présent et non pas le programme de l'avenir. Je n'ai donc pas voulu demander l'abaissement du cens jusqu'au minimum fixé par la Constitution, mesure qui, de l'aveu de tous, ne peut pas être prise dès à présent, qui dans les circonstances actuelles, serait même mauvaise (Non ! Non !) inopportune, dangereuse. (Non, non, oui !) Je dis que dans l'opinion d'un grand nombre de membres de cette assemblée, cette mesure serait aujourd'hui dangereuse. Je maintiens qu'il y aurait des inconvénients graves à vouloir, dans les circonstances actuelles, abaisser le cens électoral jusqu'au minimum fixé par la Constitution. La réforme électorale n'est pas un but, c'est un moyen ; c'est un moyen d'obtenir de bonnes lois, dans dix ans, dans vingt ans, dans un siècle peut-être... (Nombreuses interruptions).

« M. Forgeur (Liège). - Je ne puis pas admettre ce genre de manifestations qui consistent à imposer silence à un orateur sans l'entendre.

(M. le président agite la sonnette et le calme se rétablit.)

« M. Frère (Liège). - On veut que je précise les dangers ? Ces dangers me semblent manifestes ; c'est que dans l'état actuel des choses, beaucoup d'électeurs à 20 florins ne présenteront pas de garanties suffisantes d'ordre, de lumières et d'indépendance ; vous aurez à 20 florins, non pas des électeurs, mais des serviteurs, des gens soumis à la domination d'autrui, des hommes qui n'auront ni assez de lumières, ni assez d'indépendance, pour résister aux influences dont ils seraient entourés, voilà où est le danger... » (Très bien ! Très bien !)

Finalement l'assemblée se mit d'accord sur les deux projets de constitution et de programme que voici :

« CONFEDERATION GENERALE DU LIBERALISME EN Belgique »

« Prenant en mûre considération le vœu presque unanime du pays, qui réclame la mise en pratique loyale des principes inscrits dans la Constitution belge et la réalisation de toutes ses promesses.

« Considérant qu'il est urgent de revenir définitivement à ces principes et d'en assurer le respect par la réforme des lois qui s'en sont écartées, d'imprimer aux institutions un sage esprit de progrès, de garantir l'indépendance du pouvoir civil contre toute influence religieuse ou extra-légale, latente on cachée, de rappeler dans le gouvernement la franchise et la loyauté trop longtemps exilées.

« Considérant que c'est pour l'opinion libérale un devoir sacré de faire rentrer la politique intérieure du pays dans la voie que le Congrès national et constituant lui avait tracé, en tenant compte toutefois des besoins nouveaux qui ont surgi depuis lors et qui pourront surgir encore, notamment celui d'une réforme équitable de la loi électorale et de l'amélioration du sort physique et moral des classes peu aisées de la société.

« Le Congrès libéral a résolu :

« Article premier. - Dans tout chef-lieu d'arrondissement administratif, le parti libéral constituera, immédiatement, une société composée de tous les libéraux qui auront été admis, au scrutin, par la commission administrative de la société.

« Dans tout chef-lieu de canton, il sera, par les soins de la commission administrative de la société d'arrondissement, établi un comité électoral qui correspondra avec la commission administrative de cette société, et dans lequel les communes du canton seront suffisamment représentées.

« Article 2. - La société d'arrondissement fera ses règlements d'ordre intérieur. Elle procédera, en assemblée générale, à l'élection préparatoire des candidats à présenter aux suffrages des électeurs dans les élections des membres des Chambres législatives, des conseillers provinciaux du canton et des conseillers communaux du chef-lieu.

« Les comités cantonaux s'entendront avec la commission administrative de l'arrondissement pour les choix préparatoires des conseillers provinciaux de chaque canton et des communes du canton ; ces choix seront proclamés par le comité cantonal.

« Article 3. - La base de toute cette organisation sera le ralliement sans réserve de tous les libéraux aux choix préparatoires de la majorité, de telle sorte que chaque électeur libéral prend l'engagement d'honneur de voter et d'user de toute son influence en faveur du candidat de la société libérale de son arrondissement ou de son comité cantonal.

« Article 4. - Les commissions des diverses sociétés d'arrondissement établiront entre elles des correspondances, à l'effet de s'assurer, s'il en est besoin, du mérite des candidats et de faire agir dans un arrondissement les influences libérales des arrondissements voisins.

« Article 5. Pour la première constitution des sociétés libérales dont il est parlé à l'article premier, elle se formera par la réunion de tous les libéraux qui, dans le mois de la présente résolution, auront demandé à en faire partie et se seront adressés à cette fin aux personnes déléguées par leur localité vers le Congrès libéral.

« Article 6. - Les délégués faisant partie du Congrès libéral promettent de constituer, sans retard, soit une société, soit un comité, dans leur résidence, sur les bases du présent règlement. Tous pouvoirs leur sont donnés à cette fin par le Congrès.

« Article 7. - A chaque époque à fixer par la société de L'Alliance, les sociétés d'arrondissement députeront à Bruxelles un nombre de leur membres proportionnel à la population de leur arrondissement, pour délibérer avec les délégués de la Société de L'Alliance, nommés dans la même proportion, sur les besoins du libéralisme et la marche des élections.

« Article 8. - L'acceptation d'une candidature offerte par une société libérale, sera considérée comme une adhésion aux principes de la confédération énoncés dans le programme.

« Article 9. - Pour faire partie des associations confédérées, il faut faire acte d'adhé¬sion aux principes proclamés par le Congrès libéral. »

« PROGRAMME DU LIBERALISME BELGE

« Le Congrès libéral adopte, pour programme du libéralisme belge, les articles suivants

« Article premier. Comme principe général :

« La réforme électorale par l'abaissement successif du cens jusqu'aux limites fixées par la Constitution.

« Et comme mesures d'application immédiate :

« 1º L'adjonction, dans les limites de la Constitution, comme électeurs, de citoyens exerçant une profession libérale pour laquelle un brevet de capacité est exigé par la loi, et de ceux portés sur la liste du jury ;

« 2° Un certain abaissement dans le cens actuel des villes.

« Article 2. L'indépendance réelle du pouvoir civil.

« Article 3. L'organisation d'un enseignement public à tous les degrés sous la direction exclusive de l'autorité civile, en donnant à celle-ci les moyens constitutionnels de soutenir la concurrence contre les établissements privés, et en repoussant l'intervention des ministres des cultes, à titre d'autorité, dans l'enseignement organisé par le pouvoir civil.

« Article 4. Le retrait des lois réactionnaires.

« Article 5. L'augmentation du nombre des représentants et des sénateurs à raison d'un représentant par 40,000 âmes et d'un sénateur par 80,000 âmes.

« Article 6. - Les améliorations que réclame impérieusement la condition des classes ouvrière et indigente.

« Ainsi adopté par le Congrès libéral, en sa séance du 14 juin 1846.

« Le Secrétaire, J. Bartels.

« Le Président, E. Defacqz. »

« VŒU DU LIBERALISME BELGE

« Le Congrès libéral fait des vœux pour l'affranchissement par tous les moyens légaux, du clergé inférieur, qui est sous le coup d'une menace incessante de révocation et dont la constitution civile est impunément violée.

« Ainsi adopté par le Congrès libéral, en sa séance du 14 juin 1846.

« Le Secrétaire, J. Bartels.

« Le Président, E. Defacqz. »


Comment les décisions de ce congrès furent-elles jugées par le public ?

Le jour de l'ouverture du Congrès, le Débat social s'exprimait commue suit :

« En ce moment, dit ce journal, tout le pays a les yeux fixés sur le Congrès libéral qui s'ouvre aujourd'hui, et nous mêmes, bien que n'étant pas aussi directement intéressés dans la lutte que le libéralisme soutient contre le parti réactionnaire, nous attendons avec anxiété le résultat des décisions de cette assemblée. » (Note de bas de page : Félix DELHASSE, rédacteur au Débat social, était cependant délégué au Congrès, mais il n'y discuta guère.

L'article se termine pas ces mots : « ... Nous espérons que le Congrès libéral marchera franchement en avant et que comme moyen de conciliation, il adoptera le programme de l'Alliance. »

Le dimanche suivant, le Débat social déclarait ce qui suit :

« La dernière semaine a été bonne pour l'opinion que nous représentons dans le pays. Le Congrès libéral, dont toutes les résolutions ont déjà passé sous les yeux du public, a produit plus que nous n'en attendions. Si le programme qu'il a adopté avait contenu seulement quelque chose de plus formel sur les améliorations à apporter au sort des classes malheureuses de la société, s'il avait proclamé seulement la nécessité de la réforme des lois d'accises et des octrois municipaux, l'abolition des lois d'impôt sur les céréales, le Congrès nous aurait convaincus que la cause du peuple peut être confiée encore à la sollicitude exclusive de la bourgeoisie élevée. Tel qu'il est, cependant, le programme permet au peuple d'attendre quelque temps la réalisation des promesses qu'il contenait déjà avant de désespérer de voir la cause triompher, sans son intervention immédiate dans les affaires publiques, soit par le pétitionnement, soit par l'établissement de clubs, que la Constitution ouvre pour lui comme pour les autres. »

La presse libérale salua le Congrès et le félicita des décisions prises. Les journaux cléricaux, par contre, crièrent à l'anarchie !…

Louis-Philippe lui-même fut épouvanté, à preuve la lettre qu'il écrivit à son gendre, Léopold Ier, lettre qui fut trouvée dans le cabinet du roi des Français pendant le sac des Tuileries, en 1848, et qui fut publiée alors dans la Revue rétrospective de Paris.

Cette lettre est assez curieuse pour être reproduite ici :

« Mon très cher Frère et excellent ami,

« C'est sur la table du Conseil que je vous écris. Vos lettres et tout ce que je recueille d'informations sur la situation de la Belgique fermentent dans ma tête, sur le fonds de ma vieille expérience et des orages révolutionnaires qui ont passé sous mes yeux. C'est surtout cette assemblée de délégués des associations belges qui va se réunir à Bruxelles qui me préoccupe. Elle ne me rappelle rien moins que la commune de Paris de 1792 dictant de l'hôtel de ville, à la Convention nationale aux Tuileries (après la disparition de la royauté) tout ce qu'il plaisait de lui imposer, et parvenant jusqu'à envoyer à sa barre, des députations audacieuses qui lui faisaient rapporter le lendemain des décrets qu'elle avait prononcés la veille.

« J'ignore le moyen que peut fournir la législation belge pour paralyser, frapper et anéantir cette audacieuse réunion, si elle ne permet pas de la prévenir, ce qui serait toujours préférable. On dit que le Constitution belge autorise les associations, mais je ne sais jusqu'où s'étend cette autorisation, et je doute qu'elle puisse s'étendre, même en droit, jusqu'à autoriser la formation d'une assemblée de délégués, élue sans autorité légale, délibérant, prenant des arrêtés, comme des chambres légalement élues, et exerçant les pouvoirs constitutionnels dont elles sont investies par la Constitution et la loi du pays. Ce n'est rien moins à mes yeux qu'une Convention nationale révolutionnairement constituée, puisqu'elle serait en dehors de toutes les lois et de l'autorité constitutionnelle de la royauté et même probablement sans rapport avec le gouvernement légal du pays.

« J'en ai entretenu tout à l'heure mes ministres, et il n'y a eu parmi eux qu'un cri sur l'incompatibilité d'un tel état de choses avec l'existence du gouvernement légal et constitutionnel du pays. Grâce à Dieu, cet état de choses n'existe pas encore, au moins dans ce développement ; mais n'oubliez pas que c'est précisément de l'absence de toute règle légale dans leur création, que les assemblées révolutionnaires tirent la force de détruire les institutions légales, et que ces dernières se laissent effrayer par l'audace effrénée des autres.

« Nous ne sommes nullement disposés à laisser arriver la crise belge à de telles extrémités ; mais nous ne le sommes pas davantage à sortir des limites que nous tracent les traités et notre respect pour l'indépendance et la neutralité du royaume belge.

« Et voyant devant nous la possibilité de pareils événements, j'éprouve le besoin de connaître votre opinion :

« 1° Sur ce que vous croyez pouvoir faire et pour les prévenir ;

« 2° Sur ce que, le cas échéant où votre gouvernement se trouverait impuissant, et encore celui où il serait débordé (overpowered) vous croiriez devoir et pouvoir nous demander ? Nous ne devons ni ne voulons rien faire que par votre initiative, mais il faut prévoir à l'avance et concerter ce que des orages rapides peuvent inopinément exiger.

« L'heure de la poste ne me permet pas de vous écrire plus longuement. Gardez bien votre ministère. Soutenez-le le plus vigoureusement que vous pourrez. Rien ne serait plus propre à tout ébranler qu'une crise ministérielle, et surtout que l'entrée au ministère des délégués, de leurs adhérents et de ceux de leur couleur politique.

« Je remercie ma bonne Louise de sa lettre. Je l'embrasse ainsi que vos chers enfants, et je suis toujours pour la vie, mon très cher frère, votre bien dévoué frère, beau-père et fidèle ami.

« LOUIS-PHILIPPE.

« Paris, jeudi 14 mai 1846. »

La réponse de Léopold Ier à son beau-père n'est pas connue, et c'est dommage, car elle nous aurait édifié sur ses sentiments intimes, en ce qui concerne la liberté constitutionnelle d'association.


Le succès du Congrès libéral accentua l'influence politique de l'Alliance. Cepen-dant, moins de quatre mois après, le 14 octobre 1846, elle fut convoquée à l'effet de trancher une grave et importante question.

Les députés de Bruxelles, qu'elle avait fait élire, MM. Anspach, de Bonne, Cans, Devaux, Lebeau, Orts, Rogier, Verhaegen et de Brouckère, avaient écrit à la Commission administrative à l'effet de lui demander de convoquer une assemblée générale, dans le but de lui soumettre une proposition disant que seuls les électeurs pouvaient être admis comme membres de l'Alliance et prendre part au poll pour la désignation des candidats au Sénat, à la Chambre, à la Province et à la Commune.

Les dirigeants de l'Alliance se déclarèrent adversaires de cette proposition. Les députés publièrent circulaire sur circulaire pour défendre leur opinion et la presse libérale prit fait et cause pour eux, contre ce qu'elle appelait le groupe radical.

Il existait, en effet, dans le sein de l'Alliance un groupe d'hommes avancés, de démocrates à tendances socialistes, qui se réunissaient régulièrement dans un local qu'ils avaient baptisé Le Trou, désignation que Lucien Jottrand justifia dans une chanson très spirituelle que le Débat Social reproduisit, sans nom d'auteur, dans son numéro du 15 août 1847 :

« LE TROU

« (Air : J'ai pris goût à la République.)

« J'entends souvent qu'on nous conteste

« Le bon goût de ce titre, admis

« Pour servir d'enseigne modeste

« A nos réunions d'amis.

« Un trou ! Vraiment le noble asile,

« Le Trou, le beau nom que voilà !

« Tout doux, Messieurs, il est facile

« De justifier ce choix-là,

« Nous aurions pu prendre : l'Eglise ;

« Ce fut le refuge autrefois

« De ceux que le Christ égalise,

« Humbles, libres, tout à la fois.

« Mais aujourd'hui, l'Eglise enchaîne

« Un peuple aux prélats asservis ;

« Aux vrais chrétiens que l'orgueil gêne

« Notre trou servira d'abri.

« Nous pouvions choisir, tout ensemble

« La Chambre, le Sénat, la Cour,

« Mais dans ces lieux, qui se rassemble ?

« Maîtres ou valets tour à tour.

« Or, nous n'opprimons point d'esclaves,

« Et ne portons point de licou,

« Foin de sceptre ! Foin des entraves,

« Nous vivons libres dans un trou !

« De tout temps, ce fut la retraite

« Du sage aux combats épargné,

« C'est de son trou que le rat guette

« Le chat qui s'est enfariné !

« C'est dans ses trous que la racaille

« Du nombreux peuple souriquois

« Se refait, après la bataille

« Où tombent généraux et rois

« Pends tes voiles, royal navire,

« Et sur les flots le balançant,

« Glisse, poussé par le zéphire,

« Au gré d'un pilote indolent.

« Tu vogues, mais ton flanc recèle

« Le Trou d'un taret ignoré

« Demain, quoique la mer soit belle,

« Nef et pilote auront sombré.

La proposition des députés de Bruxelles était appuyée par 120 signatures de membres de l'Alliance, et bien que l'on fût à quelques mois des élections de 1847, la discussion s'engagea très vive et très acerbe.

Au début de la séance, on demanda aux députés de s'engager d'avance à se soumettre à la décision que prendrait la majorité. Ils s'y refusèrent ! Pour éviter une scission, des membres proposèrent alors la remise de la discussion jusqu'après les élections de juin 1847. Cette proposition d'ajournement fut finalement acceptée par 182 voix contre 180.

Dès le lendemain de ce vote, les députés de Bruxelles et quelques-uns de leurs partisans envoyèrent leur démission de membres de l'Alliance, et MM. Orts, Verhaegen et consorts créèrent une société nouvelle qui prit le nom de Association libérale et constitutionnelle (Note de bas de page : En 1884, les mêmes éléments doctrinaires quittèrent l'Association libérale pour fonder la Ligue Libérale.)

Le Comité de l'Alliance convoqua pour le dimanche 28 mars 1847 une nouvelle réunion du Congrès libéral qui aurait à s'occuper de l'organisation du parti libéral, des élections du mois de juin suivant, de la création d'une rente libérale au moyen de souscriptions volontaires annuelles et, enfin, du développement de la presse libérale.

Ce congrès se tint également dans la salle gothique de l'Hôtel de ville de Bruxelles sous la présidence de M. Defacqz, assisté de MM. Dindal, Coppyns, Roussel, De Rons, baron de Poeberlé, Tobie Keymolen, Van Schoor, Gillon, Oppenheim, Van Meenen, F. Delhasse, Gheude, Vues, Deneck, baron Bom, F. Bartels, et Funck, ces deux derniers secrétaires.

Le discours d'ouverture prononcé par M. Defacqz se ressentit de la crise que traversait le parti libéral à Bruxelles. Après avoir dit que l'organisation du parti avait soulevé des critiques de mauvaise foi qui avaient jeté l'inquiétude dans l'esprit de certains libéraux, M. Defacqz ajoutait :

« Devais-je bien nommer libéraux des hommes dont les intentions sont droites sans doute, mais dont la volonté molle et chancelante se rebute au moindre effort, qui, dans leur impuissance, prennent l'inertie pour la modération, et la peur pour la prudence, dont le libéralisme ne sait que former des vœux pour le progrès, et encore, à condition qu'il s'accomplisse seul et surtout sans leur aide ?

« Ils prétendent deviner les périls de l'avenir, et ils s'aveuglent sur ceux du présent qui les enveloppent et les pressent de toutes parts ; ils s'effrayent de l'organisation de leur parti, et ils ne comprennent pas que, par la nature même de nos institutions, elle est le contrepied indispensable d'un autre parti, devenu chez nous le parti politique dominant, parti dont l'organisation éprouvée par le temps, est forte de l'unité de ses vues, puissante par la discipline hiérarchique et l'obéissance passive qui en sont les fondements. »

Le projet de création de la Rente du libéralisme par voie de souscription fut adopté, mais des précautions furent prises dans le texte de la résolution, afin que l'argent recueilli ne pût servir, comme on le croyait dans le camp modéré, à créer un grand journal démocratique, projet qui existait, pensait-on, chez les jeunes libéraux de l'Alliance.

Les radicaux avaient alors dans le pays quatre journaux Le Débat social, à Bruxelles, le Journal de Commerce, à Anvers le Journal de Charleroi, et le Libéral Liégeois, plus une revue La Revue démocratique, qui ne parut que pendant un an, en 1846.


Le 8 juin devaient avoir lieu les élections législatives : Qu'allait-on faire à Bruxelles en présence de la scission et de l'existence de deux sociétés libérales riva¬les ?

Des pourparlers furent engagés entre les comités, de l'Alliance et de l'Association Libérale à l'effet de créer une entente pour la présentation de candidats communs. Ces pourparlers n'aboutirent point et finalement l'Alliance présenta des candidats qui furent élus. (Note de bas de page : Les candidats de l'Alliance furent : Pour la Chambre : M. le lieutenant-colonel Eenens et Tielemans, conseiller à la Cour de Cassation. Pour le Sénat : MM. Dindal, van Schoor, Stielemans, Van Muysen, et Wyns de Rocour, ce dernier bourgmestre de Bruxelles.).

Ces élections du 8 juin 1847 furent bonnes pour le parti libéral et le gouvernement dut se retirer.

Mais la scission entre ce qu'on appelait les « jeunes libéraux » et les « doctrinaires » continua non seulement à Bruxelles, mais encore à Liège et à Verviers.

Le ministère libéral fut installé le 12 août. Rogier, qui avait été chargé de constituer le cabinet, se réserva l'Intérieur et appela MM. d'Hoffschmidt, aux affaires étrangères, de Kaunz à la Justice, Veydt aux finances, Chazal à la Guerre et Frère aux travaux publics.

Le jour de son installation, le nouveau cabinet publia son programme qu'il adressa, sous forme de circulaire, aux gouverneurs de provinces.

Il tenait, disait-il, à poser en termes explicites, le principe de l'indépendance des pouvoirs civils à tous ses degrés.

« L'Etat est laïc. Il importe de lui conserver nettement et fermement ce caractère et de dégager, sous ce rapport, l'action du gouvernement, partout où elle sera controversée.

« D'autre part, respect sincère pour la foi et pour les dogmes, protection pour les pratiques de l'ordre religieux, justice et bienveillance pour les ministres des cultes agissant dans le cercle de leur mission religieuse.

« Ce double principe, en harmonie avec l'esprit de notre Constitution, forme la base essentielle et comme le point de départ de l'administration nouvelle. Il recevra son application dans tous les actes législatifs et administratifs, et particulièrement en matière d'enseignement public.

« Les membres du cabinet se sont également mis d'accord sur les quatre questions suivantes, qu'ils ont résolu de porter devant les Chambres :

« 1º Jury d'examen universitaire. Renforcer l'action du gouvernement dans la nomination des membres du jury, et changer en conséquence, le mode de nomination actuel ;

« 2° Faire cesser les effets fâcheux de la loi du fractionnement des communes, en revenant au mode d'élection consacré par la loi de 1836 ;

« 3° Le pouvoir de nommer des bourgmestres en dehors du Conseil ne pourra être exercé que de l'avis conforme de la députation permanente...

« 4° L'adjonction des capacités aux listes électorales entre également dans les vues du nouveau cabinet. II est entendu qu'il ne peut s'agir que des capacités officiellement reconnues ou brevetées. Elles seront empruntées aux listes du jury. »

La circulaire aux gouverneurs se terminait par ces mots :

« Loin de la pensée d'une administration réactionnaire étroitement partiale. Nous la voulons bienveillante et juste pour tous, sans distinction d'opinions politiques... »

Voici comment le Débat social, auquel on est forcé de recourir pour savoir l'opi¬nion des démocrates de cette époque, apprécia le programme du nouveau ministère :

« Dans la position que nous avons prise, nous sommes également hors d'état de soutenir un ministère et d'entraver sa marche. Aussi ne parlerons-nous qu'en amateurs du nouveau ministère et de son programme, lequel est loin de répondre à la situation.

« ... La réforme électorale réduite à l'adjonction des capacités, ce qui nous donnera à peu près 4,000 électeurs de plus pour tout le royaume, est une véritable dérision.

« Il devient clair que les monopoleurs industriels seront, en définitive, l'appui de la nouvelle administration, et que c'est là-dessus que celle-ci a compté. La réforme, par la seule adjonction des capacités, ajoutera à cet appui celui des hommes de lois.

« Le seigneur du fer et du coton va remplacer le seigneur terrien ! L'ordre des avocats succède à l'ordre des jésuites.

« Mais qu'est-ce que le peuple gagnera à ce changement ?... »

Le peuple belge n'y gagna rien, et l'opinion libérale non plus.

Le parti libéral continua à s'organiser, mais sa division en deux nuances fut pour lui une cause de faiblesse. Le Congrès libéral n'eut pas de lendemain, et le gouvernement seul domina l'opinion libérale au lieu qu'il eût reçu l'impulsion de la masse du parti, formulant ses aspirations au sein de ses associations et dans des congrès régulièrement convoqués.

Chose curieuse, ce programme du Congrès de 1846, que le ministère libéral de 1847 refusa de réaliser parce qu'il exprimait la conception politique des libéraux de l'Alliance, il fut obligé de le mettre en pratique quelques mois plus tard, sous la pression des événements du dehors !

Retour à la table des matières