Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

Retour à la table des matières

Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome premier. Première partie (la Belgique de 1830 à 1848)

Chapitre VIII. La Presse démocratique-socialiste avant 1848

Avortement du mouvement démocratique de 1830 - Louis De Potter quitte la Belgique - Lucien Jottrand et le Courrier belge - Le journal le Radical - Ses principaux rédacteurs : Alexandre et Félix Delhasse, Altmeyer, L. Jottrand, Félix Timmermans, Félix Mathe, le général Mellinet - Tendance démocratique et socialiste du Radical - Son opinion sur la propriété des mines, le suffrage universel, etc. - « Le prolétariat veut être quelque chose » - Catéchisme démocratique d'Alexandre Delhasse - la chanson : « souvenirs d'un vieux prolétaire » - Le Débat social - Son programme - Félix Delhasse

L'avortement du mouvement démocratique qui précéda et suivit la révolution de 1830 découragea fortement les plus dévoués militants d'alors. Louis De Potter, qui devait être le chef du parti populaire, avait abandonné la partie et était allé s'établir à Paris. L'ancien condamné du régime hollandais, l'ancien membre du gouvernement provisoire, n'avait pas l'étoffe d'un militant, d'un lutteur, d'un homme politique. A la moindre difficulté, à la plus petite résistance, il désertait la lutte. Connaissant les idées et les tendances du gouvernement provisoire du 26 septembre, il eût dû refuser d'en faire partie et batailler au dehors en s'appuyant sur le peuple et la bourgeoisie avancée. Mais une fois qu'il avait accepté d'entrer dans la place, il devait y rester et combattre ceux de ses collègues dont le seul but était d'escamoter le mouvement révolutionnaire et de le tourner au profit de la classe bourgeoise et riche. De Potter, on le sait, quitta le gouvernement provisoire, une fois le Congrès national installé ; il refusa même de se faire élire à l'assemblée qui devait rédiger la Constitution !

De Potter eut, il faut l'avouer, une attitude pitoyable et vraiment incompréhensible. Aussi, les républicains démocrates le jugèrent-ils très durement en le traitant d'ambitieux, de pleutre, de faux bonhomme, d'égoïste et de couard ! (Note de bas de page : Thonissen, de son côté, juge comme suit l'ancien républicain du gouvernement provisoire : « M. De Potter aime sincèrement la liberté ; il la veut pour les autres comme pour lui-même, et son désintéressement ne saurait, sans injustice, être révoqué en doute par ses compatriotes. Malheureusement, tout en étant doué d'une intelligence hors ligne, l'ex-membre du gouvernement provisoire ne possède pas cette connaissance des effets et des causes, cette appréciation sûre des besoins et des ressources, en un mot, ce tact pratique sans lequel il est dangereux d'aspirer au rôle d'homme politique. Sa conduite en 1838 et 1839 en fournit la preuve. Il voulut successivement une fédération franco-belge, une fédération hollando-belge, une fédération belge-rhénane, etc. » (Thonissen, Tome III, page 299).)

Dans la presse, les défenseurs de la démocratie se faisaient de plus en plus rares à mesure que le nouveau gouvernement s'affermissait. En 1836, le Courrier belge donna cependant l'hospitalité à Lucien Jottrand, qui y défendit les démocrates et mê¬me les ouvriers, comme le tisserand Jacques Kats. Mais dès le début de l'année suivante, le Courrier belge changea d'attitude et devint réactionnaire.

En 1836, Kats avait fondé un petit journal flamand, De Volksvriend (l'Ami du peu¬ple) et, plus tard, en juillet 1838, il fit paraître une feuille satirique qui donnait deux numéros par semaine, sous le titre de Peerlala, nom d'une vieille légende bien connue des ouvriers flamands.

Le 13 avril 1837, parut à Bruxelles un journal démocratique et républicain, sous le titre Le Radical. La collection de ce journal est des plus rares. Félix Delhasse en possédait une qu'il nous fit voir peu de temps avant sa mort, et qu'il a léguée à la Bibliothèque de la Chambre des Représentants. Les curieux y verront, écrit de sa main, au bas de chaque article, le nom de celui qui en fut l'auteur.

Le Radical, qui était hebdomadaire et coûtait 16 francs par an, avait ses bureaux, 60, Quai aux Briques, à l'imprimerie Van Mulders et Cie. A partir du 1er janvier 1838, il parut deux fois par semaine, au prix de 20 francs l'an. Son dernier numéro porte la date du 23 août 1838.

Ses principaux rédacteurs étaient A. Durand, Alexandre et Félix Delhasse, Altmeyer, d'origine allemande et professeur a l'Université libre de Bruxelles, Lucien Jottrand, Félix Timmermans, Félix Mathé et le général Mellinet, d'origine française, dont le concours avait été précieux aux Belges pendant la révolution de septembre 1830.

L'article programme du Radical, qui porte le titre Introduction, est de la plume de A. Durand.

Après avoir montré combien les esprits étaient divisés sur les principaux problèmes : propriété, religion, soumission de l'individu à la masse, liberté, égalité, égoïsme, fraternité, il conclut que l'époque est une époque de doute et qu'elle est le présage certain d'une croyance nouvelle.

Cette croyance nouvelle, c'est le règne de la liberté, de l'égalité et de la fraternité.

« ... La Société, dit-il, doit tendre au perfectionnement intellectuel, physique et moral de chacun de ses membres ; la souveraineté réside essentiellement dans l'universalité des membres de l'association ; tous ont les mêmes devoirs, tous ont les mêmes droits ; ils sont donc essentiellement égaux, personne ne domine et ils sont naturellement tous libres. »

Et il conclut en disant que :

« ... Ces principes sont incompatibles avec l'existence des monarchies constitutionnelles. »

La Chambre discutait alors la loi sur les mines et Charles Rogier y défendait le principe de l'exploitation des charbonnages par l'Etat. Gendebien appuyait la thèse de Rogier et répondait à un orateur, qui avait soutenu que le régime de la propriété individuelle est conforme à la loi civile :

« ... Si c'est la loi civile qui a créé le droit de propriété, pourquoi la loi civile ne pourrait-elle pas le modifier ? »

Parlant de la proposition de Rogier le Radical écrivait :

« Ce que veut Rogier, c'est réserver à l'Etat, c'est-à-dire à la nation tout entière, l'usufruit d'une partie du sol.

« ... Si la nation est souveraine, et personne n'oserait le nier, sa souveraineté doit essentiellement s'étendre au sol qu'elle possède ; or, tous les citoyens ayant les mêmes droits, il s'en suit qu'ils ont tous sur le sol ou plutôt sur tous les produits du sol, un droit égal mais indivis ; il s'ensuit encore que le sol ne peut être exploité qu'au profit commun de tous les membres de l'association.

« L'avenir seul, et peut-être un avenir très lointain, nous le savons, rendra ce principe praticable, mais si on ne peut en espérer le vrai triomphe, de nos jours, ce n'est pas un motif de le méconnaître... »

La question de la réforme électorale était vivement discutée au début de 1837. Un grand nombre de conseils communaux avaient envoyé des pétitions à la Chambre pour réclamer l'unification du cens électoral qui, plus élevé dans les villes que dans les campagnes, favorisait les habitants de celles-ci et par conséquent les citoyens les moins instruits de la nation.

Ce mouvement avait pris une grande extension. Les conseils communaux d'Audenarde, Bruxelles, Gand, Liège, Anvers, Namur, Bruges, Verviers, Ath, Charleroi, Wavre, Huy, Hasselt, Saint-Trond, avaient adressé des pétitions aux Chambres.

Dans son second numéro, le Radical publia un article sur la réforme électorale et se prononça pour le suffrage universel.

L'article se terminait ainsi :

« Le Radical demande en conséquence :

« 1º La révision de l'article 47 de la Constitution et le droit d'élection, sans cens électoral, pour les avocats, les médecins et les docteurs en toutes autres sciences

« 2° L'uniformité du cens électoral, fixé à 20 francs pour la Belgique ;

« 3° La révision de l'article 36 de la Constitution et l'exclusion de tous les fonctionnaires publics des Chambres législatives ;

« 4º L'admission du principe : qu'aucun député ne pourra accepter de fonctions publiques autres qu'électives, pendant la durée de la législature

« 5º La révision de l'article 52 de la Constitution et une juste indemnité pour tous les députés, sans distinction. »

Les premiers numéros du Radical avaient été principalement rédigés par A. Durand. A partir du 8e numéro, les deux frères Delhasse s'en occupèrent plus spécia¬lement et le journal, grâce à eux, prit aussitôt une allure plus avancée.

Que l'on en juge par les extraits d'un article de Félix Delhasse, ayant pour titre : Le prolétariat veut être quelque chose :

« Le prolétariat est la plaie des sociétés modernes, comme l'esclavage était la plaie des sociétés antiques, comme le servage était celle du moyen âge...

« Chez les nations modernes, ou du moins chez les nations de l'occident de l'Europe, l'esclavage et le servage n'existent plus, mais le prolétariat leur a succédé, et, à beaucoup d'égards il est pire que l'esclavage et le servage. Il existe en vertu des mêmes causes ; c'est l'égoïsme des uns et l'ignorance des autres qui lui ont donné naissance : supposez aux maîtres quelque amour de l'humanité, supposez aux ouvriers quelque intelligence de leurs droits, et le prolétariat n'existerait plus, et il n'y aurait entre les chefs d'industrie et les travailleurs que des rapports de fraternité...

« ... Qu'il me soit permis de demander de quel droit mon voisin est électeur, tandis que moi qui, sous tous les rapports, crois valoir autant que lui, ne le suis pas ? Qu'il me sois permis de demander en outre pourquoi je suis forcé, afin de ne pas mourir de faim, de travailler 14 à 16 heures tous les jours, tandis qu'il y a tant d'hommes qui ne se sont donné que la peine de naître, et qui passent leur vie au sein de l'oisiveté, du luxe et de l'abondance ?...

« ... Place donc au prolétariat ! place pour lui au banquet des jouissances sociales, car c'est lui qui accomplit tous les devoirs, c'est sur lui que pèsent toutes les charges de la société. N'est-ce pas lui qui fertilise de ses sueurs une terre avare et rebelle ? N'est-ce pas lui qui use sa misérable vie dans le travail incessant et meurtrier des manufactures ? N'est-ce pas lui qui s'ensevelit dans les entrailles de la terre pour en extraire le combustible, et qui va y trouver la mort, témoin l'horrible catastrophe arrivée il y a huit jours près de Liège ? Quand la patrie est en danger, quand l'ennemi s'avance le fer et la flamme à la main, au cœur de nos foyers, n'est-ce pas lui qui va lui opposer sa poitrine comme un invincible rempart ? Tous les prodiges des arts et de l'industrie, n'est-ce pas lui qui les enfante par son intelligence créatrice et par son admirable patience ? Voyez que d'artistes fameux, que d'écrivains sublimes sont sortis de ses rangs, sans compter tous ceux qu'ils recèlent encore ; voyez si jamais il reste étranger à tout ce qui est grand, noble, généreux ; le prolétariat, en un mot, est tout dévouement et tout sacrifice, et nous affirmons qu'à ce titre il a au moins autant le droit à jouir des avantages sociaux, que ceux qui ont réduit ce droit en monopole à leur profit. »

En 1838, le Radical publia une série d'articles d'Alexandre Delhasse, qui furent réunis ensuite en brochure et publiés sous le titre de Catéchisme démocratique. Ce catéchisme est essentiellement socialiste et se ressent fortement des idées de Buonarroti et des saint-simoniens, ainsi que le montrent ces quelques extraits :

« Demande. - Qu'est-ce que l'homme ?

« Réponse. - L'homme est un être intelligent et raisonnable qui n'a parmi ses semblables ni supérieur, ni inférieur, et que la nature a fait naître pour le bonheur et pour la liberté.

« D. - Qu'est-ce que la liberté ?

« R - C'est le pouvoir d'exercer à notre gré toutes nos facultés, morales et physiques.

« D. - Qu'est-ce que la société ?

« R. - C'est la collection de tous les individus qui vivent réunis sous l'empire des mêmes lois et des mêmes principes, et qui convergent tous vers le même but.

« D. - Quel est le but de la société ?

« R. - C'est le plus grand bien-être de tous.

« D. - Quelle est sa base fondamentale ?

« R. - C'est l'égalité, c'est-à-dire l'égale répartition des charges et des avantages sociaux.

« D. - Qu'entend-on par exploiteurs ?

« R. - On entend par exploiteurs, par aristocrates, par oisifs, car tous ces mots sont synonymes, ceux qui, dans la société, s'attribuent exclusivement tous les avantages et qui nagent au sein des superfluités, tandis que l'immense classe des travailleurs, elle qui supporte toutes les charges sociales, est en proie à la misère et à la faim.

« D. - D'où viennent tous les maux qui accablent les travailleurs ?

« R. - De la mauvaise organisation du travail et de l'industrie, de cette libre concurrence qui, en apparence, accorde à tous les individus des droits égaux, et qui, en réalité, n'est qu'un brigandage organisé, une détestable anarchie où les hommes s'entre-dévorent les uns les autres, où les plus adroits et les plus fripons s'enrichissent scandaleusement aux dépens du plus grand nombre. La vraie plaie sociale est là.

« D. - Quelle est la source de toute richesse ?

« R. - C'est le travail, sans lequel les capitaux sont inféconds et improductifs.

« D. - Si le travail est la source de toute richesse, quel rôle doit jouer le travailleur ?

« R. - Le premier, ou, pour mieux dire, il doit seul être quelque chose dans la société, et l'oisif doit en être expulsé comme un fardeau inutile, comme une lèpre dangereuse, car partout où il y a oisiveté, il y a vice et corruption. C'est le travail qui engendre les bonnes mœurs et la vertu.

« D. - Quelle a été successivement la condition du travailleur aux différentes époques de l'histoire ?

« R. - Dans l'antiquité, il était esclave ; au moyen âge sauf en Italie, du temps des républiques où il était libre et heureux, partout ailleurs, il était serf ; actuellement, il est ouvrier, artisan, manœuvre, domestique, ce qui est exactement la même chose. Les noms sont différents, mais leur acception n'a point changé. C'est par la démocratie que le travailleur sera émancipé.

« D. - Qu'est-ce que la démocratie ?

« R. - C'est le règne de la justice et de l'équité. C'est la souveraineté de tous, substituée à la souveraineté de quelques-uns, c'est le droit découlant du devoir, autrement dit le droit subordonné a l'obligation du devoir.

« D. - Quelles seraient les conséquences immédiates de cet engendrement du droit par le devoir ?

« R. - Ce serait l'extinction de l'exploitation de l'homme par l'homme, ce serait la subordination des intérêts matériels et positifs aux intérêts moraux, ce serait enfin l'anéantissement de l'égoïsme.

« D. Quelle est la doctrine opposée à la démocratie ?

« R. - C'est le libéralisme, fils aîné du fédéralisme girondin, qui lui-même vient en ligne directe de l'école philosophique dont Voltaire était le grand-prêtre. Le libéralisme pose en principe la souveraineté de la raison individuelle et de la richesse, et il part de ce principe antisocial et absurde pour établir la prééminence de la bourgeoisie sur les classes dites inférieures, pour inféoder l'immense majorité au bon plaisir et à l'omnipotence dictatoriale d'une caste privilégiée ; en d'autres termes, il part de l'individualisme pour aboutir à l'égoïsme et à l'exploitation de l'homme par l'homme.

« D. - Que deviendra la doctrine de l'individualisme ?

« R. - Elle aura le même sort que tous les systèmes politiques et philosophiques, qui ont dominé antérieurement le monde, et que l'on a vus successivement disparaître après avoir accompli leur mission ; elle disparaîtra pour faire place a une doctrine meilleure, et cette doctrine sera celle de l'égalité, de l'unité et de la fraternité, vers laquelle l'humanité s'avance a pas de géant et qui se résume dans ce seul mot : l'intérêt commun.

« D. - Quels seront les résultats du triomphe de l'intérêt commun sur l'intérêt individuel ?

« R. - Ces résultats seront l'émancipation immédiate et complète de l'intelligence et du travail impitoyablement exploités par l'oisiveté opulente et cupide, et l'extinction des jouissances de l'égoïsme, source de tant de désespoirs et de misères.

« D. - Quand l'humanité cessera-t-elle de souffrir ?

« R. - Elle cessera de souffrir quand elle aura compris qu'il n'y a pour elle de bon¬heur à espérer que dans les bras de la démocratie.

« D. - Quelle est la meilleure, la seule vraie religion parmi toutes celles intolé¬rantes et cruelles qui se disputent la crédulité des hommes ?

« R. - La vraie religion est celle qui ne marche étayée ni de superstitions, ni de bourreaux, et qui ne s'environne pas des magnificences d'un culte imposteur pour régner sur l'humanité prosternée. La vraie religion est celle qui se résume dans la fraternité universelle, c'est la religion de la charité et de l'amour. »

Alexandre Delhasse était poète à ses heures.

Sa chanson : Souvenirs d'un vieux prolétaire, publiée en avril 1838, avait été improvisée dans un banquet « patriotique » ce qui alors était synonyme de « démo¬cratique », sur des bouts rimés donnés à l'auteur.

Voici le texte de cette chanson :

« SOUVENIRS D'UN VIEUX PROLETAIRE

« (INVOCATION AUX MARTYRS DE SEPTEMBRE)

« Air : Dis-moi, t'en souviens-tu ?

« Il me souvient du tocsin funéraire

« Qui vint sonner le glas de nos tyrans !

« Je vois encore la belle sanguinaire

« Frapper le cœur de mes pauvres enfants !

« Ils étaient trois, soutiens de ma vieillesse,

« Quand vint le jour du combat glorieux ;

« Ils y coururent, ils tombèrent, oh ! tristesse !

« Leur récompense se trouve dans les cieux !

« Qu'ils étaient beaux en ce jour de bataille,

« Ces nobles fils s'élançant au combat.

« Ils se disaient : « Nargue de la mitraille !

« Faisons voler le trône en mille éclats ;

« Frères, courons contre les feux, les flammes,

« Guerre aux tyrans, à des chefs odieux ;

« Marchons serrés, renversons ces infâmes,

« La récompense est pour nous dans les cieux. »

« Trinité sainte ! ô vous, cœurs magnanimes,

« Qui arrosâtes le sol de votre sang ;

« Réveillez-vous, réveillez les victimes

« Qui, comme vous, tombèrent en combattant.

« Le despotisme, la noire tyrannie

« Sont revenus, plus de jours glorieux !

« La liberté, de la terre bannie,

« Est remontée dans son séjour des cieux !

« Chut ! car j'entends les martyrs dans leurs tombes ;

« Prêtons l'oreille à leurs mâles accents ;

« Plongeons l'œil au fond des catacombes

« Qu'ouvrit septembre à leurs corps tout sanglants.

« Ecoutons bien.. ils parlent, ils nous maudissent :

« Lâches ilotes, quittez, quittez ces lieux.

« Ah ! disent-ils, si des rois vous régissent,

« C'est votre faute, n'implorez pas les cieux !

« La liberté, nous vous l'avions conquise,

« Hommes sans cœur, qu'en avez-vous donc fait ?

« Le privilège, de nouveau, vous épuise,

« Il parle en maître et le peuple se tait.

« Celui-ci tremble sous le fer sanguinaire ;

« Il tend le cou, puis il ferme les yeux :

« Peuple insensé ! renversez l'arbitraire,

« Car les esclaves seront bannis des cieux !

« Pitié ! martyrs, que vos mânes s'apaisent,

« Car de remords notre cœur est rongé ;

« Du sang du peuple des tyrans se repaissent,

« Voudriez-vous donc qu'il ne fût pas vengé ?

« Ah ! vous pleurez sur nos souffrances horribles,

« Vous maudissez les rois audacieux :

« A l'œuvre, amis, frappons nos coups terribles,

« Si nous tombons, nous gagnerons les cieux !

« Relève-toi, ô peuple qu'on opprime !

« Brise tes fers au nom de Liberté ;

« Vois, son soleil qui luit en nous ranime,

« Il nous promet la sainte égalité,

« Tous à genoux, le front dans la poussière,

« Prosternons-nous pour exaucer les Dieux ;

« Courons, amis, après notre prière,

« Vaincre ou mourir et mériter les cieux ! »

Le dernier numéro du Radical parut le 26 août 1838.

Après avoir lutté pendant près de deux ans avec une belle et juvénile ardeur contre l'oligarchie triomphante, les rédacteurs du journal démocrate, qui n'avaient pu vaincre l'indifférence de la grande masse, furent pris de découragement. Dans le dernier numéro, Félix Delhasse écrit un article sur l'Avenir de la démocratie, que nous reproduisons en entier :

« C'est se tromper étrangement, dit-il, que de croire à l'avènement prochain de la démocratie, tant qu'il ne sera pas opéré une révolution radicale dans les mœurs, tant que les préjugés et les vices que nous ont légués des siècles de despotisme n'auront pas été entièrement extirpés.

« La principale tâche n'est pas de pousser au renversement de l'aristocratie, c'est de préparer le terrain sur lequel s'élèvera l'édifice démocratique. Qu'importe que l'aristocratie succombe, si nous ne sommes pas encore dignes de la liberté et de l'égalité. Il y a des hommes, et le nombre en est grand, qui osent se proclamer les apôtres et les champions de la démocratie et qui ne sont au fond que des aristocrates renforcés ; ils parlent de régénérer l'Etat et ils sont eux-mêmes gangrenés de corruption !

« Il n'y a de révolutions durables que celles qui s'épurent par les mœurs ; l'expérience de tous les âges, et plus particulièrement l'histoire des cinquante dernières années, nous le démontrent assez.

« Une révolution qui s'opère par la force brutale et sans avoir été préparée moralement, n'est qu'un coup de main heureux qui n'a que des résultats éphémères.

« De deux choses l'une, ou bien ceux qui font de semblables révolutions en conservent la direction suprême, et alors ils périssent à la tâche au bout de quelques temps, comme en France, les montagnards au 9 thermidor ; ou bien ils laissent prendre cette direction à d'autres, et alors une cohue d'aristocrates, de traîtres et d'incapables escamote les fruits de leur victoire, comme il est arrivé en Belgique, sous le gouvernement provisoire de 1830.

« Dans l'état actuel de nos mœurs, la démocratie est impossible ; et par démocratie nous n'entendons pas le gouvernement représentatif tel qu'il fonctionne sous nos yeux ; nous n'entendons pas la démocratie américaine ou toute autre qui pourrait lui ressembler, mais nous entendons le règne de l'égalité.

« Or, il n'y a pas d'égalité possible sans dévouement, et le dévouement n'existe aujourd'hui qu'à l'état de théorie.

« Tout le monde convient que le dévouement est une admirable chose, et tout le monde se renferme dans une indifférence et dans son égoïsme comme dans une cuirasse d'airain.

« Ces vérités sont dures et tristes, et il faut avoir quelque courage pour les dire ; mais ce courage nous le puisons dans la pureté de notre conscience et de nos intentions, et dans notre ardent amour de l'humanité.

« Pour rendre la démocratie possible que faut-il faire ? Réformer les mœurs ; ce n'est qu'à cette seule condition que l'on rendra son triomphe certain.

« Réformer les mœurs, c'est substituer le dévouement à l'égoïsme, le culte de la vertu à celui du veau d'or ; c'est faire succéder la fraternité à l'esprit d'antagonisme qui divise les hommes et qui les parque en castes rivales et hostiles.

« La grande erreur, jusqu'à présent, c'est que l'on s'est trop préoccupé de la forme et pas assez du fond ; la forme a quelqu'importance sans doute, et toute forme qui ne cadre pas avec les principes de l'égalité est mauvaise ; mais le fond doit l'emporter sur toute autre chose, car le fond c'est la démocratie, c'est l'égalité même.

« Défiez-vous de ces hommes qui se bornent à poursuivre la réalisation d'une réforme politique, et qui font volontiers bon marché de la morale. Ces hommes-là ne veulent que se substituer à d'autres hommes, ils ne veulent que changer la forme, et laisser la chose dans le même état.

« De pareils hommes sont mille fois plus dangereux que ceux qui font ouvertement obstacle au progrès égalitaire.

« La morale doit être la base fondamentale de l'édifice de l'avenir ; c'est elle seule qui rendra les hommes dignes de la démocratie ; sans elle nous ne bâtirons jamais que sur du sable ! »


L'organe démocratique-socialiste le plus important de la période qui précéda 1848, celui qui eut certainement l'influence la plus considérable sur les esprits, fut Le Débat social, qui portait comme sous-titre : Organe de la démocratie.

C'était un journal hebdomadaire de huit pages, grand format au début et dont le premier numéro porte la date du 7 juillet 1844, avec la signature d'Adolphe Bartels en qualité de directeur. (Imprimerie Wouters et Cie, à Bruxelles).

Le Débat social coûtait 12 francs par an, ce qui était relativement bon marché, étant données l'époque et l'importance du journal.

Son programme fut celui qui avait été défendu déjà par Bartels, J. Kats, les frères Delhasse, Lucien Jottrand, etc. Il est résumé par ces aphorismes :

« Dans les choses nécessaires : Unité.

« Dans les choses douteuses : Liberté.

« En toutes choses : Charité. »

« Chacun veut ou consent, disait l'article-programme, à alléger les souffrances du peuple ; les bons obéissent à leur instinct, les apathiques à l'entraînement commun ; les indifférents sont presque convaincus ; les mauvais n'oseront longtemps résister.

« La nécessité de la réforme est comprise, la nécessité d'institutions nouvelles est sentie.

« Mais ici, les opinions, d'accord sur le but, diffèrent sur les moyens, et c'est pour ouvrir une chaire accessible aux différentes écoles de la démocratie que nous avons ouvert le Débat social. »

Adolphe Bartels ne resta pas longtemps à la direction du journal. Victor Considerant étant venu faire en Belgique une série de conférences sur le système de Charles Fourier, le Débat social, par la plume des deux frères Alexandre et Félix Delhasse, se prononça en faveur de la plus grande partie de la doctrine phalanstérienne. Cette orientation offusqua Bartels qui, bien que démocrate assez avancé, était catholique très croyant. Le 5 avril 1846, le Débat social annonça que M. Adolphe Bartels cessait de prendre la moindre part de collaboration au journal.

Félix Delhasse se chargea alors de la rédaction et de l'administration de la feuille démocrate-socialiste, dont les bureaux étaient établis rue Saint-Lazare, 46.

Sous le titre : Ce que nous voulons, la nouvelle rédaction formula son programme politique, économique et social.

« Le Débat social, dit-elle, est l'organe d'une grande partie de la démocratie belge.

« ... L'ordre social le plus parfait est celui qui garantit le mieux à chacun son bonheur, c'est-à-dire son existence, sa liberté, la satisfaction de tous ses besoins et son plus grand développement intellectuel, moral et matériel.

« ... La démocratie belge, dont le Débat social est l'organe, cherche, par la seule force de ses principes et de la persuasion, à gagner sur les affaires du pays une influence assez grande pour donner aux questions politiques et sociales qui se présenteront, une solution conforme à la loi du progrès, et pour combattre les tendances de ceux qui, par inintelligence ou par mauvaise passion, veulent faire violence à la loi providentielle et poussent ainsi la société dans les désordres et les révolutions violentes. »

Et l'article se terminait par ces mots :

« Mais le grand but auquel nous consacrons sans relâche nos travaux, c'est de fonder une organisation durable qui réalise le droit de tout le monde de vivre de son travail. »

Le Débat social fit, pendant plusieurs années, une excellente propagande démo-cratique et socialiste.

Il devint en quelque sorte le moniteur de tous les hommes de bonne volonté qui voulaient le progrès politique et social. Il encouragea la classe ouvrière dans son œuvre d'organisation, sans trop y réussir malheureusement, et il soutint les éléments progressistes de la bourgeoisie, notamment lors de la création de l'Alliance de Bruxelles, qui prit l'initiative de convoquer le Congrès libéral de 1846.

Le dernier numéro du Débat social, parut le 1er novembre 1849, alors que le mouvement de 1848 avait avorté et que la réaction avait de nouveau triomphé en Europe.

Félix Delhasse, qui fut l'âme du journal, resta toute sa vie un démocrate socialiste. Il vécut jusque dans ses dernières années, retiré en son hôtel de la Chaussée de Haecht, n°154, où il mourut en novembre 1898. Bien que se tenant à l'écart des luttes quotidiennes, il ne cessa de témoigner une vive sympathie au Parti ouvrier belge.

Le lendemain de sa mort, le Soir, par la plume de M. Paul Antoine, publia un article émouvant sur l'homme qui venait de mourir :

« Il est toujours difficile, de parler d'un mort qu'on admire et qu'on vénère ; l'éloge paraît banal, l'absence de critique suspecte. Mais, que dire cependant d'un tel homme, si ce n'est un respectueux et enthousiaste panégyrique ?

« Ce n'est pas seule la diversité de son esprit et de ses connaissances qui lui attirait tous les cœurs, c'étaient aussi son indulgente bonté, son obligeance toujours aux aguets, sa large hospitalité.

« Son activité intellectuelle était certes extraordinaire. Sociologie, politique, art et littérature, histoire, tout le préoccupait, tout se classait méthodiquement dans ce vaste cerveau. De très bonne heure, il s'était jeté ardemment dans la lutte et l'on peut dire que très peu, de nos jours, oseraient se vanter d'avoir approché tant d'hommes illustres dans l'histoire du siècle. Journaliste et polémiste, il créa lui-même des journaux, des revues artistiques et politiques. L'année qui vit naître M. Gevaert, racontait-il, il publia son premier article ; et, depuis lors, son activité ne se ralentit pas jusqu'à sa mort.

« On a rappelé ici son rôle après 1848, puis son accueil généreux aux proscrits du coup d'Etat ; n'est-ce pas chez lui que fut cachée la première édition de Napoléon-le-Petit ?

« Maintenant, à cette vie si longue (Spa, 1809 - Bruxelles, 1898) et si remplie, joignez une mémoire prodigieuse appuyée, d'ailleurs, d'une documentation formidable, et, vous aurez une idée de l'intérêt puissant de la conversation de ce vieillard : une encyclopédie. Les anecdotes, les souvenirs lointains, avec les noms, les dates, lancés sans une hésitation, sans une erreur, se succédaient pendant des heures, qui s'écou¬laient comme des minutes. Et, quel charme aimable dans ses improvisations, quelle philosophie douce et souriante, et quel enthousiasme quand il parlait de ces grands hommes !

« Sa bibliothèque était remarquable, et, plus encore que par le nombre, par les notes complémentaires, corrections, etc., qu'il ne manquait pas d'ajouter à ses livres. La partie proprement documentaire était particulièrement riche : des « dossiers », comme il disait, découpures de toutes sortes, copies, notes originales et inédites rassemblées en des fardes faites d'un journal plié en quatre, et qui empruntaient à leur groupement même un réel intérêt historique. Il possédait une belle collection d'autographes, ayant correspondu avec les personnages les plus en vue, et, en sa qualité de collectionneur, gardant jusqu'au moindre billet. Seulement, il prêtait, prêtait avec une inépuisable complaisance. Et, très souvent, les documents, livres ou manuscrits ne revenaient pas, ou pas entiers. Je me rappelle son chagrin violent au retour d'une série de ses plus chères lettres, dans lesquelles l'emprunteur avait tranquillement découpé les passages qui l'intéressaient, pour les coller dans son travail !

« Et, pourtant, les plus merveilleuses qualités de l'esprit paraissaient dépassées encore chez Félix Delhasse, par la beauté du caractère.

« Ce qui, en lui, frappait tout d'abord, c'était sa passion profonde de la justice et de la vérité. C'était là le principe essentiel, le Grundton, comme dirait l'Allemand, qui régissait tout son être moral, son esprit comme son cœur, qui dirigeait toutes ses pensées, dans le domaine de la raison comme dans celui du sentiment.

« En politique, c'était un démocrate dans le sens le plus large et le plus noble du mot, combattant toutes les oppressions, toutes les tyrannies, d'où qu'elles vinssent. Mais il respectait toutes les convictions sincères, détestant seulement les « faiseurs », - c'était son mot.

« Le plus grand talent ne trouvait pas grâce à ses yeux, s'il n'était doublé de qualités morales qui lui paraissaient le complément nécessaire de celles de l'esprit. C'est pourquoi ses jugements étaient souvent sévères ; peu lui importaient ceux de la foule : il n'admirait à l'aise, lui, qu'à condition de pouvoir estimer...

« ... En tout, en art comme en politique, il resta constamment, comme d'instinct, parmi les avancés. Et, c'était chose admirable que cet homme, parvenu aux dernières limites de la vie, à l'âge où d'ordinaire on s'est, depuis des années, commodément immobilisé en un système, se tenant ardemment au courant des idées nouvelles, achetant livre sur livre, discutant, s'animant commue un jeune homme.

« Une autre caractéristique de cette nature était la simplicité et le stoïcisme. Il y avait chez lui quelque chose du vieux Romain. L'inépuisable bonté de son cœur se dérobait parfois sous des dehors volontairement froids. En tout cas, son âme, fortement trempée, ignora jusqu'au bout la sentimentalité et la sensiblerie. Il détestait la flagornerie ; les effusions l'agaçaient au point de décourager ceux auxquels une juste reconnaissance dictait de sincères paroles de gratitude et de dévouement. La moindre ostentation lui répugnait pour lui-même, tandis que les faiblesses d'autrui le trouvaient plein d'indulgence. »

« ... Le nombre de ceux qui venaient le consulter augmentait avec les années, à mesure que disparaissaient les autres témoins des grands événements sur lesquels il avait gardé les souvenirs les plus précis, consignés d'ailleurs dans des notes journalières.

« Même, dans les derniers temps, on abusait un peu de lui, sans considération de son grand âge. Lui-même s'en plaignait souvent, épuisé de fatigue. Et, pourtant, il désirait en secret qu'on vînt le consulter sur certains sujets qui lui tenaient au cœur, crainte qu'on ne commît des erreurs. Et, quand, par scrupule, on cessait d'avoir recours à lui, il provoquait de nouvelles sollicitations. « C'est ma vie, tout cela », disait-il ; « si je ne puis plus lire, travailler, autant m'en aller tout de suite. »

« Et on venait de partout ! Une de ses dernières joies fut l'arrivée chez lui, de deux Palermitains, en quête de documents sur Buonarroti.

« Au lieu de s'obscurcir, son esprit semblait, avec l'âge, devenir plus pénétrant et plus lumineux, redoublait d'activité, comme appréhendant l'anéantissement prochain des trésors de savoir et d'expérience qu'il concentrait en lui. Son cerveau surexcité ne lui laissait plus un instant de repos : durant ses longues insomnies, sans cesse des souvenirs nouveaux surgissaient et il prenait des notes, au crayon, dans le noir.

« Pourquoi faut-il donc que de tels hommes disparaissent ?

« Mais lui-même ne se faisait pas d'illusions. Un à un tous ses amis s'en allaient. L'un des derniers fut Alphonse Wauters qui, dans le délire des derniers jours, répétait un nom, toujours le même : « Delhasse ! Delhasse ! ». L'appel, hélas vient d'être entendu.

« Dans ces quelques notes, rédigées sous l'impression troublante d'une profonde et bien douloureuse émotion, je n'ai, je le sens, que bien faiblement évoqué cette person¬nalité si noble et si haute. » (Le Soir, supplément du 10 novembre 1898, sous le titre : Souvenirs du Vieux Bruxelles. Félix DELHASSE).

Retour à la table des matières