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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

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Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome second, paru en 1907 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome II. Troisième partie : De 1850 à la Chute de l’Internationale (1874)

Chapitre VII. Le jeune libéralisme. Le Mouvement pour la réforme électorale de 1866 à 1870

Le jeune libéralisme - Meetings pour la réforme électorale - Proposition de J. Guillery - Le savoir lire et écrire - Adelson Castiau - Ses « lettres démocratiques » et sa brochure sur « la souveraineté nationale » - Polémiques avec « La Liberté » - Le Manifeste des ouvriers - Discussion à la Chambre. Projet du gouvernement - Provocation et défi - Attitude odieuse de Frère-Orban - Les élections communales de 1869 - Le parti libéral démocratique - Son programme. Elections législatives de 1870 - Les candidatures de Buls, Graux et Picard - La réforme électorale de 1871

Le « jeune libéralisme », c'est-à-dire le libéralisme progressiste, était prédominant à la société l’Alliance vers 1846. C'est lui qui décida la convocation du Congrès libéral et fit admettre un programme que les chefs du libéralisme officiel, doctrinaire, trouvèrent trop radical.

Lors des événements de 1848, l'Alliance qui aurait pu agir dans le sens républicain ou tout au moins démocratique, manqua d'énergie et de courage. Elle se tint tranquille, puis disparut, laissant l'Association libérale doctrinaire maîtresse à Bruxelles.

Aux élections du 14 juin 1850, l'Alliance n'existait plus. Les démocrates se réunirent alors à La Louve, Grand'Place à Bruxelles et lancèrent un appel à tous les électeurs indépendants, ne faisant partie d'aucune association électorale.

Le président de La Louve était le notaire Heetveld ; son secrétaire n'était autre que Victor Capellemans, rédacteur du journal catholique l'Emancipation.

Les démocrates furent battus par les candidats de Association libérale et le silence se fit de nouveau dans les rangs épars du jeune libéralisme belge.

En 1858, un député de Bruxelles, M. Anspach, mourut. Le National préconisa alors la candidature de Louis Defré, ancien phalanstérien et républicain, qui depuis quelque temps, sous le pseudonyme de Joseph Boniface, avait publié un certain nombre de brochures anticléricales.

Présenté à l'Association libérale, Defré fut accepté comme candidat et fut élu. Dans son discours-programme, il renia ses anciennes idées républicaines et déclara poser sa candidature à la Chambre pour réaliser les trois réformes suivantes : Révision de la loi de 1842 sur l'instruction publique, instruction obligatoire et réduction des dépenses militaires.

Le succès de Louis Defré donna l'espoir que l'Association libérale de Bruxelles s'engageait dans une voie démocratique. Ce fut alors que d'autres « jeunes libéraux » décidèrent d'entrer à cette association ; à leur tête se trouvait l'avocat Funck, un ancien républicain de 1848, lui aussi.

Mais la vieille garde doctrinaire veillait et elle n'accepta dans son sein le virus progressiste qu'à dose homéopathique.

Nous avons vu, dans le chapitre précédent, comment naquit le mouvement pour la réforme électorale. Cette agitation continua l'année suivante.

Le 2 juillet, 1864, au Lion belge, rue de la Tête-d'Or, eut lieu un grand meeting public en faveur de la réforme électorale. On y décida de continuer la lutte et d'organiser un vaste pétitionnement en faveur de la réforme. Des réunions identiques eurent lieu dans les principales villes de province et des milliers de personnes y acclamèrent le suffrage universel.

Déjà le chef du parti catholique, M. Dechamps, dans la séance de la Chambre du 3 juin 1864, avait donné lecture d'un programme dans lequel il demandait l'abaissement modéré du cens pour les élections communales et provinciales.

Dans la session de juillet 1864 du conseil provincial du Brabant, divers vœux en faveur de la réforme électorale furent déposés. La plupart des membres se déclarèrent partisans d'une réforme ayant la capacité pour base. D'autres réclamèrent le suffrage universel : MM. Franqui, Bochart, Latour, - M. Demeur, le savoir lire et écrire.

Le rapport de M. Watteau, sur ces diverses propositions, concluait à l'émission des vœux suivants :

« 1° Uniformité du cens pour tout le royaume et abaissement considérable du taux actuel pour les élections provinciales et communales ;

« 2° Suppression du cens électoral si la Constitution vient à être révisée ;

« 3° Indemnité à l'électeur qui doit se déplacer pour prendre part à l'élection ;

« 4° Organisation du vote par ordre alphabétique ;

« 5° Interdiction, à partir du 1er janvier 1866, de porter sur les listes électorales, sans exception, tout nouvel électeur qui n'aura pas été reconnu capable de lire et d'écrire ;

« 6° Admission immédiate aux élections provinciales et communales, sans condition, des personnes désignées dans l'article 7 de l'arrêté du 10 octobre 1830, des instituteurs diplômés et des citoyens inscrits sur les listes des jurés. »

En 1865, une autre société électorale, le Meeting libéral de Bruxelles, discuta à plusieurs reprises la question de la réforme électorale. Dans sa séance du 12 avril, elle entendit un jeune conférencier français, Gustave Flourens, qui fit sur le suffrage universel un brillant discours dont voici la conclusion :

« Cette réforme politique (le S. U.) est imminente et sera la source de toutes les autres. La Révolution de 1848 a échoué, pour n'avoir pas compris que la réforme politique devait précéder la réforme sociale, celle-ci découlant néanmoins de l'autre sans violences et sans secousses. »

L'année suivante, le 22 novembre 1865, un député de Bruxelles, M. Jules Guillery, avait déposé une proposition de loi réclamant l'électorat pour la province et la commune, pour tous ceux qui, payant 15 francs d'impôts, savaient lire et écrire.


C'est en 1864 également qu'Adelson Castiau, l'ancien député de Tournai, qui démissionna en 1848, publia ses fameuses Lettres démocratiques.

Il y réclamait plus énergiquement que jamais le suffrage universel « sans lequel, disait-il, la Constitution n'est qu'une hypocrisie et un mensonge. »

En 1867, Castiau publia une nouvelle brochure : Souveraineté nationale et Suffrage universel, - l'Impôt et l'Armée.

«...Il a urgence aujourd'hui, disait-il, de déclarer si quelques milliers de censitaires, qui se sont substitués à la nation, conserveront à perpétuité le privilège de faire et d'appliquer les lois, de voter les impôts, les emprunts et le contingent de l'armée, de se partager le budget, de se soustraire au service militaire, et en frappant d'indignité politique la presque universalité des citoyens, de disposer, sans leur mandat, de leurs personnes, de leurs biens et des destinées du pays...

«... Après la cause de l'indépendance nationale, il n'en est pas de plus grande et de plus juste que celle de l'émancipation politique de l'universalité des citoyens...»

Cette brochure eut un énorme retentissement. Elle attaquait avec une grande violence la politique doctrinaire. Aussi fut-elle fortement critiquée par la presse libérale, l'Indépendance en tête. Castiau répondit à l'Indépendance. Il écrivit aussi au Libre examen et à la Liberté pour répondre à certaines appréciations de ces journaux. La Liberté de 1867 était devenue socialiste avec Arnould, Denis, De Greef, etc. Elle avait critiqué ce qu'elle appelait « la politique idéaliste, fantaisiste, formaliste de M. Castiau », ce qui lui avait valu une lettre de l'ancien député.

Dans son numéro du 15 décembre, la Liberté revint à la charge, dans un article, intitulé : Les Deux politiques et qui se terminait par cette déclaration, qui constituait une véritable profession de foi proudonienne :

« Puisque M. Castiau désire de notre part une profession de foi catégorique, nous irons même plus loin que lui ; nous dirons que le principe de souveraineté, sous quelque forme qu'il se présente, fût-ce la souveraineté de la nation, est incompatible avec les réformes économiques que nous travaillons à répandre.

« D'après nous, le principe mutuelliste est le pivot des sociétés futures ; il rejette toute supériorité, toute souveraineté.

« L'unique problème à résoudre consiste à garantir la liberté de tous les individus et de tous les groupes par l'application du mutuellisme à tous les phénomènes de la vie sociale et à réduire ainsi à néant le rôle des gouvernements.

« En effet, moins il y a de garanties, plus il y a de pouvoir ; élevons le mutuellisme à sa plus haute puissance et la politique autoritaire est morte.

« Fédéralisme et Mutuellisme, voilà notre politique ! »

C'est cette politique qui triompha quelques années plus tard, dans l'Internationale, et acheva de la disloquer. Quant à ses principaux protagonistes V. Arnould, Paul Janson et Eugène Robert, ils en reconnurent eux-mêmes l'inanité en entrant plus tard à l'Association libérale et, par elle, à la Chambre des représentants.


Mais il nous faut revenir en arrière et reprendre le récit du mouvement pour la réforme électorale, au début de l'année 1865.

La Liberté, rédigée alors par MM. Charles Graux, Edmond Picard, P. Janson, X. Olin, Eug. Robert et Pierre Splingard, combattait la politique doctrinaire et se pro¬nonçait pour une large réforme électorale. Dans son numéro du 25 juin 1865, s'adressant aux membres de la Chambre, elle écrivait

« La Constitution est, il est vrai, une grande et belle œuvre ; nous vous avons reproché maintes fois d'en méconnaître les principes ; cette espèce de culte platonique que vous professez pour elle, ce caractère d'immuabilité que vous lui attribuez, prouvent une fois de plus que vous ne la comprenez pas, et si la noble et généreuse assem¬blée, fille légitime de la révolution, qui la vota, rentrait aujourd'hui dans l'enceinte où vous la remplacez, elle gémirait, en voyant combien ses descendants sont chétifs et timides. Rêver des constitutions immuables, c'est faire un rêve impossible et nier le progrès ; elles ne sauraient échapper à la loi de transformation. Seulement, lorsque l'initiative de la réforme est prise par le pouvoir, il s'opère une révision régulière, légale et calme ; tandis que l'inertie des pouvoirs constitués oblige la nation à se soulever et à exécuter ses volontés par la force et la violence... »

Le mouvement de propagande s'accentua. Dans le cours de l'année 1865 et l'année suivante, le nombre de meetings organisés en faveur du suffrage universel fut considérable. Il eut pour initiateurs des ouvriers, des démocrates bourgeois et des socialistes. Mais si à l'origine, comme nous l'avons vu, les premières réunions publiques furent organisées par les socialistes de l'Association Le Peuple, dans la suite, le mouvement de réforme électorale échappa aux socialistes, ceux-ci, voyant au delà, poursuivaient la réforme sociale, même par l'emploi des moyens révolutionnaires.

L'Internationale venait de se constituer en Belgique. Elle organisa, à son tour, de nombreux meetings tant à Bruxelles qu'en province sur la réforme électorale. Ses orateurs, De Paepe lui-même, déclaraient que le suffrage universel ne changerait pas grand'chose à la condition des travailleurs, ceux-ci n'étant pas libres, mais qu'ils consentaient quand même à faire campagne en faveur du S. U., comme protestation contre l'ordre établi. Tel était le thème des discours de De Paepe, Steens, Brismée, P. Splingard, et d'autres. Quant à Pellering et à Coulon, tout en maintenant leur opinion radicale sur le S. U., ils ne le combattaient plus, mais déclaraient qu'il était un simple instrument, ce que les socialistes n'ont d'ailleurs jamais contesté depuis lors, au contraire.

Le 17 décembre 1865, Léopold II était monté sur le trône. Dans son discours inaugural, il déclara que « l'édifice dont le Congrès a jeté les fondements peut s'élever et s'élèvera encore. »

Ces paroles furent interprétées dans un sens favorable à la révision constitutionnelle. C'est ce qui fit dire à la Liberté, le 7 janvier 1866 :

« La question de la réforme électorale est à la veille de se poser nettement devant l'opinion et le pays. Il faut reconnaître que jamais les circonstances n'ont été plus favorables. Les événements récents ont donné à plusieurs une leçon dont il importe de ne pas perdre le bénéfice. L'attitude de nos populations a déjoué les sinistres prédictions du dehors. Mais elle a aussi prouvé que l'amour de l'ordre et l'attachement à nos institutions n'étaient pas l'apanage du « pays légal ». Ce ne sont point seulement les acclamations des censitaires qui ont salué les premiers actes du règne. Il est une foule de Belges qui ne peuvent faire acte de citoyen que dans la rue, qu'on écarte du scrutin, mais que l'on appelle et que l'on choie à l'heure des manifestations populaires. Qu'est-ce donc qu'ont pensé les timides et les peureux en contemplant le calme et le patriotisme de ces masses ? Elles sont accourues là où on les conviait ; elles ont parlé le seul langage qu'elles pouvaient faire entendre, et en criant « Vive le Roi » ne disaient-elles pas aussi, et surtout « Vive la Nation, Vivent nos Libertés ? » Pourquoi hésiterait-on désormais à leur laisser au moins le droit d'exprimer par leurs votes les sentiments qui éclatent dans leurs cris ?»

Un meeting ouvrier était annoncé pour le 15 janvier 1866, dans la salle de la Belle-Vue, rue Haute. Le comité organisateur du meeting était composé entièrement d'ouvriers. Il avait préparé un exposé de la question électorale dont il fut donné lecture. Cet exposé concluait au suffrage universel, sans aucune restriction, pour la commune et la province, et renfermait un éloge à l'adresse de la proposition récente de M. Guillery.

Ce meeting, très mouvementé, eut un grand retentissement. Il avait mis aux prises les ouvriers et les démocrates partisans des moyens légaux et les révolutionnaires. La Tribune du Peuple, organe de l'Association internationale des travailleurs, parla avec quelque dédain de ces réunions. Dans son numéro du 4 février 1866, s'occupant du mouvement pour le suffrage universel, ce journal imprimait entre autres, les lignes suivantes :

« On conçoit que c'est toujours le plus gros capital qui l'emporte dans les luttes électorales.

« Ainsi, que le suffrage soit restreint on universel, il ne peut avoir, en général, aucun effet pour changer la situation des prolétaires. »

La Liberté, au contraire, qui depuis la scission dont nous avons parlé, avait com¬me rédacteurs MM. Picard, Olin et Graux, semblait être le Moniteur officiel du mouvement pour la réforme électorale.

Après le retentissant meeting du 15 janvier, le langage de la presse libérale se modifia quelque peu et après s'être déclarée hostile à la réforme, elle concéda cependant qu'il y avait quelque chose à faire.


Entretemps, le comité ouvrier continua à siéger à l'estaminet Belle-Vue, rue Haute. Dans une réunion du 18 janvier 1866, à laquelle quelques démocrates bourgeois avaient été convoqués, il fut résolu de rédiger un manifeste.

Un projet fut écrit par Edmond Picard et soumis à une discussion approfondie, dans une nouvelle réunion qui eut lieu le 23 janvier suivant.

Ce manifeste, qui fut appelé le Manifeste des Ouvriers, fut publié en supplément dans la Liberté du 28 janvier et bientôt toute la presse s'en occupa. (Voir ce sujet l'intéressant ouvrage d'Edmond Picard : Histoire du suffrage censitaire, 1883

Voici les passages essentiels de ce document, dont il a tant été question dans le cours des trente dernières années :

« Une grande question, la réforme électorale, occupe actuellement le pays. Dans les discussions qu'elle a provoquées, la bourgeoisie seule a, jusqu'à présent, fait connaître son opinion.

« Des ouvriers demandent un moment de silence pour donner leur avis à leur tour.

« Ils comptent être écoutés. Ils y comptent, parce qu'ils ont le droit de l'être, parce que, étant hommes, ils ont des besoins à exprimer et à satisfaire, parce qu'ils constituent la plus grande partie de la nation dans un pays où tous les pouvoirs émanent de celle-ci, parce qu'ils s'adressent à leurs concitoyens et ont foi dans leur équité, parce que, enfin, ils veulent parler avec cette modération qui sied à la force, et qui est un des plus puissants auxiliaires des causes justes.

« L'ouvrier d'aujourd'hui, comparant son sort à ce qu'il était il y a trente années, y découvre sans doute quelques améliorations. Mais quelle pensée amère c'est pour lui de se dire qu'il faut tant de douloureuse patience pour amener un si petit résultat !

« Et c'est quand il examine le chemin que la bourgeoisie a parcouru dans la même période, les richesses qu'elle a accumulées, les réformes qu'elle a réalisées à son profit dans la législation, les droits politiques qu'elle a su conquérir, que le contraste lui fait surtout comprendre combien son bénéfice a été insignifiant dans cette association, pour la prospérité commune de deux classes également faites pour le bonheur, la liberté et la vie politique, également désireuses d'en jouir.

« Tandis que la bourgeoisie obtenait une à une la plupart des réformes qu'elle désirait, qu'a-t-on fait pour nous ? Peu de chose. Que sommes-nous encore ? Presque rien.

« C'est à cet état de choses que nous demandons un remède. C'est au pays tout entier que nous nous adressons pour l'obtenir pacifiquement.

« Pacifiquement, disons-nous, et nous insistons sur ce mot. Le peuple représente la force, et il sait ce qu'elle peut ; mais il ne la tirera pas du sommeil où elle repose chez nous depuis trente-cinq années. Il croit que le libre jeu de nos institutions peut tout donner à ceux qui savent mettre au service d'une conviction profonde, la volonté de lutter sans relâche, et de ne s'arrêter qu'après la victoire...

« Quelle réforme l'ouvrier demande-t-il en premier lieu ? Celle qui est à l'ordre du jour de tous les esprits, la réforme électorale.

« C'est, en effet, au système électoral actuellement en vigueur que sont dues toutes les anomalies. Le cens, qui en est l'âme, n'amène au vote que le capital ; le travail en est exclu. Certes, nous aimons tous nos compatriotes et repoussons bien loin de nos cœurs les théories qui prêchent la haine entre les citoyens. Mais nous ne croyons pas que les électeurs censitaires puissent nous représenter. L'événement ne l'a-t-il pas démontré ? La bourgeoisie seule ne peut pas comprendre ce qu'il faut à l'ouvrier.

« Nous voulons avoir le droit de nommer nos représentants. Nous ne voulons plus être en tutelle ! Les électeurs bourgeois pensent surtout aux intérêts de la bourgeoisie ; c'est une loi de la nature humaine qu'on ne peut changer. Nous voulons des électeurs ouvriers pour que l'on pense à nous. Cette égalité dans le droit de suffrage amènera seule un juste partage des fruits que peut donner la pratique sincère et démocratique de nos institutions.

« Ce que nous voulons avant tout, c'est l'abolition du cens. Nous la voulons avec toute l'énergie dont sont capables des hommes qui, privés jusqu'à présent de toute participation au gouvernement du pays, comprennent que de cette participation dépend l'avenir presque entier de leur classe. Nous la voulons parce qu'aussi longtemps qu'on maintiendra le cens, nous serons fatalement écartés du scrutin.

« Sur un budget de 155 millions de francs, les impôts directs, les seuls qui font l'électeur, ne comptent que pour 34 millions. A peine 20 sont payés par les électeurs actuels. Ce sont ces 20 qui donnent le pouvoir de dicter la loi. C'est nous, ouvriers, qui payons la majeure partie des 23 millions que produisent les impôts sur le sel, l'eau-de-vie et la bière ; c'est nous encore qui payons la plus grosse part des autres impôts indirects ; c'est sur nous seuls enfin que pèse l'énorme impôt direct de la conscription, qui enlève à 25,000 familles ouvrières les salaires qu'eussent pu gagner leurs fils retenus sous les drapeaux. Nous sommes les plus forts contribuables, et nous ne votons pas, sous un régime où le vote devrait se mesurer à la quotité des taxes que l'on paye.

« En acceptant la restriction de la lecture et de l'écriture, nous voulons donner un gage de modération à ceux qui ne veulent voir en nous que des esprits sans mesure : nous avons espéré qu'au spectacle de l'ouvrier, s'offrant de lui-même au joug de l'enseignement, et refusant spontanément d'user d'un droit politique aussi longtemps qu'il n'aura pas les premiers éléments de l'instruction, plus d'un de ceux qui redoutent l'émancipation des travailleurs chassera désormais ces craintes chimériques.

« Nous attendrons avec patience l'accueil qui sera fait à l'exposé de nos griefs. Nous saurons, si on nous dispute la réforme que nous demandons, lutter pour la conquérir. Voués au travail, les grands labeurs ne nous arrêteront pas. La bourgeoisie a combattu pour obtenir pièce à pièce tout ce dont elle jouit ; nous sommes capables de combattre comme elle, et résolus à le faire. Elle nous a donné l'exemple de ce que peuvent l'activité, l'opiniâtreté, l'énergie ; cet exemple, nous allons le suivre.

« Aussi crions-nous à tous les travailleurs : Compagnons, levez-vous ! Le temps est venu de commencer le grand travail. Le but est devant nous, clair, précis, brillant au grand jour : c'est l'égalité politique, qui nous donnera l'égalité sociale... Le passé a démontré que nous ne pouvions compter que sur nous-mêmes, que nous ne recueillerons de récolte que celle que nous aurions semée. Jusqu'à présent nous nous sommes tenus à l'écart ; montrons-nous ! Nous n'avons rien fait, agissons ! Nous nous sommes tus, parlons et pour ne plus nous taire ! »


La Chambre était saisie d'une proposition de M. Guillery accordant le droit de vote pour la province et la commune aux personnes sachant lire et écrire. Le 20 février 1866, le gouvernement déposa, à son tour, un projet accordant le droit électoral communal et provincial, à 21 ans, à ceux qui auraient suivi un cours d'enseignement moyen de trois années au moins, et qui payaient la moitié du cens électoral.

« Ce projet, déclara la Liberté, est une provocation et un défi. Il portera de mau¬vais fruits. Il est gros de ces résistances aveugles qui conduisent aux abîmes. Repousser avec persistance, avec acharnement toute intervention, même partielle, de la classe ouvrière aux affaires publiques à tous les degrés, telle a été la préoccupation dominante de ses auteurs.

« Il est bien franchement l'expression des dogmes de cette école doctrinaire qui, hier encore, qualifiait de « nouvelle invasion des barbares », l'avènement des classes ouvrières à la vie politique, et ne voyait au bout de cette voie nouvelle que despotisme ou anarchie.»

Ce projet fut renvoyé aux sections de la Chambre en même temps que la proposition Guillery.

Le 18 avril suivant, M. Louis Hymans déposa le rapport de la section centrale. Il en résultait que le savoir lire et écrire de M. Guillery n'avait réuni, en sections, que 12 partisans contre 48 adversaires et 17 députés qui s'étaient courageusement abstenus.

Le projet du ministère recueillit 34 suffrages favorables, 29 défavorables et 5 abstentions.

Le 1er mai, la discussion fut ouverte sur les deux projets. Après deux jours, elle fut suspendue pour permettre à la Chambre de discuter la question de l'assainissement de la Senne.

Huit mois se passèrent sans que le débat fut repris. Enfin, le 31 janvier 1867, M. Hymans demanda que l'on fixât le jour pour la continuation de la discussion. La Chambre décida qu'elle s'en occuperait plus tard. Le 24 février, M. Couvreur annonça qu'il demanderait de fixer une date : on le laissa dire. Le 19 il revient à la charge et proposa de fixer la discussion au mois suivant.

« Il n'est pas prudent, disait-il, de permettre que la légitimité des bases de la représentation communale soit mise en suspicion, alors surtout que cette suspicion est le résultat, non pas des écrits et des discours de quelques publicistes ou d'orateurs populaires, mais d'un parti puissant qui a essayé d'en faire la pierre angulaire d'un nouvel édifice politique.

« Il est des difficultés qu'il faut vaincre dans leur berceau. Les laisser grandir, c'est s'exposer à être vaincu par elles ; ne pas les aborder de front c'est, pour un parti, préparer son abdication...»

C'est alors que le chef du cabinet, M. Frère-Orban, se leva. « La Chambre, assurait-il, avait des travaux plus urgents à expédier que la réforme électorale.» On protesta et on s'échauffa un peu. Quelques députés catholiques, MM. Nothomb, De Laat, Royer, se permirent de dire qu'il fallait arriver par degrés au suffrage universel. M. Frère leur répliqua alors, dédaigneusement :

« On nous fait des histoires sur la réforme électorale dans d'autres pays, sur l'opinion que l'on peut avoir à propos du suffrage universel, sur son avènement fatal dans un temps donné. Nous connaissons votre opinion en matière électorale ; il est admis par vous que, lorsqu'on aura établi le suffrage universel, il n'y aura plus de corruption, personne alors ne sera plus à corrompre, personne ne sera plus à séduire. Non, en effet, quelques tonneaux de bière on de genièvre feront l'affaire. Voilà la vérité...

« A propos du suffrage universel, j'ai demandé si l'on voulait constituer en arbitres des destinées du pays, en maîtres souverains des administrations communales, les manouvriers et les valets de ferme... C'est la majorité, dites-vous. Sans doute ! Mais, nous, nous n'admettons pas cette majorité...

« Vous voulez, en deux actes, arriver au suffrage universel. Quant à nous, ni en un, ni en deux, ni en trois, ni en cinq actes, nous ne voulons y arriver. Est-ce clair ?...

« C'est la Constitution qui condamne le principe que vous préconisez. La Constitution, qui admet l'égalité civile, repousse formellement l'égalité politique...»

Ce langage hautain, insultant pour la classe ouvrière, fut souvent reproché à M. Frère et la première fois que les ouvriers, même dans des conditions défavorables, prirent part aux élections, les manouvriers et les valets de ferme se vengèrent en préférant à l'ancien ministre doctrinaire, des ouvriers obscurs, un mineur et un tailleur de pierre, comme Wettinck et Schinler...

A la suite de ce débat, la Chambre décida, à une voix de majorité - tous les ministres votant contre - que la discussion sur la réforme électorale serait continuée le 19 mars.

Le projet du gouvernement fut voté par 63 voix contre 45 et une abstention, celle de M. Van Humbeek, qui déclara que « le projet n'ayant pas pour conséquence d'initier à la vie publique l'élite des classes ouvrières », ne méritait pas l'honneur d'un vote approbatif, ni l'indignité d'un suffrage négatif.

La Chambre s'était donc prononcée. Il restait a en saisir le sénat. Mais le gouvernement n'était pas pressé.

L'année 1867 se passa sans qu'il fût question au Sénat de discuter le projet électoral. Même chose en 1868 et en 1869 !

Mais le 14 mars 1870, peu de temps avant la date fixée pour les élections, le Sénat daigna s'occuper enfin du projet, qui fut adopté et devint la loi du 30 mars 1870. (Note de bas de page : Il faut dire qu'à cette époque plusieurs hommes en vue du parti clérical, M. Woeste principa-lement, fatigués de voir leur parti être dans l'opposition, réclamaient, eux aussi, une large réforme électorale. M. Woeste publia à ce sujet plusieurs articles dans la Revue générale.) Mais elle ne fut jamais appliquée, le parti libéral ayant été renversé et les catho-liques ayant fait voter, en 1871, la loi abaissant le cens communal à 10 francs et le cens provincial à 20 francs.


Entre-temps, si les élus des censitaires se désintéressaient de la question électorale, il n'en était pas de même de la partie la plus intelligente de la classe ouvrière.

En effet, le nombre des réunions publiques dans le but d'appeler l'attention du pays et des Chambres sur la réforme électorale allait grandissant. Il y en avait dans les principales villes du pays. Dans toutes, on acclamait le suffrage universel.

Dans ces meetings, les orateurs de l'Internationale, tout en recommandant spécialement aux ouvriers de s'organiser sur le terrain économique et en leur exposant les principes socialistes, ils ne négligeaient pas de leur parler des réformes politiques et principalement du suffrage universel.

Il n'est pas téméraire d'affirmer que l'agitation de 1866-1867 avait produit un grand effet et que la masse de la population était favorable à une réforme électorale. Aussi, l'attitude hautaine et réactionnaire des dirigeants libéraux mécontentait-elle toute la classe ouvrière, une partie de la bourgeoisie libérale et également certains catholiques, qui espéraient revenir au pouvoir en faisant quelques concessions à la démocratie.


C’est dans cette disposition des esprits que se préparèrent les élections communales du mois d'octobre 1869.

L'Alliance libérale de Bruxelles offrit une candidature à M. Paul Janson. Celui-ci répondit qu'il était à la fois socialiste et républicain et que si ces opinions n'étaient pas un obstacle à l'acceptation de sa candidature, il se déclarait prêt à se présenter au corps électoral, sous le patronage de l'Alliance libérale.

C'est dans ces conditions que M. Janson fut candidat au conseil communal de Bruxelles.

Les élections du 26 octobre 1869 furent une débâcle pour le parti doctrinaire, dans un grand nombre de villes et spécialement à Anvers, Namur, Verviers et Bruxelles.

Dans la capitale, sur 4,170 votants, Janson recueillit 1,064 suffrages malgré ses déclarations républicaines et socialistes. Eugène Bochart, candidat de l'Alliance également, obtint 1,746 suffrages et fut élu au scrutin de ballottage. Quant à Anspach, bourgmestre, il arriva péniblement à la queue de la liste.

Le lendemain des élections communales, on reparla de la réforme électorale. De leur côté les républicains socialistes, la plupart membres de l'Internationale, recom¬mencèrent une nouvelle campagne de meetings pour exposer les principes de la Représentation du travail.

L'idée défendue était celle-ci : Dresser en face de la représentation politique et censitaire, un Parlement du Travail, où seraient discutés les intérêts économiques de la nation. Comme moyen d'agitation, on préconisa l'organisation, au moment des élections législatives de juin 1870 et à côté du scrutin censitaire, d'un scrutin libre où tous les non électeurs viendraient voter.

Parmi les principaux protagonistes de la représentation du travail nous voyons figurer, dans les réunions publiques, Pierre Fluse, P. Splingard, Victor Arnould, Eug. Hins, Paul Janson, Eug. Robert et Guinotte.


Au début de l'année 1870, et en vue de l'échéance électorale de juin, de nouvelles tentatives furent faites pour la constitution d'un Parti libéral démocratique.

L'appel suivant fut adressé aux libéraux belges :

« Près d'un quart de siècle s'est écoulé depuis que le parti libéral s'est rallié autour d'un programme commun. Depuis lors, ce programme a été réalisé en partie, et de grandes transformations se sont accomplies dans les institutions de l'Europe.

« La Belgique ne pourrait, sans danger, ne pas suivre les progrès qui s'accomplissent autour d'elle ; le parti libéral doit s'affirmer, alors surtout que ses adversaires tournent contre lui des principes qu'il a toujours professés.

« Il doit rechercher dans ce but ce qu'exige le présent, ce que demandera l'avenir.

« Les soussignés ont voulu pourvoir à cette nécessité. Le programme qu'ils proposent, confirme et développe celui de 1846. Il est, lui aussi, une œuvre de transaction. Ceux qui croient possible d'aller au delà des réformes qu'il demande expressément, l'ont accepté comme ceux qui veulent parcourir d'un pas plus mesuré les étapes de la route commune. Tous sont d'accord pour en faire le point de départ d'un mouvement en avant.

« Mais un programme ne peut emprunter son autorité qu'aux suffrages de toutes les forces vives du parti libéral. Provoquer cette entente par un appel aux discussions de la presse et des assemblées publiques, indiquer les points sur lesquels elle doit porter, préparer les esprits aux réformes justifiées par l'état de la société, est le droit de tout libéral. C'est le devoir de ceux qui veulent imprimer un élan nouveau et salutaire au parti et, par lui, au pays tout entier.

« Ce devoir, les soussignés ont essayé de le remplir. Ils espèrent que de nombreuses adhésions viendront féconder leur initiative et assurer de nouveaux succès à la cause du progrès et de la liberté.

« Janvier 1870. »

Puis venait un manifeste ou mieux une déclaration de principes, qui fut résumé dans le programme suivant :

« I. Extension du droit électoral. Par application immédiate, pour les conseils provinciaux et communaux, substitution de l'instruction au cens comme condition de l'exercice du droit.

« II. Développement de l'enseignement public, de façon à assurer à tout enfant les moyens d'acquérir et de conserver la connaissance au moins de l'écriture et de la lecture. Lois protégeant l'enfance contre un travail prématuré ou excessif. Instruction obligatoire, complément de ces mesures.

« III. Réduction des impôts indirects. Répartition plus équitable des charges publiques. Suppression des taxes qui pèsent le plus sur les articles indispensables à la nourriture et au vêtements. Stricte économie dans les dépenses.

« IV. Réforme de l'organisation militaire, et, comme conséquence, réduction du budget de la guerre. Répartition plus égale des charges du service personnel.

« V. Suppression des dispositions légales contraires à l'égalité civile ou aux principes de la Constitution, et notamment :

« Révision de la loi de 1842 sur l'instruction primaire, des lois sur le temporel des cultes, sur le serment et sur les cimetières, de la loi sur les étrangers, des lois sur la contrainte par corps, des lois restrictives de la liberté de la presse et de la liberté individuelle, de la loi sur les livrets d'ouvriers ; abrogation de l'article 1871 du code civil .»

Cette pièce était revêtue des signatures de MM. Couvreur, Guillery, représentants de Bruxelles ; Le Hardy de Beaulieu, représentant de Nivelles ; Defuisseaux et Francqui, membres du conseil provincial du Brabant pour le canton de Bruxelles ; La Haye et Tiberghien, membres de cette assemblée pour le canton de Saint-Josse-ten-Noode ; Fréd. Jottrand, bourgmestre de Saint-Josse-ten-Noode ; Fontainas, échevin de la capitale et conseiller provincial ; Lemaieur, échevin de Bruxelles ; Gustave Jottrand, conseiller communal à Bruxelles ; Evrard et Genis, conseillers communaux à Saint-Josse-ten-Noode ; Fourcault, conseiller communal à Schaerbeek ; Crocq, vice-prési¬dent de l'académie de médecine ; Van Bemmel, professeur à l'université libre ; Kerremans, receveur communal à Saint-Josse-ten-Noode ; Coveliers, E. Degand, Ad. Demeur, L. Van den Kerckhove et Alfred Vautier, avocats ; Delperdange et Devadder, ingénieurs.

Les adhésions devaient être adressées à M. l'avocat Degand, 27, rue des Commerçants, à Bruxelles.

Dans les principales villes du pays, l'appel reçut l'adhésion d'un assez grand nombre de personnes. Une première liste que nous avons entre les mains, contient pour la ville de Verviers les noms qui suivent :

Victor Dehiselle, industriel ; H.-I. Lejeune-Vincent, industriel, conseiller provincial et communal de Dison ; Math. Chatten fils, industriel, juge au tribunal de commerce et vice-président de la chambre de commerce ; Charles Mullendorff, industriel, secrétaire de la chambre de commerce ; Jean-Jos. Humblet, architecte ; Math. Nissen, ingénieur, directeur de fabrique ; Jean-Louis Brixhe, commissionnaire-expéditeur ; Henri Pirenne, industriel, conseiller provincial et communal à Verviers ; Jacq. Henrion, industriel, juge au tribunal de commerce et conseiller communal ; David-Maréchal, entrepreneur ; Eugène Beaufort, employé de fabrique ; Jean Adolphy, négociant en laines ; Godefroid Sirtaine, avocat ; Eugène Maizier, négociant, P.-J. Wankenne, négociant ; G.-I. Dortu, filateur ; J. Vanlair, directeur des bains et lavoirs ; F. Vlaisloir, négociant ; Ernest Gilon, imprimeur-libraire ; L.-I. Lekeu, photographe ; Henri Stappers, commissionnaire en draperies ; Lekeu-Dehenau, industriel ; Rinckens, ingénieur-mécanicien ; Célestin Martin, industriel ; Corneille Bleyfuesz, industriel ; Arnold Jacquet, industriel ; Jean Tasté, industriel et conseiller communal ; Jules Garot, industriel, échevin à Hodimont ; Pierre Seghaye, industriel, conseiller communal à Hodimont ; Louis Garot, industriel.

A Bruxelles, il se trouva un groupe d'hommes plus avancés encore. Nous voulons parler de MM. Charles Buis, Ch. Graux, Ed. Picard et Léon Vanderkindere.

Lors de la dissolution des Chambres, en 1870, ces hommes, anciens rédacteurs de la Liberté, première manière, résolurent de faire une nouvelle démonstration en faveur de leurs convictions démocratiques et spécialement de la réforme électorale.

De commun accord, ils se mirent sur les rangs pour la Chambre et pour expliquer leur attitude, ils publièrent la lettre que nous reproduisons ci-après :

« Nous croyons que l'époque n'est pas éloignée où il faudra trouver à tout prix une solution aux graves problèmes économiques qui soulèvent et tourmentent dans tous les pays la classe ouvrière.

« Les réformes politiques, en appelant tous les citoyens à l'examen commun, loyal et pacifique de ces grandes questions, peuvent seules préserver la société des plus redoutables catastrophes. Il faut donc accomplir ces réformes sans retard. Il faut rompre absolument avec cette vieille politique immobile et doctrinaire qui nous a isolés du mouvement européen. Cette rupture a été notre premier acte dans la vie politique.

« Sur nos principes, nous ne comprenons, nous n'acceptons aucun compromis. Toutes les réformes qu'un nouveau programme, sans sincérité et sans précision annonce au parti libéral dans des formules qui se neutralisent, et qui, sous prétexte de transaction, n'apportent que des déceptions à tous les partis, nous les voulons immédiates et complètes.

«On demande une extension du droit de suffrage par la substitution au cens d'une capacité qu'on ne définit pas. Nous voulons la révision immédiate de l'article 47 de la constitution et l'adjonction au corps électoral d'une partie considérable de la classe ouvrière. Ici comme ailleurs il faut préparer largement les voies au suffrage universel.

«(Signé) Ch. Buls, Ch. Graux, Edm. Picard,L. Vanderkindere.»

La candidature de ces messieurs fut présentée au poll de l'Association libérale, mais ils ne recueillirent qu'une trentaine de voix sur 442 votants. A l'exception de M. L. Vanderkindere, ils maintinrent, malgré tout, leur candidature. La lutte fut acharnée. Jamais on n'avait encore vu une campagne électorale aussi mouvementée.

Au jour du scrutin, sur 9021 votants, les trois candidats du suffrage universel obtinrent 675 suffrages... Il est vrai que les ouvriers ne votaient pas.

Quelques semaines plus tard, le parti catholique, qui était revenu au pouvoir, fit voter la réforme électorale qui se bornait à la réduction du cens exigé pour être électeur à la commune et à la province.

Cette réforme porta le nombre des électeurs provinciaux de 113,000 à 211,000 et celui des électeurs communaux de 239,000 à 341,000, mais la grande masse de la population restait sacrifiée et, pour la Chambre, le régime censitaire resta intangible.

Vaincus, les ouvriers socialistes devinrent plus révolutionnaires, croyant qu'il n'y a pas moyen d'obtenir justice des classes possédantes, et il fallut une nouvelle génération pour continuer la lutte contre le privilège électoral.

Quant aux jeunes libéraux, ils se découragèrent et abandonnèrent la lutte. La plupart, assagis avec l'âge, entrèrent dans les associations libérales et, par elles, au Parlement, où ils recommencèrent leur propagande pour une réforme électorale plus modérée, le savoir lire et écrire, sans arriver toutefois à convertir la masse des élus libéraux qui les traitèrent de brouillons. Des années passèrent et de nouvelles tentatives échouèrent encore contre l'opiniâtre esprit antidémocratique des chefs doctrinaires. Une nouvelle scission eut lieu entre les deux nuances du parti libéral et, en 1887, à la suite de la réunion d'un Congrès progressiste, un parti nouveau portant ce nom, fut constitué.

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