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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

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Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome premier. Première partie (la Belgique de 1830 à 1848)

Chapitre VII. Le Mouvement populaire - Les Premiers Meetings ouvriers

Les idées démocratiques après 1830 - Pétition d'ouvriers réclamant des réformes - Adolphe Bartels - Lucien Jottrand - Jacques Kats. - Jean Pellering - Les premiers meetings ouvriers - La propagande par le théâtre, les réunions et la presse

Immédiatement après le vote de la Constitution, le peuple, dans ce qu'il avait de plus intelligent et de plus clairvoyant, protesta contre l'escamotage de la révolution par les chefs de la grosse bourgeoisie.

Cette Constitution était superbe en apparence : elle proclamait les grands principes de liberté, d'égalité, de souveraineté populaire mais, au fond, elle organisait un ordre politique dont la masse se trouvait exclue et qui donnait la souveraineté à une infime minorité de citoyens.

La liberté de la presse était proclamée, mais on conservait le timbre des journaux, rendant le prix de ceux-ci trop élevé pour la masse. Au surplus, la grande majorité du peuple ne savait pas lire.

La liberté d'association existait ; mais, lorsque les démocrates voulaient se réunir et s'associer, la police et des agents provocateurs soudoyés par elle y mettaient obstacle, comme ce fut le cas, nous l'avons vu plus haut, pour les prédications saint-simonniennes. D'ailleurs, dans quel but les travailleurs se seraient-ils associés ? Pour s'occuper de la chose publique, des élections ? Mais ils ne possédaient pas le droit de vote ; ils ne faisaient pas partie du « pays légal ». Pour défendre leurs intérêts professionnels et économiques ? Mais la loi leur interdisait de s'entendre, de se coaliser pour améliorer leur condition, augmenter les salaires, diminuer la durée du travail !

« Tous les pouvoirs émanent de la nation », disait la Constitution ; mais la nation, c'était quelque quarante mille gros censitaires, les vrais maîtres de la Belgique nouvelle, qui comptait cependant quatre millions d'habitants...

Au fond donc, la Constitution belge, avec les dirigeants qui étaient chargés de l'appliquer, était une hypocrisie, une œuvre de duplicité.

M. Nothomb, ministre de l'intérieur, le déclara un jour, sans détour « Notre Cons¬titution, disait-il, n'est bonne que parce que le peuple consent à ne pas l'employer tout entière ! »

Et le bon ministre réactionnaire et ses collègues s'employèrent de leur mieux pour que le peuple ne pût user des libertés et des droits constitutionnels.

Peu de jours après le vote de la Constitution, un mouvement de mécontentement se manifesta dans les couches populaires.

Des ouvriers de Gand protestèrent contre l'escamotage de la révolution. Ils envoyèrent une pétition à la Chambre réclamant énergiquement :

Le suffrage universel direct,

L'instruction universalisée ;

La liberté illimitée de réunion, d'association et de presse,

pour que, disaient-ils, les prolétaires belges puissent s'organiser à l'exemple des prolétaires anglais ;

L'impôt progressif et exclusif sur les riches ;

La limitation du droit d'héritage, etc., etc.

Ils disaient en terminant « le peuple aussi veut jouir des fruits de la révolution. »

Le mouvement de protestation des ouvriers gantois eut de l'écho, et des ouvriers de Bruxelles, de Liège et d'autres villes pétitionnèrent à leur tour pour réclamer leur part effective de souveraineté nationale et des réformes capables d'améliorer leur sort.

Mais un refus dédaigneux leur fut opposé par la classe dirigeante, qui fit répandre le bruit, par la presse servile, rédigée en grande partie par des journalistes français, que les protestations étaient une pure manœuvre orangiste ou l'œuvre d'anarchistes qui voulaient, en réalité, le partage des biens.

Pendant ce temps, dans les pays voisins, les idées démocratiques faisaient des progrès sérieux.

Mais quelle différence entre les procédés des gouvernants anglais et ceux des français !

En Angleterre, deux grands partis se partageaient tour à tour le pouvoir : les con¬servateurs et les libéraux.

Les conservateurs représentaient plus spécialement la grande propriété foncière ; les libéraux étaient surtout les mandataires des industriels et des commerçants.

Quand les conservateurs étaient au pouvoir, ils s'occupaient de faire des réformes en faveur des ouvriers industriels. Par contre, les libéraux légiféraient de préférence en matière agraire, améliorant le sort des fermiers et des travailleurs agricoles.

L'Angleterre, on le sait, fut la première nation qui s'occupa de protéger les travailleurs.

Dès 1802, le travail des enfants fut réglementé, et cette législation fut perfectionnée en 1833 et plus tard encore.

Dès 1825, le droit de coalition, de grève, fut reconnu aux ouvriers. En 1831, le truck system ou payement des salaires en nature, fut interdit. En 1842, le travail des femmes fut réglementé et, deux années plus tard, une loi institua l'inspection des fabriques.

La réforme électorale de 1832 n'avait cependant pas satisfait les travailleurs ni les esprits avancés de la bourgeoisie, et le mouvement chartiste s'organisa sérieusement, réclamant, au moyen de pétitionnements, de démonstrations grandioses, de meetings, le suffrage universel et d'autres réformes politiques et économiques de nature à améliorer la condition de la classe laborieuse et pauvre.

Sur ce mouvement, très intense et très populaire, la presse belge garda soigneusement le silence ; elle craignait sans doute la contagion de l'exemple !

A l'encontre de ce qui se passait en Angleterre, où les dirigeants avaient su éviter des révolutions en faisant en temps utile des concessions au peuple, la France, dès le lendemain de la révolution de juillet, vivait en pleine réaction.

La liberté d'association, de réunion n'y existait pas et la liberté de la presse subis¬sait des entraves continuelles de la part du pouvoir. Aussi, ne pouvant agir au grand jour, les mécontents constituèrent-ils des sociétés secrètes et organisèrent des conspirations et des émeutes. Plusieurs attentats eurent lieu contre la vie de Louis-Philippe.

Alors que la presse belge dévouée au pouvoir laissait ignorer au public les manifestations pacifiques d'un peuple libre comme le peuple anglais, elle donnait force détails sur les sociétés secrètes, les attentats, et les émeutes, de façon à effrayer la bourgeoisie et faire admettre toutes les mesures oppressives et réactionnaires.

Selon le mot de M. Nothomb, les Belges étaient libres, mais à condition de ne pas user de leurs libertés, de même qu'ils étaient souverains…par l'intermédiaire de quel¬ques milliers de gros censitaires.

Nous avons vu que déjà en 1831, les réunions démocratiques convoquées au cabaret « A la Bergère », ne purent se tenir, à cause de l'intervention perturbatrice des policiers. C'est ainsi que le pouvoir nouveau comprenait la pratique du droit de réunion et d'association !

Comment dès lors parler au peuple de ses droits et de ses intérêts, puisqu'il ne lisait pas ou peu ?

Après l'avortement, au point de vue démocratique, de la révolution de 1830, et après le départ de Louis De Potter pour Paris, il ne restait, pour continuer la lutte, que quelques rares hommes.

D'abord Adolphe Bartels, puis Lucien Jottrand, ensuite Jacques Kats et Jean Pellering, enfin, peu de temps après, les deux frères Alexandre et Félix Delhasse et leurs collaborateurs du Radical.

Bartels avait été un des membres les plus actifs de l'opposition au gouvernement hollandais. Il fut de ce chef poursuivi et emprisonné au même titre que De Potter et Jottrand. Il était catholique, mais démocrate et républicain ; plus tard il devint socialiste.

En 1834, il publia un gros volume de 600 pages : Les Flandres et la Révolution belge. En même temps, il éditait un journal, Le Progressiste, dans lequel il soutenait que remplacer un gouvernement de droit divin par un gouvernement électif ne peut pas suffire et qu'il faut abolir peu à peu toute espèce de gouvernement, en trans¬for¬mant l'Etat en une simple agence administrative. C'est dans cette pensée qu'il déclarait utile de commencer par supprimer l'armée et abolir les douanes.

Le Progressiste ne vécut pas longtemps, car les temps étaient durs pour les journaux avancés. Bartels fonda peu après le Patriote belge, organe démocrate socia-liste, dans lequel il exposa ses idées avec plus de netteté. Mais ce dernier journal fut condamné, en la personne de son rédacteur, à deux ans de prison et disparut à son tour.

Infatigable, Bartels fonda plus tard, avec Lucien Jottrand et les frères Delhasse, le Débat social, dont il fut le directeur.

Les idées qui furent développées dans ce journal se ressentirent fortement de la critique mise en honneur par l'école de Charles Fourier.

Bartels n'était pas seulement un démolisseur, c'est-à-dire un adversaire du régime social existant ; il était aussi un réformateur.

C'est ce qui ressort clairement de son Essai sur l'organisation du travail qui parut en 1842 et dont voici les idées essentielles :

\1. Le droit de vote doit être général, afin que tous les intérêts soient représentés et que chaque individu puisse arriver à la satisfaction de ses besoins ;

\2. L'industrie et le commerce doivent être socialisés et chacun doit recevoir en raison de l'efficacité de son travail ;

\3. La démocratie belge doit se former en république ;

\4. L'Etat doit diriger toute l'industrie, comme à présent les postes, les chemins de fer, la monnaie, mais sans castes privilégiées ;

\5. Le gouvernement doit n'avoir qu'un caractère fonctionnariste et être la représentation de la totalité des citoyens et des intérêts ; c'est pourquoi le peuple doit avoir le droit de nommer ses mandataires ;

\6. Tout pouvoir doit émaner de la nation ; tous les Belges doivent être égaux devant la loi ;

\7. La magistrature doit être élue ;

\8. La liberté doit consister en ce qu'on puisse se procurer tout le nécessaire par son travail. Les communistes sont dans une tous les hommes de la même manière ; l'homme doit être le maître du fruit de son travail ;

\9. Chacun a le droit de posséder une propriété individuelle ;

\10. Pour réaliser le socialisme, deux phases sont à parcourir. Dans la première, il faut faire tout ce qui peut être fait, sans toucher ni à la propriété, ni à ses abus ; dans la seconde, on doit en supprimer les abus. Dans la première phase, l'Etat rachètera toutes les propriétés foncières et industrielles ; les propriétaires et les capitalistes expropriés jouiront en retour, eux et leurs enfants nés et à naître d'un mariage déjà conclu, d'une rente viagère équitablement fixée. Les descendants des expropriés auront leur instruction et leur existence assurées par l'Etat.

La seconde phase socialiste commencera après l'accomplissement de cette expropriation ; alors, la propriété individuelle est fondée exclusivement sur le travail et les profits personnels ;

\11. L'Etat prendra soin des vieillards et des infirmes ;

\12. Le travail de chacun sera payé par une certaine quantité des produits du travail général, car la consommation sera productive et profitera à la collectivité ;

\13. La concurrence a brisé les entraves du travail et perfectionné l'industrie, mais il est urgent de rétablir l'ordre et la paix dans le travail, comme aussi l'harmonie des intérêts.

Tout cela paraît un peu confus et contradictoire. Il y a dans ce plan social une combinaison de saint-simonisme, de fouriérisme et de collectivisme avant la lettre.

En 1839, Adolphe Bartels, en compagnie de Jacques Kats, comparut devant la Cour d'assises du Brabant.

Au moment où le gouvernement belge demandait aux Chambres l'adoption du traité des 24 articles, qui cédait à la Hollande une partie des provinces du Limbourg et du Luxembourg, les deux démocrates avaient tenté d'ameuter la population et de peser sur les Chambres. Ils voulaient résister par la force à la Hollande et, dans ce but, ils avaient adressé un appel à l'armée.

De là des poursuites pour avoir, comme le disait l'acte d'accusation, par des écrits imprimés et par des discours tenus dans des lieux publics :

1º Excité directement les citoyens ou habitants à lever ou à faire lever des troupes armées, à enrôler ou engager, faire enrôler ou engager des soldats, sans ordre ou autorisation du pouvoir légitime ;

2º Aux mêmes lieux et époques, par des écrits imprimés et discours, excité directement les officiers ou commandants à retenir contre l'ordre du gouvernement, des commandements militaires, et à tenir des troupes rassemblées après que le licenciement ou la séparation en aurait été ordonnée : lesquelles provocations n'ont été suivies d'aucun effet.

Kats était accusé en outre d'avoir méchamment et publiquement attaqué l'inviolabilité de la personne du Roi et de l'avoir méchamment et publiquement injurié...

L'acte d'accusation, document de 58 pages (Bruxelles, chez Deltombe, imprimeur, 41, rue de Louvain), était daté du premier mai 1837 et était signé par l'avocat général J. D'Onethem.


Lucien Jottrand, né à Genappe, le 30 janvier 1804, était avocat à Bruxelles et ancien membre du Congrès national ; il était à la fois catholique et démocrate.

Bien que d'origine wallonne, il n'aimait guère les peuples latins qu'il disait être en décadence, et toute sa sympathie allait aux allemands, anglais, et américains. Il parlait et écrivait le flamand et il fut dès 1834 un des initiateurs du mouvement flamand en Belgique.

A partir de 1826, il collabora au Courrier des Pays-Bas, qui devint plus tard le Courrier belge et dont il resta l'unique propriétaire jusqu'en février 1839.

Sa sympathie pour le peuple flamand le porta à encourager les débuts de Jacques Kats, dans sa propagande en langue flamande par le théâtre, les meetings et les journaux.

Il fut souvent son inspirateur et son guide, et ainsi s'explique la communauté de leurs idées sur un grand nombre de points.

Ce fut surtout dans le Courrier belge et plus tard dans le Radical (1837), la Revue démocratique (1846) et le Débat social que Jottrand développa son programme politi¬que et social, qui peut être résumé comme suit :

Le travail est la seule source de la richesse.

Le cens électoral est supprimé.

L'armée permanente est abolie.

Les dépenses publiques sont à la charge exclusive de classes riches.

Les impôts de consommation sont modifiés ou supprimés.

Les successions paient un droit progressif, de façon à supprimer progressivement l'héritage en commençant par l'héritage collatéral.

Les biens des décédés n'ayant pas d'héritiers directs appartiennent à l'Etat.

Les grandes propriétés sont abolies.

Le capital et le travail s'associent.

Les travailleurs sont intéressés dans l'administration des fabriques, usines et ateliers.

Les enfants sont élevés aux frais de l'Etat, de façon à établir l'égalité du point de départ dans la vie.


Jacques Kats, né à Anvers, le 3 mai 1804, était le fils d'un officier hollandais qui avait été mêlé aux conspirations républicaines et qui, à la suite d'un duel où il avait eu le malheur de tuer son adversaire, s'était réfugié à Bruxelles.

Là, le père Kats connut la misère, qui l'obligea à faire de son fils un ouvrier tisserand. Le jeune homme était fort studieux. Il étudiait sa journée de travail finie, et bientôt en sut assez pour ouvrir une école.

Malheureusement les élèves ne se présentèrent pas en grand nombre et Jacques Kats dut se faire marchand de tabac et de cigares. L'adversité ne lui fit cependant pas oublier ses frères malheureux, et il poursuivit sa propagande avec une opiniâtreté et un talent remarquables.

En 1833, Kats fonda à Bruxelles une société ouvrière, sous le nom de Verbroedering (Fraternité). Cette association avait pour but d'instruire les ouvriers et de propager les principes démocratiques. C'est dans cette association qu'il fut décidé d'organiser des réunions publiques, pour y exposer les idées d'émancipation populaire et discuter les événements du jour. C'est là aussi que naquit l'idée d'organiser des représentations théâtrales de pièces à tendance démocratico-socialiste et anticléricale. Mais cette propagande entraînait nécessairement des dépenses et les membres du Verbroedering étaient de malheureux ouvriers.

Ce furent, nous apprend Kats lui-même, dans son Belgische volks Almanak pour 1875, des démocrates bourgeois : Alexandre Gendebien, Lucien Jottrand et le général Le Hardy de Beaulieu qui, par des dons volontaires, soldèrent une bonne partie des dépenses.

En 1836, sous l'inspiration de L. Jottrand et à l'instar de ce qui se pratiquait librement en Angleterre, l'ouvrier Jacques Kats organisa les premiers meetings d'ouvriers à Bruxelles. Il écrivit aussi une série de pièces de théâtres, à la portée des travailleurs, et forma un groupe d'ouvriers flamands qui les jouèrent dans de petits théâtres improvisés dans les cabarets de la capitale et des faubourgs . (Note de bas de page : Dans son livre : Die Sociale Bewegung in Frankreich und Belgien, publié en 1845, Karl Grün parle avec éloge de l'ouvrier Jacques Kats, qu'il appelle l'O'Conell des ouvriers brabançons et flamands.)

Ces représentations étaient données le dimanche et le lundi soir et elles étaient suivies par un nombreux public.

Le succès qu'elles obtinrent mécontenta le ministère, au point que, dans la discussion de la loi communale, le ministre de Theux proposa un article autorisant les con¬seils communaux à empêcher les représentations qui seraient contraires aux mœurs. C'était un moyen détourné de rétablir la censure ! Aussi, de vives protes¬tations se firent aussitôt entendre. Le public réclama des représentations du Tartufe de Molière et ces spectacles eurent un tel succès que le gouvernement dut renoncer à ses projets liberticides.

Jacques Kats, qu'un journal de l'époque appelait le Molière des cabarets flamands, fut calomnié et vilipendé par les amis du pouvoir et surtout par la presse . (Note de bas de page : « Vingt journaux se publient à Bruxelles, sous la direction et la rédaction exclusives d'écrivains français n'ayant ni un état de fortune qui puisse leur donner quelque indépendance, et, à défaut de leur caractère, les garantir contre les séductions de l'or officiel ; ni une position civile qui les mette à l'abri des lois d'expulsion qu'eux-mêmes, tant leur condition est misérable ont été forcés d'aider le pouvoir à arracher à nos Chambres. » (Le Courrier belge, 8 septembre 1836.)

Quelques-unes des pièces de Kats furent imprimées.

Dans une de ses lettres datées de Bruxelles, 23 octobre 1844, Karl Grün, qui, rendit visite à Kats et assista à un de ses « prêches » et à une de ses représentations, écrit cette page intéressante :

« Dimanche dernier, je fus au meeting flamand. La salle de réunion est dans un estaminet au boulevard, non loin de la Porte de Cologne. Ici « prêche » Jacob Kats, le socialiste flamand, l'O'Conell des ouvriers brabançons et flamands. Après que le gouvernement, par toutes sortes d'intrigues, l'eût expulsé des lieux de réunion ordinaires, il acheta une maison avec son mobilier et fait maintenant de la propagande dans son propre local et à la faveur du droit de réunion reconnu par la Constitution belge.

« Je pénétrai dans une salle longue et étroite, dont le fond était converti en théâtre et dont la partie antérieure était un cabaret avec un comptoir. De 150 à 200 personnes avaient pris place sur des bancs en bois, qui coupaient la salle en travers et s'étendaient depuis le théâtre jusqu'au comptoir. Des hommes et des femmes, des jeunes gens, tous endimanchés et appartenant tous à la classe ouvrière, d'après l'aspect de leurs mains. Tous les yeux étaient fixés sur la scène, du haut de laquelle pérorait d'une voix de basse un homme d'âge moyen, véritable « tête carrée » avec des cheveux crépus et des traits durs. C'était Jacob Kats. Ce « gueux brabançon » comme on pouvait l'appeler, articulait tellement bien, soulignait son langage de gestes si expres¬sifs, que je compris tout ce qu'il développa.

« Il n'y a pas longtemps, disait-il, une servante recevait une lettre et comme son maître était absent, elle prit dans le secrétaire de celui-ci l'argent pour acquitter le port. Quand son maître rentra, elle lui expliqua, en lui remettant la lettre, comment elle s'y était prise pour payer le facteur. Le maître porta plainte contre elle du chef de vol et elle fut arrêtée préventivement. Après quinze jours de prison, elle fut remise en liberté, rien de répréhensible n'ayant été relevé à sa charge. Aujourd'hui, elle cherche vainement un place dans une autre maison. N'a-t-elle pas été en prison ? - Quand un riche, par quelque spéculation, vole deux mille francs, il lui suffit, pour rester en liberté, de verser une caution de 500 francs et il lui reste 1,500 francs - pour passer la frontière. Qu'un pauvre diable prenne un pain et il est jeté en prison.

« Ceci vous démontre, chers amis, que l'égalité devant la loi n'existe pas, que le pauvre est sans cesse persécuté et sacrifié, que le riche est toujours avantagé. L'égalité devant la loi n'existera que lorsque le travail sera organisé. »

« Kats a monté un théâtre flamand, et la même scène qui, les décors enlevés, se transforme en tribune, sert le soir à la représentation de pièces flamandes. Je vis jouer : De Verlichte Boer (Le Paysan éclairé), qui n'est rien autre qu'une discussion entre le bon sens et les affirmations dogmatiques et morales des prêtres. Le paysan éclairé lit les Paroles d'un croyant de Lamennais et convertit aux doctrines altruistes de celui-ci, les autres paysans, ses frères. Il s'aperçoit qu'un curé cherche à séduire sa femme, en lui montrant son mari comme irrémédiablement perdu. Il enferme le curé sous un grand frêt et s'aperçoit qu'il lui a volé aussi ses « Paroles d'un croyant ». Il appelle ses amis et le curé est expulsé.

« Dans ce théâtre, Kats est à la fois l'auteur dramatique, le directeur du théâtre, le premier rôle, le régisseur parlant au public, le chef d'orchestre, le souffleur et le lampiste. »

Un petit groupe d'ouvriers se joignit peu à peu à Kats. Parmi eux, il faut noter Jean Pellering, ouvrier bottier, né à Bruxelles le 24 octobre 1817.

Lorsque survinrent les événements de septembre 1830, Pellering, bien qu'âgé de 13 ans seulement, prit part aux manifestations et aux émeutes qui aboutirent à la séparation de la Belgique et de la Hollande.

Pellering aida Kats dans sa propagande. Il fut arrêté en 1839 dans une bagarre qui éclata Place de la Monnaie au sujet du Traité des 24 articles. Nous le retrouverons plus tard dans tous les mouvements politiques, économiques ou de libre pensée.

Jean Pellering est mort à Bruxelles le 15 juin 1877. (Voir Histoire de la Coopération en Belgique, Tome I, pages 312 et suivantes.)


Le lundi, 5 septembre 1836, quelques démocrates flamands, ayant pour chef l'ouvrier Kats, organisèrent à Bruxelles le premier meeting ouvrier.

Ce fut toute une affaire !

Le gouvernement s'émut. La presse calomnia à l'avance les organisateurs. Elle dénatura leur but et leurs tendances, et chercha à effrayer la bourgeoisie en répandant le bruit que la réunion serait suivie de scènes de carnage et de pillage !

De son côté, la police secrète reçut l'ordre de provoquer des troubles.

Plus de 500 personnes assistèrent au meeting. Le commissaire de police, Courouble, ceint de son écharpe, et d'autres policiers en bourgeois assistés de quelques individus égarés, crièrent et tempêtèrent pour empêcher les orateurs de parler. Bientôt une bataille en règle s'engagea. Deux des organisateurs du meeting, Kats et Michaets, furent arrêtés. Le commissaire de police, Courouble, le principal organi¬sateur du tapage, fut entouré par des ouvriers et conduit au bureau du Marché-aux-Grains, comme un vulgaire malfaiteur ! Une plainte fut déposée à sa charge et il fut poursuivi en même temps que les deux ouvriers démocrates. Naturellement, le commissaire fut acquitté, lui le perturbateur, tandis que Kats et Michaets, qui étaient en règle avec la Constitution, furent condamnés

Seul, le Courrier belge prit la défense des organisateurs du meeting. Dans son numéro du jeudi 8 septembre 1836, il publia un article signé L. J. (initiales de Lucien Jottrand), portant pour titre Les réunions populaires, et dont voici des extraits :

« Ecarté provisoirement de la scène qu'il avait lui-même conçue et créée, Kats se rabattit, et toujours dans l'intérêt exclusif des classes abandonnées dont il fait partie, sur l'enseignement par la voie plus lente de la presse périodique. Il fonda le journal flamand, De Ware Volksvriend ; et les premiers et difficiles succès qu'il obtint dans cette carrière épineuse où, comme dans l'autre, à chaque pas, il heurtait un ennemi, le relevèrent un peu de son découragement. Nous nous faisons gloire d'avoir été les premiers à le défendre contre les mille calomnies auxquelles il se vit bientôt en but. Peut-être avons-nous un regret aujourd'hui, celui d'avoir laissé circuler si longtemps ces calomnies, sans nous être donné la peine d'aller voir si elles étaient fondées ; et d'avoir attendu les provocations de gens qui se trompaient sans doute sur le motif de notre silence, avant de prendre en main la cause d'un homme, dont tant de précédents auraient dû nous enseigner que nos prêtres intolérants et nos aristocrates égoïstes avaient juré de faire une victime.

« L'attitude que prit, peu de temps après, la classe ouvrière en Angleterre, et les meetings célèbres où elle exprima, avec tant d'énergie et de talent, ses propres besoins, en même temps qu'elle manifesta sa sympathie pour les douleurs actuelles du peuple français et pour les efforts récents du peuple espagnol occupé à reconquérir la liberté, suggéra sans doute à Kats un nouveau moyen d'appliquer son apostolat. Il conçut le meeting flamand. L'idée de cette imitation des mœurs d'un peuple dont notre histoire nationale, notre caractère national, nos institutions nationales nous rap¬prochent à tant de titres, devait naturellement venir à celui qui avait trouvé peu de temps auparavant le moyen du théâtre populaire.

« Les meetings eurent lieu, et comprenant mieux cette fois, par les antécédents, les idées et la mission de Kats, nous n'hésitâmes pas un seul instant à applaudir à sa nouvelle tentative. Nous cherchâmes seulement, par nos conseils, à le mettre en garde contre l'intrusion dangereuse des étrangers parmi ceux qu'il voulait réunir pour leur parler de leurs droits comme Belges ; et nous l'avertîmes en même temps de se défier des pièges que ne manqueraient pas de lui tendre encore les mêmes ennemis qui l'avaient poursuivi dans l'ombre, quand il s'agissait de son théâtre.

« Et puis, n'était-ce pas une nouvelle réalisation d'un de ces grands principes de notre belle Constitution, le droit de s'associer, de s'assembler et de délibérer paisiblement ; droit sacré pour tout le monde dans notre pays, et destiné évidemment par les auteurs de notre charte nationale, à l'usage spécial des classes les plus nombreuses et les plus faibles, puisque mille autres moyens d'enseignement et de communications d'un autre genre sont à la portée exclusive de toutes les autres classes !

« Les meetings flamands attirèrent bientôt, comme nous nous y attendions, les mêmes menées qui avaient servi d'abord contre l'abbé Helsen, puis contre le théâtre populaire. Un premier succès vient d'être obtenu de ces menées, succès qui, cette fois du moins, ne sera qu'éphémère et servira à consolider plutôt qu'à faire ajourner encore l'introduction des assemblées du peuple, dans nos mœurs politiques.

« Mais pour calmer les craintes réelles chez quelques esprits faibles, pour déjouer l'affectation de terreurs simulées chez un grand nombre de misérables égoïstes et de honteux exploiteurs de préjugés, le plus pressé était de faire comprendre clairement la filiation et le but de ces meetings, dont il serait si commode à certains politiques de créer un épouvantail au pays. »

Quelques jours plus tard, Lucien Jottrand publia un nouvel article intitulé : Les doctrines sociales de l'ouvrier Kats :

« La tâche que nous avons entreprise, dit-il, d'éclairer les gens de bonne foi sur la tendance des doctrines de l'ouvrier Kats, en butte aujourd'hui à tant de calomnies, nous amène à parler de lui comme journaliste, après avoir parlé de lui comme dramatiste populaire.

« Lorsque les intrigues de quelques prêtres et de quelques familles nobles de Bruxelles, dont les noms sont au bout de notre plume, tant ces intrigues ont été notoires et patentes, eurent réussi à décourager Kats, dans ses premiers efforts pour monter un théâtre populaire, il se rejeta sur la liberté de la presse, et crut pouvoir continuer plus facilement, à l'aide d'un petit journal, la mission qu'il s'était donnée parmi ceux de sa classe.

« Il rédigea une petite feuille flamande sous le titre d'Uylenspiegel , nom du héros d'un vieux roman populaire, célèbre parmi les classes inférieures, dans les villes et les campagnes de nos provinces flamandes. (Note de bas de page : C'est de ce nom d'Uylenspiegel, et des tours qu'il jouait aux moines, que sont venus les mots français Espiègle, Espiègleries, passés dans cette langue, très probablement vers les 14e et 15e siècle, époques de rapports fréquents entre les français et les flamands, d'abord pour les affaires de la Flandre, puis, pour celles des ducs de Bourgogne.)

‘Ce titre seul annonçait quel serait le but principal de la publication ; car Uylenspiegel, mot qui signifie « miroir pour les hi¬boux », est surtout fameux, dans le vieux roman en question, pour les bons tours qu'il joue aux moines et aux prêtres ignorants, ivrognes, gourmands, luxurieux, avides.

« La nouvelle feuille s'attacha donc principalement à faire la guerre aux passions et aux travers de certains membres de notre clergé moderne, à recueillir et à publier les faits et les anecdotes les plus propres à mettre en lumière ces passions et ces travers.

« Nous ne savons pas au juste les personnes qui aidèrent ou encouragèrent Kats dans ce genre de publication ; mais ce qui est certain, c'est que ce ne sont pas les mêmes qui depuis ont montré de la sympathie pour le courage et la persévérance de cet ouvrier, et qui l'ont enfin ouvertement défendu comme nous avons entrepris de le faire nous-mêmes, contre d'indignes persécutions. L'Uylenspiegel avait pris une route que la liberté de la presse permet de prendre, comme toutes les autres ; nous croyons même que dans notre pays, et en s'adressant à des classes différentes de celles aux¬quelles Kats voulait parler, cette route peut être exploitée par des esprits d'une certaine tournure, avec quelque avantage, pour le triomphe définitif de la vérité sur l'hypocrisie. A d'autres époques, et toute acception faite de la différence du mérite, Rabelais, pour ne citer que celui-là, a prouvé toute la puissance de la satire exagérée et même un peu dévergondée, contre un genre d'ennemi qui réfugie d'ordinaire ses vices les plus honteux, sous l'abri adroitement élevé des convenances et du respect humain. A notre avis, cependant, Kats l'ouvrier eut tort de substituer exclusivement cette marche, à celle qu'il avait d'abord adoptée, pour l'enseignement par son théâtre... »

Les premiers meetings ouvriers, surtout à cause de l'intervention policière et des poursuites contre des citoyens qui avaient commis le seul crime de prendre au sérieux les libertés constitutionnelles, firent beaucoup de bruit, non seulement en Belgique, mais encore à l'étranger.

Au mois de novembre 1836, un journal de Londres, le Constitutionnel, publia tant en anglais qu'en français, une Adresse de l'Association des ouvriers de Londres aux classes ouvrières en Belgique. (L'Adresse des ouvriers de Londres fut reproduite par l'Observateur du 19 novembre 1836, 1re année, n° 340, journal publié à Bruxelles.)

Ce document, peu connu, est des plus curieux, tant par les principes qui y sont défendus, que par les moyens que les auteurs y préconisent pour émanciper la classe des travailleurs. Que l'on en juge :

« Compagnons producteurs de la richesse ! Notre avis est que ceux-ci, dans quelque pays que ce soit, produisent la richesse véritable, c'est-à-dire l'aliment, le vêtement, l'habitation, et tous les objets essentiels au bien-être de l'homme, et n'ont en réalité qu'un grand intérêt commun. Si quelques contrées sont plus aptes que d'autres à certaines productions, les travailleurs sont là, comme partout, intéressés à obtenir un juste et convenable équivalent de leur labeur, et on ne saurait attenter nulle part à ce principe de justice, sans nuire également à tous. Convaincus donc, que les intérêts de l'universalité des classes ouvrières dans toutes les parties du monde sont identiques, et que les principes d'une amitié fraternelle nous conduiraient à entretenir la paix, l'industrie, un utile échange de sentiments et d'actes, inspirés par une bienveillance réciproque, nous avons cherché pourquoi, de temps immémorial, les dispositions con¬traires ont été fomentées entre nous.

« Nous nous sommes demandé pourquoi ceux qui dans chaque pays cultivent leurs champs, nourrissent leurs troupeaux, et, par leur savoir-faire, enrichissent, adoucissent l'existence commune, ont tant de fois abandonné leur vocation pacifique pour se jeter dans les luttes sanglantes, et sur un signe de quelque mignon aristocratique ont couru massacrer des hommes qu'ils ne connaissaient même pas, soutenir des querelles qui leur étaient étrangères.

« Frères, cet examen nous a appris que la cause de ces fortes dissentions tient à ce que nous ignorons notre position véritable dans l'état social ; de là vient que nous nous croyons nés pour travailler, tandis que d'autres auraient seuls le droit de jouir ; de là vient que nous nous attribuons une infériorité naturelle et que nous nous inclinons en silence devant l'autorité de ceux qui se disent supérieurs à nous. Aussi les gens qui nous gouvernent ont usurpé le pouvoir pour leur avantage, non pour le nôtre ; le maintien de leur puissance, dépendant de l'ignorance, des préjugés, de l'égoïsme de la multitude, ils ont forgé les institutions les plus propres à l'aveugler, à l'asservir ; leurs lois ont été faites pour perpétuer leur pouvoir ; elles ont été employées à engendrer la crainte, la soumission au profit d'une grandeur usurpée, d'une incapacité héréditaire, d'une opulence acquise injustement. Par bonheur cepen¬dant pour le genre humain, les écluses que les tyrans du monde avaient bâties pour retenir le torrent des connaissances ont été rompues, nous avons goûté cette onde rafraîchissante, le brouillard de l'ignorance et de la fraude s'est dissipé. Nous apercevons le tort qu'on nous a fait et nous sentons du moins le poids de cet esclavage dont nous n'avons encore pu nous affranchir.

« Notre émancipation tient à la propagation des lumières parmi les classes ouvrières de tous les pays, à ses effets salutaires, à l'exacte appréciation de notre position dans l'état social, à la conscience de notre fonction comme producteurs de la richesse d'où naît notre droit à en tirer profit les premiers. Sachons enfin que si l'éducation développe l'intelligence et rend chacun plus apte à faire son devoir envers la société, ceux qui produisent les moyens nécessaires à l'éducation ont un droit égal, un droit national à ses bienfaits. Sachons que les gouvernements étant institués pour l'avantage de tous, tous ont encore le droit égal aux emplois publics, et que les lois étant faites suivant ce qu'on en dit pour le bénéfice de chacun, chacun doit avoir son suffrage, et participer à leur établissement. Lorsque ces principes seront bien compris par les classes ouvrières, l'ascendant qu'engendre l'intelligence en amènera bientôt une application générale, et alors, compagnons de travail, les tyrans du monde perdront leur pouvoir, les hypocrites leur masque, les trompeurs de l'humanité leurs crédules auditeurs…

« ... Compagnons ! Il y a six ans que par une révolution vous avez changé le gouvernement de votre pays, mais l'ignorance où vous étiez des vrais principes, ou le défaut d'union, vous ont fait substituer une de ces familles appelées royales à une autre, une bande d'hommes à placer et d'exploiteurs du peuple à une autre également rapace, également intéressée à perpétuer votre esclavage ; vous êtes les auteurs de la révolution et vous n'y avez rien gagné. Ceux qui n'ont couru aucun danger et qui se moquaient de vos efforts, ont eu tout le profit. Pendant le combat, la vie et la propriété des riches parmi vous n'avaient d'autre protection que votre honneur. Une noble fierté a tenu la place de la loi, et l'Europe vous a vus avec admiration dédaignant de ternir votre victoire par un seul acte de pillage. Comment vous ont été récompensés, tous vos sacrifices, tant de preuves de courage, d'honneur et de patrio¬tisme ? On ne vous juge pas dignes de la moindre participation à ce gouvernement qui ne doit l'existence qu'à vos bras ; en effet, vous êtes esclaves. Le docteur Beaumont (notre compatriote, et le vôtre, puisqu'il a combattu avec vous et a reçu, dans la révolution belge, une grave blessure), le docteur Beaumont l'a très bien remarqué dans sa défense devant la cour des pairs : « Partout où les lois qui disposent de la vie, de la liberté, du travail des ouvriers sont faites par des gens à l'élection de qui ils n'ont pas participé, les ouvriers sont esclaves, et les faiseurs de lois sont des propriétaires d'esclaves....

« L'objet de ceux qui vous parlent en ce moment, c'est d'unir la portion intelligente et influente des classes ouvrières des villes et des campagnes, et de disséminer parmi eux, la connaissance des vrais principes, parce que ces principes produiront une révolution pratique dans notre gouvernement, ou, s'il y a des victoires à gagner, serviront à en assurer les fruits pour notre propre avantage, et non pas uniquement pour celui des autres. Nous voudrions vous déterminer à suivre notre exemple, et former, s'il se peut, une union avec les pays qui vous avoisinent : une fédération des classes ouvrières de Belgique et de Hollande, et des provinces rhénanes, composerait une admirable démocratie. Chaque région se gouvernerait elle-même à Bruxelles, à La Haye, à Aix-la-Chapelle, et il y aurait alliance contre le tyran qui voudrait vous opprimer. A tout événement, notre avis est que vous devez cultiver les sentiments fraternels, et vous efforcer à répandre les vrais principes parmi vos concitoyens.

« Unissez-vous cordialement contre l'ennemi commun, et usez de ce peu de droits que vous avez, pour conquérir tous ceux qui vous appartiennent. Chez vous, pas de code Fieschi, forgé par un tyran apostat et ses complices, pour enchaîner votre presse ou votre droit d'association ; combattez avec ces moyens, pour votre entière émanci¬pation, et mourez plutôt que d'être asservis par le despotisme du sabre, comme le sont aujourd'hui les héros de juillet.

« Nous sommes, compagnons, vos frères comme producteurs de richesses, et comme victimes des systèmes d'injustice et d'oppression.

« Les membres de l'Association des ouvriers, par son comité qui signons ceci, savoir :

Robert Hartwell, compositeur ; John Gast, charpentier de vaisseau ; Richard Moore, graveur ; William Hoare, cordonnier ; Antony Morton, charpentier ; Georges Tomey, ferblantier Charles (H. Baker), compositeur ; William Pearce, charpentier ; William Savage, garde-magasin ; John Cleavel, libraire ; John Rogers, tailleur ; Henry Hetherington, comptable-trésorier ; William Lovett, ébéniste, secrétaire d'association ».

Ce manifeste de 1836 proclamait la nécessité, on le voit, pour les travailleurs, de s'unir internationalement. Cette idée fit son chemin, comme on le verra dans la suite de cet ouvrage.


Malgré les calomnies de la presse bourgeoise et l'intervention de la police, les meetings d'ouvriers s'implantèrent peu à peu et entrèrent dans les mœurs, mais ce ne fut pas sans peine.

Vers la fin de l'année 1837, le Radical réclama l'organisation de réunions publi¬ques en langue française, car jusqu'ici Kats et Pellering ne s'étaient adressés aux ouvriers qu'en flamand.

Le 25 décembre, jour de Noël, un meeting français eut lieu à Bruxelles et Alexandre Delhasse y prit la parole. Son allocution, fut reproduite dans le Radical du 31 décembre 1837.

L'orateur, qui s'adressait aux ouvriers, débuta en ces termes :

« Vous qui, en cette saison rigoureuse, travaillez depuis le point du jour jusqu'à la nuit tombante, pour alimenter l'estomac avide des oisifs, si vous souffrez, c'est que vous le voulez bien !

« Vous qui, en hiver, ne pouvez employer au travail nécessaire à votre nourriture et à celle peut-être d'une nombreuse famille, que les heures précédent l'aurore et celles qui suivent le crépuscule du soir, ne vous plaignez pas si le produit de votre travail ne suffit point à votre subsistance, si vous avez faim, si vous avez froid, car vous le voulez bien !

« Vous êtes cent contre un ! a dit, il n'y a guère plus de quinze jours, l'abbé de Lamennais, dans un livre remarquable qu'il vous adresse. L'illustre auteur des Paroles d'un croyant a parfaitement raison, et nous répéterons avec lui, que vous remédierez à la misère qui vous accable, sitôt que vous le voudrez ; car ceux dont l'intérêt, tel qu'ils le comprennent faussement, serait de vous en empêcher, que sont-ils près de vous ? Quelle est leur force ? Vous êtes cent contre chacun d'eux ».

La harangue se terminait par ces mots :

« .... Hommes du peuple, vous l'entendez ! Si vous voulez ne plus souffrir, il faut vous associer, vous tendre une main secourable, vous éclairer mutuellement et vous aider les uns les autres, autant que vous le pouvez.

« Travaillez donc avec ardeur, et surtout ne perdez jamais confiance dans l'avenir, si vous voulez que Dieu vous aide dans vos travaux au bout desquels vous trouverez la liberté et l'égalité ! »

Lorsqu'en avril 1838, une grande émotion s'était emparée du pays, au sujet de l'abandon d'une partie du Limbourg et du Luxembourg à la Hollande, de nouveaux meetings furent organisés. Des centaines de personnes assistèrent à ces réunions et applaudirent les orateurs « patriotes et démocrates », au premier rang desquels se présentèrent Kats et Pellering, parlant en flamand, et Alexandre Delhasse s'exprimant en français.

On distribua dans ces réunions des chansons démocratiques, entre autres, les Souvenirs d'un vieux prolétaire et La Propagande du Père Libertas.

Ces chansons furent jugées subversives, car le 15 mai, à huit heures du matin, des visites domiciliaires furent faites par trois commissaires de police. L'un se présenta au domicile d'Alexandre Delhasse, rue de Laeken, 17 ; il y saisit quelques exemplaires de la chanson, La propagande du Père Libertas, et laissa un mandat à comparaître devant le juge d'instruction. Un autre perquisitionna chez M. Dehou, imprimeur des deux journaux, le Radical et le Volksvriend, et beau-frère de Jacques Kats.

La propagande du Père Libertas est une pièce curieuse. On en jugera mieux par les extraits qui vont suivre :

« LA PROPAGANDE DU PÈRE LIBERTAS

« Le père Libertas est un vieux maçon éclairé, qui a vu se succéder plusieurs révolutions. Il profite de l'heure de midi pour instruire de jeunes ouvriers, qui comme lui, sont assis sur une pierre et mangent un morceau de pain noir pour leur dîner.

AIR : Quel plaisir d'aller à la noce !

Refrain

« La république est un' bell' chose,

« Oui, mes amis, je le soutiens,

« La république est une belle chose,

« Qui peut le nier est un chien.

« République !

« République !

« Voilà le cri d'ceux qui pensent bien !

« I.

« Vous tous qu' êt's bêt's comm' des canards

« Ouvrez l'tympan de vos oreilles ;

« De vous j'veux fair' d'fameux gaillards ;

« Si vous voulez suiv' mes conseils ;

« Vous huerez les rois, les grands

« Si vous m'écoutez un moment,

« Oui, mes enfants ! »

« Car je vous délierai les yeux à tertoux sur vot' monarchie qu'est trente-six fois plus bête qu'une cruche ; une vieille sotte qui radote, n'a pas plus d' sens commun que l'esprit d' ma grand'mère ! Il faut que vous soyez bien animalcules, vous autres qu'êtes maçons, d' vous faire les souteneurs d'une baraque qu'est pourrie aux fondements.

« LES OUVRIERS

« Ah ! Libertas, nous n' sommes pas ses souteneurs.

« LIBERTAS

« Alors chantez donc avec moi :

« a république, etc.

« II

« Non, plus de rois, plus d'esclavage,

« Sous c' gouvernement fraternel ;

« Plus d' mendiants, plus d'équipage,

« Ni plus d'impôt qu'est si cruel :

« Qui pèse sur la soif, sur la faim ;

« Et qui tax' notre morceau d' pain,

« Ah ! cré coquin

« «Et cependant, mes amis, il n'est ni mou ni blanc c' pain. Voyez plutôt 1' chiffon que j' tiens. N'est-il pas aussi noir que la frimousse d'un nègre des Patagons, aussi dur que 1' pierre sus 1' quelle nous sommes assis ?.. Eh ! ben... ten... c'est comme ça que not' roi nourrit ceux qu'il nomme ses enfants ! Fameux père, va, que celui qui nous met au dessous d' ses chiens car, de c' pain, ses chiens n'en voudraient point !

« LES OUVRIERS

« C'est ben vrai tout d' même.

« LIBERTAS

« Eh ! si c'est ben vrai, dites donc avec moi :

« La république, etc.

« III

« Alors nous serons tous égaux,

« Nous oserons regarder en face

« Ceux qui, sous les pieds d' leurs chevaux,

« Nous jettent par terre et nous écrasent.

« Nous leur dirons : bougres de chiens !

« Recevez cett' volée d' coups poing ;

« Que c'sera ben !

« Car c'est une inirquité d'voir comme nous sommes traités par ces richards qu'ont pas plus d' cœur pour nous que pour le pavé sus l'quel ils roulent. S'ils nous rencontrent en chemin, à peinent ouvrent-ils leur bouche, ou s'ils le font, ils crient : Gare, la canaille !... Les brigands ! sans cette canaille, comme ils nous appellent, ils ne promèneraient pas leurs personnes fainéantes dans de biaux carosses ; c'est pour les nourrir que nous nous crevons à travailler depuis l' matin jusqu'au soir.

« LES OUVRIERS

« Ah ! père Libertas, vous avez ben raison.

« LIBERTAS

« Ah ! si j'ai ben raison, répétez donc avec moi :

« La république, etc.

« IV

« Oui, je le dis et c'est comme ça,

« Il n'ia pour nous qu' la République !

« Ell' seule au mond' nous vengera

« De ces riches qui de nous trafiquent.

« Ils seront honnis comm' des sots,

« Et seuls ils payeront les impôts.

« Que c' sera beau !

« A présent, c'est tout le contraire ; c'sont ceux qui n' travaillent point et qu'ont plus d'or à dépenser par jour que nous n'en gagnons de toute not' vicarée, qui à l'Etat ne paient rien. Eh c'est tout simple, c'sont eux qui font les lois ! Ils n' sont pas si bêtes de les faire en faveur de nous, pauvres ouvriers, parce qu'ils savent bien, que plus nous crevons de faim plus ils s'enrichissent.

« LES OUVRIERS

« Ah changeons tout ça, il le faut !

« LIBERTAS

Alors criez donc bien haut :

« La république, etc.

« V

« Des députés nous enverrons

« Afin qu' justic' nous soit rendue,

« A la Chambre où les lois se f'ront,

« Au nom d' la mass' qu' est absolue.

« Le peuple s'ra le souverain,

« La liberté ira son train.

« Que n'est-ce demain !

« Quant à moi, j' vous préviens que lorsqu'il s'agira d' conquérir nos droits, vous m' verrez mordre comme un chien. Et puis, si, comme en 1830, ces nobles pendards, ces riches coquins, toute cette foule d'intrigants qui le lendemain de la bataille sont sortis des trous où ils se cachaient pour escamoter not' liberté, si, dis-je, il s'en trouvent en mon chemin, j' vous garantis que j'leur ferai danser une danse comme on n'en danse pas aux bals du roi de vot' choix.

« LES OUVRIERS

« Père Libertas, vous vous trompez, nous n' l'avons pas choisi, et nous voulons pas, du louche [Léopold Ier].

« LIBERTAS

« Eh bien, si vous ne voulez pas être regardés de travers, il faut clamer avec moi :

« La république, etc.

« VI

« Maintenant j' crois qu' vous m'entendez,

« Et que vous vous mettrez à l'œuvre

« Pour conquérir l'égalité

« Comme l'a voulu donner Babeuf ;

« Si vous montrez d' la fermeté

« Bientôt nous pourrons tous crier :

« Viv' la liberté !

«

O »ui ! si vous avez du cœur dans l'ventre, nous changerons toute la boutique. Nous renverrons Chose [Léopold Ier] à Charenton, tout son entourage nous le chasserons ainsi qu'les rampans d' sa maison. Tous ces infâmes exploiteurs seront considérés comme des voleurs et n'auront d'répit dans aucun pays.

« LES OUVRIERS

« Ah ! père Libertas, nous sommes extrêmement de l'avis de tout ce que vous avez dit, et avec vous désormais nous chanterons :

« La république, etc.

« LIBERTAS

« Puisque, mes enfans, nous voilà tous d'accord, que le Bon Dieu nous soit en aide et remettons nous à l'ouvrage, car l'heure du travail vient d'sonner. Mais avant de reprendre la pioche, jurons tous de combattre les tyrans et ceux qui nous oppriment, et de n'leur laisser aucun repos partout où ils se trouveront.

« LES OUVRIERS

« Nous le jurons !

« VII

« Haine aux tyrans, aux exploiteurs,

« A ceux qui nous forgent des chaînes ;

« Flétrissons les accapareurs,

« Qui dans l'Etat sont la gangrène ;

« Point d' compassion, ni de pitié ;

« Partout il faut l'exterminer,

« Oui, sans quartier !

« A moins cependant qu'ils n' se corrigent. Si, lorsque nous aurons conquis l'égalité, ils consentent de bonne foi à renoncer à leurs privilèges, alors nous les recevrons à bras ouverts dans not'communauté et avec nous ils pourront chanter :

La république est un' bell' chose

Oui, mes amis, je le soutiens.

La république est une bell' chose

Qui peut le nier est un chien.

République !

République !

Voilà le cri d' ceux qui pensent bien.

Mais revenons à Jacques Kats et à sa propagande.

Ce ne fut pas seulement par le meeting et le théâtre qu'il s'adressa à l'âme des ouvriers, il eut recours également au journal et surtout à l'almanach pour propager les idées démocratiques.

Son Belgische Volksalmanak voor 1841 est surtout curieux et intéressant ; de plus, il fait connaître clairement les tendances et les idées de son auteur.

Cet almanach, qui eut d'ailleurs une édition française (Almanach populaire de Belgique 1844, par J. Kats, traduit du flamand, Bruxelles, imprimerie de Marré et Dehou, impasse des Poissonniers, 2), contient un calendrier, une introduction et un « catéchisme des vérités que le peuple belge doit comprendre pour obtenir un remède à ses maux ».

Voici les questions et réponses de la première leçon :

« Demande. - Quels sont les hommes les plus utiles de la grande société, c'est-à-dire de tout le pays ?

« Réponse. - Ce sont les gens qui travaillent, car ce sont eux qui labourent et ensemencent la terre et qui en récoltent les fruits ; qui font la pêche et préparent notre nourriture ; qui confectionnent les vêtements et qui vont au fond des mines ; qui traversent les mers pour échanger les produits des différents pays et pour les répandre au loin ; qui construisent les navires, les charrettes, les chariots ; qui bâtissent les maisons, les palais, les églises, les villages et les villes. En un mot, ceux qui, par leur travail, nous procurent ce qui nous est nécessaire, avantageux ou agréable, sont les hommes les plus utiles du pays et c'est pour cela que les gens sensés les appellent avec raison les producteurs de la richesse.

« D. - Comment peut-on appeler les ouvriers les producteurs de la richesse ?

« R. - Parce que la richesse ne produit aucun bénéfice sans travail.

« D. - Si ce sont les ouvriers qui produisent les richesses, comment se fait-il qu'ils deviennent chaque jour plus pauvres ?

« R. - Parce qu'ils doivent travailler plus pour les autres que pour eux-mêmes, et qu'en outre leurs droits sont méconnus tous les jours davantage.

« D. - Quelles sont les personnes pour lesquelles les ouvriers doivent travailler plus que pour eux-mêmes ?

« R. - Ceux qui ont accaparé les biens de la terre, et qui s'appellent les riches.

« D. - Comment les droits des ouvriers sont-ils lésés et méconnus ?

« R. - Par les lois mauvaises et injustes qui permettent aux riches d'exploiter les pauvres de toutes les manières, et de diminuer leur salaire ; par les contributions toujours croissantes qui font augmenter le prix des choses nécessaires à l'existence, et par la conscription qui arrache les jeunes gens des bras de leurs parents pour en faire des soldats préposés à la garde des biens des riches, et destinés à tenir sous l'oppression leurs pères et leurs frères, qui n'osent pas s'opposer aux mauvaises lois. »

L'auteur s'occupe ensuite des dépenses de l'Etat, des représentants, sénateurs et ministres.

La quatrième leçon est également intéressante :

« Demande. - Comment est-il possible que la plus grande partie de la société, la petite bourgeoisie et la classe ouvrière, se laissent dépouiller et exclure du droit commun par quelques privilégiés ?

« Réponse. - Par l'ignorance du peuple lui-même, et par la désunion qui en est le résultat.

« D. - En quoi le peuple est-il ignorant ?

« R. - En ce qu'il n'a pas la connaissance nécessaire de ses droits et de ses devoirs comme homme et comme citoyen.

« D. - Pourquoi les ouvriers sont-ils plus ignorants que ceux qui les gouvernent ; ont-ils peut-être moins d'intelligence que ceux-ci ?

« R. - Non. Les ouvriers ont reçu de la nature ou de Dieu autant d'intelligence et de force physique que les seigneurs les plus riches ; leur ignorance ne provient que de ce que, dès leur plus tendre enfance, ils sont mal dirigés, qu'ils ne reçoivent pas d'instruction et qu'ils n'ont presque jamais l'occasion d'apprendre les vérités qu'il faut savoir pour se retirer de la misère et de l'esclavage.

« D. - Depuis quand a-t-on pu maltraiter et dépouiller le peuple ou les ouvriers ?

« R. - Depuis qu'on a su les tromper, car on ne peut jamais dépouiller un peuple sans le tromper ; c'est pour cela que les ennemis du peuple disent que les ouvriers ne doivent pas s'occuper de la politique, cela veut dire qu'ils ne doivent point examiner les affaires de l'Etat, afin qu'ils ne découvrent pas qu'ils sont trompés. »

Au sujet du chômage :

« Demande. - L'Etat doit-il donc s'inquiéter de tous les gens sans emploi et sans ouvrage ?

« Réponse. - Du moment qu'il n'y a pas de leur faute, l'Etat ne doit pas permettre qu'un citoyen manque de pain et de vêtements ; personne ne peut être privé des choses nécessaires à la vie, s'il n'y a pas de sa faute.

« D. - Où l'Etat cherchera-t-il les ressources nécessaires pour procurer des moyens d'existence à tous les impotents, mineurs et ouvriers sans ouvrage ?

« R. - Dans un Etat bien organisé on prend les dépenses nécessaires sur le superflu des riches propriétaires, tandis que maintenant on fait plus contribuer les pauvres que les riches aux dépenses publiques. »

En ce qui concerne les machines, que l'auteur appelle mécaniques, voici ce qu'il enseigne :

« Demande. - Permettra-t-on les mécaniques dans un Etat bien organisé ?

« Réponse. - Oui, et l'on encouragera spécialement celles qui ont pour but d'alléger le travail des ouvriers ; mais au lieu de nuire aux ouvriers par les mécaniques on les soulagera par elles, et on les fera participer aux bénéfices qu'elles produisent.

« D. - Comment cela peut-il se faire ?

« R. - Par une juste organisation, cela veut dire, l'organisation du travail, qui pourrait s'effectuer de la sorte : Toutes les mécaniques et machines à vapeur, seraient, comme le chemin de fer, exploitées par l'Etat, alors il ne lui serait pas difficile de distribuer les bénéfices résultant du travail parmi les ouvriers, et procurer de l'ouvrage à ceux qui n'en ont point.

« D. - Que feront alors les personnes qui possèdent ces belles mécaniques ?

« R. - Elles recevront pour cela une juste indemnité.

« D. - Quand on aura aboli les douanes, l'octroi, et en temps de paix, toute l'armée, à quoi occupera-t-on tout ce monde ?

« R. - Aux travaux de l'agriculture et dans les établissements et fabriques de l'Etat.

« D. - Mais en cas de guerre, comment rassemblera-t-on immédiatement une armée ?

« R. - En organisant tous les hommes valides, en les armant et en formant une garde nationale qui devrait faire l'exercice deux fois par semaine, afin d'être à même, en cas de guerre, d'entrer en campagne comme une armée bien organisée ; à cela on pourrait employer tous les officiers de l'armée actuelle. »

Sur l'instruction, les cantines scolaires, etc.., voici ce que pensait Kats, en 1844 :

« Demande. - De quelle manière l'Etat pourvoira-t-il aux besoins des mineurs et des impotents ?

« Réponse. - En établissant des institutions où tous les enfants pourront recevoir gratuitement l'éducation, l'habillement et la nourriture.

« D. - Quel degré d'instruction donnera-t-on à ces enfants ?

« R. - L'instruction que les représentants du peuple jugeront nécessaire, pour développer convenablement l'intelligence et le corps des enfants, pour en faire des citoyens utiles à la patrie.

« D. - Jusqu'où s'étendra cette instruction ?

« R. - Des plus simples notions aux sciences les plus abstraites, afin de mettre chacun à même d'entrer dans la sphère pour laquelle il montre le plus d'aptitude. »

La dixième et dernière leçon du Catéchisme de Jacques Kats est le résumé de ce qu'il réclame :

« Demande. - Quelles sont les premières lois à faire pour assurer le bonheur du peuple ?

« Réponse.- 1º La loi la plus immuable est celle qui consacre l'égalité des citoyens dans un Etat bien organisé ; c'est une loi dont le Christ a jeté les fondements et sur laquelle doivent être basées toutes lois. Elle repose sur ce principe : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît, et fais aux autres ce que tu voudrais qu'on te fît. La première loi est dans l'égalité de tout le monde.

« 2° Le suffrage universel ;

« 3° Dépenses de l'Etat prises sur les revenus des riches ;

« 4° Entretien et instruction aux frais de l'Etat pour tous les enfants ;

« 5º L'existence de tous les citoyens assurée par l'Etat ;

« 6° L'organisation du travail ;

« 7° La responsabilité de tous les fonctionnaires ;

« 8° Le pouvoir législatif séparé du pouvoir exécutif, et ce dernier soumis au premier ;

« 9° La liberté de la presse, des cultes, d'opinions, d'associations et de commerce ;

« 10° Le droit de s'assembler et le moyen de se réunir pour discuter les intérêts de l'Etat et pour instruire tous les citoyens de leurs droits et devoirs politiques ;

« 11° L'abolition de l'armée en temps de paix, et l'armement de tous les citoyens valides en temps de guerre ;

« 12° L'abolition de la peine de mort et de l'exposition, et l'organisation de la justice sur un pied tel que tout le monde puisse l'obtenir gratuitement.

« Quand le peuple belge aura compris et obtenu la mise en pratique de ces douze points capitaux, alors nous ne doutons aucunement, que la misère et le dénuement ne soient bannis de notre fertile patrie. »

Jacques Kats lutta vaillamment jusqu'en 1848 ou 1849 et alors, découragé, il se tint tranquille, loin du bruit. Il continua cependant à faire paraître de loin en loin un Volksalmanak door den echten vader Kats.

Il mourut à Bruxelles, rue d'Anderlecht, 169, le 16 janvier 1886, à l'âge de 82 ans.

César De Paepe, que le hasard avait fait son voisin et son médecin, parle de la carrière de Kats dans un article du Peuple du 19 janvier 1886, et rappelle que certains médisants soutinrent pendant longtemps que l'agitateur démocrate flamand avait cessé tout à coup sa campagne de propagande, au prix d'une place lucrative que lui avait donnée le gouvernement. De Paepe dit que c'est là « une atroce calomnie ou, pour le moins, une exagération et une interprétation malveillante d'un concours de circonstances qui s'expliquent sans qu'on soit en droit d'accuser Kats de trahison. »

Kats, en effet, avait été nommé directeur du théâtre flamand de Bruxelles, qui donnait alors ses représentations au théâtre du Parc, et comme tel il recevait, à titre d'encouragement, un subside de l'Etat. Mais il resta démocrate et socialiste jusqu'à la fin de ses jours ; il vécut pauvre et mourut tel. « Au surplus, dit De Paepe, il avait conservé, nous l'affirmons, toutes les convictions de sa jeunesse, et au moment de mourir il mettait la main à un ouvrage antimilitariste et démocratique. Il est mort comme il a vécu, en démocrate et en libre penseur. »

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