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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

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Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome second, paru en 1907 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome II. Troisième partie : De 1850 à la Chute de l’Internationale (1874)

Chapitre III. Les Proscrits réfugiés en Belgique. Leur influence

Les proscrits de 1848-1849 - Les proscrits du coup d'Etat - Célèbres personnalités - Félix Delhasse et J.-N. Colard protecteurs des exilés - La vie des proscrits à Bruxelles - Proscrits relégués en province - Victor Considerant à Laroche et à Bouillon - Zèle intempestif des policiers - Le roi et la sûreté - Nombreuses expulsions - Le colonel Charras et Charles Rogier. - Considerant et l'entreprise du Texas - P.-J. Proudhon à Bruxelles - Vives polémiques - Proudhon quitte la Belgique - « La rive gauche » - Expulsion de ses rédacteurs - Maurice Rittinghausen en Belgique - Alexandre Herzen et la « cloche » - Influence des proscrits de 1848-1851 en Belgique - La proscription de 1871 - Attitude odieuse du gouvernement belge

La Belgique, par sa situation géographique, ses libertés et sa réputation d'hospitalité, a depuis un siècle servi de refuge à un très grand nombre de proscrits.

Ce n'est pas le lieu ici de parler longuement des faits et gestes des réfugiés français, allemands, italiens, polonais, russes et autres qui vinrent demander l'hospitalité à notre pays, après les tourmentes politiques qui frappèrent leur patrie respective. Cette histoire a été faite d'ailleurs pour ce qui concerne les proscrits du coup d'Etat de 1851 (A. DE SAINT FEREOL. Les Proscrits français en Belgique, Bruxelles, 2 vol., 1870. P. WAUVERMANS. Les Proscrits du Coup d'Etat en Belgique, Bruxelles, 1892.) . Nous pensons cependant qu'il est utile de noter ici l'influence que certains proscrits, pendant leur séjour en Belgique, ont pu exercer sur nos concitoyens, sur leurs idées et sur leurs mœurs.

Les événements qui se produisirent en Europe en 1848 et en France plus spécialement avant et après le Coup d'Etat du 2 décembre 1851, amenèrent en Belgique un assez grand nombre de réfugiés politiques.

Déjà antérieurement, Bruxelles avait servi de refuge aux proscrits de la Restauration et parmi eux se trouvaient les plus célèbres conventionnels, les régicides, sans compter Buonarotti dont nous avons parlé au début de notre ouvrage.

Après la Révolution de Paris, en juillet 1830, et jusqu'à la veille du 24 février, de nombreux républicains et socialistes vinrent se réfugier ici. De ce nombre furent Cabet, Emile Labrousse, Félix Mathé, Imbert - que nous avons retrouvé à l'Association démocratique et dont il fut beaucoup question lors du procès de Risquons-Tout, - Delescluzes, Clément, Lemonnier et beaucoup d'autres poursuivis pour délits de presse, complots, participation à des sociétés secrètes, etc. A côté de ces Français, il faut citer des Polonais comme Lelewel qui habita rue des Eperonniers ‘une plaque commémorative figure sur la maison qu'habita le célèbre patriote polonais) ; des Allemands comme Karl Marx, Frédéric Engels, Rittinghausen ; des Italiens, des Russes comme Michel Bakounine et Alexandre Herzen.

Mais les proscrits de la République de 1848 et du coup d'Etat furent, de tous, les plus nombreux. On sait qu'après les événements du 15 mai 1848, Louis Blanc et Causidière furent mis en accusation. Louis Blanc se réfugia en Belgique. Signalé et reconnu à Gand, l'ancien membre du gouvernement provisoire fut arrêté et transporté à la prison communale, « de Mammeloken », où il eut le temps de méditer sur la valeur de l'hospitalité belge. Quelques jours pins tard, il fut dirigé sur Ostende et de là en Angleterre, où il séjourna longtemps et fut correspondant de l'Etoile belge. Après le 13 juin 1848, où une soixantaine de députés se réunirent au Conservatoire des Arts et Métiers pour délibérer sur les mesures à prendre après le vote de l'Assemblée Nationale contre la République romaine, des poursuites furent intentées et un grand nombre de républicains et de socialistes, pour y échapper, durent quitter la France.

Parmi ceux qui vinrent en Belgique, citons Ledru-Rollin, Martin Bernard, Etienne Arago, Victor Considerant, Boichot, Ratier, etc. La plupart de ces hommes politiques, dès leur arrivée ici, furent invités par le ministère libéral d'alors de quitter le pays et ils se rendirent à Londres, accompagnés de M. Gilon, bourgmestre de Saint-Josse-ten-Noode. V. Considerant, ami de Charles Rogier, fut autorisé cependant à rester en Belgique, mais à condition de rester tranquille et d'aller vivre dans les Ardennes, à Barvaux, sur l'Ourthe. Thoré, rédacteur de la Vraie République, vint aussi en Belgique et devint l'ami intime de Félix Delhasse qui l'hébergea. Celui-ci, en souvenir de Thoré, publia, en 1893, en trois gros volumes, les Salons du célèbre critique d'art, qui avaient paru pour la plupart dans l'Indépendance belge et dans quelques journaux de Paris (THORÉ-BÜRGER. Les Salons, études de critique et d'esthétique, Lamertin, édit., Bruxelles).

Emile Leclercq, qui publia en tête de cet ouvrage un avant-propos, dit en parlant de Thoré :

« Un principe d'une hétérogénéité parfaite le conduisait dans les voies droites, en politique, comme en arts. Il y a cinquante ans, il luttait déjà pour les idées et les principes qui sont le fonds des disputes actuelles, dans tous les champs de l'activité humaine. Il a été en relations avec tout ce que Paris comptait d'hommes marquants avant 1848 et jusqu'en 1852 : Proudhon, Lamenais, Michelet, George Sand, Arago, Sainte-Beuve, etc. Et voici comment Proudhon, cet austère, ce paysan brutal, appréciait Thoré :

« Vous, vous êtes toujours plein de verve ; vous pensez, vous écrivez, vous agissez, vous vivez, vous ne désespérez pas dans ce temps où il y a de quoi désespérer, vous êtes invincible. »

En 1868, Sainte-Beuve écrivait à Thoré :

« Il me semble que le vieux Bürger n'en est pas moins jeune que le jeune Thoré. Il a le feu d'autrefois avec la concentration et la portée que donne l'expérience. »

Cantagrel, l'ami de Considerant, Serviant, Songeon, le Colonel Périer, arrivés peu après, purent également rester en Belgique, le gouvernement recula devant de nouvelles expulsions, les premières ayant fait beaucoup de bruit et soulevé de nombreuses protestations.

Parmi les autres réfugiés qui trouvèrent ou cherchèrent un asile en Belgique, il faut encore citer A. Barbès, Raspail, Blanqui, Félix Pyat, Cœurderoy, Boichot, Deluc et le doux poète Lachambeaudie. (Note de bas de page : Barbès, libéré en France, voulut rester. C'est Nicolas Colard qui alla le chercher. Il parvint à le faire entrer en Belgique, mais aucune démarche ne réussit à décider le gouvernement libéral à l'autoriser à vivre ici. Il s'en alla à La Haye où il trouva d'autres frères de proscription. Il mourut eu 1870, quelques jours avant la déclaration de la guerre

On évalue à plus de 800, le nombre de proscrits français qui, de 1848-1851, se réfugièrent chez nous. Un certain nombre furent autorisés à résider, mais à la condition expresse d'habiter la province. C'est ainsi que le docteur Gambon fut relégué à Termonde. II y put pratiquer et soigner beaucoup de pauvres gens. Il fut même condamné un jour à une amende que payèrent ses juges. Gambon mourut à Termonde. Texier habita Tubize. Rozier, le Mistral de l'Aveyron, séjourna à Nivelles. Joigneaux, l'agronome, et le docteur Moreau vécurent à Saint-Hubert.

A Louvain s'installèrent Laboulaye, David, etc.

Anvers reçut plusieurs proscrits qui furent très bien accueillis par Ad. De Boe, Victor Lynen, banquier ; De Harvent, Dumoulin, de l'Opinion.

Faut-il citer Victor Hugo, Schoelcher, E. Deschanel, Pascal Duprat, Madier de Montjeau, Bancel, Chalemel-Lacour ? N'oublions cependant pas la citoyenne Sébert.

La citoyenne Sébert était blanquiste en politique et Raspailliste en médecine. Expulsée de France après le coup d'Etat, elle fut condamnée à l'emprisonnement pour sa participation dans les sociétés secrètes. Elle habita une maison de la Grand'Place, la maison même où Victor Hugo a écrit, dans une modeste chambre, Napoléon-le-Petit. Elle y tenait un petit débit de tabac et cigares à l'enseigne du Petit Gavroche. C'est chez elle, dit de Saint-Féréol, que se réunissaient les purs du socialisme. (Note de bas de page : Après la guerre, la citoyenne Sébert habitait encore Bruxelles ; elle était devenue incapable de gagner sa vie. Léon Defuisseaux, qui avait protesté à la Chambre contre l'expulsion de Victor Hugo, écrivit un jour au poète pour lui demander un secours pour la citoyenne Sébert. Defuisseaux reçut de Victor Hugo une lettre fort aimable, mais pas un sou...)

Les proscrits français, surtout ceux du coup d'Etat, eurent ici de nombreux amis et de chaleureux défenseurs. Parmi eux, il faut citer Ch. de Brouckere, Tielemans, les docteurs Vleminckx, Moeremans, Limauge, Graux, Feigneaux qui devint le beau-père d'Emile Deschanel. Citons encore Félix Delhasse, très hospitalier surtout pour les socialistes, Adolphe Demeur, l'échevin Devadder, Quetelet, De Linge, Rachez, Dupuis, Wiener, Cassel, Mottet, de Verviers, beau-frère de Nicolas Colard, de Sélys-Longchamps, Nicolas Goffin, le docteur Quinet, de Quiévrain, les frères Bayot, le pharmacien Van Becelaere, Van Goitsnoven, Ch. Potvin, Louis Labarre, les deux frères Deneck, Gendebien, Bourson, du Moniteur, François Haeck, etc.

Le bourgmestre de Brouckere protégea souvent les proscrits. II lui arriva même un jour d'offrir sa démission de bourgmestre au Roi, déclarant qu'il abandonnerait son poste si M. Hody, administrateur de la Sûreté publique, n'était pas immédiatement destitué, pour avoir abusé de ses pouvoirs à l'égard de deux proscrits, MM. de Buchy et Blanchi. M. Hody fut invité à donner sa démission et fut remplacé dans ses fonctions par M. Verheyen.

Les proscrits fréquentaient de préférence certains cafés : Les Mille Colonnes, place de la Monnaie, le Café des Arts, 1e Messager de Louvain, rue de la Fourche, le Café de l'Industrie, rue des Bouchers, la Renaissance, au passage Saint-Hubert, le Pot d'Or, rue Villa-Hermosa, la Mère Moreau, rue de la Tête-d'Or.

Un grand nombre de réfugiés n'étaient guère riches. Ils dînaient dans des restaurants à bon marché, à 60 ou 75 centimes. Les plus huppés mangeaient à table d'hôte, au Grand Café, rue des Eperonniers. On remarquait parmi eux Victor Hugo, Edgard Quinet, Hetzel, Deschanel, Joigneaux, Michel (de Bourges), Fleury, Laussadot, Arnaud (de l'Ariège), Emile de Girardin, Noël Parfait.

Ce dernier avait été pris comme secrétaire par Alexandre Dumas, qui vint aussi habiter Bruxelles, pendant une couple d'années et se disait proscrit... par ses créanciers !

Le gouvernement belge, on le sait, ne fut pas très hospitalier pour les proscrits français ; ce fut surtout le cas pour les ministres libéraux qui usèrent souvent de procédés regrettables à l'égard des réfugiés politiques.

C'est ainsi qu'un jour Bianchi, dont nous avons déjà parlé, étant venu à Bruxelles, fut arrêté moins de trois heures après son arrivée, et conduit en prison, les menottes aux mains.

Bianchi avait été rédacteur d'un journal républicain de Lille, et on le soupçonnait d'avoir trempé dans l'affaire de Risquons-Tout. De Brouckère, prévenu, le fit sortir de prison et partir en Angleterre.

Félix Pyat fut également expulsé parce qu'il ne s'était pas déclaré à la police.

Coeurderoy le fut parce qu'il s'était fait inscrire au bureau des étrangers, sans passer par l'Hôtel de Ville.

On expulsa le colonel Charras parce qu'il agissait trop, Etienne Arago parce qu'il écrivait trop et Ch. Lagrange parce qu'il parlait trop !

Attibert, échappé de Cayenne, fut expulsé à son tour. Il revint un jour en Belgique, poussé par la misère et ayant trouvé du travail à Laeken. Bientôt reconnu, on le condamna à trois mois de prison.

Morel, ancien instituteur, vendait des journaux au Passage Saint-Hubert. On l'expulsa et le ministre Tesch le calomnia en outre à la Chambre, lors d'une interpellation sur les expulsions d'étrangers.

Ce fut sous le ministère H. De Brouckere-Faider que Charras fut expulsé. Lors de l'arrivée au pouvoir du ministère Vilain XIIII, De Decker, Charras fut autorisé à venir à Bruxelles pour se faire traiter d'une maladie des yeux. Il revit Rogier qui le reçut fort bien et lui donna l'assurance que sa rentrée définitive en Belgique ne souffrirait aucune difficulté, aussitôt qu'il reviendrait aux affaires. Ce jour arriva peu de temps après. Charras fut autorisé à revenir à Bruxelles pour corriger les épreuves de son ouvrage sur la campagne de Waterloo. Il vit Rogier qui se montra très froid, très réservé. Le ministre pria Charras de retourner en Suisse, en attendant que le nouveau cabinet libéral fut plus raffermi. Charras se rendit à Bâle. Là, après un séjour assez long, il somma Rogier de tenir sa parole. Le ministre lui répondit par un refus.

Alors, Charras indigné, écrivit à Rogier une lettre qui fut rendue publique :

« Monsieur le ministre, dit-il, vous êtes un malhonnête homme ; il y a entre nous une distance que je ne puis franchir maintenant, mais j'espère que je vous rencontrerai un jour, etc. »

Rogier renvoya la lettre avec quelques mots dédaigneux.

Répétons-le, car c'est de l'histoire, ce sont les ministres catholiques qui, à cette époque, se montrèrent les plus favorables aux réfugiés politiques.

Dans la séance de la Chambre du 30 janvier 1857, le ministre des affaires étrangères, Vilain XIIII, en parla en ces termes élevés :

« J'éprouve pour les exilés une pitié profonde et une sympathie respectueuse due à la plus grande infortune qui puisse, dans tous les temps, atteindre l'homme. Quand je puis donner aux exilés une preuve de ma sympathie, je n'y manque jamais. Je leur ai dit que ni leur nom, ni leurs antécédents politiques avant leur arrivée en Belgique ne leur nuiraient jamais vis-à-vis du gouvernement. » (A. de Saint-Féréol, Tome II, pages 42-43).

Saint-Féréol écrit à ce sujet :

«... Eh ! bien, le ministère dont les républicains ont eu le moins à se plaindre, le seul qui n'ait pas craint de prendre hautement leur défense, c'est celui dont faisaient partie les hommes de la droite.

« Tous les ministres libéraux que, pendant notre séjour en Belgique, nous avons vus au pouvoir, se sont, sans exception, montrés pour les étrangers en général, et pour les réfugiés politiques en particulier, durs, malveillants, injustes. » (Note de bas de page : Raspail habita Boitsfort, loin du monde et du bruit et y rédigeait son Manuel de la santé et sa Revue de Pharmacie et de médecine. Il fut question un jour de l'expulser. M. Vilain XVIIII le protégea. Il lui offrit l'hospitalité dans sa maison, lui député catholique, et le gouvernement renonça à l'expulsion.)

Il faut dire cependant que les proscrits eurent à la Chambre d'éloquents défenseurs sur les bancs de la gauche. A chaque expulsion, ils interpellaient le gouvernement et lui reprochaient amèrement son attitude. Tel fut le cas pour Orts, Guillery, Van Humbeek, Defré, Verhaegen et, plus tard, Léon Defuisseaux, Demeur, etc.

En 1865, à l'occasion du renouvellement triennal du vote de la loi de 1835 sur les étrangers, on publia une statistique des expulsions. Il en résulta que de 1835 à 1865 il y avait eu, en Belgique :

« Etrangers expulsés pour défaut de papiers et de moyens d'existence : 17,750

« Conduits à la frontière par suite de condamnations : 6,074

« Conduits à la frontière par feuilles de route : 5,899

« Séjour interdit : 9,780

« Expulsions pour causes politiques : 75

« Expulsions pour condamnations et pour avoir compromis la sûreté publique : 2,178

« Sans arrêtés, pour motifs politiques (1848-1852) : 684

« Total : 42,445.


Les deux Belges qui assurément se montrèrent les plus dévoués aux proscrits français de 1848 et 1851, furent J.-N. Colard et Félix Delhasse.

Colard avait été simple ouvrier tailleur à Paris. Il y devint républicain, membre de la Société des Familles et y connut Barbès.

Rentré en Belgique, il y ouvrit le premier magasin de confections et fit fortune. Peu après, il étendit ses affaires en province, eut deux maisons à Bruxelles, l'une rue de la Madeleine et l'autre rue Neuve, puis des succursales à Gand, Anvers, Liége, Charleroi. Malgré sa situation, Colard resta toute sa vie le compagnon de ses ouvriers était un patron bienveillant et juste, rétribuant toujours le travail à un taux supérieur à celui payé par ses concurrents, accueillant avec bienveillance les réclamations et venant en aide à ceux de ses ouvriers qui étaient frappés par le malheur.

Félix Delhasse, nous l'avons déjà dit, fut très lié avec un grand nombre de proscrits qui étaient fraternellement reçus dans son hospitalière demeure de la chaussée de Haecht, à Schaerbeek.

Dans la proscription, les Phalanstériens se tenaient à part. Ils se réunissaient à Bruxelles, chez Deguelle, et y prenaient le thé. On y rencontrait souvent Cantagrel, De Thon et d'autres.

Victor Considerant, le plus connu d'entre eux et dont la propagande, avant 1848, avait produit quelques « ravages » dans de nombreuses cervelles bourgeoises, avait été autorisé à rester en Belgique, à condition d'aller s'enfermer dans un trou de province. Il vécut à Laroche, un trou charmant du reste !

Ce fut au mois de juillet 1849 que Considerant revint en Belgique. Il se rendit immédiatement à Spa, chez Alexandre Delhasse, qu'il avait connu en 1847, lors de sa tournée de propagande ici. Mais un commissaire de police voulut faire du zèle ; il fit surveiller de près Considerant qui s'en plaignit à Rogier dans une lettre du 3 août (Ernest DISCAILLES. Le socialiste français Victor Considerant en Belgique, Bulletin de l'Académie, 1895).

Sur un ordre donné de Bruxelles, le commissaire spadois dut se départir de sa surveillance. Considerant quitta cependant Spa et alla s'établir à Laroche, où sa femme et sa belle-mère Mine Vigoureux, allèrent bientôt le rejoindre. Considerant passa l'hiver 1849-1850 à Bruxelles. Il ne se montra que fort peu, du reste, ne fit aucune conférence publique et cela pour ne pas mécontenter l'administrateur de la sûreté ! Néanmoins, celui-ci n'était pas rassuré. Songez donc Considerant comptait de nombreux amis à Bruxelles, il était reçu chez eux. Il devait nécessairement leur chauffer la tête en leur parlant de ses rêves phalanstériens. M. l'administrateur s'en plaignit dans ses rapports. « Le roi, dit M. Discailles, le roi qui lit tous les jours les rapports de la sûreté, finit par demander au cabinet l'éloignement de Considerant... - Qu'il retourne dans l'Ardenne ! - Il y retournera à la belle saison. - Le plus vite sera le mieux !.. -»

Dans une lettre du 23 mars 1850, au ministre de l'intérieur, Considerant s'amuse fort orgueilleusement des terreurs qu'il avait inspirées à l'administrateur de la sûreté publique et que celui-ci réussit à faire partager par le roi lui-même : « Je suis logé place des Barricades !... des Barricades est-ce assez significatif ? Je vais notoirement au café, et quel café ? le café des Trois Suisses !... J'y joue aux échecs, jeu symbolique, perfide et révolutionnaire, qui n'est qu'une conspiration permanente contre les rois et les reines, un jeu où l'on ne gagne qu'en faisant le monarque prisonnier et souvent le prince est vaincu et maté par un simple pion, un vil prolétaire !... Je vais vous voir, corrompant, rongeant traîtreusement ainsi, petit à petit, la plus ferme colonne de l'ordre sur la terre qui m'a réchauffé dans son sein... est-il possible de se montrer plus serpent et serpent plus venimeux ?...» Mais quelque coupable qu'il soit, dit M. Discailles, Considerant ne veut pas être pour les autorités «un cauchemar incessant et cruel » et il a résolu de les débarrasser de lui, en quittant Bruxelles dès le commen¬cement d'avril au lieu d'attendre muai et la belle saison, comme il en avait l'intention. Il ne demande qu'une faveur c'est de pouvoir résider à Bouillon plutôt qu'à Laroche. « Car Laroche est tout ce qu'il y a de plus village perdu au milieu des Ardennes ; une femme presque toujours malade et une mère âgée sont encore de quelque considé¬ration pour mon cœur de pierre. C'est qu'on a beau être plongé dans les monstruosités socialistes, on ne dépouille jamais complètement l'humanité. On m'a parlé de Bouillon comme d'une petite ville abritée du nord, recevant les rayons du soleil bienfaisant, la Nice ou les îles d'Hyères de la Belgique. »

Mais les policiers ardennais avaient informé la sûreté que dans les mois d'août à octobre 1849, Considerant avait fait beaucoup d'excursions dans le pays. On semblait l'accuser d'avoir fait de la propagande dans le Luxembourg, dans le but d'envahir la France. Il n'en était rien cependant, car il passait la plus grande partie de son temps à pêcher à la ligne. Il allait souvent, dans ce but, à Bouillon qui possède, disait-il, une rivière fertile en truites et même en saumons. Le gouvernement lui avait alors remis un permis de séjour pour Laroche par Bouillon. Mais la police de M. Bonaparte, président de la république, veillait et se plaignit. Bouillon était trop près de la frontière. Et alors la bonne sûreté publique fit savoir d'urgence à Considerant qu'il avait à partir pour Laroche, dans les trois jours, à peine d'être expulsé ! Seulement, là même on ne le laissa pas tranquille ! On l'obligea à soumettre tous les quinze jours son permis de séjour au bourgmestre qui était chargé de faire rapport au gouvernement sur sa conduite. Fallait-il que nos dirigeants eussent peur pour agir de la sorte ! Dans une nouvelle lettre à Ch. Rogier et que cite encore Discailles, Considerant se récrie :

« Surveiller ma conduite à Laroche, capitale des genêts et des bruyères, c'est trop fort ! Mais je travaille dans ma chambre jusqu'à trois heures, après quoi je pars pour la pêche et je ne rentre que pour me coucher... Ceci sort des limites policières vulgaires et s'élève au bête, au grotesque, au bouffon du septante-septième degré... »

Ce n'est pas tout, continue M. Discailles. On a constaté qu'il aime à causer. Or, il est très brillant causeur ; c'est un charmeur, dans la conversation comme dans la chaire du conférencier. S'il allait prêcher la république à Laroche ! Veillons au salut de la monarchie, s'est dit la Sûreté. Empêchons le montagnard de contaminer son entourage :

« Il y a ici un jeune agent-voyer, tout ce qu'il y a de plus inoffensif et de plus taciturne. Il dit un mot ou un mot et demi par heure en moyenne. Roger (c'est son nom), vient quelquefois à la pêche avec moi, ou bien je vais avec lui régler un niveau, voir une route. Il est pensionnaire dans notre auberge. C'est mon seul compagnon, si j'excepte quelques gamins à qui je donne des hameçons et qui m'aiment beaucoup. Eh bien ! je ne suis pas ici depuis huit jours, que nous apprenons qu'ordre a été donné aux quatre gendarmes, qui ont mis trois quarts d'heure à épeler mon permis de séjour - de surveiller ce fonctionnaire à cause de ses rapports avec moi !...»


Si nous avons insisté sur toutes les tracasseries dont un proscrit doux, paisible, rêveur comme Considerant, fut la victime, c'est dans le but de montrer ce que valait en réalité et ce que vaut encore l'hospitalité belge, surtout à cause des fonctionnaires de la Sûreté. Ceux-ci, nous en avons fait l'expérience depuis, semblent ne désirer qu'une chose : avoir le moins d'étrangers possible en Belgique, pour avoir à faire le moins de besogne possible.

Telle semble être leur idée de derrière la tête et c'est ce que me dit un jour M. De la Tour, lors d'une visite que je lui fis, comme député, en faveur d'un socialiste italien qu'il voulait expulser. Et toutes ces tracasseries policières se passaient en 1849 et 1850, au moment où la république existait encore et que Louis Napoléon en était le président. Jugez de ce que cela devait être après le coup d'Etat !

De 1850 à 1851, Considerant alla habiter Namur. C'est là qu'il conçut son projet de colonisation au Texas, non seulement pour les phalanstériens, mais aussi pour les adeptes de toutes les écoles socialistes. Cette entreprise du Texas fut des plus malheureuses. Considerant y laissa une partie de ses illusions, sans compter une partie de son avoir et l'argent de ses amis, notamment de André Godin, le fondateur du Familistère de Guise. Considerant partit au Texas par Anvers, le 24 novembre 1852. Il revint dix mois plus tard, convaincu que les régions qu'il avait visitées étaient l'idéal rêvé pour l'établissement d'un Phalanstère. Sa propagande commença alors d'une manière très active. Sa brochure vantant l'entreprise se terminait par une considération qui lui fut souvent reprochée : il déclarait que cette colonisation du Texas allait débarrasser l'Europe de beaucoup de socialistes de toutes les écoles ! La réclame qu'il fit en faveur de l'entreprise du Texas est des plus curieuses, des plus suggestives :

« L'Ecole phalanstérienne avec ses hommes, ses ressources, ses capitaux, dit-il, sans repousser le concours des personnes qui trouvant l'affaire belle après en avoir pris une connaissance détaillée, s'y voudraient joindre, a entrepris, sur ma proposition, la formation d'une colonie européenne-américaine au Texas... Le but est de fonder, dans un pays superbe, où les terres les plus fertiles sont encore à 2 fr. 50 l'hectare, un champ d'asile ouvert à ce que nous appelons, nous, la Poussée progressiste de l'humanité au XIXe siècle et qui, sous le nom de Socialisme, épouvante tant de gens en Europe où, j'en conviens, la solution est des plus difficiles. Tous les gouvernements et toutes les respectabilités sociales sont éminemment intéressées au succès de l'entreprise, et les honnêtes gens, s'ils ont de l'argent et du patriotisme, doivent s'empresser de nous prêter leur concours. »

Après avoir indiqué où l'on pouvait envoyer les souscriptions, il annonce au public et à ses amis, qui ne savent pas encore au juste où en sont les choses au moment où il écrit (30 août 1854) : 1° que la Société de colonisation est fondée au capital de 1 million de dollars (environ 5,400,000 francs) (article 8 des statuts) ; 2° que la constitution de la Société (article 16) sera déclarée, quand les souscriptions après publication desdits statuts, s'élèveraient à 5,400,000 francs ; 3° que déjà les souscriptions annoncées comme prêtes montent à 600,000 francs, à très peu de chose près ; 4° que, les capitaux disposés à commencer leur liquidation en Europe pour s'engager d'ici à deux ou trois ans dans la colonisation, pouvaient s'évaluer déjà au moins à trois millions de francs, etc., etc.

Il y eut trois départs pour le Texas. Le premier par Anvers, le second par le Havre et le troisième par Brême ou Hambourg.

Parmi ces colonisateurs, il y eut plusieurs Belges qui ont presque tous disparu aujourd'hui. On cite notamment un ingénieur-architecte de Mons, Cousin, trois Tournaisiens, l'artiste-peintre Haghe, l'agronome Crespel, accompagné de son fils Victor Crespel, qui était âgé alors de 17 ans et l'industriel chansonnier, Adolphe Le Roy, un Bruxellois, François Haeck, etc., M. Victor Crespel, qui habite aujourd'hui Schaerbeek et est juge au tribunal de commerce de Bruxelles, membre actif de la Société des Voyageurs et rédacteur du journal le Voyageur, nous a raconté en détail les péripéties de ce voyage qu'il serait trop long de raconter ici.

M. Ernest Discailles, dans l'intéressante étude dont nous avons déjà parlé, rappelle les principaux incidents de ce voyage au Texas. M. Crespel lui avait dit que les chefs de cette entreprise étaient de bonne foi et qu'eux aussi y ont laissé et leur argent et leurs illusions. Et le professeur de Gand ajoute :

« Pour l'argent, c'est bien certain. Pour les illusions, c'est autre chose. Ni le départ de la plupart des compagnons, ni les difficultés que lui suscitèrent les planteurs du Texas (surtout au moment de la guerre de sécession), ni les déceptions que lui causait à chaque instant la mise en pratique d'un système qui ne tient pas suffisamment compte des besoins et des instincts de l'homme, rien ne put enlever à Considerant ses illusions. Comme le Ruy-Blas du poète, il continue à marcher vivant, dans son rêve étoilé. »


Ce ne fut qu'en 1858 que P.-J. Proudhon vient s'établir en Belgique. Il s'installa d'abord rue du Chemin de fer, 28, sous le nom de Dufort, professeur de mathématiques. Peu de temps après, il alla habiter Ixelles, rue du Conseil, 81, un appartement qu'il paya à raison de 30 francs par mois. C'est à Bruxelles qu'il écrivit son plus important ouvrage : La Justice dans la Révolution et dans l'Eglise. Il y publia également les Majorats littéraires, les Démocrates assermentés, la Capacité politique des classes ouvrières, etc.

« Polémiste agressif, entier, la plume à la main, Proudhon, dit Saint-Féréol, n'avait point dans la conversation le ton tranchant, provoquant, acerbe qu'on lui supposait. Il était chez lui, simple, bienveillant, d'un commerce agréable, d'un abord facile ; mais peu de proscrits pouvaient l'apprécier dans l'intimité. Si tous admirent en lui le grand écrivain, le penseur profond, le brillant journaliste, beaucoup avaient peu de sympathie personnelle pour l'homme politique à qui ils reprochaient d'avoir, en marchant droit devant lui, et en frappant à gauche comme à droite, - le plus souvent à gauche, - fait beaucoup de ruines sans rien produire de solide, d'avoir trop mêlé, dans son œuvre, le bien et le mal, et attaqué sans motifs légitimes les républicains de 93 et de 48 dont la démocratie, malgré tout, gardera la mémoire. »

Proudhon travaillait beaucoup et ne s'occupait pas de la politique belge. Il collaborait cependant à l'Office de publicité, journal de la maison de librairie Lebègue. En 1862, au moment où l'unité italienne s'accomplissait sous le regard de Napoléon III, il publia dans l'Office de publicité (numéro du 7 septembre 1862), un article dans lequel il signalait le danger résultant pour la France de la constitution d'un grand royaume en Italie. Cet article se terminait par ces mots :

« Osez, sire, et le Rhin, le Luxembourg, la Belgique, toute cette France teutonique, ancien patrimoine de Charlemagne, est à vous. Elle vous est due par titre impérial et comme indemnité de ce que vous venez de faire à la requête de l'Europe pour l'Italie. La Belgique vous attend, il faut le croire. Là comme chez nous, plus encore que chez nous, le peuple règne et rêve, la bourgeoisie digère et ronfle, la jeunesse fume et fait l'amour, le militaire s'ennuie, l'opinion reste vide et la politique s'éteint. »

C'était là une simple boutade, mais cet article souleva des tempêtes L'ancien phalanstérien, Louis Defré, publia un pamphlet contre Proudhon, au nom de la patrie belge outragée. Des démonstrations hostiles eurent lieu sous les fenêtres de la maison habitée par le publiciste français, qui finit par quitter la Belgique.


A vrai dire, les proscrits du coup d'Etat, pour la plupart des républicains bourgeois, ne frayaient point avec les démocrates-socialistes belges, surtout avec les ouvriers.

Le journal le Prolétaire, de Nicolas Coulon, ne les ménageait pas du reste et il possédait un correspondant parisien qui ne laissait échapper aucune occasion pour attaquer les « burgraves de la Révolution » et principalement les hommes de Février et les vainqueurs de Juin.

Au mois de juin 1857, notamment, le Prolétaire ayant attaqué à nouveau les « républicains de salons », plusieurs de ceux-ci - L.-M. Mallot, A. Delabarre, A. Depuischault - écrivirent à Coulon pour protester contre ces attaques.

La lettre de Delabarre, - celui-ci était photographe rue Fossé-aux-Loups, entre le boulevard du Nord et la rue Neuve, - est intéressante à reproduire. La voici :

« Bruxelles, le 29 juin 1857 »

« Citoyen Coulon,

« Votre numéro du 17 de ce mois contient une correspondance particulière qui n'est autre chose qu'une série d'invectives contre la bourgeoisie.

«Comme je ne sais pas au juste où finit la bourgeoisie et où commence le prolétariat, je ne sais si je dois prendre pour moi une partie de ces gracieusetés. Là n'est pas la question, car mon dévouement est acquis quand même à votre estimable journal. Mais tout ce que j'entends dire autour de moi prouve que si vous continuez dans cette voie fatale, vous vous priverez de l'appui matériel d'un assez grand nombre de bour¬geois, qui pour n'avoir pas les mains calleuses, n'en sont pas moins des démocrates très avancés, et surtout très décidés à ne pas recevoir plus de coups de « trique du prolétaire » qu'ils n'ont reçu de coups de cravache de M. Bonaparte.

« Les injures ne sont pas des raisons : vous avez trop de bon sens pour ne pas le comprendre. C'est pourquoi, dans l'intérêt de votre journal qui, par la publicité, peut devenir un organe précieux de la démocratie, je me permets une observation sur la responsabilité que vous acceptez en insérant des correspondances, qui ne tendent qu'à désunir le parti au moment même où nous avons besoin de toutes nos forces pour anéantir le despotisme. Seulement le despotisme en blouse ne me paraît pas préférable au despotisme en habit noir.

« Salut et fraternité.

« A. Delabarre.»

Le Prolétaire répondit en reprochant, aux républicains bourgeois de 1848, les fautes commises :

« Le peuple (de février), écrivait le Prolétaire, avait en trois jours affranchi la France, brisé la royauté sous toutes ses formes, fondé la république, posé la question du travail, la vraie, la seule question révolutionnaire de notre époque. Généreux et magnanime dans son triomphe, autant que désintéressé dans ses aspirations, il ne se réserva rien, lui à qui tout appartient ; lui qui venait de tout reconquérir au prix de son sang ; il confia la garde de ses intérêts à ses frères aînés en révolution, et afin de leur donner le temps nécessaire pour organiser et consolider sa victoire, il mit à leur service trois mois de misère.

« Comment ont-ils répondu à cette confiance du peuple, ces grands citoyens bourgeois, eux qui ne se disaient préoccupés que du soin d'assurer son bonheur ? Quelles grandes mesures ont-ils prises pour améliorer sa condition ? Quelles réformes ont-ils tentées ? En un mot, qu'ont-ils fait pour organiser la révolution, pour faire respecter la république ?

« Ils avaient pour mission de faire connaître et aimer la république, surtout dans les campagnes, et ils lui ont aliéné le cour des paysans par l'impôt des 45 centimes.

« La révolution de février, ayant ranimé l'amour de l'indépendance et de la liberté chez tous les peuples du continent, ils ont refoulé ces aspirations, ces sentiments, en reconnaissant, par la publication d'un manifeste trop fameux, les traités de 1815, œuvre de la sainte alliance des rois !

« Ils n'existaient que par la volonté du peuple, ils disaient ne vouloir reconnaître d'autre souverain que le peuple, et ils lui déniaient le droit d'intervenir dans leurs affaires, en répondant aux délégués de la pacifique manifestation du 17 mars, qui venaient leur transmettre les doléances du souverain « qu'ils ne pouvaient délibérer sous la pression du peuple !! »

« La révolution avait posé le problème du prolétariat ; ils étaient chargés de le résoudre, tout au moins de l'étudier ; ils ont répondu en lançant, le 10 avril, au cri de : « Mort aux communistes ! » les bourgeois contre les prolétaires.

« La démocratie leur demande à grands cris de ne s'appuyer dans les relations internationales, que sur le principe de la solidarité des peuples ; ils ont répudié ce principe si éminemment républicain, en répondant par la prison, à ceux qui, le 15 mai, étaient venus à l'Assemblée réclamer l'appui de la France républicaine en faveur de la Pologne.

« Enfin, que vous dirai-je ? Ils avaient accepté la mission d'organiser les forces révolutionnaires, de consolider les institutions républicaines et, mandataires infidèles, ils n'ont usé de leur mandat, que pour tromper les espérances du peuple et renouer, une à une, toutes les mailles de la lourde chaîne que nous avions brisée le 24 février.

« Et lorsque, fatigué de tant de déceptions, las d'être victime de la trahison des uns, de l'ineptie des autres, le peuple voulut ressaisir son bien, il était trop tard ; le lion était muselé. Le chacal seul était libre. On ne laissa au premier que l'alternative de subir le joug ou d'avoir recours à de nouvelles barricades. Son choix ne pouvait être douteux il se décida pour la lutte. C'était ce que demandaient ses généreux amis chargés d'assurer son bonheur ; ils espéraient en finir une bonne fois avec cette engeance de socialistes, ces barbares du XIXe siècle.

« La lutte s'engagea donc, lutte gigantesque s'il en fut jamais, et dans laquelle l'héroïsme et l'abnégation des prolétaires n'eurent d'égal que la lâcheté et la barbarie des bourgeois !

« Rien ne fut épargné de la part de ces « modérés et honnêtes républicains » pour réduire ces « féroces prolétaires », qui osaient se plaindre que les promesses de février n'avaient pas été tenues : Calomnies infâmes, odieux guet-apens, assassinats noc¬turnes, massacres de prisonniers, etc., etc.

«Nous succombâmes, vaincus par le nombre ! La moitié de la France était accourue à la voix de nos bons gouvernants pour écraser, anéantir « cette horde de sauvages, de forçats libérés, de bandits », qui ne rêvaient « que le pillage et l'incendie !!! »

« C'est ainsi que les chefs de cette république, conquise par nous, nous désignaient à la mansuétude de nos concitoyens. »

Peu de temps après, Félix Pyat et Talandier vinrent se plaindre à leur tour de l'attitude du Prolétaire vis-à-vis des républicains bourgeois. Il est vrai que le journal ouvrier belge s'était permis de traiter de « petite église » la commune révolutionnaire de Londres, dont Pyat était l'âme et dont Talandier s'était fait le défenseur. Ce dernier, ayant demandé de quel droit le Prolétaire se permettait de juger ainsi certains hommes et certains groupes, s'attira de la part de Coulon cette verte réplique :

« Où prenez-vous, exclame notre contradicteur, le droit de parler ainsi ? Fichtre ! citoyen fraternel, savez-vous que vous êtes un drôle de pistolet ! Comment, où nous prenons le droit de parler ainsi ? Mais sous notre casquette, sauf votre respect. Et si nous vous demandions, à vous, où vous prenez le droit d'être si spirituel et si poli, que répondriez-vous ? »


En 1865, quelques jeunes démocrates socialistes français, dont la plupart avaient assisté au Congrès des étudiants de Liége et qui rédigeaient à Paris le journal La Rive gauche, qui avait été poursuivi à diverses reprises, vinrent publier leur feuille de combat à Bruxelles, aucun imprimeur parisien n'osant plus prendre encore cette responsabilité.

Les principaux rédacteurs de la Rive gauche étaient A. Rogeard, l'auteur des Propos de Labienus, A. Cournet, R. Luzarche, Gustave Flourens, Charles Longuet, G. Mulot, P. Lafargue, Gustave Tridon, Pierre Denis, P. Vésinier, etc.

La Rive gauche s'intitulait : Journal international de la jeune république. Cette feuille attaquait l'Empire avec une grande âpreté, et publiait des articles de combat. Ses rédacteurs furent expulsés l'un après l'autre et le journal cessa de paraître le 5 août 1866.

Il nous reste à noter ici quelle influence les diverses catégories de proscrits français eurent sur l'esprit de notre pays.

Nous l'avons déjà dit : il était formellement interdit aux réfugiés français de s'occuper de politique active. Quelques-uns d'entre eux cependant, par leur seule présence, par les relations qu'ils s'étaient créées, firent tomber bientôt les préventions que l'on avait à leur égard, et firent reconnaître que les républicains, les rouges, étaient des hommes comme les autres et qu'en somme ils pourraient bien avoir raison. Plusieurs proscrits collaborèrent à des journaux et à des revues. Pascal Duprat fonda la Libre Recherche, revue de valeur, Tavernier écrivit dans l'Observateur, Charles Péan dans le National qui succéda à la Nation de Louis Labarre, Deschanel, Thoré, Camille Béru, Aubanel, collaborèrent activement à l'Indépendance, E. Arago et Madier de Montjeau à la Nation, Vésinier à la Tribune du Peuple et Proudhon à l'Office de Publicité.

Edgard Quinet publia ici, pendant son séjour, les œuvres de Marnix de Sainte Aldegonde et d'autres ouvrages anticléricaux. Les Phalanstériens firent paraître plusieurs ouvrages aussi et V. Considerant des brochures sur l'impôt, la législation directe, etc., etc.

Ce furent enfin les proscrits français qui introduisirent chez nous la mode des conférences. Deschanel, Bancel, Madier de Montjeau, Chalemel-Lacour, Pascal Duprat et d'autres propagèrent par ce moyen, mirent à la portée de tous, la philosophie, l'économie politique, l'histoire, la littérature, les sciences et d'autres connaissances humaines. Ces conférences et ces cours obtinrent un grand succès dans les milieux bourgeois à Bruxelles, à Anvers et à Liége et aussi parmi la jeunesse universitaire.


Mais à côté des proscrits français dont nous venons de parler, il y en eut appartenant à d'autres pays : des Italiens, des Espagnols, des Allemands, des Hongrois, des Polonais, des Russes, en assez grand nombre ; c'est ainsi que Mazzini, Kossuth, Jacoby, Ludwig, Lellewel, Rittinghausen habitèrent la Belgique.

Maurice Rittinghausen vécut longtemps en Belgique et il y mourut. Il était né à Hüchaswagen, province du Rhin, le 12 novembre 1814. Il fut le promoteur de la législation directe par le peuple. Il participa aux travaux du Parlement de Francfort, en 1848, et fut membre socialiste du Reichstag allemand. C'était un homme de valeur et de caractère. Souvent il disait :

« Je plains celui qui n'a point d'idéal, car il ne possède rien qui puisse le consoler dans les mille chagrins dont l'existence est parsemée. »

Son idéal était socialiste. Toute sa vie fut consacrée à l'étude des moyens les plus propres de réaliser la plus grande somme possible de bien-être, de justice, de liberté, de bonheur pour tous.

De bonne heure, Rittinghausen proposa l'idée de la législation directe . Il fut aussi un des premiers adeptes de l'Association internationale des travailleurs et participa à ses principaux congrès.

Au congrès tenu à Bâle, en 1869, Rittinghausen s'exprima comme suit :

« Vous allez vous occuper longuement des grandes réformes socialistes que vous croyez nécessaires pour mettre fin à la déplorable situation du monde des travailleurs. Est-il donc moins nécessaire de vous occuper des moyens d'exécution par lesquels vous devez accomplir ces réformes ? J'entends dire à beaucoup d'entre vous que vous voulez atteindre votre but par la révolution. Eh bien, citoyens, la révolution, comme fait matériel, n'accomplit rien. Si vous ne parvenez pas à formuler, après la révolution, par la législation, vos demandes légitimes, la révolution périra misérablement comme celle de 1848 ; vous serez la proie de la réaction la plus violente et vous aurez de nouveau à subir des années d'oppression et de honte.

« Quels sont donc les moyens que la démocratie devra employer pour réaliser ses idées ? La législation par un seul ne fonctionne qu'à l'avantage de cet homme et de sa famille ; la législation par un groupe de bourgeois appelés représentants, ne sert que les intérêts de cette classe ; ce n'est qu'en prenant lui-même en mains ses intérêts par la législation directe que le peuple peut les faire prévaloir et établir le règne de la justice sociale. J'insiste donc pour que vous mettiez à l'ordre du jour de ce congrès la question de la législation directe par le peuple. »

Et plus loin, pages 91 et 92, remontant à l'origine de la propriété, Rittinghausen établit que la société n'a pas volontairement introduit la propriété particulière du sol ; collective d'abord, la propriété n'est devenue individuelle que par la violence et l'usurpation. « De là les plus grands malheurs sociaux. Tout homme a un droit indiscutable au sol, le travail humain devant s'exercer sur la matière. Si cet instrument de travail qu'on appelle le sol est entre les mains d'un petit nombre seulement de détenteurs, le grand nombre devient fatalement la victime de l'exploitation de ce petit nombre ; et il est obligé de subir, vivant au jour le jour de son travail quotidien, les conditions des propriétaires qui, eux, peuvent attendre. »

Rittinghausen fit de longs efforts pour entraîner les Belges dans la voie de la législation directe ; il leur conseilla souvent de passer par dessus l'étage du suffrage universel et de demander d'emblée la législation directe par le peuple. Mais déjà avant 1850 il avait aidé à propager les idées socialistes en Belgique, en collaborant aux journaux du parti.

Il connut César De Paepe, Van Beveren, Brismée, tous les anciens vétérans du socialisme belge. De 1840 à 1860 surtout, il fit à Bruxelles de longs et fréquents séjours ; il y avait de nombreuses relations dans le monde des savants et de la presse, qui rendaient ce séjour agréable et plein d'émulation pour un homme politique.

A Bruxelles comme ailleurs, il vécut en publiciste, mettant toutes les forces de son esprit et de son savoir au service du socialisme. L'intérêt que lui offrait le séjour de Bruxelles se trouva encore accru quand ses amis de France y vinrent en masse, dans de tristes circonstances il est vrai, à la suite du coup d'Etat. Parmi ceux qu'il fréquentait journellement à Bruxelles, citons Louis de Potter, ancien membre du gouvernement provisoire, qui l'avait pris en grande affection malgré la différence d'âge et bien des divergences d'opinion, Van Bemmel, de Brouckere, le Hardy de Beaulieu, Bourson, rédacteur du Moniteur, Sulzberger, de l'Etoile belge. Parmi les Français : Victor Considerant, Cantagrel, Millière, Delescluze, Flourens, Proudhon, Ledru-Rollin, Arago, Pelletan, Madier-de-Montjeau, de Flotte, de Jouvencel ; Godin, le fondateur du Familistère de Guise, Emile de Girardin.

A propos de Girardin, Rittinghausen racontait qu'un soir qu'il se rendait chez M. Bourson, il lui vint, avec une intensité frappante, le pressentiment qu'il y ferait la connaissance de Girardin, dont il ignorait en ce moment la présence à Bruxelles. Comme il entrait dans le salon, Bourson s'avança vers lui, tenant un monsieur par la main. Avant qu'il eut eu le temps de faire la présentation, un cri s'échappa simultanément des deux poitrines : « Girardin ! » « Rittinghausen ! » alors qu'ils ne s'étaient jamais vus auparavant.

Souvent Rittinghausen déplora que sa qualité d'étranger ne lui permît pas de jouer un rôle actif, public, dans le parti socialiste belge. Un jour que les socialistes de Verviers l'avaient convié à aller donner une conférence chez eux (en 1872, je crois) la police l'empêcha de parler et il dut regagner Cologne le soir même. Ainsi son influence se limita à ses écrits et à des relations personnelles.

En Allemagne, Rittinghausen fut un des premiers fondateurs du parti socialiste. Bien avant 1848, il fut un des premiers pionniers qui entreprirent de grouper cette petite poignée de socialistes, si clairsemés alors en Allemagne, d'en augmenter le nombre incessamment, par des écrits, des conférences et d'en former un noyau d'où sortit le parti formidable qu'on appelle aujourd'hui le Parti Social-Démocrate d'Allemagne.

En 1884, Rittinghausen dut subir une opération douloureuse qui ruina sa santé pour toujours. Il mourut à Ath, chez Madame la baronne Létang, le 29 décembre 1890.

Le Parti ouvrier belge se fit représenter à ses funérailles et une couronne fut déposée, en son nom, sur son cercueil.


Alexandre Herzen publia à Bruxelles, de septembre 1862 à octobre 1865, son journal La Cloche, traduction des principaux articles du Kolokol, sous la direction de Léon Fontaine. Ce journal s'adressait à une élite seulement, et propageait les idées démocratiques et socialistes de Herzen, en ce qui concernait spécialement la Russie.

Mais de tous les proscrits qui passèrent en Belgique de 1849 à 1870, c'est assurément P.-J. Proudhon qui exerça le plus d'influence. Hector Denis, Guillaume De Greef, Victor Arnould, Eugène Hins et jusqu'à un certain point César De Paepe, P. Janson, Eugène Robert, furent proudhoniens. Le journal La Liberté, - nous parlons de la seconde -, la Liberté socialiste rédigée principalement par Victor Arnould, De Greef et Denis, fut longtemps proudhonienne. Elle combattit, après le Congrès de Bâle où César De Paepe et les Allemands firent triompher l'idée collectiviste contre le mutualisme français, les idées qui avaient eu le dessus dans le grave et solennel débat sur la propriété. C'est encore à l'influences des idées de Proudhon que plus tard, après le Congrès de La Haye, les Belges se prononcèrent, comme nous le verrons plus loin, contre l'étatisme, contre la participation des travailleurs aux luttes politiques et en faveur de l'autonomie, de l'anarchisme.


En 1871, après la chute et l'écrasement de la Commune de Paris, de nombreux proscrits vinrent s'établir en Belgique et principalement à Bruxelles.

Le gouvernement belge, qui déjà ne s'était point montré fort tendre à l'égard des proscrits de 1848-1851, devint odieux, dès le début de mai 1871, en ce qui concerne les communeux.

Par une dépêche du 3 mai, l'administrateur de la sûreté publique, M. Berden, adressa aux gouverneurs de provinces une circulaire destinée aux bourgmestres, leur annonçant qu'à partir du 5 mai les formalités du passeport seraient rétablies en ce qui concerne les Français qui viendraient en Belgique. La circulaire ajoutait que le visa des passeports n'était pas obligatoire et que les Français dépourvus de passeports ou d'autres pièces justifiant leur identité, devaient être transférés à la frontière.

Le 23 mai, nouvelle circulaire. A partir du 25, le passeport dont les Français arrivant en Belgique devaient être porteurs, « ne serait valable que s'il était visé par un agent belge accrédité à l'étranger ». Cette dernière formalité fut supprimée le 17 juillet suivant.

Le 27 mai, alors que la Commune de Paris agonisait, la Sûreté publique publiait une liste des étrangers auxquels l'entrée de la Belgique était interdite. Cette liste comptait plus de 30 noms parmi lesquels les hommes les plus en vue du mouvement communaliste. La circulaire se terminait par ces mots « Quant aux étrangers renseignés dans la liste ci-jointe, ils devront, s'ils sont découverts, être mis à la disposition de la gendarmerie pour être transférés à la frontière de leur choix. »

Ces mesures exceptionnelles, prises à l'égard des vaincus de la Commune de Paris, aboutissaient, en définitive, à leur refuser en bloc l'hospitalité, les traitant tous comme de dangereux malfaiteurs, et non comme des proscrits politiques.

Cette attitude souleva de nombreuses protestations. Victor Hugo, proscrit lui-même, écrivit à l'Indépendance pour protester contre la décision du gouvernement belge :

« Je proteste, disait-il, contre la déclaration du gouvernement belge relative aux vaincus de Paris.

« Quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, ces vaincus sont des hommes politiques.

« ... Le gouvernement belge a tort de leur refuser l'asile.

« La loi lui permet ce refus, le droit le lui défend.

« Moi qui vous écris ces lignes, j'ai une maxime : Pro jure contra legem.

« L'asile est un vieux droit. C'est le droit sacré des malheureux.

« Au moyen âge, l'Eglise accordait l'asile même aux parricides.

« Quant à moi, je déclare ceci :

« Cet asile que le gouvernement belge refuse aux vaincus, je l'offre.

« Où ? en Belgique.

« Je fais { "slug": "revolution-1848-causes-echec", "content": "25.html", "titre": "Louis Bertrand. Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830. Chapitre II. La politique belge de 1850 à 1874" }à la Belgique cet honneur.

« J'offre l'asile à Bruxelles.

« J'offre l'asile place des Barricades, n° 4. »

Le lendemain du jour où cette lettre fut publiée, dans la nuit du 27 au 28 mai, une bande de jeunes bourgeois et de femmes du demi-monde de la galanterie, allèrent manifester place des Barricades, devant la demeure de Victor Hugo. Ils crièrent : « A mort Victor Hugo ! A la lanterne ! A Cayenne ! A Mazas ! »

Le lendemain, Victor Hugo était expulsé de Belgique !

Malgré les mesures exceptionnelles que le gouvernement avait cru devoir prendre à l'égard des vaincus de l'insurrection parisienne, un certain nombre de « communards » vinrent en Belgique et s'y établirent pendant plusieurs années.

Il y eut des milliers de proscrits de la Commune qui vécurent en Belgique, et il y aurait un livre intéressant à écrire sur cette proscription, qui différait tant de celle du coup d'Etat. En 1851, en effet, les proscrits français réfugiés dans notre pays étaient en majorité des bourgeois, des hommes de lettres, des professeurs, des médecins, des hommes politiques. Les proscrits de la Commune, au contraire, s'ils comptaient parmi eux un certain nombre d'hommes ayant une origine bourgeoise : avocats, médecins, journalistes, négociants, ingénieurs, etc., ceux-ci ne formaient qu'une infime minorité et la grande masse d'entre eux étaient des travailleurs manuels. Cela caractérise bien la différence entre les deux proscriptions et les deux mouvements révolutionnaires de 1848 et 1871.

Parmi les membres de la Commune qui vinrent en Belgique et qui, pour la plupart, furent expulsés, citons G. Tridon, mort peu après son arrivée à Bruxelles, Lonclas, Martelet, Jourde, J.-B. Clément, l'auteur du Temps des Cerises et de tant d'autres chansons adorables et émouvantes, sans compter Jules Vallès, qui resta ici jusqu'en 1880, époque où l'amnistie générale fut votée en France.

Parmi les professeurs et les journalistes, notons Arthur Ranc, Edgard Monteil, Bazin, Tabaraud, Olivier Pain, Abel Peyrouton, Alfred Wall, Benjamin Gastinau qui écrivit ici Voltaire en Exil, Beaucheri, Poteau, qui, avec Ernest Vaughan, édita le journal la Bombe - éclatant tous les samedis - Leverdeys, l'auteur des Assemblées parlantes, Fernand Delisle qui publia une Bible tintamarresque et une Histoire de France tintamarresque, Daniel Pottier, l'artiste lyrique, J. de Meeus, qui fonda ici le Moniteur industriel qui eut pour principal rédacteur Ernest Vaughan, et enfin Georges Cavalié, dit Pipe-en-Bois. Ce malheureux sobriquet empoisonna l'existence de ce grand brave garçon, qui mourut huit jours après sa rentrée en France. C'est Jules Vallès qui lui avait donné ce surnom, - à la première représentation d'Henriette Maréchal, des frères de Goncourt, à la Comédie Française. Cavalié était un homme plein de cœur et d'esprit. Il est l'auteur d'une pièce : A la Chaudière ! jouée au théâtre des Délassements ; après bien des démarches, il parvint à obtenir la place de correcteur à l'Express de Mulhouse.

Citons aussi parmi les journalistes et professeurs : Galli, qui devint nationaliste ; Riduet, mort en 1874 ; Delaporte, H. Prodhome, Potel, ingénieurs ; Cheradame, Chassaing et Charlemont, professeur. Parmi les anciens de l'Internationale, Emile Aubry, lithographe, Mondet, typographe, et Perrachon, bronzier.

Les blanquistes Granger, journaliste ; Breuillé, actuellement rédacteur à l'Aurore ; Cellier, marchand de vins ; Mornas, Ledoux, et Guillaume, tailleurs de pierre, etc., etc.

Il y eut aussi, parmi les proscrits de la Commune qui vinrent s'établir en Belgique, un assez grand nombre de négociants, de comptables et d'employés de commerce.

Comptables : Francis Chaté, qui devint administrateur de la Réforme, à sa fondation, créa la société Blanchisserie de Mon-plaisir et mourut en 1893. C'était un brave cour et un loyal camarade. L'auteur de ces lignes lui doit beaucoup. (Note de bas de page : Quand, chassé des ateliers de marbrerie pour ma propagande syndicale et socialiste, je fus dans la misère, Chaté me prit chez lui à la demande de Benoit Malon. J'y appris un peu de comptabilité. Chaté me payait 15 francs par semaine et il y perdait, j'en suis convaincu.)

Bouit, qui fut employé au Moniteur industriel avec l'incomparable Ernest Vaughan, la plus belle nature d'hommes que je connaisse ; Rochat, Grimonprez, Sorel, Faillet, Deneuvillers ; Fontaine, qui cumulait les fonctions de comptable avec celle de souffleur au théâtre des Galeries Saint-Hubert, etc.

Citons encore parmi les négociants : Charles Taillet, qui devint bijoutier ; brave cœur, excellent camarade, aimé de tous ceux qui l'ont approché. Acconin, directeur d'assurances ; De Bock père, libraire ; Sellier qui fit le journal l'Economie sociale et qui mourut à Dinant d'une maladie de langueur ; Petit, horloger ; Sassin, graveur ; Bayeux-Dumesnil, marchand de vins ; Sanglier, vannier ; Grégoire, chemisier ; Michevant, architecte ; Personne, fabricant de fauteuils mécaniques ; Tantôt frères, fabricants de stores mécaniques, qui créèrent cette industrie nouvelle à Etterbeek ; Ch. Cordhonne, négociant en vins ; Dangers, maroquinier ; Béon, qui créa, à Bruxelles, la première criée aux poissons, aux Halles Centrales ; Pegouric, qui habita Namur et fut tué par Abadie par accident, d'un coup de revolver ; Thirifocq, qui conduisit la manifestation maçonnique du 29 avril 1871, à Paris et monta une maison de coupe, rue Saint-Jean.

Les ouvriers, nous l'avons dit, étaient fort nombreux maçons, tailleurs de pierres, typographes, ciseleurs, bijoutiers-joailliers, chapeliers, serruriers, sculpteurs, etc., etc.

Parmi eux se trouvaient des ouvriers belges qui avaient vécu et travaillé à Paris pendant des années : Emile Flahaut, marbrier (Note de bas de page : A vrai dire, Flahaut ne participa point au mouvement insurrectionnel de Paris. Il quitta cette ville après l'armistice. Il fut cependant très mêlé au mouvement socialiste de la fin de l'Empire, fut délégué aux Congrès de l'Internationale de 1868 et 1869 et condamné pour sa participation à la grande Association. Dès sa rentrée à Bruxelles, il s'occupa activement d'organiser les ouvriers marbriers) ; Charles Debuyger, mécanicien ; De Bock, typographe ; Huart, Dehaes, etc.

Les ouvriers français étaient fort nombreux à Bruxelles et aussi en province, et l'on était très surpris d'en trouver dans les plus petits coins du pays où il y avait une industrie. Citons, parmi les plus connus, Bellami, Grenier, Vanmol, Rodet, Vivier, Poelleux, Fourcaud, Marion, Castard, Deliot, Bernard, Lefèvre, Rouillier, cordonnier, vieux proscrit de juin 1848 ; Degeorge, Gayot, Fradin, Combault, Barré, Marion ; Gustave Bazin, bijoutier, qui épousa la sœur de César De Paepe et participa à la fondation de la Chambre du Travail, de Bruxelles ; Beauchard, Longier, Doyen, Taillade, Liberton, Lesueur, Prodhomme, Avenel, Delanne, Chalon, Lucas, Collin, Collot, Libiollet, Dewarlez, David, Sibin, Guillot, Arène, Roussel, de Molinari, Marcilly, Cordier, Vieil, Chalin, Bienvenu, Morel, Leroux, Mairet, Thirifocq, etc., etc.

Les débuts de la proscription furent, terriblement pénibles. La plupart arrivaient ici sans ressources. Désiré Brismée, malgré sa pauvreté, ouvrit sa maison à tous, et toute la journée sa vieille compagne faisait du café et coupait des tranches de pain pour en rassasier les proscrits faméliques. Oh ! ce que ces malheureux ont souffert, pendant les premiers temps de leur exil, est inimaginable !

Et à leurs souffrances physiques, il fallait ajouter encore les souffrances morales : la plupart étaient mariés. Ils avaient dû quitter leur femme et leurs enfants, sans ressources, eux aussi, au milieu d'une réaction sans bornes, d'une répression sans pitié !

Ceux des proscrits qui avaient un métier manuel, furent cependant assez vite casés, car le travail avait repris avec intensité après la guerre de 1870-1871. Mais les autres, les employés, les négociants, les journalistes, les professeurs, eurent à souffrir de la misère et de la faim.

Quelques mois après les Journées de Mai, les proscrits étaient déjà nombreux à Bruxelles ; mais, à part quelques rares exceptions, tous s'ignoraient et restaient dans leur coin, vivant dans une certaine crainte d'être expulsés, car la police veillait ; les proscrits étaient souvent appelés chez le commissaire pour fournir des renseignements concernant leur identité, et on les prévenait qu'à la moindre imprudence ils seraient expulsés. Cette peur de l'expulsion était d'ailleurs bien naturelle. Songez que beaucoup étaient sans ressources pour aller dans un autre pays. Et qui savait ce qui les attendait là ?

Il y avait aussi la difficulté de la langue. En Belgique, du moins, on parlait le français. Puis encore, beaucoup de proscrits subissaient le contre-coup d'une année de lutte, de fièvre : la guerre, les misères du siège, les deux mois d'insurrection, la bataille des derniers jours de lutte, la convulsion avant l'agonie ! Après cette année terrible, ils éprouvaient le besoin de rester tranquilles, de se laisser vivre, heureux encore, malgré leur douleur physique et morale, d'avoir échappé à la mort.

Les proscrits vivaient donc séparés, sans lien ; cependant quelques rencontres dans les cafés ou les restaurants avaient fait lier connaissance à certains d'entre eux. Une vingtaine de communeux se réunissaient le soir, au Café des 24 Billards, rue de la Fourche, mais sans autre but que de boire un verre de bière, de fumer une pipe et de causer.

Un drame poignant de la misère les décida à se grouper presque immédiatement. Un soir, un des réfugiés, en arrivant au Café des 24 Billards, apporta un journal relatant qu'un des proscrits, arrivé à Bruxelles depuis trois jours, étant à bout de force et mourant littéralement de faim, s'était jeté dans le canal et s'y était noyé. Tous se regardèrent et, instinctivement, se reprochèrent leur inaction coupable, prenant chacun une part de responsabilité dans la mort de leur malheureux frère d'exil.

II fallait à tout prix empêcher le retour d'un drame semblable. Sur l'heure, après avoir pris les mesures pour l'enterrement du malheureux suicidé., les statuts d'une Caisse de prêt mutuel et de solidarité furent rédigés, et chacun versa une première cotisation mensuelle d'un franc. Bientôt, la Caisse Mutuelle compta 250 membres. Elle ne disparut qu'en 1880, lors de l'amnistie, après avoir rendu de très grands ser¬vices à de nombreux proscrits frappés par le malheur ou le chômage.

Ces affreux communards, que la bonne presse conservatrice avait dépeint sous les couleurs les plus sombres, qu'elle avait dit être des bandits et des assassins, furent admirables de dévouement pour leurs frères malheureux. Tous les jours, des listes de souscription circulaient en faveur de l'un ou de l'autre de ceux qui étaient dans le besoin. Et chaque semaine, à peu d'exception près, il y avait dans la salle du Cygne, Grand'Place, un concert au profit d'une œuvre de solidarité - on ne disait pas « charité » - et ces concerts, au prix de 25 centimes l'entrée, produisaient chaque fois 2 à 300 francs de bénéfice, c'est-à-dire de quoi sauver un ou deux infortunés.

Les proscrits de la Commune avaient l'esprit de solidarité très développé. Jamais aucun d'eux refusait sa part de sacrifice pour venir en aide à l'un de ses compagnons d'exil. Ils préféraient se priver de quelque chose. Parmi eux, il y en avaient qui possédaient une certaine aisance, soit qu'ils recevaient de l'argent de leur famille restée en France, soit qu'ils occupaient une situation productive. Ceux-là partageaient fraternellement avec leurs camarades moins heureux. Et cela se faisait avec une délicatesse exquise et vraiment touchante. Ah ! les braves gens, et comme leur exemple était réconfortant, et permettait d'espérer une humanité meilleure où l'égoïsme, l'affreux « chacun pour soi », ne serait plus qu'un mauvais rêve oublié depuis longtemps, comme la barbarie des premiers âges !...


Il nous reste à parler de l'influence que la proscription de 1871 a pu exercer sur notre pays.

Cette influence, pour le dire d'un mot, a été bienfaisante. Elle a, sans aucun doute, développé l'esprit de solidarité parmi les ouvriers belges et les a, par là même, rendus meilleurs.

Les ouvriers parisiens travaillant ici sur les chantiers des bâtiments en construction (note de bas de page : Toutes les maisons des nouveaux boulevards, du Nord à la gare du Midi, la Bourse et les rues avoisinantes, construites par la Compagnie Mosnier, furent faites en grande partie par des tailleurs de pierres et par des maçons français ou plutôt parisiens) dans les fabriques et les ateliers, y gagnaient généralement des salaires plus élevés que ceux payés aux ouvriers du pays.

Insensiblement, ils furent cause que les ouvriers belges réclamèrent une augmentation de salaire, se basant sur ceux payés aux Français. La hausse des salaires de 1871 à 1874 fut générale et il faut l'attribuer, pour une grande partie, à la prospérité de l'industrie, mais aussi, pour une autre partie, à ce fait que les ouvriers français avaient commencé à refuser de travailler au taux des salaires en usage à cette époque à Bruxelles.

Leur influence morale fut grande aussi. Dans nos ateliers, les ouvriers avaient peur du patron et du contremaître. Si deux on trois causaient entre eux, le patron étant absent, aussitôt qu'il arrivait, ils couraient à leur établi, faisaient silence et n'osaient plus lever la tête...

Les ouvriers parisiens étaient plus libres, plus indépendants ; dans des cas semblables, ils continuaient à causer et ne se gênaient nullement de discuter avec le patron. Cette attitude des ouvriers français releva certainement la dignité des ouvriers belges et atténua, dans une certaine mesure, leur esprit de soumission, leur veulerie à l'égard des patrons.

Voilà pour les mœurs en usage, dans les ateliers notamment.

Pour ce qui concerne les idées et l'esprit d'organisation, je pense que les proscrits français de 1871 ne nous ont pas appris grand'chose.

Pendant les vingt années qui s'étaient écoulées, de 1850 à 1870, les ouvriers français n'avaient guère joui ni du droit de réunion, ni de celui d'association, ni de la liberté de la presse. Il y avait à Paris une petite minorité d'ouvriers connaissant bien la doctrine socialiste et l'histoire du mouvement ouvrier en Europe, mais la masse n'était démocrate et socialiste que par instinct.

Parmi les proscrits instruits, hommes politiques, négociants, etc., les plus remuants avaient des tendances révolutionnaires très prononcées, ne croyaient point au triomphe du socialisme par les moyens légaux, estimant que le suffrage universel était une duperie, puisque pendant l'Empire, il n'avait pas donné des résultats favorables à la démocratie. Les Blanquistes, qui avaient un Cercle ou Comité d'action à Londres et des correspondants dans divers pays, avaient essayé ici de constituer des groupes secrets dont ils espéraient beaucoup, mais qui aboutirent à un fiasco complet.

D'autres proscrits favorisèrent la tendance autonomiste, anarchiste des socialistes italiens et suisses, tel Jules Guesde, par son Catéchisme socialiste, tel encore Paul Brousse, dans le Révolté de Genève d'abord, le Travail de Londres et Bruxelles ensuite.

Leurs idées triomphèrent pendant quelque temps dans l'Association internationale des travailleurs, à son déclin, mais en Belgique elles rencontrèrent une vive résistance de la part de quelques jeunes, qui finirent par faire triompher la méthode démocrate-socialiste d'Allemagne.

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