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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

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Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome premier. Deuxième partie : la Belgique en 1848-1849

Chapitre V. La Campagne des Banquets républicains

Banquets à Verviers, à Roux, à Bruxelles, à Braine-le-Comte, à Mons, à Fleurus - Le banquet du 25 mars, au Prado - Des perturbateurs et des policiers font irruption dans la salle - Protestation du président J.- C. Houzeau - La police laisse faire - Plaintes au parquet - Silence de celui-ci - Invention d’un complot démocrate-socialiste - Procès en cour d’assises - Trois nouveaux condamnés à mort - Leur transfert à la citadelle de Huy - Appréciation de la presse sur ce scandaleux procès - Condamnés graciés

En France, avant le 24 février, les républicains, les démocrates ou simplement les révisionnistes ne pouvaient se réunir, ni convoquer de grandes assemblées publiques, comme en Angleterre. Pour faire leur propagande, ils en étaient réduits à organiser des « Banquets réformistes », et l'on sait que c'est à cause de l'interdiction de l'un de ces banquets, qu'éclatèrent des émeutes qui ne tardèrent pas à se transformer en Révolution.

En Belgique, depuis 1830, le droit de réunion et d'association existait, de par la Constitution. Mais, entre le « droit » et le « pouvoir » de faire quelque chose, il y a souvent un abîme.

Le lecteur se rappelle les difficultés de toutes sortes que rencontrèrent les organisateurs des premiers meetings d'ouvriers.

On déclarait que ces réunions publiques étaient convoquées pour exciter les travailleurs au désordre et qu'elles devaient nécessairement se terminer par le pillage des maisons des gens riches. Et comme les « meneurs » passaient outre, la police secrète se chargeait d'aller faire du tapage dans les réunions, y empêcher les orateurs de se faire entendre, ce qui lui permettait d'intervenir et d'arrêter les hommes qui déplaisaient au pouvoir.

Après le 24 février, ces mœurs policières étaient toujours en usage. A chaque instant, des désordres étaient provoqués par des individus que la police n'inquiétait pas et laissait recommencer le lendemain, alors que des gens inoffensifs étaient arrêtés, poursuivis et condamnés.

Voici d'ailleurs, pour montrer en quels termes les journaux bourgeois parlaient des meetings, un extrait du Journal des Flandres, de Gand, qui fut reproduit, le lendemain, dans la partie non officielle du Moniteur :

« Grâce à l'annonce faite par le Messager de Gand, d'un Meeting qui devait avoir lieu hier dans un cabaret de cette ville, un grand nombre de curieux et de désœuvrés se sont rendus au local indiqué. Des discours provoquants y ont été prononcés par un démagogue qui, à en juger par sa mise soignée, doit vouer un culte sacré au communisme. Mais l'ouvrier gantois, qui a la conscience de sa position, sait que l'ordre et la tranquillité sont indispensables pour lui continuer le peu de travail qu'il a encore pendant la saison rigoureuse, et que, sans ces deux éléments, il doit perdre infailliblement toute ressource pour lui et sa famille, a pris en pitié les déclamations du soi-disant démocrate.

« Celui-ci, voyant le peu d'effet qu'il faisait par ses propres inspirations sur son auditoire, a voulu commencer la lecture d'un article stupidement violent, qui a été publié par un dégoûtant carré de papier. L'assistance a interrompu la lecture en criant : « Si nous voulons savoir ce qui se trouve dans les journaux, nous pouvons les lire nous-mêmes. » Sur ce, la séance a été levée et le démagogue s'est retiré tout penaud.

« Ainsi, grâce ami bon esprit de notre classe ouvrière, ce meeting n'aura été qu'un ridicule coup d'épée dans l'eau.

« Du reste, la police locale avait pris toutes les précautions pour maintenir l'ordre, dans le cas où des malveillants auraient voulu le troubler. »


Les condamnations à mort, pour l'affaire de Risquons-Tout, si elles jetèrent quelque émoi parmi les démocrates républicains et socialistes, ne les découragèrent pas cependant. Ils n'organisèrent plus, il est vrai, de réunions publiques, mais ils se décidèrent de créer des associations démocratiques et de se réunir en des « Banquets », dans lesquels les principes républicains et socialistes seraient exposés, sans que l'on eût à y craindre les perturbateurs et la police.

Le premier de ces Banquets devait avoir lieu à Bruxelles, à l'occasion du 18e anniversaire de la Révolution de Septembre 1830.

Pour commémorer cet anniversaire, le Gouvernement, qui semblait avoir peur de fêter cet événement, se borna à faire chanter un Te Deum à Sainte-Gudule. Aucune autre solennité n'était annoncée, pas même le pèlerinage annuel sur la tombe des révolutionnaires de septembre, à la Place des Martyrs.

Quelques démocrates décidèrent donc de convoquer leurs partisans, pour qu'ils assistassent au Banquet qui devait avoir lieu le 26 septembre.

Mais quelques jours avant le banquet, les organisateurs apprirent que leur réunion serait troublée par des émissaires de la police, ce qui les détermina à y renoncer, afin d'éviter une lutte qui aurait pu être sanglante.

En province, de nombreux banquets démocratiques eurent lieu également, et il convient de donner une mention spéciale à celui de Verviers, qui fut organisé le 27 octobre 1848, par la Société des droits et devoirs de l'homme.

Cent-vingt convives y assistèrent. La fête fut des plus animées. Plusieurs discours furent prononcés et des chanteurs improvisés y firent entendre les meilleures chansons démocratiques.

M. le baron de Steiger y parla le premier et porta un toast à la République démocratique une et indivisible !

« Citoyens ! dit-il, je veux boire à l'avènement de la République démocratique en Belgique ; c'est-à-dire à l'établissement du gouvernement de la Nation par la Nation elle-même, tout entière, à l'exclusion de tout privilège accordé à la naissance et à la fortune, au détriment du grand nombre. »

M. Mottet, président de la Société des Droits et Devoirs de l'homme, parla à son tour et porta un toast aux ouvriers ! à l'avènement des classes ouvrières !

« Messieurs, s'écria-t-il, je me suis donné avec bonheur la mission de porter ce toast, parce que j'étais sûr de l'écho qu'il trouverait dans vos cours : Aux Ouvriers ! On ne connaît pas de cause plus grande dans le passé et plus féconde dans l'avenir que celle des classes laborieuses. L'histoire du monde prouve qu'elles ont toujours été victimes d'une grande injustice sociale. Dans l'antiquité, cette injustice a été fatale aux sociétés, parce qu'elles n'avaient pas une base équitable.

« Les sociétés modernes sauront-elles se garantir des périls qui ont perdu leurs devancières ? Feront-elles aux ouvriers leur part au soleil de la liberté et de la civilisation ?

« Oui, Messieurs, et j'en atteste les principes si éloquemment proclamés dans cette enceinte par notre ami Steiger ; le monopole électoral disparaîtra, et la loi, plus intelligente, réunira tous les intérêts dans le cercle d'une vaste solidarité...

« Aux ouvriers donc, Messieurs ! A leur bonheur futur ! A l'émancipation politique à laquelle nous nous dévouerons toute notre vie ! »

Le Débat social du 30 novembre 1848, parlant de l'agitation républicaine qui se manifestait dans le pays, écrivait :

« Nous pouvons annoncer à nos amis de province que Bruxelles se réveille. Les démocrates de la capitale, trop longtemps plongés dans un repos coupable, ont compris que le moment était venu, pour eux, de prendre enfin part aux efforts qui se font de tous côtés, pour arriver à l'émancipation des travailleurs... »

Un banquet eut heu le dimanche, 26 novembre, en la vaste salle de la Maison des Brasseurs, chaussée de Louvain, ou plutôt : « hors de la porte de Louvain » comme on disait alors. Près de 300 convives y prirent part et toutes les classes de la société s'y rencontrèrent : des avocats, des médecins, des propriétaires, des fabricants, des négociants, des patrons, des ouvriers. Il y eut aussi quelques délégués des associations démocratiques de province.

Des toasts furent portés : à l'Union, à la Concorde, à la Révolution dans ses manifestations passées et futures, à l'organisation du parti démocratique, à la République démocratique et sociale, aux Travailleurs, aux Prisonniers politiques, à Ceux qui sont morts et à Ceux qui devront mourir pour la liberté, etc.

On chanta : Le Pain de la Prison, La Marseillaise, L'Echo des Ouvriers, et deux collectes furent faites : l'une au profit des détenus politiques, l'autre pour l'achat d'un souvenir à Robert Blum, qui venait d'être fusillé à Vienne, pour sa participation au mouvement révolutionnaire.

On se sépara, dit un journal, vers 11 heures et demie, aux cris mille fois répétés de : Vive la République démocratique et sociale !

Ces banquets ne laissèrent point la police indifférente, car chaque fois qu'ils avaient lieu, elle prenait des mesures spéciales, mais elle n'eut cependant jamais à réprimer le moindre désordre.

Le 14 janvier 1849., un grand banquet eut lieu à Roux auquel, malgré un temps effroyable, tempête et pluie torrentielle, assistèrent 10 convives parmi lesquels des délégués de Bruxelles, de Mons, de Fleurus, de Wanfercée-Baulet, de Jumet, de Châtelet, de Couillet, de Marchienne et de Fontaine-l'Evêque. Ce qui caractérisa cette réunion, c'est que les ouvriers en constituaient la grande majorité, et que ce furent principalement des ouvriers qui y prononcèrent des discours. Ils portèrent des toasts : à l'Avenir de l'Humanité ! à Tedesco, à Mellinet et autres condamnés politiques ! A l'affranchissement des Travailleurs ! A l'Instruction des masses ! A la jeunesse démocratique et socialiste ! etc.

Ce banquet se termina également par une collecte au profit des détenus politiques...

D'autres banquets eurent lieu à Braine-le Comte, à Mons, à Gand, etc.

Le 28 janvier 1849, la Réunion fraternelle , de Bruxelles, organisa un nouveau banquet. Il eut lieu au Palais royal, dit aussi Grand Salon, chaussée d'Etterbeek. Le droit d'admission était de 50 centimes, moyennant quoi chaque convive recevait un petit pain, dit pistolet, et une tranche de jambon (musken esp).

Les journaux démocratiques annoncèrent qu'il ne serait délivré que 700 cartes, et que les toasts et les titres des chansons devaient, préalablement, être communiqués au président du Banquet.

Parlant de cette fête démocratique, le Débat social dit que : « ni les odieuses calomnies de la presse royaliste et bourgeoise, ni les efforts faits par les plus intrépides de ces honnêtes organes de la presse modérée, n'avaient empêché la réunion d'être nombreuse, admirable d'ordre et de tranquillité, grande surtout par l'enthousiasme qui embrasait toutes les têtes et remplissait tous les cœurs. » Ce fut l'avocat Victor Faider qui, en tenue de garde civique, et assisté de deux ouvriers, présida la réunion. Quand l'heure des discours fut venue, l'un des assesseurs, le citoyen Bataille, accorda la parole au président Victor Faider, qui commença par rappeler l'article 19 de la Constitution qui permet aux Belges de s'assembler. Il termina par ces paroles qui se justifiaient par les menaces policières de l'époque :

« Citoyens, du calme, de l'ordre, de la dignité et nous sommes sauvés. Il est possible, il est probable, que parmi nous il s'est glissé quelques-uns de ces hommes qui acceptent pour mission de semer le désordre et la lutte dans les réunions populaires. Je vous adjure d'exercer autour de vous une surveillance sévère. S'il se trouve ici quelque homme qui se lève et qui fasse une proposition ou contraire à la loi, ou contraire à l'ordre ; qui tienne des propos violents, ou cherche à faire naître une lutte entre vous, celui-là, marquez-le au front, il n'est point de vos amis, il n'est point de vos frères, celui-là est un ennemi qu'il faut exclure sans retard !

« Citoyens, nous sommes nombreux, nous sommes unis et d'accord : soyons calmes et dignes et nous triompherons ! »

Puis on entendit des toasts, du citoyen Mathieu : à l'Association ; de Faider : à la République démocratique et sociale ; de Dumont, fabricant de cigares : à la Répu-blique ; de Nicolas Coulon : à l'Emancipation des travailleurs ; de Labiaux : au Socialisme ; de Gigot, au nom des démocrates allemands : à l'Hospitalité belge « non pas à l'hospitalité officielle, dit-il, mais à celle que nous pratiquons tous ! «

Le citoyen Mathieu donna encore lecture d'un toast à l'Abolition du prolétariat adressé par Tedesco, condamné politique ; puis les citoyens Jean Pellering et Aert, ce dernier président de l'Association fraternelle des ouvriers cordonniers, parlèrent en flamand.

Vint enfin un discours de J. - C. Houzeau, qui développa cette idée : que le suffrage universel réclamé par plusieurs orateurs du banquet n'est qu'un moyen mais que le but est le socialisme !

Les convives se séparèrent vers dix heures du soir - la réunion avait commencé à 6 heures - dans le plus grand calme.

Ce banquet du Palais royal eut un grand retentissement. Plusieurs journaux bourgeois, catholiques et libéraux, en rendirent compte avec plus ou moins d'impartialité, la plupart se moquaient de ces « festins démocratiques à 50 centimes. »

Cette campagne de banquets démocratiques et républicains continua pendant plusieurs mois ; il y en eut presque chaque semaine dans l'une ou l'autre ville du pays.

Le 11 février, une de ces réunions eut lieu à Fleurus et compta 200 convives. Elle fut présidée par le docteur Bayot, conseiller communal. Le citoyen Labiaux, délégué des démocrates de Bruxelles, ainsi que l'ouvrier Perrier y portèrent un toast au suffrage universel.

Le dimanche 25 février, ce fut le tour des démocrates de Verviers. Ils fêtèrent le premier anniversaire de la Révolution de 1848, par un grand banquet qui réunit plus de 1,000 personnes.

Hector Mottet présidait ; il proposa d'ouvrir la réunion fraternelle par une collecte au profit des condamnés politiques, puis il donna la parole au citoyen Donnay, médecin à Herve, un beau vieillard de 80 ans, qui porta un toast très applaudi : A l'Espérance, à la prochaine régénération de notre Patrie ! Parlèrent ensuite le citoyen de Steiger, qui but à la révolution du 24 février et aux républicains démocrates-socialistes qui lui avaient imprimé son véritable caractère, et le citoyen van den Broeck, de Tirlemont, qui but à l'affranchissement des prolétaires, à la solidarité humaine sans laquelle la fraternité n'est qu'une formule morte !

Vers la fin du repas, se présenta une députation avec un nouveau drapeau de la Société des droits et des devoirs de l'homme, sur lequel étaient inscrits ces mots : Liberté, Egalité, Fraternité. Le porteur du drapeau s'avança au milieu des acclamations des convives et le présenta au citoyen Mottet en lui disant : « Ce drapeau n'est pour nos adversaires que l'emblème du sang et du pillage, c'est pour nous le symbole de la devise sainte : Liberté, Egalité, Fraternité. Cette devise sera une vérité et le jour de notre triomphe, nous oublierons la calomnie et la persécution. Jamais aucun excès ne souillera notre drapeau ; jamais il ne sera pour nous un signal de haine ou de vengeance. Nous le remettons en vos mains et notre volonté est qu'il reste pur ! »

Le président s'avança alors majestueusement pour recevoir le drapeau « ce dépôt sacré », et dit : « Citoyen, j'accepte ce drapeau que vous remettez en mes mains. Le serment solennel que vous venez de prêter est garant de l'avenir ! ... »

Un citoyen français qui assistait à ce banquet fut expulsé du territoire dès le lende¬main matin.


Mais de tous les banquets démocratiques de cette époque, le plus célèbre, fut assurément celui qui eut lieu le 25 mars 1849 en la salle du Prado, place Communale, à Molenbeek-Saint-Jean.

Ce banquet était organisé par la Réunion fraternelle de Bruxelles.

Pour y prendre part, il fallait être muni d'une carte qu'on délivrait A la Statue, estaminet, rue de la Chancellerie, 1, chez M. Loquet.

« Les portes seront ouvertes à 5 1/2 heures, disait l'annonce, et elles seront fermées à 7 heures, pour ne pas troubler le silence pendant les discours et les chants. »

La veille du banquet le Débat social publiait cette note :

« C'est demain dimanche que sera donné le banquet de la Réunion fraternelle, dans les salons du Prado. Tout nous fait présager que cette manifestation pacifique et légale sera nombreuse et digne. Des bruits absurdes et calomnieux ont été répandus, à ce qu'on nous rapporte, dans le but peut-être de jeter l'inquiétude parmi les citoyens paisibles et de les éloigner du banquet. La Réunion fraternelle , tout en usant du droit constitutionnel, proteste à l'avance contre toute tentative illégale ; elle ne peut voir sous de telles manœuvres que de coupables machinations d'agents provocateurs. »

Plus de 1,200 personnes assistèrent au banquet : bourgeois, ouvriers, gardes civiques...

La salle était décorée de drapeaux, d'emblèmes, de devises.

Derrière le bureau, deux écussons portaient, l'un « Aimez-vous les uns les autres ! » ; - l'autre « Vous êtes tous frères ! »

A droite et à gauche, on lisait le texte des articles 19 et 20 de la Constitution : Droit de réunion - Droit d'association et plus loin, vers le fond de la salle : Droit au travail - Organisation du crédit - Instruction du peuple - Association, etc.

Avaient été invités au banquet les rédacteurs des journaux démocratiques et les délégués des Associations démocratiques de Liège, Mons, Gand, Verviers, Charleroi, Roux, Fleurus, Boussu, Wasmes, etc., etc.

A 6 heures et demie, l'un des présidents, J.-C. Houzeau, se leva. Un silence général s'établit aussitôt.

Il commença par dire que l'on était réuni en vertu de l'article 19 de la Constitution, dont il donna lecture ; puis il ajouta que le droit de réunion est un droit sacré, qu'il fallait que le caractère pacifique et légal de cette réunion fût bien posé dès le début, et que pleins pouvoirs devaient être donnés au bureau pour garantir les assistants contre les provocations.

Le bureau provisoire fut maintenu par acclamation.

Le président continua ensuite en ces termes :

« Eh bien ! si quelques-uns de ces hommes qui vivent du prix de l'infamie essayaient de donner à notre réunion un caractère contre lequel nous protestons à l'avance, nous ne vous demandons qu'une chose, c'est que tous les bons citoyens, les vrais démocrates, se tiennent en place et en silence. Qu'il se fasse dans la salle un silence solennel afin que l'on distingue la voix, et que l'on reconnaisse le visage du provocateur.

« Que l'on sache bien que c'est pacifiquement et par la seule influence des idées que nous voulons le triomphe de notre cause.

« Ceux qui souffrent et qui espèrent ont aussi le droit de se réunir, car tous les Belges sont égaux devant la loi. Il ne sera pas dit que la calomnie atteindra toujours les plus loyales intentions, les plus légitimes efforts.

« Ouvrons donc le banquet et que la fraternité règne entre nous ! »

Ces paroles furent vigoureusement applaudies.

Le premier orateur inscrit n'étant pas présent, la parole fut donnée au citoyen Gustave Mathieu.

Il commença par protester contre les bruits absurdes que l'on avait fait courir et contre les calomnies infâmes qui avaient été répandues au sujet du banquet et de ses organisateurs.

Il proposa de boire à l'émancipation des travailleurs par l'organisation du crédit, persuadé, disait-il, que ce toast résumait la pensée de tous les citoyens présents à la manifestation.

« Les siècles d'autrefois, ajoutait-il, ne sont plus que des heures aujourd'hui. Le temps ne marche plus, il vole !

« Il y a un an à peine, une révolution, qui a été une surprise pour bien des gens, nous a placés tous en face d'un problème immense, dans ses proportions, comme il le sera dans ses résultats : l'affranchissement du travail ou, si vous aimez mieux, l'organisation du travail ! »

L'orateur continuait sur ce ton, quand un incident l'obligea à s'arrêter.

Le citoyen De Jonghe, l'un des commissaires de la salle, vint annoncer que quelques agents provocateurs avaient brisé la grille de la cour et s'introduisaient dans le jardin.

« Pour éviter une lutte avec des hommes payés pour troubler l'ordre de notre réunion, dit-il, je crois qu'il serait bon de lever la séance. »

Sur ces mots, deux ou trois convives se levèrent pour sortir, mais l'immense majorité des assistants resta assise dans le plus grand calme.

L'un des présidents se leva aussitôt : « Nous sommes dans notre droit, dit-il. Seulement, pour ne pas tomber dans le piège qu'on veut nous tendre, je vous propose, au nom du bureau, de nous retirer en paix. »

De tous côtés on cria : « Non ! non ! restons ! Ne partons pas ! Nous sommes dans notre droit ! »

Le bureau se consulta et décida de rester.

« Je vous fais une prière, citoyens, dit le président, et j'espère qu'elle sera entendue : Que tout le monde soit calme et reste assis. Si quelqu'un ici voulait proférer un seul cri séditieux, que tous se taisent, que le perturbateur se montre, s'il en a le courage, et qu'il soit marqué au front du cachet de l'infamie ! » (Bruyants applaudissements).

Le président accorda alors la parole au citoyen Jean Pellering, ouvrier cordonnier, qui parla en flamand à peu près en ces termes :

« Nous sommes réunis non seulement en vertu d'un droit politique, mais au nom de l'article 19 de la Constitution.

« Que sommes-nous venus faire ici ? Nous sommes venus prendre place à un banquet fraternel. Le Christ réunissait ses disciples, partageant avec eux le pain et le vin. Il leur recommandait de s'asseoir souvent à la même table, parce que ces fraternelles communions effacent les haines et les discordes, pour semer l'amour et la confiance. Des agapes des premiers chrétiens ne sortirent point les bourreaux, mais les martyrs. Demandez-le à l'histoire ! »

Après avoir développé cette idée que la Société se transforme avec le temps, il ajouta que l'avenir réserve à l'humanité des destinées nouvelles, des temps plus justes et plus heureux. « Le régime de l'inégalité s'écroule et celui de la fraternité s'avance ! »

On applaudit ferme !

Plusieurs chansons démocratiques furent chantées et répétées en chœur, par les 1,200 convives.

Le citoyen Péruset, délégué de Mons, porta ensuite un toast à Louis Blanc et aux martyrs de la démocratie.

Un ouvrier, le citoyen Bataille, parla à son tour ; il dit que la démocratie avait quatre ennemis à vaincre : la force, l'intrigue, l'argent et l'ignorance.

Il protesta contre le privilège électoral des censitaires à 20 florins et réclama le Suffrage universel.

Le président accorda ensuite la parole au citoyen Nicolas Coulon, tailleur, pour chanter le Chant des Ouvriers, de Pierre Dupont :

« Aimons-nous, et quand nous pouvons

« Nous unir pour boire à la ronde,

« Que le tonnerre se taise ou gronde,

« Buvons, buvons, buvons

« A l'indépendance du monde !... »

Mais à peine eût-il commencé son chant, que le bruit venant du dehors augmenta. On brisait les vitres à coup de pierres. Des individus armés se trouvaient dans les jardins et la police laissait faire. Le président le constata et protesta vivement contre cette complicité de ceux qui avaient la mission de faire respecter l'ordre.

« Dans ces conditions, dit-il, il est impossible de continuer la séance et il est prudent de nous retirer.

« Au nom de la Constitution, dit-il encore, je vous prie de conserver, en vous retirant, le calme et la dignité que vous n'avez cessé de montrer depuis trois heures que vous êtes réunis, et depuis une heure qu'on nous assiège... Quant à nous, membres du bureau, nous assumons la responsabilité de tout ce qui pourrait survenir dans l'intérieur de cette salle, et jusqu'à ce que tout le monde se soit retiré, nous resterons, quoi qu'il arrive, au poste qui nous a été confié. »

Après ces paroles, les convives se retirèrent lentement.

A 8 h. 30 tout était fini.

Voici comment le Moniteur belge, du 27 mars, rendit compte de cet événement, en tête de sa partie non-officielle :

« Un banquet politique a eu lieu dimanche dans la salle du Prado, à Molenbeek-Saint-Jean. Quelques mesures de précaution avaient été prises. La compagnie de la garde civique du faubourg de Laeken était de service à la maison communale de Molenbeek-Saint-Jean. La brigade de gendarmerie avait reçu du renfort.

« Un grand nombre de curieux stationnaient dans la rue de l'Eglise et accueillaient par des railleries les convives à leur entrée dans le jardin du Prado.

« Vers 7 heures et demie, une centaine d'individus sont entrés de force par une porte donnant dans le jardin, et ont envahi la salle du banquet en criant « pas de République ! »

« Sur la réquisition d'un des commissaires du banquet, le commissaire de police de la commune, assisté de la gendarmerie, est venu occuper les issues de l'établissement.

« A 8 heures, le banquet a été terminé et les convives sont sortis du Prado au milieu de cris de « vive le Roi ! pas de République ! » proférés par la foule qui occupait la rue de l'Eglise et les rues adjacentes. »


La Réunion fraternelle, se réunit le lendemain et décida d'ouvrir une enquête, à la suite de laquelle elle adressa une plainte au Procureur du Roi.

Ce fut le président de la Réunion fraternelle, M. Ed. André, architecte, demeurant place du Grand Hospice qui la rédigea. Il mettait en cause :

1º Le sieur Toone Reeper, tailleur de la police, habitant 9, Marché-aux-Poulets, à Bruxelles, qui, accompagné de son fils, avait le premier forcé la porte d'entrée ;

2° Le sieur Degorain, dit Latour, autrefois condamné à 8 années de travaux forcés et à l'exposition publique pour vol avec effraction, tenant une maison de prostitution rue des Six-Aunes, à Bruxelles ;

3º Le sieur De Schepper, bottier, rue de l'Arbre-bénit, 23, à Ixelles ;

4º Le sieur Casaque, ancien déserteur, ancien détenu à la prison militaire d'Alost, domicilié chaussée de Gand.

Le plaignant assurait ensuite que la police avait été requise, et qu'elle avait refusé d'intervenir pour faire cesser les perturbateurs ; qu'un sous-lieutenant de gendarmerie, le sieur d'Hauve, sommé par un garde civique de constater le flagrant délit, répondit : « Si j'entre là dedans, ce sera à cheval et pour vous mettre tous à la porte »

Parmi les témoins de ces faits, le citoyen André citait : Désiré Brismée, imprimeur ; Nyns, tailleur ; Debraun, brossier ; Van Quoillie, corroyeur ; Janssens-Decuyper, propriétaire du Prado ; Van Damme, ébéniste, à Ixelles, qui avait été frappé à sa sortie de la salle ; Borremans, tailleur, rue de Flandre, 37, etc., etc.

L'enquête apprit encore différents détails édifiants, notamment celui-ci :

Le propriétaire du Prado déclara que le commissaire de police de Molenbeek s'était présenté chez lui, pour lui demander s'il avait loué sa salle, pour un banquet, « à des individus ».

« - Oui, répondit le patron.

« - Avez-vous un engagement formel ?

« - Oui, et un solide.

« - C'est dommage, répliqua le commissaire, on était parvenu à les dépister de partout et à leur faire refuser des salles ! »

Voici encore, à ce sujet, une autre histoire :

Quelques jours avant le Banquet, un sieur Laroque, artificier du Roi, avait écrit aux organisateurs du Banquet, pour leur offrir de faire un feu d'artifice le soir, moyennant une légère rétribution.

Ce sieur Laroque, dit de Beaumont, avait de mauvais antécédents. Il avait été cassé de son grade de lieutenant-artificier de l'artillerie belge, en 1832, et il avait joué un rôle dans le complot des généraux Vander Smissen et Vandermeeren. De plus, il était le beau-père d'un nommé De Crehen, l'un de ceux qui révélèrent le prétendu « complot », dont il sera question plus loin.

Que serait-il arrivé si on avait accepté les propositions de cet individu ? Par suite des préparatifs du feu d'artifice, on aurait introduit de la poudre au Prado. Qui, sait si la police, qui laissa les émeutiers, n'aurait pas déclaré que cette poudre devait servir à quelque terrible complot...


L'attitude de la presse bourgeoise, tant libérale que cléricale, fut passablement odieuse dans cette circonstance.

Au lieu de protester, au nom du droit de réunion, contre la violation du local et contre la complicité de la police, elle publia forces détails mensongers, parla de complot, et alla jusqu'à déclarer qu'il y avait de nombreux repris de justice parmi les auditeurs.

« La liberté pour faire le tour du monde ! ... »

Quant au parquet, au lieu d'agir et de faire respecter les droits constitutionnels des citoyens, il ne daigna point s'occuper de la plainte qui lui avait été adressée, et fit la sourde oreille. Le Débat social eut beau publier un article virulent sous le titre : Existe-t-il une justice en Belgique ? messieurs les magistrats n'en restèrent pas moins inertes.

Le 22 mai, c'est-à-dire près de deux mois après ces incidents, le citoyen André adressa une nouvelle plainte au procureur du Roi. Il s'y déclarait étonné de ce que sa lettre du 27 mars, contenant des faits précis, donnant les noms de témoins honorables, fut restée sans suite, et il ajouta des noms nouveaux à ceux donnés auparavant, notamment ceux de Van Oomissen, Jacques, débardeur, près du Mestbak, et Van Oomissen, Joseph, cabaretier, rue des Bouchers.

Le parquet ne bougea pas davantage. Il laissa tranquille Toone Reeper et sa bande.

Il était convenu que les démocrates et les socialistes étaient hors la loi, qu'ils n'avaient pas droit à la protection des autorités, que les Léopoldistes de 1849 pouvaient tout se permettre, de même que les pillards de 1834 avaient pu, au cri de « Vive le Roi ! » saccager les maisons des orangistes.

Il fut reconnu plus tard, que les actes commis contre les assistants du Banquet du Prado, avaient été organisés. Une distribution d'argent avait été faite à quelques voyous par un officier du régiment des guides, sous les yeux du sieur Senaut, capitaine pensionné, demeurant, 14, rue de l'Ecuyer. Avant l'attaque du Prado, les envahisseurs avaient fait de copieuses libations. Le coup fait, leur chef, Toone Reeper, les régala encore largement de genièvre.. :

Et non seulement la justice n'intervint pas pour punir les coupables, mais ceux qui n'avaient à se reprocher que d'être républicains, et de prendre au sérieux les libertés constitutionnelles, furent frappés !

Le président du Banquet du Prado, Jean-Charles Houzeau, était à cette époque aide-astronome à l'Observatoire Royal, et le Directeur de cet établissement, l'illustre Quetelet, faisait de son aide le plus grand cas.

Houzeau fut révoqué, malgré Quetelet, par M. Rogier, ministre libéral... Plus tard, Houzeau parti en Amérique fut rappelé de là, par le gouvernement catholique, en 1876.

Voici ce que dit à ce sujet M. Lancaster, dans la biographie dont nous avons parlé :

« Dès que la succession de Quetelet au poste de directeur de l'Observatoire avait été ouverte, les amis de Houzeau s'étaient mis en campagne pour amener le gouvernement à lui confier ces hautes fonctions. Ils savaient que, parmi les savants belges, il était le seul qui eût l'initiative et les qualités voulues pour réorganiser l'Observatoire et le faire sortir de l'état de torpeur dans lequel il était tombé. Houzeau cependant était loin d'encourager leurs démarches ; la perspective de rentrer en Europe ne lui souriait guère.

« Depuis que je suis à la Jamaïque et que j'ai tout mon temps, ayant pris ma retraite pour ainsi dire, j'ai beaucoup travaillé - écrivait-il le 23 mars 1875 - et cette activité, qui se continue, rend mon existence véritablement agréable. Je vous dirai en toute sincérité que j'aurais réellement beaucoup de peine à abandonner mon beau climat pour un très vilain, que probablement ma santé ne supporterait plus. »

Les négociations continuèrent néanmoins. Mais elles étaient laborieuses, car, malgré tous ses titres scientifiques à la position que ses amis souhaitaient ardemment lui voir occuper, Houzeau avait contre lui son absence prolongée du pays, sa situation d'aide révoqué et ses convictions politiques et philosophiques. Ici se place un incident qui a été maintes fois raconté, et qui n'a jamais été démenti, que nous sachions :

« Au moment de soumettre à la signature du Roi la nomination de Houzeau, les ministres exprimèrent quelques réserves au sujet des opinions de ce dernier :

« Sire, c'est un libre penseur », dirent-ils.

« Cela regarde sa conscience », répondit sa Majesté.

« Sire, c'est un républicain. »

« Cela me regarde », riposta le Roi. Et prenant la plume, il signa immédiatement l'arrêté de nomination.

« Le Roi avait d'ailleurs consulté directement ou entendu l'avis des membres les plus éminents de l'Académie. Tous avaient répondu dans le même sens, avec une sorte de confiance illimitée dans le jugement de Houzeau, dans son sens pratique et ses capacités.

« Rogier lui-même qui, en 1849, avait signé l'arrêté de révocation de Houzeau, était allé voir le Roi pour lui dire que s'il était encore ministre il le nommerait. Il voulait ainsi réaliser une promesse qu'il avait faite antérieurement, en disant : « Je lui dois une réparation. »

« Au commencement de 1876, toutes les difficultés furent enfin levées, et Houzeau, qui était loin de s'y attendre, reçut l'offre officielle de la place de directeur.

« Le 25 mars, il s'embarquait pour l'Europe, et le 17 juin, il prenait la direction de l'Observatoire ». (Notes biographiques sur J - C. Houzeau, par A. Lancaster, Bruxelles, Hayez, 1889). Voir aussi la belle étude de J.-B. Liagre, lieutenant-général, ancien ministre de la guerre, publiée dans l'Annuaire de l'Académie de Belgique, en 1889.)

J.-C. Houzeau, qui était né à Mons, le 7 octobre 1820, mourut à Schaerbeek, le 12 juillet 1888, rue de Robiano, 22.

Ses funérailles civiles furent imposantes. Le deuil était conduit par le frère du défunt, aujourd'hui sénateur radical-socialiste de Charleroi. Cinq discours furent prononcés dans une petite chambre de la maison rue de Robiano, le premier par M. Liagre, le second par M. Folie, de l'Observatoire, le troisième par un membre de la Société géographique, le quatrième par Victor Arnould, au nom de la Libre Pensée, et le dernier par César De Paepe, au nom du Parti ouvrier belge et de la Démocratie socialiste. (Le discours de C. De Paepe fut publié dans Le Peuple, du 17 juillet 1888, sous le titre : « A la mémoire de J.-C. Houzeau. »)

La fin du beau discours de De Paepe est à citer :

« ... On sait que, méprisant les distinctions honorifiques et toutes les faveurs royales et gouvernementales, il vivait modestement loin du monde officiel et qu'il refusa toutes les distinctions qui lui furent présentées dans son pays comme à l'étranger ; il était resté l'ardent apôtre de 1848, toujours adversaire de tous les privilèges, quels qu'ils soient. Mais ce que l'on sait moins peut-être, c'est qu'il fut toujours un des abonnés fidèles de notre presse socialiste ouvrière et l'un des amis de notre mouvement ouvrier, dont il suivait, avec bonheur, le développement continu. Partisan du suffrage universel, il fut membre de notre ligue de la réforme électorale et affilié au parti ouvrier belge. Les intérêts de la classe ouvrière le préoccupaient sans cesse ; et il y a quelques semaines à peine, il traitait encore, dans la Réforme, la question du salaire, en proposant pour modèle aux travailleurs belges ces ouvriers américains qui ont su faire élever leurs salaires tout en ne travaillant que huit heures par jour, grâce à ces vastes et puissantes organisations ouvrières qui s'appellent les Grangers, les « Souverains de l'Industrie », les « Chevaliers du Travail », etc.

« Ainsi, fidèle jusqu'au bout à ses principes, le savant, l'illustre Houzeau, une des gloires les plus pures de notre pays et de notre siècle, voulut être enterré sans faste, sans cérémonie, ni religieuse, ni autre, dans la fosse commune et sans mausolée, comme un simple prolétaire. Les travailleurs belges conserveront avec vénération la mémoire de ce savant illustre, honnête homme et homme de bien. »


Nous avons dit que le parquet laissa sans suite les plaintes qui lui furent adressées contre les perturbateurs « Léopoldistes », conduits par Toone Reeper.

Il s'occupa cependant de la réunion du Prado et le procureur général de Bavay imagina un « complot démocrate socialiste », dont le banquet devait, selon lui, être le signal !

Une instruction fut ouverte à charge de plusieurs démocrates socialistes et, par un arrêt en date du 21 juillet 1849, la cour d'appel de Bruxelles renvoya devant la cour d'assises de la province de Brabant, comme accusés du crime de complot contre la sûreté de l'Etat :

\1. Isidore Deprez, tailleur, 41 ans, né à Liège, demeurant à Bruxelles (absent) ;

\2. Ghislain Laurent, 51 ans, tailleur, président de la Société des droits de l'ouvrier, né à Fleurus, demeurant à Bruxelles ;

\3. Mathieu-Joseph Biot, 31 ans, brossier, secrétaire de la Société susdite, né à Bruxelles, demeurant à Molenbeek ;

\4. Louis Rigot, 26 ans, écrivain, né à Herve et demeurant à Arras (absent) ;

\5. Hector Mottet, 38 ans, teinturier, président de la Société des droits et devoirs de l'homme, né et demeurant à Verviers ;

\6. Prosper-Joseph-Antoine Esselens, propriétaire et fondateur du journal Le Peuple, organe de la démocratie, né à Bruxelles et demeurant à Ans-et-Glain (Liège).

Reproduisons en partie l'acte d'accusation de M. de Bavay :

« Dans les derniers jours d'octobre, les accusés Laurent et Blot s'étaient réunis à Bruxelles avec d'autres démocrates, sous la présidence de l'avocat Faider, pour élaborer un projet de constitution républicaine, qui fut définitivement arrêté le 26 novembre. Laurent, Blot et l'accusé Mottet se trouvaient à la séance du 26 ; c'est même chez Mottet qu'on a saisi le premier exemplaire du projet de constitution, imprimé par les soins de l'avocat Faider, et dans lequel nous remarquons les dispositions suivantes :

« Art. 2. - La forme républicaine étant la seule qui respecte le principe de la souveraineté du peuple, en excluant tout titre d'hérédité et de privilège dans le pouvoir, la Belgique sera constituée en République.

« Art. 3. - La République belge sera démocratique et sociale, une et indivisible.

« Art. 4. Elle sera représentée par une seule Chambre émanée du vote universel et direct.

« Art. 5 - Le pouvoir exécutif sera confié à une autorité responsable, essentiellement temporaire et émanant de la représentation nationale.

« Art. 11. L'armée sera organisée démocratiquement, sur la base d'un service personnel, obligatoire pour tous les citoyens. Les grades y seront obtenus par voie d'élection.

« Art. 15. - Le droit à la vie, par la garantie réelle du droit au travail, est un droit naturel à tous les citoyens. »

« Il y avait donc chez Laurent, chez Biot, chez Mottet, chez tous ceux, en un mot, qui avaient arrêté ce projet, non pas un simple désir, mais une volonté bien formelle de renverser le gouvernement. On avait soin, il est vrai, d'ajouter à l'article 20 que la confédération républicaine démocratique n'emploierait, pour atteindre ce but, que les libertés garanties par la loi, telles que l'exposition publique de ses doctrines, l'association, la presse et la propagande individuelle. Mais ces moyens n'étaient évidemment qu'un prétexte pour la plupart de ceux qui avaient concouru à l'acte du 26 novembre, puisqu'on ne pouvait songer sérieusement à faire modifier, de cette manière, des institutions qui avaient jeté de profondes racines dans le pays et qui l'avaient déjà protégé contre un premier choc révolutionnaire.

« Aussi vit-on plus tard, à Verviers, dans un banquet donné sous la présidence et par les soins de l'accusé Mottet, apparaître les noms de Blum et de Messenhauser, entourés d'un crêpe et surmontés d'une couronne d'immortelles, quoique ces deux noms ne s'accordent guère avec les idées de propagande individuelle et de progrès pacifique annoncées par l'article 20.

« L'instruction apprend, d'un autre côté, qu'au moment où l'avocat Faider élaborait à Bruxelles son projet de constitution, l'accusé Rigot se rendait à Paris, de la part du comité central démocratique de la même ville, pour prendre des renseignements sur la force de l'ancienne légion belge de Risquons-Tout et sur les moyens de faire marcher cette légion vers la frontière.

« Rigot se trouvait à Paris le 1er novembre, et il écrivait, le 5, à l'accusé Esselens :

« Je suis de retour du voyage que tu sais, et j'ai de bonnes choses à t'apprendre quant à la réussite de notre projet... Les actions sont en hausse. J'ai mille choses à te dire, tellement importantes, selon moi, qu'il est interdit de les confier à un tiers ou au papier. J'ai aussi des projets à te communiquer, mais il faut que j'attende, car avec les dépenses que j'ai dû faire, il ne me reste plus de quoi payer ma place d'Arras à Bruxelles. Aussitôt que j'aurai quelques fonds, je me hâterai de me rendre près de toi, afin que nous nous concertions avec les intéressés, ce qui me paraît de la plus urgente, de la plus indispensable nécessité. »

« Ces premières tentatives n'eurent cependant aucun résultat ; mais, vers la fin de février, l'accusé Deprez fut introduit chez le sieur Manzoni, professeur de physique, à Bruxelles, par son coaccusé Laurent, qui avait, comme nous l'avons vu, arrêté avec Mottet, Biot et autres, le projet de constitution républicaine du 26 novembre.

« Laurent connaissait depuis longtemps une veuve Didier, qui est la belle-sœur de Manzoni et qui demeure avec lui ; et pendant qu'il causait avec cette femme, Deprez demanda à Manzoni, qu'il voyait pour la première fois, s'il ne pourrait pas fabriquer des machines pour faire sauter la cavalerie. Il ajouta qu'il fallait un changement, que l'ouvrier n'avait plus de quoi vivre, qu'on devait en finir.

« Quoique Manzoni eût repoussé énergiquement cette proposition, Deprez et Laurent se représentèrent encore dans le même but, huit jours plus tard, et leur seconde démonstration fut suivie d'un nouveau refus.

« Laurent s'était rendu vers la même époque chez son frère, éclusier à l'Abbaye d'Aulne, et il lui avait également parlé de la nécessité d'un changement de gouvernement et d'une commotion qui éclaterait bientôt en Belgique. Il lui avait écrit ensuite, à la date du 2 mars, une lettre dans laquelle nous remarquons les passages suivants :

« J'ai encore un service à te demander ; puisque tu m'as déjà aidé tant de fois, j'espère que tu le feras aussi pour la dernière, et je compte avant peu de jours pouvoir te remettre le tout, parce que j'attends des fonds pour ce dont je t'ai parlé, et sous peu j'espère que mon sort sera changé... Tout ira comme je te l'ai dit, et sous peu de jours, mais sois discret... bientôt tu sauras d'autres nouvelles... Je te recommande de brûler ma lettre de suite, quand tu auras pris mon adresse. »

« Deprez, de son côté, avait entretenu plusieurs fois le nommé J.-B. Langlet, son voisin et son ancien ami, d'un mouvement insurrectionnel qui devait éclater à Bruxelles. Il lui avait dit, dans le courant de février, à l'époque où il faisait, avec Laurent, des démarches chez Manzoni, que tout était arrangé ; qu'il ne manquait plus que de l'argent. Il lui avait déclaré enfin, le mardi 20 mars, que le mouvement aurait lieu le 25 ; qu'on y ferait concourir les personnes qui assisteraient au banquet du Prado, que la République aurait le dessus et que tout serait culbuté. Déjà auparavant, il avait demandé à Adolphe Dugimont s'il pouvait compter sur des hommes, parce qu'il y aurait, disait-il, quelque chose faire un de ces quatre matins.

« Ces faits et d'autres renseignements que la police avait recueillis, provoquèrent une poursuite qui fut commencée le 24 mars. Mais on ne trouva pas Deprez chez lui lorsqu'on voulut opérer son arrestation, et on apprit plus tard qu'il s'était réfugié chez une veuve Thiébault, à Etterbeek ; qu'il y était resté jusqu'au lundi 26 mars ; qu'il était parti à pied, lundi soir, avec la veuve Thiébault, déguisés l'un et l'autre en paysans, et qu'après avoir gagné de cette manière les environs de Hal, ils étaient montés, vers minuit, dans la diligence de Lille, où ils étaient arrivés le lendemain ; que Deprez avait séjourné ensuite chez son beau-frère, Louis Janssens, ébéniste à Estaires, département du Nord, et qu'il s'était enfin rendu à Paris, où il se trouve encore actuellement.

« Louis Janssens était revenu lui-même de Bruxelles quelques jours auparavant. Il avait eu de fréquentes relations avec Deprez, et il s'était arrêté à son retour, chez M. Depasse, son beau-frère, professeur au collège d'Armentières. Il avait appris alors à Depasse qu'un banquet monstre aurait lieu à Bruxelles le 25, et qu'il deviendrait le signal d'un mouvement révolutionnaire ; que l'on couperait un conduit du gaz pour mettre la ville dans les ténèbres ; que les casernes seraient incendiées par des soldats qui faisaient partie du complot ; que si les conjurés rencontraient la troupe ils crieraient : ligne, et s'attribueraient le numéro d'un régiment, pour échapper au feu et se faire passer eux-mêmes pour des frères d'armes ; que l'obscurité de la ville contribuerait à faire réussir cette manœuvre ; que l'on comptait sur les bateliers qui étaient ruinés par le chemin de fer ; qu'il y avait enfin, dans le complot, sept conjurés qui devaient s'emparer du Roi, mort ou vif, et qui devaient tirer au sort lequel d'entre eux porterait la main sur sa personne. Tous ces faits, que Louis Janssens tenait évidemment de son beau-frère Deprez, ont été révélés par lui à M. Depasse le 13 mars.

« On était donc d'accord sur le jour, sur le but et sur les moyens d'exécution, puisqu'on savait le 13, à Armentières, ce qui arriverait à Bruxelles ; et ces moyens auraient pu avoir des conséquences très graves si on ne les avait pas connus d'avance, et si on n'avait pas désintéressé la navigation en votant, le 23 mars, une forte réduction sur le tarif du canal de Charleroi. Il aurait suffi, en effet, de quelques hommes déterminés, pour mettre le feu aux casernes, pour plonger la ville dans une obscurité profonde, et pour associer à un coup de main les nombreux ouvriers lésés par le chemin de fer... »

Et l'acte d'accusation de M. de Bavay continue sur le même ton...

Ce qu'il y a d'extraordinaire dans ce document, c'est qu'un projet de programme républicain socialiste que Victor Faider avait adressé, par la poste, à tous les groupes démocratiques, ait pu être considéré comme un projet de Constitution appelée à remplacer celle de 1831. Mais si tel avait été le but de V. Faider, il devait être compris dans les poursuites ; or il ne fut même pas inquiété !

La presse, sans distinction d'opinion, protesta contre les poursuites entamées par M. de Bavay, sur une accusation aussi incohérente. « Tout le monde paraît d'accord, déclara un journal de l'époque, pour signaler la faiblesse et le ridicule de ce recueil de commérages, de suppositions, d'insinuations et de faussetés. » (Le Débat social).

« On le comprendra, nous n'entendons nous constituer ni les accusateurs ni les dé¬fenseurs des inculpés dans l'affaire du Prado.

« Mais il est du devoir de la presse de défendre la liberté et le bon sens, quand l'un et l'autre sont outrageusement méconnus, dans un document quasi-officiel, qui n'a pu être publié qu'avec l'assentiment du Gouvernement... » (Le Politique)

Un autre journal (La Tribune- déclare qu'il a été ébahi à la vue de ces rapsodies plus misé¬rables les unes que les autres, qui forment la base de l'accusation.

Il ajoute « Jamais le gouvernement absolu n'imagina plus stupide moyen de poursuites ; jamais, dans les plus mauvais jours du Ministère Van Maenen, fonctionnaire public n'eut recours à artifices plus odieux pour faire sa cour au pouvoir...» (Voir aussi, dans le numéro 5 de la Belgique Judiciaire (1849) une violente protestation contre l'inaction du parquet en ce qui concerne la plainte des organisateurs du banquet du Prado et à l'odieux acte d'accusation du procureur de Bavay.


Si M. de Bavay et le gouvernement libéral n'eurent pas une bonne presse à cette occasion, ils eurent, par contre, des jurés complaisants. Vers la fin du mois d'août 1849, la Cour d'assises du Brabant acquitta l'accusé Mottet, mais elle condamna à mort Laurent, Biot et Esselens !

La presse, sans distinction de couleur, ne put retenir son indignation. Le correspondant bruxellois du ministériel Journal de Liège notamment, écrivit :

« Nous assistons, depuis une huitaine de jours, à un des plus étranges procès politiques qui se soit jamais déroulé devant une cour d'assises.

« Déjà l'acte d'accusation me semblait une œuvre nulle, vide, dénuée de faits qui constituent le complot dans le sens véritable du mot. Je n'ai point, lors de l'apparition de cet acte si léger, voulu vous en entretenir ; je me disais : le complot existe peut-être malgré l'acte d'accusation ; voyons les débats, ils nous démontreront mieux probablement ce que pense M. de Bavay que ce que dit son réquisitoire.

« L'impression qu'ils m'ont laissée, c'est que le parquet de Bruxelles aurait agi sagement en ne donnant aucune suite à cette affaire, quel que puisse être le verdict du jury. »

Le Moniteur du 30 novembre, annonça que les trois condamnés à mort, dans l'affaire du Prado, avaient vu leur peine commuée en celle de quinze années de réclusion…

Ces malheureux furent transférés à Huy, à la citadelle, où se trouvaient déjà les condamnés de Risquons-Tout.

Ce procès inique et ces scandaleuses condamnations eurent pour effet de décourager les militants de la démocratie socialiste. C'est tout ce que voulait, sans doute, le parquet et, avec lui, le ministère.

La campagne des banquets fut arrêtée net, car avec un gouvernement comme celui de Frère-Rogier et un parquet présidé par un de Bavay, les citoyens qui voulaient user des libertés inscrites dans la Constitution avaient tout à craindre.

Et, cependant, la presse ministérielle continuait, ô ironie, à chanter en chœur :

« La liberté, pour faire le tour du monde,

« N'a pas besoin de passer par chez nous !... »

Hector Mottet, le seul qui trouva grâce devant le jury brabançon, était président de la Société des droits et des devoirs de l'homme, de Verviers, et c'est en qualité de délégué de cette société qu'il assistait au banquet du Prado.

Mottet, nous l'avons vu, était un industriel important et un patron modèle, adoré de ses ouvriers.

Lorsqu'il fut impliqué dans l'affaire du complot démocrate-socialiste, ses ouvriers voulurent prendre sa défense et assommer les argousins qui se présentèrent chez lui pour l'arrêter.

Rentré à Verviers après son acquittement, il fut traqué et boycotté par les cléricaux et les doctrinaires de cette ville manufacturière et sa teinturerie périclita bientôt.

Il mourut à Verviers le 12 juillet 1890.

Quant à Laurent, Biot et Esselens, ils virent d'abord commuer la peine de mort qui les frappait en celle de 15 années de réclusion, sans exposition, et ce à la date du 14 novembre 1849. Ils subirent également leur peine au Fort de Huy. Le 7 novembre 1850, Biot obtint remise du restant de sa peine et Laurent fut gracié le 29 mars 1853.

Prosper Esselens, le troisième condamné, était un homme d'une grande énergie. Il refusa obstinément de demander sa grâce, déclarant qu'un innocent ne doit pas être gracié. Le séjour de la prison le faisait cependant beaucoup souffrir, et il y devint presque aveugle.

Devant sa résistance opiniâtre, le directeur de la prison fut obligé de le mettre dehors, en employant la force ! Il quitta Huy le 22 juillet 1856 ; un arrêté royal, pris la veille, lui ayant fait grâce du restant de sa peine.

Bien que devenu complètement aveugle, Esselens participa à la propagande de l'Association le Peuple, de 1861 à 1865 et aux débuts de l'Internationale, avec son ami Dellesalle. La prison et les souffrances avaient aigri son caractère. Il combattit souvent les propositions de ses amis, ne les trouvant pas assez radicales, ni suffisamment révolutionnaires...

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