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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

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Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome premier. Deuxième partie : la Belgique en 1848-1849

Chapitre II. L'Attitude du Gouvernement après le 24 Février

Situation difficile - Crainte pour notre nationalité - La crise industrielle, commerciale et financière - Réclamations des ouvriers sans travail - L'union des deux partis en présence des événements - Circulaires de Rogier aux gouverneurs - Rappel des classes de milice - Mesures policières et financières - Réformes électorales et autres - Castiau interpelle le gouvernement - « Une séance historique » - Série de réformes - Arrestations, expulsion d'étrangers - Expulsion de Karl Marx - Son arrestation et celle de sa femme - Interpellation à la chambre

Les événements de Paris créèrent à la Belgique et à ses gouvernements successifs, une situation des plus difficiles. D'abord, on pouvait craindre en haut lieu des manifestations révolutionnaires et républicaines. Ensuite, on se demandait dans le peuple quelle serait l'attitude des ministres de Léopold Ier vis-à-vis du gouvernement républicain qui avait pris la place du beau-père du roi des Belges. Enfin, le pays sortait d'une crise occasionnée par la cherté des subsistances qui avait décimé les rangs des classes laborieuses. Si en février 1848, le gouvernement belge avait été clérical, si le ministère de Theux, de 1847, s'était encore trouvé au pouvoir, il y eût eu beaucoup de chances pour que la république fût proclamée, grâce au concours de la bourgeoisie libérale et à l'impopularité naturelle d'un gouvernement réactionnaire et clérical.

Ce fut en grande partie Rogier, pensons-nous, qui sauva la monarchie.

Néanmoins, l'émotion fut grande dans le pays.

Le crédit public fut atteint fortement par la crise ; la rente belge baissa en peu de jours de presque cinquante pour cent. L'industrie, le travail, le commerce, le crédit privé, furent également atteints.

Le 15 mars, deux ou trois cents ouvriers condamnés au chômage se rendirent en cortège au palais du Roi et remirent une pétition pour obtenir du travail. L'aide de camp de service, qui la reçut, promit de la remettre au roi et la bande, confiante et satisfaite, se retira dans le plus grand calme.

À Gand, plusieurs jours de suite, des rassemblements nombreux eurent lieu au marché du Vendredi. Des groupes parcoururent les rues et l'un d'eux alla un soir devant la maison de l'armurier Van Montagu, dans le but de se procurer des armes. Mais la foule fut mise en fuite par la gendarmerie et les pompiers. Ces bandes circulaient au cri de … Vive la République ! et en chantant la Marseillaise.

À Bruges, les ouvriers manifestèrent plusieurs soirs de suite, sur la Grand'Place, ce qui décida l'administration communale à adresser le 10 mars, aux propriétaires aisés, une circulaire qui débutait comme suit :

« Les bourgmestre et échevins de la ville de Bruges à leurs administrés :

« Les événements qui viennent de se passer en France ont amené une commotion profonde dont les effets se sont aussitôt fait sentir en Belgique. Le commerce, l'industrie, le crédit public, ont reçu une atteinte sensible ; une foule d'intérêts ont été lésés.

« Dans ces circonstances graves, le gouvernement s'est mis à la hauteur de la situation, et il a immédiatement avisé à toutes les mesures nécessaires pour traverser, sans secousse pénible, la crise actuelle. Parmi ces mesures, il en est une qui ne pouvait pas échapper à l'intelligente sollicitude du gouvernement envers la classe ouvrière : l'occupation des bras inactifs. Le travail, cette puissante garantie de l'ordre et de la sécurité publics doit, en effet, autant que possible, être assuré aux ouvriers. De grands travaux d'utilité générale ont été décrétés par l'Etat ; d'autres sont projetés. Les provinces et les villes secondent de leur côté le gouvernement dans l'accomplissement de l'immense tâche que les circonstances lui ont imposée. Mais tous ces moyens ne sont pas encore assez efficaces. Il faut le concours des propriétaires riches ou aisés, eux aussi ont en ce moment des devoirs à remplir, eux aussi comprendront qu'il est juste et nécessaire d'appliquer une partie de leurs ressources à venir en aide à leurs concitoyens malheureux. »

La presse, de son côté, adressait des conseils analogues à ses lecteurs. C'est ainsi que le Journal de Bruxelles, publia au commencement du mois de mars, un article qui lui était envoyé, disait-il, par deux de ses abonnés et qui reflète bien l'état des esprits à cette époque troublée :

« La situation est pleine d'angoisses et couverte de ténèbres. Vienne la peur, elle serait désespérée :

« Il n'y a que trop de cœurs tombés en défaillance, au seul écho du mouvement qui se fait à Paris. C'est le symptôme le plus alarmant, à l'heure qu'il est ; et c'est par conséquent celui qu'il faut faire disparaître le plus tôt possible.

« Les intérêts matériels sont menacés (qui en doute ?) par les chances d'une guerre générale ; mais la frayeur dissipera-t-elle les périls du présent et les menaces de l'avenir ? Loin de là : elle ne ferait que hâter la crise, la rendre inévitable, plus terrible et sans remède ; car en altérant la confiance, elle tuerait le crédit public, elle tarirait les sources du travail, elle surexciterait, par l'accroissement de la misère, tous les penchants mauvais qui fermentent encore au sein de la société.

« Ce qu'il faut, au contraire, c'est du courage, c'est de l'union, c'est du dévouement : du dévouement surtout, pour être à la hauteur des besoins et des périls.

« C'est-à-dire que le temps des sacrifices est arrivé pour tous ceux à qui la Providence a donné les moyens d'en faire.

« La loi chrétienne de la charité ne se borne pas au soulagement des misères individuelles ou locales : elle s'étend au monde entier, parce que c'est le monde entier que l'Homme-Dieu, auteur de cette loi, a embrassé dans son amour, en mourant pour eux tous. Mais elle doit s'exercer surtout envers la patrie, puisque les besoins de la patrie ne sont autres que les besoins généraux et collectifs de ce prochain, qu'il nous est ordonné d'aimer comme nous-mêmes.

« Voilà pour les hommes de foi ! À ceux qui ne croient pas nous disons encore : Dévouement jusqu'au sacrifice !

« Votre intérêt même l'exige ; la logique du bien-être vous en fait une loi.

« Qu'arriverait-il, en effet, si vous vous retiriez du mouvement des affaires ; si vous rappeliez à vous tous vos capitaux, pour les enfouir ou les placer au dehors ; si vous arrêtiez le cours de vos dépenses ordinaires ; si vous suspendiez vos travaux commencés, ou si vous ajourniez vos travaux en projet ?

« Qu'arriverait-il même si, obéissant aux inspirations de l'égoïsme, vous n'augmentiez pas, en ce moment, le budget de vos dépenses, soit pour venir au secours de la patrie, soit pour soutenir le travail national ?

« Qu'arriverait-il ? Répondez vous-mêmes, sans attendre une autre réponse, celle des événements.

« Nous sommes tous conservateurs, à l'heure qu'il est. Dieu soit loué de ce rapprochement des partis ! Mais, crier : Vive l'indépendance nationale ! est-ce tout ce qu'il y a à faire, dans le moment actuel ? Ne voulons-nous pas conserver tout aussi bien notre fortune privée que la fortune politique du pays ? Assurément ; et peut-être, au fond, tenons-nous incomparablement plus à la première qu'à la seconde : soyons francs.

« Eh bien ! à ce seul point de vue du foyer, de la caisse ou de la terre, en qualité de conservateurs, faisons la part aux nécessités du moment. Jetons notre superflu à la mer, pour sauver le navire qui nous porte. Il le faut ; car si nous ne le faisons, l'orage qui gronde dans le voisinage peut bientôt nous faire périr corps et biens. Mieux vaut sauver le tout en sacrifiant une partie de la cargaison... »

Les journaux émirent également des craintes pour notre nationalité et notre indépendance, bien que la déclaration de Lamartine eût dû tranquilliser tout le monde au sujet de l'éventualité d'une annexion par la France.

Dès que le gouvernement eut connaissance des événements de Paris, il adressa aux gouverneurs des neuf provinces, une circulaire dont voici le texte :

« Bruxelles, le 26 février 1846.

« Monsieur le Gouverneur,

« Des événements de la plus haute gravité se passent dans un pays voisin. Déjà le récit doit vous en être parvenu. En présence d'une pareille crise, le devoir du gouvernement, comme celui des citoyens, est clairement indiqué. Neutre et indépendante, la Belgique doit veiller avec fermeté et vigilance sur les institutions libérales qu'elle s'est données. Il importe que toutes les opinions se réunissent pour empêcher une agitation qui serait sans but et n'aurait d'autre résultat que d'affecter toutes les sources de notre prospérité nationale.

« J'ai la conviction que les vœux des citoyens sont unanimes pour que la tranquillité publique soit garantie de toute atteinte, et qu'ils seront les premiers à prévenir ou à réprimer les désordres que la malveillance pourrait exciter.

« Le gouvernement compte sur le zèle et le dévouement des fonctionnaires et des administrations, dont le concours lui est nécessaire. Il espère surtout que les autorités communales des villes, sur lesquelles pèse une grande responsabilité dans ces circonstances critiques, s'acquitteront avec fermeté de tous leurs devoirs. Elles ont particulièrement à veiller au maintien de l'ordre, au respect dû aux personnes et aux propriétés, et doivent, par conséquent, avoir sans cesse l'œil ouvert sur tout ce qui serait de nature à troubler la tranquillité publique.

« Je suis persuadé qu'elles sauront se mettre à la hauteur de leur mission.

« Je n'ai d'ailleurs pas d'instructions spéciales à vous donner ; il est un seul point, M. le gouverneur, sur lequel il importe que vous fixiez immédiatement l'attention des administrations communales.

« C'est la surveillance des étrangers et la vérification la plus rigoureuse des passeports.

« Le ministre de l'intérieur,

« Ch. ROGIER. »

Le Moniteur du 26 février, dans sa partie non officielle, annonça que « le bal qui devait se donner à la Cour le premier mars n'aura pas lieu. »

Le 3 mars, le journal officiel publia une nouvelle circulaire de M. Rogier, dans le but, cette fois, d'inviter le monde officiel à prendre des mesures pour procurer du travail à certaines catégories d'ouvriers :

Voici comment s'exprimait le Ministre de l'intérieur :

« Monsieur le Gouverneur,

« Je vous prie d'adresser immédiatement, de ma part, aux administrations des villes principales de votre province, la recommandation de mettre le plus tôt possible la main aux travaux d'utilité communale pour l'exécution desquels des fonds sont portés à leurs budgets.

« Faites-leur sentir combien il importe, dans les circonstances actuelles, de multiplier, par tous les moyens possibles, les occasions d'occuper la classe ouvrière.

« Invitez-les aussi, Monsieur le gouverneur, à adresser une recommandation du même genre à tous les propriétaires, aux manufacturiers et aux personnes aisées de toute condition.

« Il est essentiel de leur faire comprendre qu'il est juste et nécessaire de chercher à occuper des bras inactifs.

« Loin de restreindre ou de remettre à d'autres temps les améliorations que pourrait réclamer l'état des propriétés, c'est pour les propriétaires, en quelque sorte, un devoir de bon citoyen, de faire exécuter, non seulement les travaux indispensables, mais même tous ceux qui, sans être d'une nécessité immédiate, offriraient une utilité quelconque. C'est en occupant constamment la population ouvrière et en lui facilitant les moyens de pourvoir régulièrement à sa subsistance quotidienne, que le pays peut espérer traverser, sans secousse pénible, la crise actuelle.

« Le gouvernement croit pouvoir compter, à cet égard, sur le bon esprit et les sentiments patriotiques et intelligents des administrations communales et des habitants.

« Le Ministre de l'intérieur,

« Ch. Rogier.

« Bruxelles, le 2 mars 1848. »


Le gouvernement, qui était visiblement sur les dents, rappela sous les armes plusieurs classes de milice et décida de réorganiser la garde civique, pendant que les procureurs généraux, rédigeaient circulaire sur circulaire pour stimuler le zèle de leurs agents.

Vinrent ensuite les mesures financières.

Le cours forcé des billets de banque fut décidé et les contribuables furent invités à payer leurs contributions à l'avance. En outre, un emprunt forcé fut décrété. Toutes ces mesures financières furent exécutées sans trop de difficulté ni de peine. L'opposition catholique se montra d'ailleurs très conciliante ; loin de critiquer les décisions prises par le gouvernement, elle s'unit aux libéraux pour sauver à la fois la monarchie et l'ordre établi.

« ... Les catholiques ne savaient pas, écrivait quelques années après M. Thonissen, que cette conduite désintéressée deviendrait plus tard une arme aux mains de leurs adversaires. Ils ne prévoyaient pas qu'un ministre du roi, attribuant leur désintéressement à des calculs ignobles, leur dirait un jour dans l'enceinte de la législature : « Vous aviez peur en 1848 ! » (THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier, tome IV, pp. 303-304). Toute la presse conservatrice, tant libérale que catholique, sentait le danger et parlait alors de conciliation et de paix.

« La peur, aussi mauvaise conseillère que la faim, déclarait le Journal de Bruxelles, n'inspire pas de bonnes résolutions ; son action éphémère cesse avec les motifs qui l'ont causée, et nous serions désolés que l'union actuelle ne reposât que sur cette base honteuse et fragile. Non, cette union n'a été provoquée chez tous que par un sentiment noble et durable, par le désir ardent de mettre enfin un terme à des divisions d'autant plus déplorables qu'elles étaient peu fondées, à des rivalités stériles qui empêchaient le bien et qui déposaient dans les esprits des germes de malheurs publics.

« Nous voulons l'union, non comme un armistice en face du danger, non comme un accident, non comme une tactique de circonstance, mais comme un état normal, comme le fondement de la politique belge. Nous la voulons pour elle-même, parce qu'elle est un devoir pour tous les bons citoyens, et qu'elle peut seule résoudre les difficultés que nous créent le paupérisme à l'intérieur et les secousses imprimées à l'Europe par les événements du jour.

« L'union est dans notre loi fondamentale, elle est dans les intérêts nationaux ; puisse-t-elle rester dans les cœurs où elle vient de pénétrer comme par une bonne inspiration de la Providence, à qui nous sommes déjà redevables de tant de bienfaits.

« Nous supplions nos amis d'hier et d'aujourd'hui de prendre acte de ces lignes que nous traçons avec une sincérité parfaite. Si nous manquons jamais à l'engagement patriotique que nous prenons de favoriser de tout notre pouvoir la consolidation de l'alliance belge, qu'ils nous le rappellent comme un reproche, et le regret de l'avoir méconnu sera notre punition. »

« Toute lutte entre les partis, écrivait l'Organe des Flandres, doit être suspendue.

« Libéraux et catholiques doivent se donner la main pour conserver nos institutions nationales et la dynastie du roi Léopold.

« Nous devons nous serrer autour du roi et du pouvoir. Sa cause, c'est celle de l'ordre : c'est la nôtre.

« Nous engageons nos amis à faire trêve à tout dissentiment politique dans la ferme persuasion que le ministère saura remplir vigoureusement son devoir.

« Enfin le Vaderland, qui se publiait à Anvers, imprimait :

« C'est le devoir de tout citoyen de faire le sacrifice de ses sentiments personnels pour le salut commun.

« Quiconque porte un digne cœur se range, dans des circonstances comme celles-ci, autour du trône et du gouvernement ; il n'appartient plus à un parti, mais à la Patrie !

« Tous les partis ont rempli ce devoir : les Flamands y manqueront moins que personne …»


Mais les mesures de sécurité et de police, l'emprunt et le cours forcé des billets de banque, pas plus que l'exécution de quelques travaux publics, ne suffisaient pour contenter le public.

Des réformes politiques s'imposaient.

Nous avons dit que, le 14 février 1848, le gouvernement avait déposé un projet de réforme électorale accordant le droit de vote aux électeurs payant 42 francs 32 centimes d'impôts, et se trouvant inscrits sur la liste des jurés.

Le 26 février, le ministre des finances demanda l'urgence pour le vote d'un projet de loi ordonnant un emprunt forcé que les propriétaires ou usufruitiers devaient souscrire avant le 10 mars, pour une somme égale à huit douzièmes de la contribution foncière. Ce projet fut voté séance tenante, et renvoyé au Sénat qui le vota à son tour, une heure plus tard.

Le lendemain était un dimanche. Le 28, le gouvernement déposa un projet de loi fixant le cens électoral au minimum déterminé par la Constitution (Note de bas de page : Moins de deux ans auparavant, M. Frère avait dit au Congrès libéral que le cens à 20 florins donnerait non pas des électeurs, mais des serviteurs !) et un autre projet fixant à six années la durée du mandat, des conseillers communaux, qui fut ramené, en 1895, à huit années.

Le ministre de l'intérieur retira en même temps, par un arrêté royal signé le même jour, le projet de loi déposé le 14 février et relatif à l'adjonction des capacités !...

Cela fait, la séance fut levée à trois heures et on semblait vouloir attendre les événements.

Le 29 février, Rogier déposa un nouveau projet de loi relatif à la fixation du cens pour la formation des conseils communaux.

À la séance du 1er mars, Adelson Castiau demanda à interpeller le gouvernement au sujet de l'attitude que devaient avoir la Belgique et son gouvernement en présence de la Révolution française.

« Les événements qui se passent à nos portes, dit-il, sont trop graves, les préoccupations politiques qui nous agitent sont trop vives, pour qu'on puisse continuer à se renfermer dans un système de silence absolu. Le silence, en effet, me paraît en politique le plus fâcheux, le plus imprudent souvent de tous les systèmes. Car il permet de dénaturer tout à la fois la pensée, les intentions, les actes. Il est donc, ce me semble, dans l'intérêt du pays, de la Chambre et du gouvernement lui-même, de rompre le silence et de provoquer des explications sur ces graves circonstances qui tiennent l'Europe entière en suspens. C'est le moyen de mettre un terme aux embarras d'une position qui, en se prolongeant, finirait par devenir aussi fausse que dangereuse.

« Cette révolution sera l'un des plus grands événements, le plus grand événement peut-être des temps modernes. Elle sera appelée inévitablement à faire le tour du monde.

« Elle fera le tour du monde, non pas en attaquant les nationalités, en broyant sur son chemin les peuples qu'elle pourrait rencontrer, en promenant dans l'Europe les désordres de la guerre et de la conquête. Non, elle fera le tour du monde par des moyens pacifiques, loyaux et justes. Elle fera le tour du monde par la propagande des idées et la puissance d'initiative que possède la France... La Belgique n'a rien à craindre de ce régime nouveau, car c'est le régime de l'ordre, de la justice, du maintien de tous les droits, de la sympathie pour toutes les nationalités et surtout pour les nationalités libres et démocratiques comme la nôtre.

Le ministre des affaires étrangères répondit en donnant lecture à la Chambre d'une dépêche adressée par Lamartine au prince de Ligne, notre ministre à Paris : « La forme républicaine du nouveau gouvernement, y est-il dit, n'a changé ni la place de la France en Europe, ni ses dispositions sincères et loyales à maintenir ses rapports de bonne harmonie avec les puissances qui voudront, comme elle, l'indépendance des nations et la paix du monde... »

Après quelques paroles des ministres de l'intérieur et de la justice, M. Delfosse répondit à Castiau. Il s'exprima comme suit :

« L'honorable M. Castiau a dit tantôt que les idées de la révolution française feraient le tour du monde. Je dirai que pour faire le tour du monde, elles n'ont plus besoin de passer par la Belgique. »

Ces paroles furent applaudies « dans la Chambre et dans les tribunes » dit le compte officiel, qui ajoute que « la Chambre, en proie à une vive émotion, se sépare sans aborder son ordre du jour !…»

L'Observateur, dans son numéro du soir même, apprécie comme suit cette séance qu'on a appelée « historique » :

« C'est sous l'impression profonde des émotions que nous a données cette séance que nous prenons la plume. Que dire de cette séance ! La raconter, ce serait en atténuer l'effet : nous ne pouvons que renvoyer le lecteur au compte rendu que nous en donnons ; nous ne pouvons que dire l'impression qu'elle a produite sur nous.

« La curiosité publique, surexcitée aujourd'hui par l'attente de ces interpellations, avait attiré à la Chambre un concours infini de spectateurs ; les tribunes étaient encombrées ; les bancs où siègent les députés étaient garnis jusqu'aux points extrêmes de l'amphithéâtre.

« Aussi nous ne pourrions exprimer quel effet ont produit sur cette foule patriotique, quelle sympathique émotion ont éveillée les paroles nobles, fermes et nationa¬les prononcées par M. le ministre des affaires étrangères, et les paroles vibrantes et généreuses de M. le ministre de l'intérieur.

« Mais c'est surtout lorsque M. Delfosse a, d'une voix émue, remercié le gouvernement de son attitude et de ses efforts pour maintenir la nationalité et l'indépen¬dance de la Belgique libre ; lorsqu'il s'est écrié « La liberté pour faire le tour monde n'a pas besoin de passer par la Belgique., » Alors, à chacun de ses accents vraiment pénétrants, la salle entière battait des mains, les tribunes éclataient en bravos que le président, attendri, ne songeait pas à réprimer. Trois fois, les applaudissements ont empêché le généreux orateur de continuer et, quand il eut fini, nous avons cru que les acclamations enthousiastes feraient crouler l'enceinte. Lui-même, succombant sous l'émotion, il est retombé sur son banc et s'est pris à pleurer.

« La patrie entière entendra ces cris enthousiastes de l'assemblée, et cette voix traversera l'espace, et portera à la France les chaleureuses émanations de sa pensée qui est en ce moment la pensée de la Belgique entière.

« Oui, nous en sommes certains, la France, la généreuse France entendra cette grande voix de la Belgique, de la Belgique qui l'admire et qui ne la craint pas, parce qu'elle se souvient que c'est la France qui a proclamé la première, depuis longtemps, les principes impérissables dont toutes les sociétés poursuivent aujourd'hui la réalisation ; qui a changé les vieilles zones, coupé à sa racine la vieille souche des gouvernements usurpateurs, appelé à l'indépendance toute famille nationale, implanté dans les idées ce qui doit passer dans les faits pour beaucoup de nations, ce qui est passé dans les faits pour nous : le droit souverain qu'a tout peuple de se constituer chez lui comme il l'entend, et de considérer comme une violence, comme une abominable oppression, la force extérieure qui paralyse cette action spontanée, cette volonté nationale.

« Il y a, la France le sait bien, il y a une force qui croit et qui s'élève pour le salut du monde politique et pour la perte de tous les oppresseurs, quels qu'ils soient, démocratiques ou monarchiques : c'est la force de la raison humaine. Il y a comme une ligue entre les hommes intelligents et moraux de tous les pays ; d'une extrémité du monde à l'autre, à l'aide de journaux, des livres et des chemins de fer, ces hommes se lisent, se voient et s'entendent sans cesse. Il peut être donné à la France de marcher à la tête de cette ligue pacifique, de tenir levé le flambeau qui éclaire les efforts, les travaux et les périls de tous les amis du progrès. Mais pour cela son premier cri, son premier devoir, c'est : Respect aux nationalités !

« Une seule menace de la France contre la Belgique, mais ce serait une trahison envers la Pologne et l'Italie.

« Nous en sommes certains, tout Français qui aime son pays doit applaudir à l'attitude de neutralité sympathique prise par la Belgique. Une autre attitude, d'autres tendances, en compromettant la nationalité belge, compromettraient l'avenir de la République française, et lui prépareraient des embarras et des hostilités dont il serait impossible de prévoir l'issue.

« La séance d'aujourd'hui est une séance qui appartient à l'histoire. » (Note de bas de page : Un tableau de F. Vinck rappelle le souvenir de cette séance. Il n'a d'ailleurs aucune valeur et a été relégué dans la salle de la quatrième section de la Chambre des Représentants).

Dès le lendemain, la Chambre se réunit et se mit à légiférer à la hâte. Le projet de loi électorale déposé le 26 février fut rapporté le 2 mars par M. de Brouckère et mis en discussion deux jours après.

Le premier orateur inscrit, M. Moreau, député de Verviers, caractérisa comme suit les principes du projet :

« La Constitution, dit-il, loin de fermer la voie à tout progrès, contient des dispositions qui présupposent que nos institutions sont susceptibles de se développer librement, de manière à en assurer plus complètement l'exercice.

« Une réforme électorale, large et libérale, est devenue un besoin pressant pour le pays, qui la réclame depuis longtemps ; elle n'est que la conséquence rationnelle et inévitable de faits accomplis...

« Tous, nous devons être convaincus que la participation d'un plus grand nombre de Belges à la chose publique peut être pour l'avenir du pays une garantie de paix, de sécurité ; le préserver de ces agitations violentes qui ébranlent l'édifice social, énervent quelquefois les forces vives et tarissent le plus souvent les sources de la richesse nationale. Tous nous devons croire qu'en accordant l'électorat à plus de citoyens, nous les attacherons de plus en plus fortement à notre indépendance, à notre nationalité.

« C'est parce que les peuples désespèrent de sauvegarder leurs intérêts méconnus, si ce n'est par des efforts violents, c'est parce que les droits du plus grand nombre sont froissés et violés au profit de quelques-uns, que les révolutions bouleversent le corps social. Apporter à cet état de choses des remèdes légaux au lieu de laisser empirer le mal, c'est le meilleur moyen d'empêcher que l'irritation et la misère ne poussent les masses à recourir à l'emploi de la force...

« Si un plus grand nombre de nos concitoyens peuvent prendre part à l'établissement des pouvoirs politiques et législatifs, s'ils peuvent choisir ceux qu'ils jugent les plus dignes d'être les organes de leurs vœux, de leurs besoins, d'un côté, une part plus égale sera faite à tous les intérêts, d'un autre côté, aucun d'eux ne sera assez puissant pour froisser les intérêts de la famille nationale, pour les exploiter au profit de quelques-uns et se saisir exclusivement du gouvernement de la chose publique.

« Depuis dix-huit ans, les Belges ont donné trop de gages de leur amour de l'ordre, ils ont montré trop de patriotisme dans l'accomplissement de tous leurs devoirs civiques, pour qu'il soit à craindre de les intéresser plus profondément et d'une manière plus active à l'élection des représentants du pays. »

Lorsque vint le tour de Castiau, il rappela que la proposition de loi qu'il avait déposée un an auparavant, et qui ne devait augmenter le nombre des électeurs que de 1,200 à 1300 personnes, n'avait réuni que 17 voix. Puis parlant du projet en discussion, il dit :

« Cette proposition qui, il y a un mois, eût soulevé des orages, est accueillie maintenant avec une extrême faveur.

« Ne nous effrayons donc pas des idées, de leur progrès, de leur inévitable triomphe...

« Je sais que ces principes de liberté et d'égalité, vous les avez inscrits dans votre Constitution ; mais sont-ils également descendus dans le domaine des faits ? Et croyez-vous en avoir assuré l'organisation ?... Si la Chambre avait eu le temps de m'entendre, j'aurais déroulé devant elle la série de toutes les mesures illibérales et réactionnaires qui, depuis 1832, se sont continuées jusqu'en 1847 sans interruption...

« Il ne faut pas dire ni croire que cette loi sera le dernier terme des améliorations à apporter dans nos institutions politiques. Quand vous aurez adopté la réforme qu'on vous propose, vous ne serez certes pas arrivés à la dernière limite du perfectionnement social ; vous n'aurez pas encore, dans toute sa sincérité, la réalité complète de votre gouvernement représentatif, puisque le droit électoral sera toujours le privilège de la minorité et non le droit de la majorité. »

Voici ce que déclara le comte de Baillet :

« L'esprit d'ordre et de sagesse que montrent toutes nos populations au milieu de l'agitation qui nous entoure, prouve qu'elles approuvent nos institutions et qu'on peut, avec confiance, appeler un plus grand nombre de Belges à prendre part au mouvement électoral. »

Puis le marquis de Rodes :

« Par cette mesure éminemment libérale, il y aura augmentation très considérable des personnes qui participeront aux élections et qui pourront ainsi prendre une part beaucoup plus large à la chose publique. Puisse ce grand acte, le plus grand que nous ayons posé depuis dix-sept ans, être apprécié à sa juste valeur. »

Puis M. Van Muyssen :

« J'ai la certitude que cette loi est destinée à exercer un effet salutaire, le développement de l'esprit et du sentiment national en Belgique. »

Puis le baron de Royer :

« J'appuierai avec d'autant plus de plaisir le projet de loi qui est aujourd'hui soumis à nos discussions, que ce projet tend à amener dans la représentation nationale la véritable expression de pays, puisqu'il amènera dans les collèges électoraux un bien plus grand nombre d'électeurs. »

À la Chambre, comme au Sénat, la réforme électorale fut votée à l'unanimité.

Elle eut pour résultat de faire passer le nombre des électeurs de 46,436 à 79,360…, sur plus de quatre millions d'habitants !

La loi relative à l'uniformité du cens électoral fut promulguée le 12 mars, le lendemain de son adoption par le Sénat et elle fut publiée le 14 au Moniteur.

Parmi les autres lois qui furent votées à cette époque, sous la pression des événements du dehors, il convient de citer d'après la date de leur publication au Moniteur belge :

Le 2 mars 1848. - Loi relative à la nomination des bourgmestres.

Le 10 mars. - Loi qui exempte du droit de timbre et d'enregistrement les actes des conseils de prud'hommes.

2 avril. - Loi sur le cens électoral pour la nomination des conseillers communaux.

9 avril. - Loi concernant les dépôts de mendicité et les écoles de réformes.

14 avril. - Loi relative à la durée du mandat des conseillers communaux.

4 mai. - Loi sur la réorganisation des monts-de-piété.

21 mai. - Loi apportant des modifications à la loi communale.

24 mai. - Loi sur l'entrée des machines ou appareils nouveaux importés de l'étranger.

26 mai. - Loi qui supprime du timbre sur les journaux et les écrits périodiques.

28 mai. - Loi dite de réforme parlementaire et qui interdit aux agents salariés de l'Etat d'être membre des Chambres ou du Conseil provincial.

Après ce travail, les Chambres furent dissoutes et le nouveau corps électoral fut convoqué pour le 23 juin suivant.

Ces élections furent un triomphe pour l'opinion libérale. Cinquante-cinq membres nouveaux entrèrent à la Chambre qui compta 85 députés libéraux contre 23 catho¬liques. La composition du Sénat fut profondément modifiée, et libéraux et catholiques y eurent à peu près un nombre égal de sièges.

Dans différents arrondissements, à Bruxelles, à Gand, à Verviers, des démocrates, à tendances républicaines, s'étaient présentés au corps électoral, mais avaient recueilli peu de voix. Ils représentaient « l'ennemi commun », et l'on vit les journaux catholiques, à Bruxelles notamment, recommander le vote pour les libéraux contre les démocrates.

Les élections provinciales et communales qui eurent lieu quelques semaines plus tard marquèrent un nouveau succès pour le parti libéral.

« Le libéralisme, dit à ce sujet Thonissen, était au comble de ses vœux, au faîte de ses espérances et, comme toujours, ses prétentions grandissaient avec le succès de sa propagande. À mesure que la république de février, réduite à l'impuissance par les folies de ses défenseurs, perdait les proportions redoutables qu'elle avait prises à son origine, les chefs des clubs belges manifestaient plus énergiquement le désir de confisquer à leur profit toutes les sources du pouvoir, tous les avantages des budgets, toutes les influences administratives. »


Malgré ces succès, les ministres libéraux, croyant servir les intérêts oligarchiques qu'ils représentaient, agirent avec brutalité contre ceux dont ils croyaient devoir craindre l'influence. Quelques jours après le 24 février, de nombreuses arrestations furent faites par ordre de la Sûreté publique, et quantité d'expulsions d'étrangers furent ordonnées. Parmi celles-ci, la plus retentissante, à coup sûr, tant par la valeur des personnalités que par les incidents auxquels elle donna lieu, fut celle de Karl Marx et de sa femme.

Voici le récit de cette expulsion, d'après les journaux du temps et les détails donnés à la Chambre lors de l'interpellation que fit le député de Soignies, M. Bricourt, dans la séance de la Chambre du 11 mars.

« ... Des étrangers, dit M. Bricourt, ont été expulsés récemment du pays. Je ne sais si leur présence pouvait compromettre la tranquillité publique ; j'ignore également s'ils avaient posé des actes de nature à motiver la mesure sévère prise à leur égard, mais en supposant que le gouvernement ait agi dans la limite de ses devoirs, toujours est-il qu'il nous doit compte de la manière dont il fait usage de la faculté qui lui est attribuée par la loi de 1835, et des illégalités commises par ses agents.

« Voici les faits tels qu'ils sont rapportés dans une note qui m'a été remise par une personne honorable, digne de toute confiance :

« Le vendredi 3 mars, vers 5 heures du soir, M. le ministre de la justice fait signifier à M. Marx un arrêté d'expulsion daté de la veille.

« M. Marx fait ses préparatifs de départ et se propose d'indiquer le lendemain la frontière par laquelle il sortira du royaume.

« Mais dans la nuit, vers une heure un quart, neuf ou dix individus armés, portant l'uniforme des agents de police de la ville de Bruxelles, sans observer les formalités légales, font irruption dans l'hôtel du Bois-Sauvage, et demandent à M. Marx ses papiers. M. Marx obéit à leur injonction ; il produit les papiers sur le vu desquels il avait obtenu, trois ans auparavant, la permission de résider en Belgique ; il produit de plus son arrêté d'expulsion.

« Il est à remarquer qu'il habitait depuis trois ans, avec autorisation de la police, la ville de Bruxelles et ]es communes de Saint-Josse-ten-Noode et d'Ixelles ; il est à remarquer surtout que, quatre jours avant l'événement, étant rentré en ville, il avait fait, en personne, sa déclaration de changement de domicile au bureau de police établi au Petit-Sablon.

« Eh bien, malgré tout cela, et quoique la position de M. Marx fût parfaitement régulière, il fut arrêté et emmené par les individus armés qui étaient entrés chez lui. Ces mêmes individus contraignirent Madame Marx, qui couchait dans une chambre voisine, à sortir de son lit. Madame Marx, effrayée de ces brutalités, s'habille à la hâte et se fait conduire par le fils de l'aubergiste chez M. Jottrand qui la rassure et lui promet de s'occuper dès le lendemain du sort de M. Marx. Elle revient, et à quelques pas de sa demeure elle rencontre l'un des individus qui avaient opéré l'arrestation de son mari et qui paraissait l'attendre. Elle demande à cet individu où l'on a conduit M. Marx. L'agent répond : « Si vous voulez le voir, suivez-moi. « Elle accepte cette offre avec empressement et se laisse conduire. Dans la rue Royale, elle rencontre un ami de son mari, M. Gigot, Belge, habitant Bruxelles. Elle renvoie le fils de l'aubergiste et se rend avec Gigot, toujours accompagnée de l'agent, au bureau de la Permanence du Petit Sablon. Là, on ne lui permet pas de dire un mot ; on lui demande brusquement ses papiers, et sur la réponse qu'elle ne peut pas comprendre cette énigme, puisqu'elle vient voir son mari sur l'invitation obligeante d'un agent de police, on l'accable de brutalités et on la conduit à l'hôtel de ville.

« La même mesure est prise à l'égard de M. Gigot, bien qu'il soit généralement connu des hommes de la police, bien qu'il soit Belge et domicilié à quelques pas du Petit-Sablon. M. Gigot est retenu à l'Amigo jusqu'au lendemain, trois heures de l'après-midi, sans qu'on daigne lui donner la moindre explication.

« Quant à Madame Marx, arrivée à l'hôtel de ville, elle dut subir de nouveaux interrogatoires, et fut soumise à des brutalités qui, cette fois, dégénèrent en mauvais traitements. La violence fut telle que ses vêtements furent déchirés. Puis elle fut jetée dans un cachot au milieu des filles perdues ramassées pendant la nuit. Elle resta évanouie pendant quelque temps. Revenue à elle, au milieu d'une obscurité complète, elle ne connut la société où elle se trouvait que par les propos ignobles qui vinrent souiller ses oreilles pendant toute cette terrible nuit. Elle souffrit cet odieux supplice jusqu'à sept heures du matin. C'est alors seulement que son mari put obtenir, moyennant payement, qu'elle fut séparée des prostituées. Madame Marx fut conduite dans une chambre où elle trouva un lit qu'elle dut encore partager avec une femme inconnue. »

« Vers onze heures, elle fut conduite rue de la Paille où on la retint pendant deux heures et demie dans un trou humide et froid. Elle fut enfin appelée chez M. le juge d'instruction Bergmans, qui lui apprit qu'elle avait été arrêtée pour vagabondage. Chez M. Bergmans, dont Madame Marx n'a eu qu'à se louer, elle subit encore les grossièretés d'un inconnu qui lui notifia brutalement l'ordre de quitter la pays le même jour.

« Le même ordre fut intimé à son mari, qu'elle retrouva chez le juge d'instruction. Tout ce qu'ils purent obtenir, c'est que Madame Marx resterait jusqu'au lendemain. M. Marx reçut une feuille de route et dut partir presque immédiatement.

« Ce qui rend cette conduite d'autant plus odieuse, c'est que la veille du jour où l'arrêté d'expulsion fut lancé, un professeur de l'Université de Bruxelles, M. Maynz, s'était rendu chez M. Opdebeek, chef de bureau de l'administration de la Sûreté publique, et qu'il avait dit à ce fonctionnaire que si le séjour en Belgique de M. Marx et de quelques autres Allemands était, aux yeux du gouvernement, de nature à compromettre la tranquillité publique, ces messieurs quitteraient le pays à la première observation qui leur serait faite. On lui avait répondu que ces messieurs continueraient à jouir de l'hospitalité belge aussi longtemps que, par des actes positifs, ils ne troubleraient pas l'ordre public.

« Messieurs, de pareils faits sont graves. Ils ont déjà été signalés en partie par la presse française. Au moment où nous vantons nos institutions libérales, de tels faits protestent contre nos paroles et sont de nature à faire croire à l'étranger que, dans notre Belgique si libre, la haute et la petite police trouvent le moyen de violer impunément et audacieusement la justice, la morale et les lois.

« J'éprouvais le besoin de protester, pour l'honneur du pays contre ces scandales. J'ai voulu fournir au gouvernement l'occasion de réparer solennellement une criante injustice.

« C'est son devoir, il doit l'accomplir, sous peine de partager la responsabilité des actes odieux posés par ses agents.

« Les faits que je viens de signaler constituent plusieurs illégalités évidentes.

« Il y a eu violation de domicile, car on est entré violemment, pendant la nuit, dans les appartements du docteur Marx. Bien qu'il fût logé dans un hôtel, le quartier occupé par lui ne constituait certes pas un établissement public.

« Il y a eu arrestation arbitraire du docteur Marx, puisqu'elle a été opérée sans qu'aucun mandat fût et pût être produit.

« Il y a eu arrestation arbitraire de Madame Marx, que l'on a surprise au moyen d'un odieux guet-apens.

« Il y a eu arrestation arbitraire d'un Belge, M. Gigot, domicilié à Bruxelles et parfaitement connu, qui a été retenu en prison pendant 13 heures sans qu'il fût même informé des motifs de son arrestation.

« Enfin il y a eu violation de l'article 3 de la loi du 22 septembre 1835 qui accorde à l'étranger que l'on expulse un délai d'un jour franc au moins pour mettre ordre à ses affaires.

« Au mépris de cette disposition, le docteur Marx a été contraint de quitter le pays le lendemain de la signification de l'arrêté d'expulsion, presque au moment où il était relâché par la police locale.

« Je ne connais pas personnellement le docteur Marx ; mais voici ce qui m'a été dit à son égard. M. Marx est fils d'un avocat fort estimé de Trêves. À l'âge de 23 ans, il s'était déjà fait une telle réputation parmi les philosophes allemands, qu'il fut appelé à la direction de la Gazette du Rhin. Il rédigeait cette feuille avec un talent remar¬quable et en fit le journal le plus estimé de l'Allemagne ; cet organe de publicité marcha de progrès en progrès jusqu'à ce que le gouvernement prussien le supprima par mesure administrative.

« Quant à Madame Marx, il m'a également été dit qu'elle est la sœur du gouverneur de la Poméranie.

« Les outrages dont elle a été l'objet ont donc dû la froisser d'autant plus que, par sa position de famille et par son éducation, elle devait moins s'attendre à des violences et à des brutalités semblables.

« J'espère qu'il suffira d'avoir signalé ces faits au gouvernement pour qu'il provoque la mise en jugement de ceux qui s'en sont rendus coupables. Son honneur, l'honneur du pays lui-même y sont intéressés. »

Le ministre de la justice, M. de Haussy, répondit séance tenante. Il déclara que la mesure d'expulsion contre Karl Marx était justifiée et que, quant aux faits de l'arrestation de Marx et de sa femme, le gouvernement y était complètement étranger et que les faits en question ont été posés par les agents de la police de Bruxelles.

Charles Rogier, ministre de l'Intérieur, prit à son tour la parole et il déclara notamment :

« ... Une certitude que nous pouvons donner, c'est que le gouvernement entend ne pas sortir de la légalité, et qu'il restera toujours fort, parce qu'il restera toujours dans les limites de la loi. Si des illégalités flagrantes étaient commises, je concevrais que la chambre s'émût, qu'on vînt les dénoncer. Mais aussi longtemps qu'il restera dans la légalité, le gouvernement ne craindra pas les conséquences de sa conduite.

« Si un incident fâcheux a pu se produire, si des agents de la police locale ont pu se livrer à des actes plus ou moins répréhensibles, je l'ignore. Ceci est du ressort de la police municipale. Cependant je ne voudrais pas non plus que, par un blâme anticipé, par le blâme solennel qu'on nous demande, nous contribuions à énerver l'énergie des agents de police. Il faudrait plutôt les encourager dans l'accomplissement de devoirs difficiles. En général, il faut le dire, ce n'est pas par la rigueur que se distingue la police du pays. Nos institutions, pas plus que nos mœurs, ne le comportent. Ce n'est pas pour un cas exceptionnel qui ne se reproduira pas, s'il s'est produit, qu'il faut chercher à émouvoir la Chambre comme si tout à coup le pays était livré à des violences sans nombre.

« Le fait, s'il a eu lieu avec les circonstances qu'on rapporte, est isolé et je regrette qu'on ait voulu l'élever au rang de grief national ou politique.

« Messieurs, la légalité continuera à être respectée tout autant que l'hospitalité belge. Je répète ce que j'ai dit dans une autre séance : tout étranger qui mène en Belgique une vie paisible, une vie tranquille, qui rend hommage à nos institutions libérales et les respecte, ceux qui ne cherchent pas par leur conduite à semer le trouble et l'émeute dans le pays, ceux-là continueront à vivre libres et tranquilles comme les Belges eux-mêmes. Mais, je le répète aussi, les étrangers qui viendraient susciter des désordres, des émeutes, qui voudraient entraîner le pays au delà des limites que le pays lui-même s'est tracées, quant à ces étrangers, nous continuerons à agir à leur égard avec sévérité. (Très bien ! très bien !)

« S'il y a ici des étrangers qui désirent d'autres institutions que les institutions belges, la porte leur est ouverte : qu'ils aillent dans leur pays chercher le triomphe de leurs théories.

« Si des abus graves ont été commis, si des violences ont été exercées, si des outrages ont eu lieu, M. le ministre de la justice vous l'a dit, nous n'entendons pas prendre sur nous la responsabilité de ces actes. Des informations auront lieu. »

Cette arrestation fit grand bruit. La presse s'en occupa longuement. Le Messager de Gand, l'Eclaireur de Namur, le Journal de Bruges, le Libéral Liègeois, la Tribune de Liège et d'autres journaux protestèrent contre l'odieux de cette mesure et surtout contre les circonstances des arrestations de Marx et de son épouse.

Le Moniteur du 12 mars raconta les faits à sa façon, dans une note officieuse, inspirée très probablement par la police. Cette note fut vivement commentée par le Débat Social, qui releva une série de mensonges dans la relation du journal officiel. Celui-ci revint à la charge le lendemain, 13, en tête de sa partie non officielle, dans les termes suivants :

« Dans un article relatif aux interpellations adressées par l'honorable M. Bricourt au gouvernement sur les circonstances qui ont accompagné l'expulsion du docteur Marx et l'arrestation de Mme Marx, l'Indépendance fait les réflexions suivantes :

« Nous avons donc entendu avec regret M. le ministre de la Justice ne pas se borner à repousser la responsabilité de la conduite de ces agents, mais se déclarer en quelque sorte désarmé pour réprimer les actes dont nous venons de parler parce que ces agents relèvent des administrations communales.

« Nous ne pensons pas que ce motif puisse dégager complètement la responsabilité du ministre. En définitive, ce sont ses ordres que l'on exécute ; il lui importe donc de connaître la manière dont ils sont exécutés, et de veiller à ce qu'on ne dénature ou l'on n'aggrave pas les mesures qu'il croit devoir prendre. »

« Nous déclarons de la manière la plus formelle que les agents de la police municipale, en opérant l'arrestation du docteur Marx, n'exécutaient pas les ordres de M. le ministre de la Justice.

« Il n'y a eu aucun rapport entre l'expulsion du docteur Marx et les circonstances toutes fortuites qui l'ont accompagnée. On confond deux faits entièrement distincts, l'expulsion et l'arrestation : le gouvernement et ses agents ont été complètement étrangers à ce dernier fait.

« On commet donc une erreur grave en rattachant l'arrestation à la mesure d'expulsion. Les circonstances que nous avions rapportées hier démontrent suffisamment que l'arrestation a été faite par défaut de papiers réguliers. Sous ce rapport, les agents de la police locale n'avaient pas à exécuter les ordres du ministère de la Justice qui n'en a donné aucun de ce chef. »

Le 31 mars, la Chambre reçut une pétition de M. Faider, avocat de Karl Marx, protestant contre le récit fait par la police au sujet de l'expulsion du célèbre publiciste allemand. Le député, M. Bricourt, revint à la charge. Il déclara que l'enquête qui avait été faite à sa demande n'avait pas été complète et que, dans tous les cas, le dossier était incomplet. Aidé de Castiau, il demanda l'ajournement de la question, ce que la Chambre refusa.

Quelques mois plus tard, d'autres expulsions d'étrangers eurent encore lieu, notamment celles de Engels et de Dronckx. Ces deux citoyens avaient quitté l'Allemagne parce qu'ils y étaient poursuivis pour des articles publiés dans la Nouvelle Gazette du Rhin. Arrêtés à leur hôtel, ils furent conduits quelques heures plus tard à la frontière.


Peu à peu, le calme se rétablit et le monde dirigeant se tranquillisa.

Castiau donna sa démission de député dans la séance du 4 avril. Deux mois plus tard, Alexandre Gendebien, découragé, lui aussi, devant l'impuissance du mouvement démocratique et la réaction naissante en France, refusa d'entrer à la Chambre. Enfin, au mois de novembre, M. Ed. de Sélys-Longchamp, député démocrate de Waremme, se retira du Parlement, voyant qu'il n'y avait rien à faire pour le moment.

La bourgeoisie belge qui, un moment avait eu peur, reprit confiance, et elle s'arrêta dans la voie des réformes dans laquelle elle s'était engagée. Qui sait même si les dirigeants ne regrettèrent point d'avoir été si loin ?... (Note de bas de page : Voici une lettre écrite par le roi à Ch. Rogier et qui est curieuse comme indice d'un état d'esprit : « Bruxelles, le 19 mars 1848, Mon bien cher Ministre, On m'a dit qu'il y aura aujourd'hui séance à la société de l'Alliance, et qu'on organiserait un meeting d'ouvriers. Nous faisons les plus grands efforts dans ce moment-ci pour maintenir le travail, pour conserver du pain a ceux qui en ont encore ; un pays voisin nous prouve que la violence ne donne pas le travail, et que la perturbation du crédit, la peur du public le tue tout à fait. La société de l'Alliance se compose de chauds patriotes. Ne serait-il pas possible de leur faire comprendre qu'ils peuvent faire un mal sans remède s'ils donnent des craintes aux esprits tranquilles ? Je vous prie de faire tous les efforts qui seront en votre pouvoir pour faire comprendre que notre premier devoir, est, dans ce moment-ci, d'assurer autant que possible le bien-être public et de ne rien faire qui puisse par une panique le menacer. LÉOPOLD).

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