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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

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Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome premier. Deuxième partie : la Belgique en 1848-1849

Chapitre IV. Les échauffourées de Quiévrain et de Risquons-Tout

L’Association démocratique de Bruxelles - La société des Communistes allemands - Echauffourées de Quiévrain et de Risquons-Tout - Appel aux Belges résidant à Paris - Formation de légions - Organisation de ces légions - La première arrive à Quiévrain le 26 mars - L’Appel aux Belges - Proclamation de Blervacq - A Seclin - Combat de Risquons-Tout - Relation officielle - Appréciation de la presse démocratique - Le Parquet à l’œuvre - Poursuites monstres - La Cour d’assises d’Anvers - Condamnations à mort - Condamnations à vingt années de réclusion - La citadelle de Huy prison politique - Grâces accordées aux condamnés - Rôle du procureur général de Bavay dans cette affaire

L'Association démocratique de Bruxelles se réunissait tous les dimanches. Sa séance du 27 février 1848 fut exceptionnellement nombreuse, à cause des événements qui venaient de se produire à Paris.

Presque tous les membres étaient présents et, parmi eux, l'avocat Louis Spilthoorn, délégué de l'Association démocratique de Gand, et Victor Tedesco, jeune avocat démocrate-socialiste, originaire de Luxembourg, faisant son stage à Liège.

L'Association, nous l'avons vu, décida l'envoi d'une adresse au gouvernement provisoire de Paris et confia la mission de la porter à Spilthoorn, qui partit le 1er mars accompagné d'un démocrate namurois, M. Braas, avocat.

Une foule plus compacte encore que celle qui assistait à l'assemblée du 27 février, attendait l'issue de la réunion dans l'estaminet de la Vieille Cour de Bruxelles, local de l'Association démocratique et dans la rue en face de celui-ci. L'effervescence était grande. On commentait la chute de Louis Philippe, sa fuite et la proclamation de la République à Paris. Le bruit courait que le roi Léopold allait abdiquer.

Pendant que se tenait la séance, la foule augmentait dans le café, et dans la rue. Un musicien ambulant chantait des chants révolutionnaires et l'on se proposait d'aller manifester devant les ministères et le palais du roi. Victor Tedesco monta sur une table et prêcha le calme, annonçant pour le lendemain, lundi, une grande réunion publique, dans laquelle on réclamerait le droit de vote, non seulement pour les bourgeois censitaires, mais aussi pour le peuple.

Dans la foule, on remarquait plusieurs individus à mine patibulaire, qui excitaient les ouvriers par leurs chants et leurs cris. L'un d'eux, ayant un pistolet à la ceinture, chantait la Marseillaise et criait « A bas Léopold » et « Vive la République ! ». Tedesco, que les allures de ces hommes avaient rendu méfiant, mit les ouvriers en garde contre les agents provocateurs et leur recommanda vivement de rester calmes. Ce qui n'empêcha pas le procureur général de Bavay, lors du procès de Risquons-Tout, de soutenir, sur la foi d'un rapport fait par l'inspecteur de police Deckers, que Tedesco avait excité au désordre et tenu un discours révolutionnaire.

« Vous voyez bien, aurait-il dit d'après le procureur général, combien il est désagréable de travailler pour les aristocrates. Je suis venu de Liège expressément pour vous faire suivre l'exemple des Français.

« Le Seigneur nous a créés pour vivre ensemble et non pour travailler pour les aristocrates. Ne faisons plus couler la sueur pour eux, soyons égaux.

« Demain, réunissez-vous entre 8 et 9 heures, pour vous rendre à l'hôtel de ville et demander le renvoi des troupes : surtout tâchez à être armés. Si nous ne réussissons pas demain matin, demain soir, entre 6 et 7 heures, il y aura séance publique pour tout le monde ; nous tâcherons d'être plus nombreux. »


Dans la soirée, et malgré les appels au calme, des manifestations eurent lieu dans plusieurs quartiers de la ville.

Le lendemain, le Bourgmestre de Bruxelles prit l'arrêté suivant, qui fut affiché immédiatement :

« VILLE DE BRUXELLES

« Rassemblements

« Le Bourgmestre, voulant mettre un terme aux rassemblements tumultueux qui ont eu lieu hier soir sur quelques points de la ville, et prévenir toute atteinte au bon ordre et à la paix publique ;

« Vu l'article 94 de la loi communale ;

« Arrête :

« Article premier. - Toute réunion de plus de cinq personnes sur la voie publique est interdite.

« Art. 2. - Les personnes rassemblées en contravention à la disposition qui précède, devront se retirer à la première injonction des agents de l'autorité ; en cas de refus, elles y seront contraintes par la force et encourront les peines comminées par la loi.

« Art. 3. - Le présent arrêté sera obligatoire immédiatement après sa publication.

« Expéditions en seront immédiatement transmises à M. le Gouverneur de la province et aux greffes des tribunaux de première instance et de police de Bruxelles.

« Fait à Bruxelles, le 28 février 1848.

« Le Bourgmestre, Chevalier WYNS. »

L'Association démocratique, simple groupe de propagande républicaine et socia¬liste avant le 24 février, acquit tout à coup, à cause des événements de Paris, une importance considérable. Elle devint le centre du mouvement démocratique belge.

Un assez grand nombre de réfugiés politiques allemands, français, italiens, polonais en faisaient partie.

Quelques-uns de ceux-ci quittèrent Bruxelles, pour aller à Paris. Tel fut le cas de Imbert, vice-président, qui fut nommé gouverneur des Invalides civils et installé aux Tuileries aussitôt son arrivée dans la capitale française.

D'autres reçurent un mandat d'expulsion, Karl Marx notamment.

En présence de ces faits, la Société des Communistes allemands de Bruxelles, se réunit le 3 mars, et décida de se dissoudre et de transférer à Paris le siège de son Comité central. Cela résulte d'un document rédigé en allemand, et qui fut saisi le 3 mars, à minuit, lorsque la police arrêta Karl Marx.


Les jours qui suivirent furent encore marqués par une certaine agitation, ce qui ne laissa pas d'inquiéter le gouvernement ainsi que le chef de l'Etat. De leur côté, les démocrates et les républicains continuaient à espérer que le roi abdiquerait et que la monarchie ferait place à un gouvernement républicain. Nous n'en voulons pour preuve que les réunions tenues du 10 au 15 mars chez M. Funck, réunions dont nous avons déjà parlé plus haut.

Lors de l'émeute du 27 février, la police fit plusieurs arrestations ; parmi les personnes arrêtées, certaines étaient porteurs de pistolets et de grands poignards. Tel fut le cas de Dassy, qui fut condamné de ce chef à trois mois de prison.

Jusqu'à la fin du mois de mars, des rassemblements eurent lieu le soir dans différents quartiers de la ville, mais ils ne présentèrent aucun caractère de gravité et il suffit de quelques charge de police pour les disperser.


Pendant ce temps, des ouvriers belges, habitant Paris, s'y réunissaient à l'effet de former une légion armée pour venir proclamer la République en Belgique.

Un nommé Félix Becker, natif de Reims, avait pris l'initiative de cette expédition. Par la voie des journaux, dès le 27 février, il avait fait appel aux Belges habitant Paris et les avait invités à se réunir Passage Rivoli, 17.

Deux autres Belges, Frédéric Blervacq, marchand de vins, né à Péruwelz, et Charles Graux, ouvrier imprimeur, né à Virelles près de Chimay, s'étaient joint à lui et, dès ce moment, ce fut chez Blervacq, marchand de vins, rue Ménilmontant, 24, que le siège de l'association fut transféré.

Il y avait alors, sur le pavé de Paris, des milliers d'ouvriers sans travail et, parmi eux, un grand nombre de Belges. Plusieurs de ceux-ci se firent inscrire, les uns, dans l'espoir de rentrer en Belgique sans bourse délier, puisque l'on disait que le gouvernement mettrait un train à leur disposition, les autres, pour avoir de quoi manger, car des distributions de vivres furent faites aux ouvriers belges, grâce à une démarche de Imbert, ancien vice-président de l'Association démocratique de Bruxelles, auprès du préfet de police Caussidière.

(<Note de bas de page : Voici le texte de l'appel aux Belges qui parut dans certains journaux de Paris à la fin de février :

(« Avis patriotique. - L'association belge donne avis à ses compatriotes résidant à Paris, qu'elle tiendra ses séances tous les mercredis et dimanches, depuis midi jusqu'à quatre heures, rue Ménilmontant, 24. La première réunion aura lieu demain mercredi, 1er mars. Les patriotes belges qui veulent faire partie de cette association sont invités à vouloir bien s'y faire inscrire et prendre connaissance du but que l'on se propose d'atteindre.

(« Les membres du comité d'association :

(« (Signé) BECKER, président, ex-chef d'état-major de Mellinet en 1830 et 1831, F. BLERVACQ, vice-président, Ch. GRAUX, secrétaire, ancien officier. »)

Spilthoorn et Braas, délégués de l'Association démocratique à Paris, eurent-ils connaissance des projets de Becker et de ses amis ? Ce point n'est guère éclairci encore.

Braas rentra en Belgique le 6 mars et ne fut pas inquiété. Quant à Spilthoorn, il ne quitta Paris que le 30 mars au matin, et à peine eut-il traversé la frontière, qu'il fut arrêté et conduit à la prison de Mouscron.


Le dimanche, 26 mars, plusieurs réunions avaient été convoquées dans divers endroits de Bruxelles, notamment au cabaret portant l'enseigne : A Bois-le-Duc, rue de la Montagne, au cabaret A l'Ange, place de la Chapelle et au cabaret L'Etrille, rue de Rollebeek.

Au local de l'Association démocratique, à la Vieille Cour de Bruxelles, rue des Sœurs-Noires, il y avait beaucoup de monde dans le café, mais la salle des séances était fermée, sur l'ordre du président Lucien Jottrand. Celui-ci avait conseillé à ses amis de ne pas se rendre au local. On lui avait annoncé que des hommes salariés par la police devaient s'y rendre pour y provoquer des troubles et permettre ainsi à la police de procéder à certaines arrestations. Le général Mellinet, président d'honneur de l'Association, se rendit quand même au local avec V. Tedesco, dans le but de prévenir des désordres et d'empêcher une lutte avec les policiers. Ils critiquèrent l'attitude de Jottrand qui manquait, disaient-ils, d'énergie et n'avait aucune suite dans les idées.

Mellinet, Tedesco et une quinzaine d'autres personnes, restèrent une couple d'heures à la Vieille Cour de Bruxelles et de là ils se rendirent au cabaret L'Union, Grand'Place.

La soirée fut assez mouvementée. Des groupes de quatre à cinq cents personnes parcoururent les rues, en chantant la Marseillaise et en criant « Vive la République » Une bande qui avait traversé la rue Haute, la place de la Chapelle et la place du Sablon, s'arrêta rue de Rollebeek devant la caserne, dans le but, assura-t-on le lende¬main, d'y prendre des armes.

Cette agitation qu'un journal appela une « tentative d'émeute » ne donna lieu qu'à deux incidents dont l'Indépendance rend compte en ces termes :

« Dimanche soir, un groupe de perturbateurs descendait la Montagne de la Cour en poussant des cris confus et en chantant. Arrivé devant la rue des Carrières, en face le local de la Grande Harmonie, ce groupe rencontra des agents de police, qui lui ordonnèrent de se disperser. Quelques-uns de ceux qui le composaient ayant fait mine d'opposer de la résistance, un sergent de ville en saisit vivement un au collet et le mit en état d'arrestation, pendant que tous les passants et les membres de la Grande Harmonie, qui étaient accourus en grand nombre sur le balcon de la maison, applaudissaient et criaient bravo à cet acte de vigueur. En présence de cette manifestation des sentiments de la population, les perturbateurs se sont d'autant plus hâtés de se disperser. »

Le second incident est rapporté comme suit :

« Six individus prévenus de désordres commis sur la voie publique ont été arrêtés dimanche soir et hier matin à Bruxelles. L'un d'eux a été reconnu pour avoir fait partie d'un groupe de perturbateurs qui s'étaient rassemblés hier, vers onze heures, en face de la caserne d'infanterie, rue de Rollebeek, où se trouve un bataillon du 1er régiment de chasseurs à pied. Un coup de pistolet avait été tiré en l'air devant le factionnaire de la garde de police de la caserne, par ce même individu, qui fut arrêté presque immédiatement avec quatre autres et conduits au bureau de police du Grand-Sablon. Un piquet de grenadiers du régiment d'élite et des agents de police se tenaient près de la fontaine du Grand-Sablon. Les rassemblements qui s'étaient formés dans la quartier se sont dispersés peu à peu sans commencer le moindre désordre. »

Quelques arrestations furent faites cependant par la police et la gendarmerie. Pami les arrêtés figurent Jean Pellering et De Guesco qui, tous deux, furent poursui-vis et condamnés à six mois de prison ! . (Note de bas de page : Tribunal correctionnel de Bruxelles, audience du 27 mai 1848. Cette affaire fut appelée l'affaire « Kats et consorts ». Six prévenus sur sept étaient présents : Joseph Kats, bottier, Jean Pellering, id., André Quoilin, typographe ; Ch. De Guesco, menuisier, Pierre Voste, tailleur, Henri Decock, imprimeur. Etait absent : Antoine Kats, peintre en bâtiments. Ils étaient défendus par Me Jottrand, Franck et V. Fader. La prévention portait : Provocation à la rébellion par discours tenus dans des lieux publics, cris de « A bas le Roi » etc., etc.)

Des manifestations et des troubles eurent lieu également en province.

Dans l'après-midi du 18 mars, dans la commune de Vaulx, près de Tournay, quatre cents ouvriers carriers cessèrent le travail et manifestèrent en chantant et en criant : Vive la République !

Ils ne causèrent aucun dégât, mais les gendarmes en arrêtèrent six, qu'ils déclarèrent être les chefs de la bande et qui furent condamnés quelques jours plus tard à deux ans de prison !

Le même jour, à Gand, des rassemblements se produisirent Marché du Vendredi. Des ouvriers dépavèrent une partie de la place pour faire une barricade.

Au Borinage, dans la nuit du 28 au 29 mars, quelques grèves suivies de bagarres eurent lieu, mais encore une fois rien de bien grave. Sur l'un des manifestants arrêtés à Bruxelles, le 26 mars, on trouva un papier sur lequel étaient écrits, au crayon, les six noms suivants : Castiau ; De Robaulx ; Tedesco ; Le Hardy de Beaulieu, général ; Mellinet, géné¬ral, et Pellering, ouvrier.

Il n'en fallut pas plus pour que le parquet y vit la composition du gouvernement provisoire de la République belge, dans le cas où l'émeute aurait été triomphante !

Mais vers la fin de la journée du 26 tout rentra dans le calme.

Le 26 mars, dans l'après-midi, on semait dans les rues de Bruxelles des petits bil¬lets portant : Mercredi 29 mars, à six heures, on se rendra en masse au couvent des Jésuites. Feu et sang, sont les mots de ralliement.


Pendant que ces faits se passaient à Bruxelles, on organisait à Paris les « légions belges » qui devaient pénétrer en Belgique, les armes à la main, et y proclamer la République.

Spilthoorn, nous l'avons déjà dit, avait quitté Paris le 20 mars et avait été arrêté à la frontière. Le lendemain, Louis Delestrée, ouvrier terrassier, né à Gheel et mêlé aux clubs belges de Paris, quittait également cette ville pour la Belgique, porteur d'une lettre d'introduction de Bornstedt, réfugié allemand qui avait habité Bruxelles et avait fait partie de l'Association démocratique, et d'un mot de Hubert, « priant les démocrates de Bruxelles d'avoir confiance au citoyen Delestrée qui avait donné des preuves de son dévouement à Paris ».

Il fut suivi de deux élèves de l'école polytechnique de Paris, qui avaient été mêlés également au mouvement belge à Paris et que l'on rencontra à Bruxelles, en compagnie de Mellinet, Tedesco et d'autres, le 26 mars, pendant les manifestations. Quelques jours auparavant, ces jeunes gens avaient été vus à Gand.

Deux expéditions furent dirigées sur la Belgique, la première, conduite par Jules Fosses, ancien officier de cavalerie, né à Porcheresse ; la seconde, commandée par Blervacq. La première, qui devait entrer en Belgique par Quiévrain, arriva à Valenciennes le 25 mars. L'autre, qui devait aborder la frontière du côté de Mouscron, fut dirigée sur Lille.

Ce furent des trains spéciaux et gratuits qui transportèrent les « légions belges ». D'après les uns, le gouvernement français en supporta les frais, heureux de débarrasser le pavé de Paris de quelques milliers d'ouvriers étrangers, la plupart sans travail et sans ressources. D'après d'autres, la compagnie des chemins de fer du nord s'était offerte gracieusement à faire le transport...

Quoi qu'il en soit, voici comment le Moniteur belge raconta l'affaire de Quiévrain, dans son numéro du dimanche 26 mars :

« Hier matin, à 6 heures, un convoi spécial portant environ 900 individus venant de Paris, est arrivé à Quiévrain. L'autorité belge avait été avertie. Une colonne mobile de troupe de ligne occupait la station ; beaucoup d'habitants armés de fusils de chasse s'étaient spontanément joints à la troupe. Lorsque le convoi est arrivé en vue des soldats, une centaine d'individus, parmi lesquels on suppose que se trouvaient les principaux chefs, se sont précipités hors des voitures en marche et se sont dispersés.

« Le convoi a été entouré par les troupes. Les individus qui n'avaient pas de papiers ont été conduits, sous escorte, à Mons et mis à la disposition du parquet. Quatre-vingt-dix Français environ ont été renvoyés en France par les voitures qui les avaient amenés.

« On a trouvé dans les wagons des cartouches, des pistolets, des proclamations et un drapeau sur lequel était écrit : Appel aux Belges.

« Quatre individus, porteurs d'armes, ont été arrêtés et mis à la disposition du procureur du roi.

« Les autres ont été dirigés sous escorte dans leurs communes respectives.

« D'après les nouvelles d'hier soir, un second convoi de 800 individus, commandés par le sieur Fosses, était arrivé à Valenciennes.

« Ces hommes, apprenant que la station de Quiévrain était gardée par les troupes, se sont arrêtés. Ils disaient qu'ils attendraient un nouveau convoi pour entrer en Belgique.

« Des rapports, parvenus à la station de Quiévrain, assurent qu'une grande démoralisation règne parmi eux, et qu'ils se plaignent d'avoir été trompés par ceux qui les ont conduits. »

Un journal français, le Moniteur universel, rendit compte également de l'incident et le Moniteur belge, qui reproduisit sa narration, la fit suivre d'une note disant que les faits rapportés par le journal français concordaient avec les renseignements donnés par le gouvernement.

Voici le récit du Moniteur universel de Paris :

« Les faits qui se sont passés sur la frontière de la Belgique ont été l'occasion d'accusations violentes ou au moins de perfides commentaires. Nous avons besoin d'éclairer le public par un récit exact et détaillé de toutes les circonstances.

« Le 24 mars, au soir, le citoyen Delescluze, commissaire du gouvernement près les départements du Nord et du Pas-de-Calais, apprit à Valenciennes qu'un convoi de 800 ouvriers belges devait arriver de l'intérieur de la France, vers une heure du matin. Ces ouvriers avaient demandé au gouvernement français de leur accorder des moyens gratuits de transport pour retourner dans leur pays, où ils espéraient trouver des travaux que Paris ne leur offrait point en ce moment. Ces ouvriers impatients de regagner leurs foyers, étaient partis inopinément ; ils étaient, au reste, sans armes et, pour la plupart, accompagnés de leurs enfants. Etant prévenu, en même temps, par le gouvernement, qu'un autre convoi plus considérable devait arriver quelques heures après, le citoyen Delescluze craignait l'encombrement qui devait en résulter pour la ville de Valenciennes et qui pouvait inquiéter la population. Il savait que c'étaient des ouvriers sans ouvrage, rentrant dans leur pays pour y chercher des ressources. Cette opinion semblait d'autant mieux fondée, qu'il y avait eu depuis peu, sur les chemins de fer et ailleurs, d'assez violentes collisions entre les ouvriers indigènes et étrangers, par suite desquelles ces derniers avaient dû renoncer à leurs travaux.

« Ces arrangements pris, il retourna à Valenciennes.

« Cependant, les convois annoncés n'arrivèrent qu'à quatre heures et demie. Il n'y avait pas d'armes, ainsi que le constatent les rapports du commissaire de police, et bientôt après les locomotives belges entraînaient les wagons. Mais à peine le convoi fut-il en marche, que des cris de colère retentirent. « Nous sommes trahis », s'écrièrent quelques voix ; et un certain nombre d'immigrants purent sauter des voitures avant que le train eût acquis toute sa vitesse. A Mouscron, d'autres voyageurs trouvèrent le moyen de descendre, de sorte que deux cents personnes environ n'entrèrent pas en Belgique. Le reste fut transporté à Quiévrain et se trouva en débarquant au milieu d'un bataillon belge. Ils ne furent cependant pas, ainsi qu'on l'a faussement dit, faits prisonniers ; ils furent simplement conduits selon les habitudes ordinaires, dans la salle de visite de la douane, et soumis aux investigations d'usage. Soixante Français qui se trouvaient parmi eux, furent reconduits en France par le chemin de fer ; les Belges furent dirigés vers leur résidence. Quelques-uns seulement, reconnus pour des repris de justice, furent mis sous la main des autorités.

« Voilà toute l'affaire de Quiévrain dont on a fait tant de bruit... »

Ce récit fut confirmé plus tard, devant la cour d'assises d'Anvers, par Auguste Gobert, ingénieur-mécanicien de troisième classe qui, en exécution d'une décision prise à Bruxelles, par les ministres de la guerre (Chazal) et des travaux publics (Frère-Orban) et par M. Delescluze, commissaire du gouvernement français pour le département du Nord, avait été chargé de remorquer le train à partir de Valenciennes et de l'amener à Quiévrain.

L'expédition des Belges habitant Paris avait été précédée de manifestes et de proclamations, et on trouva, dans le convoi de Quiévrain, un drapeau portant sur l'étoffe ces mots : « Appel aux Belges. »

L'une de ces proclamations était conçue comme suit :

« Appel au peuple belge ! Compatriotes, après le glorieux exemple de Paris et de la France, combien de temps encore subirez-vous le gouvernement antinational qui vous coûte le Limbourg et le Luxembourg ?

« L'alliance des peuples peut seule vous rendre la prospérité détruite par les entraves douanières, en restaurant l'industrie par le débouché français.

« Pour nous réunir à nos trois cent soixante mille frères si lâchement livrés en 1839, vous n'avez qu'un article à changer de votre Constitution.

« Les patriotes, les démocrates les plus purs seront mis à la tête des affaires. Les sympathies du peuple français vous sont acquises et garantissent votre indépendance nationale, sous la bannière d'une république amie ou confédérée.

« Respect aux personnes, aux propriétaires, aux consciences.

« Vive la République belge ! Vive la République française ! Vive la République européenne ! »

L'affaire de Quiévrain échoua donc lamentablement.

(Note de bas de page : Un groupe d'ouvriers français qui étaient partis pour Valenciennes, et furent arrêtés à Quiévrain, adressèrent au Constitutionnel de Paris la lettre suivante :

(« Monsieur le Rédacteur,

(« Dans les circonstances fâcheuses où nous nous trouvons, et pour éviter le blâme qui pourrait retomber sur nous, d'être revenus de Belgique sans avoir combattu, après être partis avec nos frères belges pour affranchir la patrie, je m'empresse de vous faire connaître les faits qui viennent de se passer.

(« Nous avons été indignement trompés. Par qui ? Nous l'ignorons.

(« A notre départ de Paris, il y a deux jours, on nous avait promis qu'arrivés à la frontière, on nous fournirait des armes et des munitions, et que nous pourrions ainsi entrer en campagne. Mais il n'en a rien été. C'est à peine si de Paris à Valenciennes, nous avons eu de quoi manger. La plupart d'entre nous n'avaient rien pris depuis vingt-quatre heures. Pour couronner l'œuvre, après ce jeûne, qui n'était nullement d'ordonnance, on nous a débarqués samedi, 25 mars, à cinq heures et demie du matin ; non pas sur la frontière de France, comme on nous l'avait promis, mais à Quiévrain, au milieu de trois mille hommes de troupes belges, accompagnés de quatre pièces de canon.

(« On s'empara de tous nos compagnons belges, que l'on conduisit dans un lieu de détention provisoire.

(« Quant à nous autres, Français, on nous mit en prison pendant deux heures, et ce n'est qu'après de vives réclamations de M. le commissaire du gouvernement, de Valenciennes, que nous avons été rendus à la liberté.

(« Nous vous prions, Monsieur, de publier cette lettre, et de recevoir l'assurance, etc.

(« Les citoyens : Laforge, Patinot, Galet Louis, Protat Louis, Bourgars Auguste, Guillot, Douard, Lemayer, Warin, de Cour Jean, de Cour Julien, Juge Belger, Lessage, Guille, Lebret, Garin, Brelle, etc. »)


L'échauffourée de Risquons-Tout fut plus sérieuse.

Deux trains, composés d'environ 1,500 hommes, commandés par Blervacq et par Graux, arrivèrent à Lille le 26 mars. Deux élèves de l'école polytechnique de Paris, Lefrançais et Viot, les accompagnaient.

« Liberté, Egalité, Fraternité

« PROCLAMATION.

« Chers Concitoyens,

« Rassurez-vous, vingt mille de vos compatriotes, qui ont respiré l'air de la liberté de Paris, sont à vos portes et viennent vous faire part de leurs bienfaits.

« Notre devise est : Liberté, Ordre et Fraternité.

« Vivre en travaillant sous un gouvernement belge, mais républicain, c'est-à-dire paternel et populaire. C'est, pleine de ces sentiments, qu'une association de vrais patriotes s'est formée à Paris, garantie et convaincue que nos frères de Namur, Liège, Bruxelles, Gand et Anvers nous tendent les bras et se rallieront aux cris de : Vive la République !

« Vivre en travaillant, mes frères !

« Pouvez-vous vivre en travaillant ? Non, citoyens, vous ne pouvez pas vivre tant que vous aurez des despotes, des suceurs de la sueur du peuple, qui seront, à la tête du gouvernement, des hommes gorgés de toutes les jouissances, pendant que leurs concitoyens sont décimés par la famine, manquant des premières nécessités de la vie, tant que vous n'aurez pas un gouvernement paternel, qui s'occupera du besoin de ses frères en organisant le travail et qui lui procure ses premiers besoins ; en s'occupant, en un mot, de cette classe intéressante de la société, qui produit tout, et qui cependant aujourd'hui est la dernière à être appelée au banquet de la vie. Ce que nous voulons, citoyens, c'est un gouvernement républicain belge, allié à la France, qui permettra que le produit de votre industrie arrive aux consommateurs sans toutes ces entraves qu'apportent toujours les gouvernements affamés d'or, par toutes espèces de droits de douane et mille autres inventions arbitraires, à l'aide desquelles ils s'efforcent de sauvegarder leurs trônes chancelants. Ce que nous voulons, enfin, c'est la liberté, l'égalité, la fraternité universelle.

« Les vit-on jamais, ces hommes corrompus, s'enquérir si leurs frères ont ou non le moyen de supporter cette existence qui devrait leur être si chère ? Les vit-on jamais, ces aristocrates, s'informer si ces ouvriers, qui leur font toutes ces belles voitures, tous ces beaux meubles, ont ou non de quoi élever leurs familles ?

« C'est donc à nous, républicains de toutes les nations, à nous réunir pour chasser ces tyrans tremblant au seul nom de république. C'est en vain qu'ils prennent toutes les mesures en leur pouvoir ; ils devraient savoir que ni la force des baïonnettes, ni le plomb, ni la mitraille ne peuvent servir d'obstacle à un peuple qui marche à la conquête de ses droits. Organisez-vous, citoyens, et marchez sur Bruxelles, rejoindre vos frères. Unissons-nous donc, concitoyens, nos frères, et rallions-nous aux cris de : Vive la République !

« Frédéric BLERVACQ et GRAUX. »

A peine arrivés à Lille, Lefrançais et Viot s'adressèrent à Delescluze, commissaire général de la République près le département du Nord, à l'effet d'obtenir des rations de pain et de vivres de campagne. Ils déclarent, dans leur lettre, qu'ils avaient accompagné le premier convoi d'émigrants belges, au nombre de 800, et qu'un second convoi était attendu le soir. Ils expliquaient leur présence, en disant qu'ils accompagnaient les Belges à l'effet d'empêcher les désordres qu'ils pourraient occasionner sur leur passage.

Les 1,400 hommes arrivés de Paris furent cantonnés à Seclin et dans plusieurs villages et hameaux des environs. Ils n'avaient pas d'armes. On leur distribua chaque jour des rations de pain et 35 centimes. Dans une des dépêches qu'il adressait chaque jour au ministre de la guerre de Paris, le général Négrier, commandant la 16e division militaire de Lille, dit que les Belges se sont arrêtés à Seclin, pour avoir des armes et pénétrer de force en Belgique pour y proclamer la République.

Le 27 mars, Delescluze demanda au général Négrier de lui remettre « 1,500 fusils pour armer les gardes nationales » et, par ordre du ministre de la guerre, ces fusils furent délivrés et transportés sur cinq chariots de la citadelle à Seclin, dans la nuit du 28 au 29 mars. Les hommes de la légion belge se les partagèrent et, le 29 mars, au matin, les bandes armées se mirent en route dans la direction de la Belgique.

On a fait de l'engagement de Risquons-Tout, village situé entre Mouscron et Menin, divers récits contradictoires.

En voici la relation officielle, telle que la publia le Moniteur belge, du 1er avril :

« Le 29 mars, à sept heures du matin, M. le général major Fleury-Duray fut informé à Mouscron, où il se trouvait avec 200 hommes du 5e de ligne, 2 pièces d'artillerie et 25 cavaliers du 2e régiment de chasseurs, que des bandes armées qui, depuis plusieurs jours s'organisaient de l'autre côté de la frontière, avaient pénétré sur notre territoire par la route de Lille à Courtrai, et s'étaient jetées dans le village de Risquons-Tout, situé sur la droite de Mouscron.

« L'armement de ces bandes avaient été complété la veille, par la distribution de quinze cents fusils et de munitions en quantité suffisante.

« A la nouvelle de l'arrivée de ces bandes, le général envoya l'ordre à la colonne mobile de Courtrai, forte de six cents hommes d'infanterie, 2 pièces d'artillerie et 100 cavaliers du 2e chasseurs, et à la colonne de Menin, forte de 400 hommes, de venir le joindre. En attendant, il se mit en marche sur Risquons-Tout, avec les troupes qu'il avait sous la main. Arrivée à la hauteur de ce village, sa colonne fut reçue à coups de fusil par des individus de la bande, qui se tenaient derrière les haies et les murs et dans les maisons.

« Aussitôt, une compagnie du 5e de ligne se déploya en tirailleurs pour chercher à déloger l'ennemi de sa position. Un feu très vif s'engagea. Pour donner à ses colonnes le temps d'arriver, le général se contenta, pendant une heure, de soutenir le feu en faisant alternativement relever la compagnie engagée. Les soldats avaient presque épuisé les 50 cartouches dont chacun d'eux était muni, quand une forte bande, qui s'était formée en colonne dans le village, s'avança au pas de charge, drapeau déployé et en poussant des vociférations.

« Ce fut alors que les deux pièces commandées par le capitaine Kleizkowski se portèrent en avant, et ouvrirent le feu sur cette colonne. M. le major Brincourt, au bruit du canon, accourut avec quelques petits postes qu'il avait relevés, et lança deux pelotons de tirailleurs sur la droite de l'ennemi. Cependant, le troisième coup de canon tiré à mitrailles, ayant donné en plein dans la colonne, il y eut un grand nombre d'individus renversés. Le désordre se mit aussitôt dans la bande et tous les individus qui la composaient prirent la fuite vers la frontière, en jetant une grande partie de leurs armes. A ce moment, la colonne partie de Courtrai, déboucha par la gauche du général Fleury-Duray ; elle était précédée d'une compagnie du 7e régiment de ligne, que le capitaine Bergenhous a immédiatement engagée.

« Le major Demaizières, qui arrivait en même temps de Menin, lançait en tirailleurs une compagnie de voltigeurs.

« L'ennemi a été poursuivi par ces troupes qui lui ont fait environ 60 prisonniers ; le reste de la bande ne leur aurait point échappé, si le général Fleury-Duray n'avait arrêté la poursuite, de crainte que nos soldats, entraînés par leur ardeur, ne violassent le territoire français.

« On voit, par ces détails, que presque toute l'attaque a été soutenue par les 200 hommes du 5e de ligne, et que c'est à ces braves soldats que revient le principal honneur de l'affaire.

« Le général fait le plus grand éloge, dans ses rapports, du calme et de l'intrépidité dont ils ont fait preuve. Ils marchaient, dit-il, à la voix de leurs chefs, avec autant de précision et de sang-froid que s'ils eussent été sur un champ de manœuvres. Ils se sont avancés vaillamment sur la colonne ennemie, et toutes les fois que des provocations leur furent adressées pour les engager à trahir leur devoir, il y ont répondu par un feu des plus vifs. »

L'ordre du jour suivant fut adressé à l'armée par M. le ministre de la guerre :

« ORDRE DU JOUR.

« En portant à la connaissance de l'armée belge l'arrêté royal par lequel il a plu à Sa Majesté de donner un témoignage de sa satisfaction aux militaires qui se sont particulièrement distingués au combat de Risquons-Tout, je me plais à citer les noms des officiers et des soldats dont la conduite a été digne d'éloges.

« Ce sont :

« Le major Neuens et le capitaine Kleiskowski, du 3e régiment d'artillerie ;

« Les sergents P. Paris et C.-J. Caplain ;

« Les caporaux P. Debruyne, N. Buchin et R.-J. Florin ;

« Le tambour F. Granwet ;

« Les grenadiers J.-T. Van Puyvelde, C. de Vroye, J. Deleender, L. Occolay, C. Van Autryve, J. Boudvin, P. Brouns, P. Remels, A. Dupont, H. Dupont, L. Herenfosse, H. Van Aerschot, F. Berghmans, J. Polis, C. Stieners ;

« Les fusiliers E. Idmtal, F. Van Tomme et C. Havoir ;

« Le sergent D.-A. Ghiers a été tué en combattant.

« Ont été blessés :

« Le sergent A. - P. - J. - L. Maertens ;

« Le sergent-fourrier C. - A. - A. Misotten ;

« Les caporaux J. Paquet, P. - J. De Bruyne, R.-J. Florin ;

« Les soldats P.-J. Rossel, J.-T. Van Puyvelde, E. Idmtal, E. Riethage, A. Deroo, H. Van Aerschot, I. Cordonnier, F.-J. Matheus et F. Van Tomme.

« Tous ces militaires appartiennent au 5 régiment de ligne.

« Bruxelles, le 2 avril 1848.

« Le ministre de la guerre,

« Baron CHAZAL. »

Cette équipée ridicule fut diversement appréciée.

Voici ce qu'écrivait, à ce sujet, le Débat social, organe démocrate-socialiste, dans son numéro du 3 avril :

« Depuis quelques jours, les organes de la Politique nouvelle, les panégyristes du doctrinarisme, remplissent les airs de leurs chants de triomphe ; la victoire de Risquons-Tout leur fait perdre la tête ; ce serait à ne pas y croire, si notre position de journalistes ne nous obligeait à parcourir, tous les matins, leurs brillantes élucubrations.

« Quoi qu'il en soit, nous ne voulons pas être les derniers à juger les événements qui se sont passés, et nous les jugerons avec l'impartialité et les égards dus à ces vaincus et à ces malheureux.

« Malgré les efforts de tous les hommes sensés qui appartiennent à l'opinion démocratique, quelques Belges, habitant Paris, ont organisé, en France, une légion destinée à venir appuyer un mouvement républicain en Belgique. Nous savons bien que le nombre et l'importance de cette légion ont été considérablement grossis par nos journaux ministériels ; mais, enfin, ils sont arrivés jusqu'à la frontière, ils ont eu avec nos troupes un engagement et ils ont été repoussés avec perte.

« Une pareille démonstration ne pouvait avoir un autre résultat ; car il n'appartient pas plus à des Belges qu'à des étrangers de venir implanter par la force une théorie quelconque dans notre pays. Que ceux de nos concitoyens qui se trouvent à Paris viennent en Belgique pour répandre paisiblement et par la voie de la persuasion un système meilleur que celui qui existe aujourd'hui, loin d'y trouver à redire, nous leur donnerions la main pour amener, conjointement avec eux, les réformes et les améliorations que les circonstances commandent ; mais venir de l'extérieur implanter des idées à coup de fusil, c'est là une démarche indigne de ceux qui professent les véritables principes démocratiques.

« Nous éprouvons le besoin de faire cette déclaration, et nous la faisons avec toute la franchise possible ; car si nous blâmons la conduite de ceux qui ont provoqué l'échauffourée de Risquons-Tout, nous ne pouvons pas non plus faire chorus avec certains journaux et certains hommes auxquels la peur fait perdre la tête et qui, poussés par leur inconscience, compromettraient sans regret l'avenir financier de notre pays, pour résister à M. Ernest Grégoire et ses quinze cents compagnons ». (Note de bas de page : La Nation protesta également contre ce qu'elle appela l' « Histoire héroï-comique de Risquons-Tout « et contre l'attitude du parquet, qui donna à cette affaire les proportions d'un mélodrame en vingt tableaux...)

Adelson Castiau, à la Chambre, condamna aussi énergiquement cette tentative insensée.

C'était à la séance du 4 avril. On discutait un crédit extraordinaire de 9 millions au budget de la guerre, budget que tout le monde trouvait déjà exagéré. Mais on était au lendemain des échauffourées de Quiévrain et de Risquons-Tout.

Castiau combattit donc le crédit en question, se demandant pourquoi toutes ces dépenses militaires étaient nécessaires :

« ... Serait-ce, s'écria-t-il, pour repousser ces bandes qui ont franchi nos frontières et envahi le territoire à main armée ? Veuillez-le croire, je vous prie, je déplore aussi vivement, plus vivement peut-être que personne dans cette enceinte, ces fâcheux événements, mais il ne faut pas non plus donner à ces expéditions irrégulières un carac¬tère et une importance qu'elles n'ont pas.

« ... Plus que personne, j'en suis désolé, car je ne vous en ai pas fait mystère ; tous vous connaissez mes sympathies pour les institutions républicaines... Je crois que plus qu'aucun pays en Europe, la Belgique est mûre pour la république.

« ... Mais, messieurs, si je désire l'adoption du régime républicain, c'est à la condition que ce régime s'établisse au nom de la souveraineté nationale ; car si ce régime devait être imposé par la violence de la minorité, croyez bien que je serais le premier à protester contre de telles oppressions. »

C'est dans cette même séance que Castiau annonça qu'il allait, à la fin de la séance, donner sa démission de député.


L'émeute était vaincue, les assaillants étrangers repoussés avec perte et les vainqueurs récompensés par leur nomination dans l'ordre de Léopold !

Le gouvernement avait fait coup double : il avait sauvé la société menacée par l'hydre de l'anarchie et il avait obtenu les millions qu'il désirait pour le budget de la guerre.

Il ne restait plus qu'à satisfaire le Parquet, car celui-ci était à l'affût et le procureur général de Bavay eut vite fait de découvrir un complot dans cette affaire.

Dans les émeutes et les manifestations minuscules de Bruxelles, de Gand, de Vaulx, de Quaregnon et de Wasmes, il vit autre chose qu'une simple coïncidence avec les échauffourées de Risquons-Tout et de Quiévrain. Voici ce qu'imagina le chef du Parquet :

Le voyage de Spilthoorn à Paris, porteur d'une adresse de l'Association démocratique, n'avait été qu'un prétexte. L'avocat démocrate de Gand s'était occupé là-bas de l'organisation des fameuses légions belges. Il avait été vu rue Ménilmontant, au café tenu par Blervacq. Une nommée Debie avait écrit de Paris qu'il y était venu pour obtenir le concours nécessaire pour chasser Léopold et proclamer la république belge. Il avait été voir Ledru-Rollin, ministre de l'Intérieur du gouvernement provisoire, et il avait logé aux Tuileries chez Imbert, qui avait fait obtenir des secours aux ouvriers belges sans travail. D'autre part, Delestrée, un belge habitant Paris, était venu à Bruxelles, le 21 mars, pour préparer le terrain. Il s'était mis en rapport avec les démocrates belges et avait fomenté les émeutes de Bruxelles. La fameuse liste de six noms, trouvée dans sa poche, donnait la composition du gouvernement provisoire qui aurait été installé dans le cas où l'émeute de Risquons-Tout aurait abouti au renversement de la monarchie belge...

Tel fut l'échafaudage que dressa le procureur général.

Les événements de la fin mars avaient été, au fond, bien insignifiants. L'ordre n'avait pas été sérieusement menacé, ni les institutions mises en péril. Mais il y avait, en Belgique, un groupe de démocrates et de républicains, dont l'influence pouvait grandir, dont l'action pouvait, peu à peu, devenir puissante.

Comprendre ces démocrates dans un complot qui avait pour but de renverser le gouvernement par une attaque à main armée, les associer aux fauteurs de Risquons-Tout et les faire condamner de ce chef, c'était décapiter le parti démocrate, républicain et socialiste, et compromettre son action pour l'avenir. Tel semble avoir été le plan dressé par M. de Bavay.

Le parquet se mit aussitôt à l'œuvre. L'arrestation de Spilthoorn fut maintenue. Tedesco, arrêté après l'émeute du 26 mars, puis relâché, fut incarcéré à nouveau. D'autres arrestations furent opérées et une instruction commença contre tous ces accusés.

Le 11 avril, le Moniteur publia un arrêté royal ainsi conçu :

« LEOPOLD, roi des Belges,

« A tous présents et à venir, Salut.

« Considérant que l'affaire instruite par le juge d'instruction de l'arrondissement de Courtray, à charge d'un grand nombre d'individus inculpés de crimes contre la sûreté de l'Etat, vient d'être renvoyée par arrêt de la cour de cassation de ce jour, devant le juge d'instruction de l'arrondissement de Louvain ;

« Considérant que la maison d'arrêt de Louvain n'est pas assez spacieuse pour renfermer, outre les détenus qui s'y trouvent actuellement, ceux qui devront y être transférés de Courtrai, en exécution de l'arrêt de la cour suprême ;

« Sur la proposition de Notre Ministre de la Justice et de l'avis de Notre Ministre de la Guerre,

« Nous avons arrêté et arrêtons :

« Article unique. - Le fort Léopold, à Diest, est mis à la disposition du dé-partement de la justice pour servir de prison succursale de la maison d'arrêt de Louvain. »

Cet arrêté fut contresigné par les ministres de la justice et de la guerre.

Après une instruction qui dura trois mois, le procureur général de Bavay obtint un arrêt de la Cour d'appel de Bruxelles, renvoyant devant la Cour d'assises de la province de Brabant les quarante-trois accusés dont les noms suivent :

(La liste de ces noms n’est pas reprise dans la présente version numérisée. Au nombre des accusés figurent notamment Charles-Louis Spilthoorn, Louis Delestrée, Aimé-François Mellinet et Victor Tedesco.)

La Cour de cassation, craignant qu'au cours du procès des troubles ne se produisent à Bruxelles, décida que ce serait la cour d'assises d'Anvers qui aurait à en connaître.

L'affaire fut appelée le 9 août 1848.

La Cour était composée de MM. Van Camp, président, De Ram, Van Cutsem, de Villers et de Brayne, juges assesseurs.

Le procureur général de Bavay occupait le siège du ministère public.

A neuf heures précises, les accusés furent introduits. On remarquait parmi eux le nommé J. - B. Coopmans, blessé à la jambe dans l'affaire de Risquons-Tout, et qui ne marchait qu'à l'aide de béquilles ; on le plaça sur un fauteuil, en avant du banc des accusés. Le général Mellinet portait les décorations de la Croix de fer, de Léopold et de la Légion d'honneur.

MMes Sancke, Faider et Gendebien fils, du barreau de Bruxelles ; Blondel, Kennis, Block, Vanden Houte, d'Anvers ; Delwarte et Hage, de Gand, étaient au banc de la défense.

Voici comment se trouvait partagée la défense :

Me Sancke, pour l'accusé Spilthoorn ;

Me Faider, pour les accusés Delestrée et Derudder ;

Me Blondel, pour l'accusé Mellinet ;

Me Gendebien, pour l'accusé Balèse ;

Me Delwarte, pour l'accusé Dupré ;

Me Hage, pour les accusés Glauwens, Baeten, Schoonhooge et Knops ;

Me Vanden Houte, pour les accusés Vanlabbeke, Van Goethem, Nonkel et Dohet ;

Me Blockx, pour les accusés Leleu, Hannecart, Coopmans et Bourgeois ;

Me Kennis, pour les accusés Perrin, Mathieu, Auvenne, Tedesco, Carnel, Guelton, Jouannin, Calonne, Brouwer, Coucke, Treigniere, Dublé, Declerck et Vandersande.

En général, les accusés eurent une attitude calme et tranquille. « On remarque, dit le compte rendu auquel nous empruntons ces détails, que l'accusé Delestrée, qui se dit terrassier sans ouvrage, est mis avec une certaine recherche, et n'a rien qui dénote l'ouvrier. Il en est de même de presque tous les autres accusés, cordonniers, chaudronniers ou tailleurs. L'accusé Coopmans est le seul dont la mine indique l'ouvrier peu aisé.

« L'accusé Perrin porte des moustaches noires qui tranchent avec ses cheveux gris. Il affecte une attitude toute militaire. »

Le Jury fut composé de :

MM. Verbist, Pierre-Hubert, notaire à Turnhout ; Leblus Antoine-Joseph, docteur en médecine à Cappellen ; Batkins, Josse-François, rentier à Anvers ; Seghers, Jean-François, négociant à Anvers ; Ogez, Ed., docteur en droit à Anvers ; Vermoelen, Joseph-Corneille, rentier à Santhoven ; Van Dael, François-Bernard, notaire à Anvers ; Lambrechts, Jean-François, candidat-notaire à Brechet ; Vande Werve, Louis-Paul (comte), rentier à Vorsselaer ; Vande Put, Jean-Baptiste, receveur des Hospices à Anvers ; Van Hoof, Pierre-Corneille, bourgmestre à Molle ; Van Immerseel, Jean-Antoine, rentier à Schooten.

Jurés supplémentaires : MM. Bavais-Claessens, Pierre-Joseph, rentier à Anvers ; Somers, Jean-Corneille, brasseur à Malines.

Ce procès fut fort long et ne se termina que le 30 août.

Les accusés eurent tous une attitude correcte et très courageuse. Tedesco surtout se montra énergique et ferme.

Que l'on en juge par ce résumé de son interrogatoire, que nous citons d'après le compte rendu publié par le Moniteur belge :

« Il est procédé à l'interrogatoire de l'accusé Tedesco qui, sur les questions qui lui sont adressées par le Président, expose dans ces termes sa situation dans le procès :

« Je fais partie, dit-il, de la Société démocratique de Bruxelles, dont je suis l'un des fondateurs. Lors de la fondation de la société, j'ai combattu un article qui pres¬crivait de se maintenir dans les limites de la Constitution. Le projet de règlement portait que la société était établie pour assurer l'union et la fraternité des peuples, que la société ne sortirait pas des termes de la Constitution. Je me suis élevé contre cet article, parce que, dans mon opinion à moi, la Constitution belge est insuffisante, parce qu'elle n'appelle qu'un petit nombre de citoyens à la participation aux droits politiques, et qu'elle ne donne pas de garanties aux classes qu'elle exclut. J'ai attaqué cet article du règlement, parce qu'il entraîne la société dans les limites de la Constitution. Pour justifier mon opinion, j'ai rappelé que la loi électorale, basée sur la Constitution, exclut des droits politiques tous ceux qui ne payent pas un cens, c'est-à-dire tous ceux, ou peu s'en faut, qui ne sont pas propriétaires. J'ai attaqué la disposition du règlement comme anti-démocratique. Vous ne resterez pas, ai-je dit, dans les limites d'une Constitution.

« M. le procureur général a invoqué un article de l'Atelier, d'après lequel j'aurais réclamé contre l'article de la Constitution, parce que je voulais arriver à la république, non par les moyens légaux autorisés par la Constitution, mais par des moyens violents. Cela n'est pas vrai. Cet article a été rédigé par un homme qui n'offre de garanties ni par sa capacité, ni par son caractère.

« L'honorable M. Jottrand, qui nous présidait ce jour-là, était à côté de moi. Il a déclaré qu'il était parfaitement d'accord avec moi, qu'en disant qu'on ne voulait pas sortir des limites de la Constitution, on n'avait voulu dire qu'une chose, c'est qu'on userait de tous les moyens que donnent la liberté d'association et la liberté de la presse. Je me suis levé pour adhérer à ce que venait de dire M. Jottrand et dire que mon observation tombait. Par suite, il n'y a pas eu de vote.

« Avant mon arrestation, j'étais domicilié à Liège. Le 26 février, à midi, j'ai reçu la nouvelle de la proclamation de la république à Paris. Je suis parti immédiatement pour Bruxelles. Mon but était tout simple et tout naturel. Je suis républicain depuis longtemps. Quoique jeune, il y a longtemps déjà que je professe les opinions républicaines. Malgré ma jeunesse j'ai toujours cherché à propager les opinions démocratiques dans les sociétés publiques. J'ai toujours pensé que c'était le seul moyen d'amener un progrès réel, parce que c'est ainsi seulement qu'on peut réussir à former le peuple, et que ce n'est qu'ainsi qu'on pourra arriver à une transformation sociale. Je l'ai fait en Allemagne, en Angleterre, en Belgique. Je le ferai partout où je pourrai, parce que ma conviction entière appartient aux principes démocratiques.

« Quand j'ai appris la proclamation de la République à Paris, j'ai pensé que l'occasion était favorable pour donner au parti démocratique une impulsion nouvelle, et une nouvelle force à l'agitation populaire. Cette expression est une importation anglaise. Les meetings ne sont pas qualifiés autrement en Angleterre. C'est ainsi que le mouvement auquel a présidé O'Connell s'est appelé une agitation. J'entends par là, non l'émeute, mais purement et simplement la propagande, l'agitation des idées.

« Je suis donc arrivé à Bruxelles. Arrêté, confondu avec des personnes ivres ou prévenues de tapage nocturne, et ne voulant pas compromettre la cause démocratique par mon association avec tout ce monde, j'ai déclaré que j'étais venu à Bruxelles pour faire mon stage. Mais lorsqu'on m'a interrogé en règle, j'ai dit que cette cause n'était pas fondée et que le motif de ma venue à Bruxelles était la révolution qui venait d'éclater à Paris.

« Je suis arrivé le 26 au soir, à l'estaminet de la Vieille Cour de Bruxelles, où se tiennent les séances de la Société démocratique. Cet estaminet était rempli par une foule d'individus, parmi lesquels j'avais deux ou trois amis. Ces individus étaient fort échauffés, par les chants révolutionnaires d'un musicien ambulant. Il y avait à crain¬dre qu'il n'en résultât quelques troubles. Mes amis m'engagèrent à prendre la parole, puisque j'étais, dans la réunion, seul apte à le faire. « Engagez-les, me dirent-ils, à venir au meeting de demain, où l'on réclamera le droit électoral, non seulement pour les bourgeois, mais pour tout le peuple. J'ai donc engagé ces personnes à se retirer tranquillement. J'ai annoncé ce qui se ferait le lendemain à la Société démocratique. J'ai engagé les personnes présentes à ne pas se laisser entraîner par un individu que je considérais comme un agent provocateur, parce que je l'avais vu ayant un pistolet à la ceinture. »

« Le 19 mars, n'étant pas bien portant, je suis venu à Bruxelles pour me distraire. J'ai passé mon temps jusqu'au 26 à voir mes amis.

« Lors de ce séjour à Bruxelles, je me suis trouvé un soir avec le général Mellinet, à l'estaminet de l'Union, Grand'Place. Je croyais avoir vu Derudder. Mais en présence de ses dénégations, je ne crois pas devoir persister dans ma déclaration.

« J'ai vu là deux Français, que j'avais vus la veille chez Madame Imbert, à qui j'étais allé faire une visite, pour avoir des nouvelles de son mari. Là nous avons causé des événements de Paris.

« La Société démocratique était découragée et ne donnait plus signe de vie. L'honorable général Mellinet était allé donner connaissance de cela à Jottrand, qui lui avait dit qu'il devait y avoir du tapage, qu'il ne voulait pas y aller, engageant le général à faire de même. Nous étions décidés à maintenir la société. Si j'avais su ce qui se passait, je serais venu avec l'intention expresse de reconstituer la société. Cela n'a pas eu lieu, parce que j'ignorais ce qui se passait.

« Nous sommes allés au local de la Société démocratique, où le président n'osait pas aller, parce qu'il craignait d'être compromis dans une manifestation que provoqueraient des hommes salariés par la police. Le général Mellinet et moi, avons pensé qu'il était du devoir des membres de la société, qui exercent une certaine influence, de se rendre au local, pour empêcher les ouvriers de recevoir des coups, pour empêcher une lutte. La salle avait été fermée par l'ordre de Jottrand. Nous l'avons laissée fermée. Nous sommes restés là pendant deux heures.

« Quand nous avons vu qu'il n'y avait aucune intention de troubles, le général Mellinet, quelques autres personnes et moi, nous nous sommes retirés. Nous avons traversé la place ; là je ne sais qui a proposé d'aller à l'estaminet de l'Union. Nous étions environ une quinzaine, je me suis assis à côté du général, à une table où il y avait une femme et un enfant. J'ai parlé au général du peu d'énergie, du peu de suite dans les idées que montrait Jottrand. Ma conversation n'a été qu'une critique amère de sa conduite.

« Comme je l'ai dit, j'étais arrivé le 26 février, avec la conviction qu'il fallait donner une extension efficace aux travaux de la Société démocratique. Le dimanche, plusieurs discours ont été prononcés un par Jottrand, un par Spilthoorn et un par moi. Ces trois discours ont pour but d'obtenir le maintien de la tranquillité, d'engager les ouvriers à revendiquer leurs droits par les moyens que leur offre la Constitution. Jottrand a été plus loin pour assurer le calme, pour empêcher toute tentative, il a été jusqu'à dire : « Je suis persuadé que mes efforts auront plein succès. Tous les jours, nous réclamerons ; on finira par faire droit aux réclamations. J'engage ma tête que d'ici à quinze jours ou trois semaines nous aurons la République à Bruxelles. » (On rit.) Je ne pense pas que la tête de M. Jottrand soit tombée. (Hilarité générale.) J'espère même qu'elle ne tombera jamais.

« Vous voyez par là jusqu'à quel point sont allés nos efforts pour empêcher une collision.

« J'étais arrivé, je le répète, pour me dévouer au succès de la cause démocratique. Quand j'ai vu le peu de succès des moyens employés par la Société démocratique, quand j'ai vu que, par l'impardonnable faiblesse des hommes qui étaient à notre tête, nous étions plus arriérés après les événements du mois de février que nous ne l'étions avant, je me suis dit qu'il fallait refondre notre Société démocratique, en rejeter les hommes à double face, et tendre la main en même temps aux hommes du progrès. J'ai agi en ce sens, cherchant à préparer les esprits pour le jour où les circonstances seraient plus favorables.

« Mais dans mon opinion, le moment qui devait nous être le plus favorable, était la première période qui avait suivi la révolution de février. Cette période passée, il n'y avait qu'à attendre les circonstances et préparer les esprits pour en profiter.

« Cette conviction résultait pour moi du peu de courage des membres de la Société démocratique qui voulaient la diriger, de cette hypocrisie qui empêche les hommes de déployer leur drapeau. Je la déplore hautement. Je ne veux pas être confondu avec ces hommes. Je me fais gloire d'être républicain. Tout le monde doit se faire gloire d'une conviction inébranlable. Mais, d'autre part, j'ai le droit d'attendre qu'on s'en rapporte à ma déclaration, lorsque j'affirme que, dans mon opinion, le moment n'était pas favorable pour un mouvement, parce que l'opinion démocratique, abandonnée de ses chefs, était plus faible que jamais.

« L'accusé Delestrée. - Nous ne voulons ni de Jottrand, ni des hommes du journal La Nation.

« M. le président. - Tedesco, vous paraissez animé contre Jottrand. Cependant, vous n'avez d'autre grief contre lui que d'avoir prononcé un discours où il était dit qu'il fallait laisser faire les événements, sans se livrer à aucun acte de violence.

« R. - Je n'ai pas dit cela. Je l'ai dit d'autant moins que j'ai parlé dans le même sens.

« D. - Vous avez attribué à la mollesse des chefs du parti démocratique l'insuccès du mouvement que vous aviez préparé ?

« R. - J'ai parlé le 27 février en faveur du suffrage universel, disant que le seul but de la société démocratique devait être de se le laisser accorder par le pouvoir. Le 28 février, au matin, j'ai été arrêté ; j'ai été retenu douze jours en prison. On m'a remis ensuite en liberté. Quand je suis sorti de prison, j'ai trouvé l'opinion à laquelle j'appartiens dans une inanité à peu près complète. J'ai dû être affecté d'un pareil résultat ; j'ai dû être mécontent des hommes qui avaient pris la direction du parti démocratique. »

Interpellé sur le point de savoir si les élèves de l'école polytechnique, de la table où ils étaient dans l'estaminet de l'Union, lui ont fait des signes, ainsi qu'au général Mellinet, l'accusé nie cette circonstance et met le procureur général au défi de prouver sa participation soit directement, soit indirectement aux troubles qui ont eu lieu dans ce quartier.

« M. le président. - Tedesco, n'avez-vous pas reçu de Paris avis de la forma¬tion de la légion belge ?

« R. - Non, je l'ai appris par les journaux. Je n'ai aucune correspondance avec Paris où je ne connais qu'Imbert.

« D. - Cependant votre nom a été publié dans les journaux de Paris.

« R. - C'est possible. Si c'est vrai, j'en donnerai l'explication. Je ne suis connu à Paris que d'une personne. C'est Imbert.

« D. - Connaissez-vous Bornstedt et Imbert ?

« P. - Oui.

« D. - Vous connaissez Derudder ?

« R. - Oui.

« D. - Dans une lettre de Derudder il est dit : « Pour l'ami Tedesco, je l'attends du jour au lendemain. Il est actuellement à Liège, où il s'occupe des moyens qui doivent crouler à jamais la dynastie de notre fameux Léopold. » Comment expliquez-vous cela ?

« R. - Je n'ai pas à m'expliquer sur une chose que je n'ai pas faite ; cependant pour répondre par un fait, je dirai que l'on mette cette lettre en rapport avec ce que j'ai fait à Liège à cette époque, on ne pourra pas prouver que j'ai fait quelque chose de contraire à la dynastie.

« D. - On a saisi chez vous un manifeste du parti communiste ; n'a-t-il pas été fait chez vous ?

« R. - Non, c'est une traduction.

« D. - Comment se trouve-t-il en votre possession ?

« R. - C'est un manifeste allemand que j'ai acheté ; j'en ai parlé et l'on m'a prié de le traduire ; la traduction n'est même pas achevée.

« D. - Vous avez dit franchement que vous étiez républicain, que vous vouliez le suffrage universel, êtes-vous communiste ?

« R. - Si j'étais poursuivi pour mes opinions, je répondrais franchement, mais je ne crois pas devoir répondre maintenant à cette question. »

D'autres accusés furent également très fermes, notamment Delestrée.

Parmi les témoins à charge qui affirmèrent des faits déclarés faux par les accusés, il y avait deux policiers, un nommé Martin Sas, soi-disant bottier à Alost, et un sieur H. Planeaux, lamier à Mouscron, qui fit volontairement et en amateur le coup de feu contre les émeutiers. (Note de bas de page : Ce témoin à charge, dont le rôle à Risquons-Tout fut des plus bizarres, avait été condamné à treize mois de prison pour abus de confiance...)

Ce Martin Sas comparut comme témoin le 17 août. II déclara avoir vu Tedesco à la Bourse de Bruxelles, criant : Vive la République !

L'accusé Tedesco nia formellement le fait et ajouta :

« Maintenant, je dirai que le témoin m'a suivi pendant tout le temps, qu'il était avec l'individu dont il a parlé et dont les chants provocateurs avaient excité le peuple dans les estaminets ; le témoin a été reconnu plus tard comme étant favorisé par la police, car il portait le poignard et le pistolet à la ceinture, sans être arrêté. Maintenant, ce même homme a été mis en prison avec moi, je ne lui ai pas parlé et j'ai dit à mes amis de ne pas lui parler non plus, parce que je savais que c'était un employé de la police secrète. Ce même homme a été mis et retenu en prison avec moi, sans cause. Quand je descendais dans la cour, il descendait avec moi, et cherchait à me faire causer. Quelques jours après, il s'est présenté à la Vieille Cour de Bruxelles, à une réunion de la Société démocratique, où il a été traité de mouchard. Une discussion s'étant engagée, il a tiré un pistolet et en a lâché un coup, qui n'est pas parti ; il s'est ensuite rendu à la permanence. La police est arrivée, et cet homme a fait arrêter par elle l'individu sur lequel il avait tiré un coup de pistolet. Le « baes » l'a fait arrêter. Le lendemain, le témoin s'est trouvé dans un estaminet avec moi. Je lui ai dit « Vous êtes un mouchard. » Si je voulais, je ferais venir des témoins qui vous certifieront que, le lendemain de cette tentative d'assassinat, il était libre et continuait son métier de mouchard.

« M. le procureur général. - Je ne sais si le témoin est un mouchard. Si je l'avais su, je ne l'aurais pas fait assigner.

« Me Faider. - Nous n'en rendons pas M. le procureur général responsable.

« M. le président interpelle sur sa déposition le témoin qui déclare y persister.

« L'accusé Derudder. - Je voudrais qu'on demandât au témoin si lui-même ne nous a pas engagé à aller à l'hôtel de ville, afin de prendre des armes au lieu d'en demander. Il criait : Vive la République et chantait la Marseillaise. C'est moi qui l'ai fait taire. Il était à cette époque tellement républicain rouge, (on rit) qu'il était venu à la Société démocratique, et qu'il criait le plus fort. Quelques jours après sa sortie de prison, nous l'avons plaint. Il s'est excusé en disant qu'il avait été pris dans une émeute, comme les autres. Le lendemain, il est revenu avec les perturbateurs, avec les « capons » du canal.

« M. le procureur général. - Les ouvriers du canal ne sont pas des perturbateurs.

« L'accusé Derudder. - Il y en a. On leur avait donné de l'argent pour nous frapper, pour nous massacrer.

« M. le procureur général. - Ce sont les plus honnêtes ouvriers de Bruxelles.

« L'accusé Derudder. - Je sais positivement que le témoin est mouchard à Bruxelles.

« M. le président. - Qu'y a-t-il de vrai là dedans ?

« Le témoin. - Ce qu'il y a de vrai, c'est que j'ai toujours exercé contre eux, parce que ce sont eux qui sont cause que les ouvriers sont sans ouvrage.

« L'accusé Derudder. - A-t-il chanté la Marseillaise ?

« Le témoin. - J'ai fait comme eux. (Mouvement dans l'auditoire.) Je voulais voir leur position. Je ne l'ai pas fait par intérêt.

« M. le président. - C'est un tort que vous avez eu. Si, manquant à votre serment, vous avez dit à charge de Tedesco ce qui n'est pas, vous avez commis un crime. Si l'on ne peut pas le vérifier, on pourra le vérifier plus tard. Je vous livre pour le moment à votre conscience.

« Le témoin, interpellé à la demande de la défense, sur le point de savoir chez qui ou pour qui il a travaillé comme ouvrier cordonnier, ne peut donner aucune réponse précise.

« Me Faider. - C'est un ouvrier amateur, comme le volontaire d'hier.

« L'accusé Derudder. - Je demande, dans l'intérêt de la vérité, que Tedesco soit entendu sur le point de savoir si le témoin n'a pas reçu de l'argent. »

« M. le président. - Tedesco, vous avez la parole. »

L'accusé Tedesco. - C'est ce fait qui a donné lieu à une dispute dans un estaminet. Ce témoin a déclaré avoir reçu deux pièces de dix florins. II devait les partager avec un certain individu. Celui-ci, son complice, se trouvant à l'estaminet et apprenant cela, s'est précipité sur lui. Heureusement qu'on l'a empêché de le rouer de coups. C'est ainsi que nous avons vu que c'était un agent de la police secrète. »

« M. le procureur général. - J'admets cela. Il y en aura toujours.

« M. le président. - Sans doute, et la circonstance qu'ils seraient payés ne fait rien à la cause. Mais un agent de la police secrète manque à son devoir en disant un fait contraire à la vérité. »

L'incident se termina sur ces mots.

es plaidoiries furent très serrées et émouvantes.

Le 30 août, les débats furent clos. Soixante-sept questions furent posées au jury qui répondit affirmativement en ce qui concerne ceux qu'on désignait comme les chefs du parti républicain. Pour les autres, pris les armes à la main à Risquons-Tout, le jury les déclara non coupables !…

Furent acquittés :

Dupré, Auvenne, Clauwens, Vanlabeke, Van Goethem, Leleu, Dohet, Schoonhooghe, Vandersande, Hannecart, Knops, Brouwer, Coucke, Treignière et Dublé et le président ordonna qu'il fussent mis en liberté.

Furent condamnés à la peine de mort :

Spilthoorn, Delestrée, Perin, Mellinet, Mathieu, Derudder, Ballin, Tedesco, Camel, Guelton, Jouannin, Calonne, Baeten, Nonkel, Coopmans, Bourgeois et Declercq.

En entendant leur arrêt, Delestrée et quelques autres s'écrièrent : « Vive la République »


Dans ce procès, qui fut engagé à cause de l'attaque à main armée de Risquons-Tout, les accusés qui avaient été pris les armes à la main, furent donc en grande majorité acquittés. Au contraire, ceux qui furent condamnés à mort, parmi lesquels les membres en vue de l'Association démocratique : Mellinet, Spilthoorn, Tedesco, Ballin, n'avaient figuré nulle part dans les actes d'invasion, et n'avaient été enveloppés dans les poursuites qu'après coup.

Spilthoorn et ses amis allèrent en cassation, se basant sur douze faits précis, mais leur pourvoi fut rejeté.

Un arrêté royal, daté du 21 novembre 1848, commua la peine de mort en réclusion de 30 années, en ce qui concernait Spilthoorn, Delestrée, Perin, Mellinet, Mathieu, Derudder, Ballin, Tedesco, Carnel et Guelton, sans exposition sur la place publique, car on craignait que cette exposition donnât lieu à des troubles.

Les autres condamnés : Joanin, Calonne, Baelen, Nonkel, Coopmans, Bourgeois, Declercq, Loriaux et Denis virent commuer leur peine en quinze années de réclusion, également sans exposition. (Note de bas de page : Ces renseignements m'ont été obligeamment communiqués par M. Van den Heuvel, ministre de la Justice.)

Cette peine entraînait, d'après la Code pénal en vigueur, l'exposition au carcan, sur la place publique, des condamnés, mais il fut fait également remise de cette peine aux graciés.

A la fin du mois de janvier 1849, les condamnés, à l'exception du général Mellinet dont l'état de santé ne permettait pas le transport - il avait plus de 80 ans - furent transférés de la prison Saint-André d'Anvers, à la citadelle de Huy, où ils subirent leur peine.

Les rigueurs réglementaires de la peine de réclusion leur furent strictement appliquées : nourriture, couchage du régime ordinaire ; isolement des cellules ; interdiction de visites, sauf à de rares exceptions. « Ces duretés, dit Jottrand, dans son étude sur Louis Spilthoorn, ces duretés prescrites et maintenues sévèrement par un geôlier ad hoc, et dont le zèle fut plus tard récompensé par un poste rémunératoire au pénitentiaire dit des Dames blanches, à Namur, ne sauraient se décrire en détail... »

Il y eut un second procès relatif à l'expédition de Risquons-Tout, dans lequel furent impliqués Loriau et Denis, accusés d'avoir pris part à l'affaire des troubles du 29 mars 1848.

Ils comparurent devant le jury du Brabant, les 22 et 23 février 1849 et furent défendus par Me Gendebien fils.

Le jury les déclara coupables et ils furent également condamnés tous deux à la peine de mort !

Ils allèrent en cassation, mais leur pourvoi fut rejeté. Comme pour les condamnés d'Anvers, leur peine fut commuée en celle de vingt années de réclusion, qu'ils subirent également à la citadelle de Huy.


La décision du jury d'Anvers fut vivement critiquée.

Le Débat social l'apprécia comme suit :

« Le jury de la province d'Anvers a justifié les espérances de M. le procureur général de Bavay : il a répondu à la haute confiance de la Cour de cassation. Il a compris ce que M. le procureur général voulait dire, lorsque, terminant sa réplique, il appelait l'indulgence du jury sur les malheureux qui avaient été au champ de bataille de Risquons-Tout, et signalait à sa sévérité toute la première catégorie des accusés. « Vous frapperez, je l'espère, disait-il, d'une condamnation, ceux qui ont attaqué le pays ; mais vous vous souviendrez que les grands coupables sont ceux qui se trouvent sur le premier banc. » Or, le plus grand crime dont ils furent coupables, le seul même comptant au procès, c'était leur qualité de républicains et de démocrates : c'était la seule accusation que l'on pût sérieusement soutenir contre Delestrée, Mellinet, Derudder, Ballieu, Tedesco. Le jury a été étourdi par ce langage, affilé comme un stylet. Il a cru que c'était pour lui un devoir de frapper, dans quelques-uns de ses membres, le parti qui gène les libres allures de MM. les bourgeois royalistes. Il est donc sorti de sa chambre avec un verdict qui condamne dix-sept hommes à la peine de mort.

« Nous respectons, comme citoyens, la décision du jury ; mais nous n'oublierons de longtemps les moyens employés par M. le procureur général, pour arracher à la conscience des jurés anversois un verdict aussi terrible. Une condamnation surtout doit peser sur la conscience de M. le procureur général, c'est celle de M. Tedesco. Celle-là, nous le disons franchement, il ne l'a obtenue qu'en cherchant ses armes dans l'arsenal odieux que l'on croyait épuisé par les inquisiteurs de tous les temps, par les Marchandy de la Restauration et les Hébert de Louis Philippe.

« ... Du reste, cette condamnation ne tuera pas le parti démocratique en Belgique. Il puisera, comme toujours, dans la persécution, des forces nouvelles. C'était une religion à laquelle il manquait des martyrs. Le jury d'Anvers vient de nous en donner. Béni soit-il ! »


Le procès de Risquons-Tout fut un procès de tendance dirigé contre les démocrates et ce fut le procureur général de Bavay qui en fut l'âme. Dans le discours qu'il prononça, près de vingt ans plus tard, le 16 octobre 1865, à l'audience de rentrée de la Cour d'appel de Bruxelles, il exposa cyniquement comment il avait procédé en cette occasion, et il eût l'impudence de se donner en exemple à ses collègues.

Ce discours a pour titre : « De la police judiciaire au point de vue pratique » (Em. Devroye, imprimeur du Roi, rue de Louvain, 42. Bruxelles, 1865) :

« On n'a jamais discuté, dit un des passages, au point de vue pratique, les mesures à prendre ni la marche à suivre pour découvrir l'auteur d'un crime et pour le convaincre de son fait.

« Le seul ouvrage, continue M. de Bavay, qui se soit occupé de cette matière, est celui que notre célèbre Damhouder a publié en 1564, sur la Pratique judiciaire ès causes criminelles. Mais la pratique d'autrefois différait essentiellement de la nôtre. Elle exigeait, par exemple, d'une manière absolue, la déclaration de deux témoins pour établir un fait, et, dans certains cas, l'aveu du prévenu, pour autoriser sa condam¬nation, soit qu'il eût fait spontanément cet aveu, soit qu'on le lui eût arraché par la torture. Cette procédure était donc purement mécanique ; elle n'exigeait de la part du juge aucune espèce de raisonnement. Nos lois actuelles, au contraire, n'admettent plus qu'il faille deux témoins pour établir un fait, ni l'aveu du prévenu, pour le condamner. Elles consacrent même un principe tout opposé...

« ...C'est encore de cette manière que l'on est parvenu à établir, dans l'affaire de Risquons-Tout, les ramifications qui existaient entre Paris et Bruxelles.

« La bande qui devait républicaniser la Belgique était venue, en effet, camper à Seclin, près de Lille, dans la matinée du dimanche 26 mars 1848 et, le soir même, des émeutiers avaient parcouru les rues de Bruxelles, aux cris de : « Vive la République ». On avait remarqué, en même temps, des allées et venues continuelles dans un cabaret de la Grand'Place, où le général Mellinet se trouvait attablé avec cinq ou six républicains, et où il recevait à tout moment des émissaires qui venaient lui parler à l'oreille ; on avait surpris, en outre, des œillades et des signes d'intelligence qu'il échangeait avec deux jeunes Français, assis à une autre table, et dont le costume et les manières annonçaient une certaine position sociale. Il était, cependant, impossible d'attribuer à ces faits leur véritable signification, parce que l'on ne connaissait pas encore l'arrivée de la bande à la frontière ; mais après l'échauffourée de Risquons-Tout, qui eut lieu le mercredi suivant, il ne fut pas difficile de comprendre que l'émeute du dimanche se liait à l'attaque du mercredi ; qu'elle n'avait d'autre but que d'en faciliter l'exécution par un mouvement intérieur ; que le général et ses compagnons se trouvaient à la tête de ce mouvement ; qu'ils le dirigeaient du cabaret de la Grand'Place et qu'ils étaient, par cela même, complices du crime organisé à Paris.

« Ils furent donc tous arrêtés sous cette dernière prévention, quoique l'on n'eût alors, comme dans l'affaire de la place Saint-Géry, ni une pièce, ni un témoin à leur opposer : mais les papiers trouvés chez eux ne laissèrent pas de doute sur leur culpabilité. Ils prouvèrent aussi que les jeunes Français, qui avaient échangé des œillades et des signes d'intelligence avec le général, étaient deux élèves de l'Ecole polytechnique, arrivés à Bruxelles le jour même, et qui avaient quitté Paris avec la bande. Il fut enfin démontré par l'enquête parlementaire de l'Assemblée nationale, sur les événements de mai et juin 1848, enquête dans laquelle on s'occupa également de l'affaire de Risquons-Tout, que ces deux élèves avaient été reçus par Ledru-Rollin, la veille de leur départ, et que Ledru-Rollin leur avait fait remettre 1500 francs par son secrétaire, en leur disant qu'il ne pouvait pas prendre part à cette expédition comme ministre, mais qu'il l'approuvait comme homme. C'est donc probablement l'argent de Ledru-Rollin qui a payé l'émeute du dimanche. »

Ces faits n'étaient que trop évidents ; aussi le général et ses compagnons furent-ils condamnés par le jury. Mais on n'aurait jamais obtenu le moindre élément de preuve, ni contre eux, ni sur les faits que nous venons de rapporter, si l'on avait hésité à se saisir de leurs personnes ou de leurs papiers.

« Le raisonnement seul avait donc provoqué l'arrestation des prévenus dans ces deux affaires, et nous pourrions en citer beaucoup d'autres, où l'on a procédé de la même façon, et où l'on a obtenu les mêmes résultats. »

En vérité, il n'y eut jamais la moindre preuve de la concordance entre l'organisation de l'échauffourée de Risquons-Tout et ce qu'on a appelé les émeutes républicaines du 26 mars 1848 à Bruxelles. Les allées et venues de quelques personnes, suffirent pour faire condamner à mort le général Mellinet et ses amis, même Spilthoorn, arrêté à Mouscron depuis le 26 mars, même Tedesco, qui avait d'abord bénéficié d'une ordonnance de non-lieu pour l'émeute de Bruxelles.

En engageant ces poursuites, cela est clair, le parquet n'eut d'autre but que de semer la peur et la méfiance dans le parti démocratique, de décapiter celui-ci et de permettre au gouvernement de se poser en sauveur de l'ordre social.


Un des acquittés dans l'affaire de Risquons-Tout, Dominique Auvenne, ouvrier tailleur, quitta la Belgique pour se rendre en France. En 1849, il se trouvait parmi les organisateurs d'une société industrielle, espèce de Phalanstère, ayant son siège à la Chenaie, commune de Condé, dans le département de Seine-et-Oise.

Dans une lettre datée du 20 décembre 1849, qu'il écrivit à Nicolas Coulon et dont nous avons l'original sous les yeux, se trouvent quelques renseignements sur cette société :

« Tu me fais un reproche, écrit Auvenne, de ne pas t'avoir écrit. Je voulais, avant tout, posséder des renseignements précis et tu dois savoir que ce n'est pas au bout de quelques jours, quand on arrive dans une société composée de personnes que l'on ne connaît pas et qu'il faut étudier au point de vue du caractère et du dévouement, que l'on peut être fixé. Si je t'avais écrit plus tôt, je n'aurais écrit que des incertitudes, tandis qu'aujourd'hui je puis t'assurer que la colonie sera dans quelques jours en voie de prospérité.

« Nous avons ici environ une lieue carrée de terres appartenant à deux propriétaires phalanstériens qui ont déjà fait plusieurs essais d'association qui n'ont pas réussi, faute de travailleurs consciencieux. Je suis heureux de te dire que je suis ici avec des camarades qui ont du cœur à l'ouvrage. Souvent, nous nous levons avant le jour et nous nous rendons aux champs travailler chacun dans notre métier. La cordonnerie est en pleine activité. Je commence à avoir trop de besogne pour ma femme et pour moi et j'espère bientôt pouvoir m'adjoindre un ou deux autres ouvriers tailleurs.

« Il y a encore, près de nous, deux autres établissements et nous espérons fusion-ner bientôt. L'un est le phalanstère bâti depuis longtemps ; il y a une ferme en pleine culture et des bâtiments immenses, avec des ateliers pour toutes les professions. L'autre est la colonie. Son bâtiment peut loger à l'aise une soixantaine de familles. Il fut bâti, il y a deux ans, par des socialistes qui y ont dépensé une cinquantaine de mille francs... »


On possède peu de détails sur la vie que menèrent, durant leur incarcération au Fort de Huy, les condamnés de l'affaire de Risquons-Tout.

D'après des renseignements que nous avons obtenus, Tedesco mit à profit ses heures de loisirs pour se livrer à des études de droit.

A plusieurs reprises, notamment en 1852 et en1853, MM. Lelièvre et de Perceval demandèrent au gouvernement d'amnistier les condamnés détenus à Huy. Le ministre de la justice, M. J. Faider, répondit que le gouvernement ne voulait pas de l'amnistie, mais qu'il était décidé à accorder des remises de peine, par degrés.

Des arrêtés de grâce intervinrent, en effet, en leur faveur.

Le premier fut rendu en faveur du général Mellinet, qui était âgé de plus de 80 ans et souffrait de plusieurs blessures anciennes. Un arrêté du 16 novembre 1849 lui fit remise du restant de sa peine. Il mourut à Anvers, en 1852.

Voici, par ordre chronologique, les dates auxquelles les condamnés de Risquons-Tout furent mis en liberté :

4 mars 1850, Calonne ;

7 novembre 1850, Derudder, Nonkel, Coopmans et Bourgeois ;

29 mars 1853, Perin, Mathieu, Guelton, Baeten, Declercq, Loriau ;

6 janvier 1854, Tedesco ;

20 mars 1854, Delestrée, Camel et Joannin ;

22 décembre 1854, Ballin.

Ce ne fut que le 22 décembre 1854, qu'un arrêté royal gracia l'avocat gantois Charles Spilthoorn.

Le dernier détenu pour l'affaire de Risquons-Tout fut Denis, que l'on ne mit en liberté que le 1er février 1856. (Renseignements fournis à l'auteur par M. le ministre de la justice.)

En 1852, peu après le coup d'Etat du 2 décembre, on fut vivement ému en Belgique de la présence, à la tête du gouvernement de la France, de Louis-Napoléon, dont on connaissait les visées ambitieuses et que l'on soupçonnait de vouloir mettre la main sur notre pays.

Victor Tedesco avait toujours refusé de demander sa grâce. Son père, apprenant que la santé du prisonnier s'était altérée, que ses cheveux avaient brusquement blanchi, lui écrivit pour le supplier de solliciter sa grâce, en demandant au gouvernement d'être inscrit parmi les volontaires qui, le cas échéant, défendraient le territoire contre les Français.

Tedesco écrivit alors à son père la lettre qu'on va lire et qui est assurément très digne

« Fort de Huy, le 9 novembre 1852.

« Mon cher Père,

« Ta lettre est grave et sérieuse, dans son appel à mon patriotisme. Telle sera ma réponse.

« En 1838, alors que les 24 articles, d'odieuse mémoire, n'étaient encore qu'une menace à l'indépendance de la Belgique, j'avais 17 ans à peine, je venais d'entrer à l'Université de Liège. Le cœur brûlant d'indignation et d'enthousiasme, j'avais foi dans la dignité et le courage du peuple belge. Des premiers, dans la jeunesse universitaire, à comprendre les devoirs du citoyen, membre d'un comité de résistance, je poussai activement et énergiquement à la formation d'un corps d'étudiants volontaires.

« J'étais hardi, fier, résolu même à mourir avant d'avoir vécu... Le Luxembourg, ma patrie, a été vendu, morcelé...

« Aujourd'hui, un danger plus grand, une honte bien plus sanglante, menace encore la Belgique. Aujourd'hui, comme en 1838, je suis prêt à combattre pour la liberté contre le despotisme le plus odieux, le plus insensé. J'oublierai la lâcheté de 1839, j'oublierai quatre années de souffrances, j'oublierai ma jeunesse perdue, mon avenir brisé, j'oublierai tout... sauf l'honneur et l'amour de l'humanité. Ah ! j'ai bien souffert depuis cette monstrueuse débauche de sang, d'or et de pouvoir, inaugurée au 2 décembre, par un brigand à l'âme de jésuite.

« Je le sens, c'est le devoir des hommes d'honneur de s'unir pour la défense de la civilisation menacée par de nouvelles hordes de barbares. Encore une fois ; je suis prêt... qu'on me rende mes droits et je marcherai... sinon, non.

« La démarche que tu me proposes, serait noble et digne, telle que tu la conçois, si elle pouvait s'adresser à des hommes au cœur généreux, capables de comprendre qu'un détenu ne veuille réclamer sa liberté que pour exposer sa vie pour la défense d'un principe sacré. Ma conviction profonde est que les motifs de ma démarche ne seraient pas même compris par les ministres.

« En 1850, il y aura demain 16 mois, on a mis en liberté quelques détenus politiques. Les autres, quoique condamnés pour les mêmes faits, sont encore enterrés ici. Cependant, quelques-uns de ces derniers ont supplié et supplié, imploré et imploré ; ils se sont soumis ; mais s'ils ont été entendus, ils n'ont pas été écoutés. Pourquoi cette différence ? Il y a ici des condamnés à 20 ans et à 15 ans pour l'affaire de Risquons-Tout ; il y a des condamnés à 15 ans pour l'affaire du Prado. Parmi ceux que depuis 16 mois on a remis en liberté, il y avait des condamnés de ces trois mêmes catégories. Si nous sommes encore ici, ce n'est donc pas parce que la justice ne serait pas satisfaite. Les uns sont rentrés dans la vie civile parce qu'on voulait accorder quelque chose à l'opinion publique. Les autres sont restés en prison parce qu'on voulait, par leur exemple, montrer aux républicains belges, que la justice royale sait frapper fort, ferme et longtemps.

« Le château de Huy sert d'épouvantail. Depuis le 10 novembre 1850, il ne peut plus être question d'expiation, car ce jour-là, il a été reconnu qu'il y avait expiation suffisante. Quel homme sincère, connaissant les faits et les causes de ma condamnation, oserait soutenir que c'est uniquement pour expier mes crimes de 1848, que je suis encore enfermé au fort de Huy ? Qui donc oserait demander encore la prolongation de ma détention, pour ce seul motif que la somme de mes souffrances n'équivaudrait pas encore à la somme de mes crimes ? Ne suis-je donc pas en droit de dire que c'est par un calcul, une spéculation politique quelconque, que je me trouve toujours prisonnier ? A moins que ce ne soit parce que je ne suis nullement disposé à abjurer mes principes.

« Puis-je demander la liberté pour le combat, à ces hommes qui ne verraient qu'une sollicitation là où, de ma part, il y aurait sacrifice ? Mais supposons un instant qu'un arrêté royal me rendît à la liberté, qu'en conséquence je me présentasse pour être admis dans le premier ban de la garde civique ; on me dirait nous ne pouvons vous incorporer, attendu que vous avez subi une condamnation infamante ! Et tu me dis de ne pas me laisser devancer par la générosité du gouvernement. La générosité du ministère belge ! De la générosité vis-à-vis de moi, depuis quatre ans arraché à la lumière et à la vie ! Tu n'y penses pas. Et moi, cette seule pensée me soulève. Sans faiblesse, comme sans bravade, je supporte le malheur. Je ne fléchirai pas et mon cœur n'a pas encore senti de défaillance, quoique tout ce qu'il aime lui manque. Depuis le jour où ma raison s'est ouverte à la vie extérieure comme à la réflexion, je suis républicain et tel je vivrai, toujours fidèle à mon drapeau, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Mais je sais aussi que pour le républicain belge, il est en ce moment un devoir plus impérieux que tout autre : c'est celui de concourir à la défense de l'indépendance et de la liberté de la patrie. Oui, devant le danger commun, il faut un sentiment commun, unanime, de résistance et de dévouement. Oui, le républicain belge doit laisser de côté, jusqu'après le danger passé, la poursuite et la réalisation de ses convictions politiques et sociales.

« Oui, en Belgique, il ne doit plus y avoir que des Belges. Oui, tout cela je le sens vivement, c'est ma conviction et c'est celle aussi, j'en jurerais, de tous les vrais républicains dans le pays. Je ne sais si telle aussi se révèle la pensée du gouvernement. Je ne vois rien, je n'entends rien qui puisse me le faire croire, et je ne serais nullement étonné que l'invasion française ne me trouvât encore dans quelque prison. J'en ai l'âme ulcérée rien qu'à y penser. Il est encore une raison, bien forte, selon moi, qui doit me faire reculer devant l'adoption de ton idée. Je ne puis pas la développer complètement, tu devineras ce que je tais.

« Nous sommes encore quinze détenus ; sur ce nombre, onze ou douze, si je suis bien informé, ont fait, depuis le 2 décembre, des démarches pour obtenir leur liberté. Ces démarches n'ont nullement le caractère patriotique ; et dès lors nous ne sommes plus que trois dans cette situation de réserve et d'indépendance vis-à-vis du gouvernement qu'exigerait impérieusement la nature de ton projet.. Tu comprendras qu'il y a là une impossibilité. Demander sa liberté uniquement parce qu'on veut se lever contre l'étranger, après l'avoir demandé uniquement pour l'avoir, serait assez étrange. Et demander à trois, par patriotisme et bravoure, ce que douze ont demandé par fatigue ou découragement, ou par des considérations toutes personnelles, ce serait s'exposer d'une manière certaine à voir ses intentions travesties et méconnues... »


Ainsi que nous l'avons dit, Tedesco fut mis en liberté, le 6 janvier 1854.

Il alla habiter Arlon où il exerça brillamment la profession d'avocat et il devint le chef du parti libéral. Pendant près de trente années, de 1864 à 1893, il représenta le canton d'Arlon au conseil provincial du. Luxembourg, qu'il présida pendant plusieurs années.

En 1893, il vint s'établir à Bruxelles. Au début de l'année 1897, voyant ses forces faiblir peu à peu, et sentant que sa fin était prochaine, il rentra à Arlon pour y attendre la mort, comme il le déclara à ses intimes.

II mourut le 28 mai 1897, à l'âge de 76 ans. Ses funérailles civiles furent très imposantes. Parmi les discours, citons celui d'un ouvrier plafonneur, M. Jacques Tobias, qui parla au nom de la société de secours mutuels Les Artisans, dont V. Tedesco fut un des fondateurs et qu'il présida pendant plusieurs années.

Un autre condamné de Risquons-Tout, Louis Delestrée, mourut à Bruxelles, à l'Hôpital Saint-Jean, le 7 août 1863, à l'âge de 60 ans. Ses funérailles civiles furent faites par la société L'Affranchissement.

L'avocat Spilthoorn sortit, le dernier, du Fort de Huy, au mois de janvier 1855, après plus de six ans de détention.

Voici en quels termes le Messager de Gand, du 22 janvier 1855, annonça cette nouvelle :

« Le dernier des 19 condamnés pour l'affaire de Risquons-Tout, M. Charles Spilthoorn, avocat, de Gand, vient de sortir de la prison de Huy, le restant de sa peine lui ayant été remis par le Roi, sous condition de s'embarquer pour les Etats-Unis et d'y fixer sa résidence. Cette expatriation forcée était, du reste, dans les désirs du prisonnier.

« M. Spilthoorn avait été, après les événements de 1830, nommé par le gouvernement provisoire l'un des trois commissaires généraux préposés à l'administration de la Flandre orientale. Ses collègues étaient MM. Ch. Coppens et F. Vergauwen. M. F. de Meulenaere était commissaire général à Bruges, avant de devenir gouverneur de la Flandre occidentale.

« M. Spilthoorn n'a jamais fait partie de la presse belge ; il n'a pas davantage, hors sa mission temporaire, occupé de fonctions publiques ; mais il fut membre actif des sociétés démocratiques d'Agneessens, à Bruxelles, d'Artevelde, à Gand, de Breydel et Coninck, à Bruges, de Zannequin, à Renaix et d'Ackerman, à Audenaerde.

« En 1848, M. Spilthoorn fut délégué à Paris avec M. Braas, de Namur, par la Société démocratique internationale, de Bruxelles, pour s'assurer si, dans l'hypothèse de changements en Belgique et dans le reste de l'Europe, la France républicaine renon¬cerait aux idées de conquêtes et considérerait les Belges comme des alliés et des frères, non comme des subordonnés ou vassaux.

« M. Braas revint immédiatement à Bruxelles rendre compte à ses mandants de ce qu'il avait pu apprendre ou connaître des sentiments qui animaient les vainqueurs du jour.

« M. Spilthoorn resta quinze jours encore à Paris, et s'opposa, nous assure-t-on, au plan du lieutenant Fosse qui voulait établir, par une agression du dehors, un nouveau gouvernement en Belgique.

« Mais la coïncidence de son retour en Belgique avec l'équipée de Risquons-Tout, lui fut fatale. Il fut arrêté à Courtrai en mars, et a fait ainsi sept ans de prison, à deux mois près.

« M. Spilthoorn a obtenu la permission de s'arrêter quarante-huit heures à Bruxelles, et une semaine à Gand, pour dire un dernier adieu à ses amis. Il a quitté Bruxelles hier, et partira de Gand pour Anvers, où il attendra la première partance à destination de New-York.

« M. Spilthoorn est âgé de 50 ans environ. Il est né à Cruyshauten, district d'Audenaerde. »

En 1870, Spilthoorn fut autorisé à rentrer en Belgique. Par décision du Conseil de discipline, datée du 14 décembre 1870 et signée par son secrétaire M. Delandtsheere, il fut porté au tableau de l'ordre des avocats exerçant près la cour d'appel de Bruxelles.

Il mourut le 12 septembre 1872, à Bruxelles et fut enterré par les soins de la Libre pensée. Chose curieuse, ni le journal L'Internationale, ni La Liberté, ne parlèrent de sa mort il avait cependant lutté et souffert pour la cause démocratique et l'émancipation du peuple...

Mais le peuple oublie vite. D'ailleurs, il ne pouvait en être autrement. Une fois qu'ils n'eurent plus peur, les dirigeants se montrèrent féroces pour les républicains et les socialistes ; policiers, magistrats, journalistes, bourgeois, se coalisèrent pour défendre à la fois et la monarchie et le régime oligarchique, afin d'empêcher les démocrates de s'organiser et d'éclairer la masse populaire sur ses droits et ses devoirs.

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