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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

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Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome premier. Deuxième partie : la Belgique en 1848-1849

Chapitre III. L'Organisation démocratique en 1848-1849

L’Association démocratique de Bruxelles - Réorganisation - Nombreuses associations similaires en province. Propagande à la campagne - Programme de réformes agricoles - Congrès de sociétés démocratiques socialistes de Belgique - Programme d’action - Découragement - La brouille dans le parti démocratique - La société l’Alliance et le 24 février - Son manifeste - Crise intense - Defacqz démissionnaire - Il est remplacé par A. Gendebien - Défaites successives au profit des doctrinaires - Opinion du Débat social sur l’Alliance

Pendant les années 1848 et 1849, les démocrates et les socialistes déployèrent en Belgique une grande activité. Ce mouvement n'eut malheureusement pas de racines bien profondes et si une élite de la bourgeoisie et de la classe ouvrière entra en lice et se dévoua corps et âme pour faire triompher les idées démocratiques et socialistes, la masse resta indifférente.

Le dimanche 27 février, à l'annonce des événements qui venaient de se produire en France, l'Association démocratique de Bruxelles se réunit en son local de la Vieille Cour de Bruxelles, à l'effet de s'entretenir des événements de Paris.

Trois résolutions furent prises.

En premier lieu, l'Association décida d'envoyer une adresse au gouvernement provisoire de la République française et elle chargea Charles-Louis Spilthoorn, avocat à Gand, qui fut accompagné de l'avocat Braas, de Namur, d'aller la remettre à Paris.

Cette adresse « aux citoyens membres du Gouvernement provisoire de la République française » est datée du 28 février 1848 et porte que « l'Association démocratique de Bruxelles, composée de membres de plusieurs nations de l'Europe, jouissant avec les Belges, sur le sol de ceux-ci, d'institutions qui permettent déjà depuis longtemps, l'expression libre et publique de toutes les opinions politiques et religieuses, vient féliciter la nation française de la révolution qu'elle a accomplie. Elle rappelle avoir déjà adressé des félicitations aux Suisses pour l'œuvre qu'ils avaient accomplie chez eux et elle manifeste la confiance que les autres nations de l'Europe ne tarderont pas à imiter les Suisses et les Français.

« Celles qui touchent de plus près à la France seront les premières à entrer dans la carrière où elle vient d'entrer.

« La France vient de faire une révolution destinée bien plus à resserrer les liens qui la joignent à toutes les nations qu'à menacer celles-ci dans leur indépendance. C'est l'exemple des peuples que nous saluons dans la France de février 1848, et non leur maîtresse. La France désormais n'attendra plus d'autre hommage.

« À vous, Français, termine-t-elle, à vous l'honneur, à vous la gloire d'avoir jeté les principaux fondements de cette alliance des peuples si prophétiquement chantée par votre immortel Béranger. »

En second lieu, l'Association démocratique décida qu'une autre adresse serait envoyée aux « Fraternal Democrats » de Londres, pour leur notifier la démonstration faite à l'occasion de l'avènement de la république en France et leur signaler que l'Association démocratique avait réclamé du conseil communal de Bruxelles des mesures propres à maintenir la paix publique par l'intervention des forces munici¬pales : la garde civique. « Nous avons l'espoir, disait-elle en terminant, que vous réussirez à faire passer la Charte du peuple dans les lois de votre pays, et qu'elle vous servira, en outre, à faire d'autres progrès. »

Enfin, on vota une adresse au conseil communal de Bruxelles portant « que les circonstances exigeaient que des mesures extraordinaires fussent prises aussi bien pour le maintien de la tranquillité intérieure, que pour la préparation et l'adoption délibérée des changements qui pourraient nécessiter dans nos lois les changements adoptés par nos voisins du midi dans les leurs. »

Parmi les réformes recommandées à l'administration communale de la capitale, figurait celle de l'article 5 de la loi du 2 janvier 1835 sur la garde civique, tendant à ce que dans des circonstances extraordinaires, la réserve de la garde civique, non mobi¬lisée, formée pour la plupart d'artisans et d'ouvriers, fût appelée au service de la garde.

Cette dernière proposition était d'une belle naïveté, car le pouvoir avait peur en ce moment de l'état d'esprit de la masse de la population. Bien plus, au lieu de donner des armes au peuple, les dirigeants firent une sélection parmi les gardes civiques, et n'admettaient que les notables et ceux sur le dévouement desquels ils pouvaient compter. Plus tard, la loi sur la garde civique fut modifiée dans un sens réactionnaire, comme elle le fut encore en 1897.

Quelques jours plus tard, le gouvernement expulsa du pays un certain nombre de réfugiés étrangers qui, pour la plupart, étaient membres de l'Association démocratique. Celle-ci fut alors réorganisée et perdit forcément son caractère international d'avant le 21 février. L'article premier des nouveaux statuts, qui furent adoptés en mai 1848, déclarait que l'Association avait pour but « l'affranchissement du peuple et sa participation à tous les bienfaits de l'ordre social. »

Au début du mois de mars, la question d'un changement dans la forme du gouvernement était toujours à l'ordre du jour. Une cinquantaine de démocrates se réunirent chez M. l'avocat Funck. Parmi les assistants, il y avait des membres de l'Association démocratique et de l'Alliance : Lucien Jottrand, le Hardy de Beaulieu, Funck, Castiau, Gendebien, les frères Delhasse, Victor Faider, J. Bartels, etc. Un des démocrates présents, Lucien Jottrand, a écrit au sujet de cette réunion :

« Les moyens constitutionnels d'opérer un changement de gouvernement y furent mûrement examinés. On n'aboutit à aucune conclusion formelle, mais nous y avions proposé un projet que le Débat social reproduisit quelques jours plus tard, sous le titre : La crise et les moyens d'en sortir. »

Ce projet stipulait que le roi appellerait sans retard un ministère nouveau composé dans un sens démocratique et qui aurait pour but de consulter le pays sur les changements à apporter à la Constitution.

La Chambre en fonction serait d'urgence saisie de deux projets de loi dont l'un abolissant le timbre des journaux, et l'autre décrétant l'incompatibilité de certaines fonctions publiques avec le mandat de représentant et de sénateur.

Ces deux lois votées, il serait présenté un projet de loi déclarant qu'il y avait lieu de réviser les articles suivants de la Constitution :

Les articles 26, 27, 29 et 30 réduisant les pouvoirs du roi.

L'article 47 sur le cens électoral.

L'article 32 sur l'indemnité parlementaire.

L'article 56 sur le cens d'éligibilité des sénateurs.

Les articles 60 à 85 réglant le pouvoir royal et les droits du roi, afin d'examiner si le pouvoir royal serait maintenu, ou s'il serait remplacé par une autre combinaison (sic) politique.

Les articles 87, 89 et 91 sur certains rapports du roi avec les ministres, afin de mettre ces dispositions en harmonie avec ce qui serait décidé quant à la suppression ou à la conservation du pouvoir royal.

Les articles 99 et 101 sur le mode de nomination des magistrats judiciaires et des officiers du ministère public près des cours et tribunaux, afin d'examiner à qui appartiendrait cette nomination, en cas de suppression du pouvoir royal.

L'article 108, n°5, sur l'intervention du roi dans les actes des autorités provincia¬les et communales, afin de régler un autre mode d'intervention.

Et enfin l'article 131 sur le mode de révision de la Constitution, afin de changer ce mode et de le mettre en harmonie avec les changements qu'on aurait décrétés dans les articles précédents.

Ce projet fut inséré en détail dans le numéro du 22 mars du Débat social, ce qui démontre que près d'un mois après la révolution du 24 février, il y avait encore place, chez nous, pour une modification plus profonde de notre organisation politique que celle à laquelle le gouvernement s'était rallié peu de jours auparavant.

Mais ce projet n'eut pas de suite.

Néanmoins, les esprits étaient loin d'être calmes.

Partout en province, les démocrates se réunirent et constituèrent des associations démocratiques et républicaines, à l'instar de celle existant à Bruxelles.

Déjà avant le 24 février, nous l'avons vu, il s'en était constitué une à Gand.

Péruwelz eut également son association qui prit le titre de Les Vrais Amis du Peuple et la devise : Liberté, Egalité, Fraternité.

Les associations de Charleroi, Fleurus, Fontaine-l'Evêque furent constituées également avec un programme républicain à tendance nettement socialiste. Le manifeste de l'association de Fontaine-l'Evêque était signé de son rapporteur, J. Hardy, du secrétaire F.-J. Watillon et de Dubreux, Nagels, J. Rigaux et J.-B. Watillon.

Lors de l'installation de l'association de Mons, le citoyen Brenier fit un long discours réclamant la souveraineté du peuple, le suffrage universel, le droit au travail et à l'instruction, l'abolition du prolétariat, etc.

A Louvain, à Tirlemont, à Liège (note de bas de page : La Société républicaine de Liège se réunissait d'abord dans un café de la rue Féronstrée, puis quelques jours plus tard elle changea de local et elle s'établit au Café du Pot d'Or, quai de la Batte. Les séances avaient lieu le lundi, jeudi et samedi, à huit heures du soir, d'après ce qu'annonçait le journal liégeois l'Ouvrier), à Namur, à Verviers, on fonda également des associations démocratiques. Il en fut de même en Flandre. C'est ainsi que le journal Artevelde, de Gand, annonça que, le 13 février 1849, s'était constituée à Neerlinter une association démocratique sous la présidence de Libert Sacré. Le journal démo¬crate ajoutait que de nombreux délégués des communes voisines assistaient à cette réunion.

A Verviers, l'association prit le nom de Société des droits et des devoirs de l'homme. Elle tint ses séances rue de la Tranchée. Ces réunions publiques étaient très suivies.

Comme toujours, la presse réactionnaire calomnia les « meneurs républicains ».. Elle les accusa de vouloir le partage des biens et le rétablissement de la guillotine !

Pour répondre à ces « imputations calomnieuses : », la société de Verviers publia le compte-rendu d'une de ses séances publiques, celle du 11 juin 1848 (Imprimerie Ch. Berger, rue du Collège ).

On était à la veille des élections législatives et un groupe de démocrates, membres de l'Union constitutionnelle libérale, de Verviers, s'étaient retirés de celle-ci et avaient fondé la Société démocratique.

Parmi les principaux orateurs et organisateurs de cette dernière société, il convient de citer MM. Mottet, conseiller communal, de Steiger, V. Maréchal, Humblet, J. Goffin, qui tous exposèrent le programme démocratique et, en première ligne, le suffrage universel, « instrument d'émancipation populaire ».

À la fin de l'année 1848, il existait des associations démocratiques dans les principales villes et communes du pays. Bruxelles seule en comptait au moins quatre L'Association démocratique, la Réunion fraternelle, la Nouvelle Phalange, les Vrais Démocrates, sans compter des sociétés ouvrières comme la « Société fraternelle », alliance des ouvriers tailleurs.

La Réunion fraternelle eut d'abord son local au cabaret A la Belle Vue, rue Haute, chez le sieur Keulemans. Au mois de mai 1849, elle alla s'établir A la Fuite d'Egypte, rue des Alexiens.

Les démocrates des villes comprirent bientôt que, dans un pays comme la Belgique, où plus de la moitié de la population vit de l'agriculture, il est indispensable de s'occuper du sort du prolétariat agricole. Ils organisèrent donc une campagne de propagande par la presse et les réunions publiques, à l'effet de convertir les paysans au programme démocratique. Le Débat social déclara à ce sujet que pour améliorer la condition des habitants des campagnes, des réformes profondes sont indispensables.

« Il y a quelques années, disait ce journal, l'aristocratie terrienne était toute puissante en Belgique. C'est elle qui pendant le long règne du catholicisme, occupa le pouvoir et s'en servit. Cette aristocratie représentait dans notre pays l'ancienne noblesse féodale.

« Elle en descendait, en partie, de la race des anciens propriétaires du sol. Elle avait fait comme elle alliance avec le clergé, se servant de vieux préjugés et du principe d'autorité pour maintenir et pour assurer sa puissance.

« C'est elle qui fit voter en 1834 la fameuse loi des céréales qui permit de doubler dans presque tout le pays les fermages des terres. »

Après avoir constaté que les élections de 1847 avaient été défavorables à l'aristocratie foncière, le journal démocrate ajouta qu'il serait cependant exagéré de croire que l'ancien système allait changer. La propriété foncière était maîtresse du Sénat, et elle résisterait si des mesures sérieuses étaient prises contre elle, dans l'intérêt des paysans et des consommateurs.

Pour se résumer sur ce point, le Débat Social déclarait qu'il était indispensable :

1º De déterminer par une loi la valeur locative de la propriété ;

2° De taxer le loyer des terres et de toute propriété en général, comme l'on taxe le pain (note de bas de page : Les administrations communales avaient le droit, à cette époque, de taxer le prix du pain, prix au-dessus duquel il était interdit aux boulangers de le vendre) ;

3° De fixer le taux des fermages de telle sorte que l'agriculteur ait un bénéfice suffisant pour exploiter les terres avec intelligence et en obtenir tout le rendement possible ;

4º De déterminer suivant l'étendue des terres, le nombre d'ouvriers que le fermier devra employer ;

5º De déterminer la durée du travail et le salaire de l'ouvrier.

Ces questions furent discutées dans la presse démocratique tant de langue flamande que française, et les journaux conservateurs eux-mêmes s'en occupèrent, pour critiquer les « utopies » des démocrates socialistes.

Mais l'idée fit du chemin et la propagande à la campagne se poursuivit courageusement si pas efficacement.

Au début de l'année 1849, les journaux démocrates annoncèrent que des meetings avaient eu lieu dans plusieurs villages et que des clubs y avaient été fondés.

Les paysans se réunissaient un peu partout pour discuter en commun leurs intérêts.

Dans une foule de communes rurales du Hainaut et des provinces de Liège et de Namur, des réunions semblables s'organisaient ouvertement et elles eurent pendant quelque temps un assez grand succès.

Il en fut de même dans plusieurs communes rurales du Brabant et de la Flandre orientale, particulièrement dans l'arrondissement de Saint-Nicolas.

Bien plus, un cultivateur de Bertem, près de Louvain, le citoyen Wouters, publia une brochure démocrate-socialiste dont voici une analyse sommaire (note de bas de page : Cette brochure parut d'abord en flamand à la veille des élections législatives du 13 juin 1848 ; en février 1849, l'écrit parut en français) :

« La cause de la misère des campagnes, déclarait l'auteur, c'est l'élévation constante du prix des baux.

« Cette élévation est due à la concurrence illimitée et à l'accroissement constant de la population.

« Chaque famille tire son existence de la culture de la terre.

« A mesure que le nombre des familles augmente, la concurrence pour l'obtention d'une terre à cultiver s'accentue.

« Le propriétaire seul profite de cette concurrence.

« II faut que les rapports de propriétaire à fermier soient profondément modifiés. »

Wouters proposait, comme moyen de remédier au mal, la taxation de la terre d'après une équitable classification.

« On taxe, dit-il, le pain et la viande, c'est-à-dire qu'on limite le valeur de ces objets au moment de la consommation. N'est-il pas plus logique de taxer l'élément producteur lui-même, c'est-à-dire la terre ?

« La terre est la source de tous les objets de première nécessité, si la terre est à bon marché, tous ses produits le seront également : le blé se vendra moins cher, le bétail s'engraissera à moindres frais. »

Il voulait voir en outre, subdiviser les grandes fermes, afin de fournir des moyens d'existence à un plus grand nombre de familles.

Nous n'avons pas à discuter ces idées ni à examiner ce que valent les remèdes proposés, mais plusieurs de ces idées sont assurément originales, et elles permettent de se faire une opinion exacte de l'état des esprits à cette époque troublée.

Au Congrès d'agriculture, tenu à Bruxelles au mois de septembre 1848, M. Victor Faider, démocrate bien connu, fit voter par cette assemblée le vœu suivant qui avait été rédigé par Edouard Ducpétiaux :

« Le Congrès émet le vœu que le gouvernement mette à l'étude l'importante question du crédit agricole, dans l'intérêt commun des propriétaires, des fermiers et des travailleurs et, comme corollaire, la réforme du système des hypothèques et des privilèges, de la législation sur les ventes avec faculté de réméré et la réduction immédiate des frais énormes qu'entraînent les mutations de propriétés et les prêts hypothécaires. »


Comment étaient composées les associations démocratiques de 1848-1849 ?

Jusqu'au 24 février, il paraît évident que la grande majorité de leurs membres appartenait à la bourgeoisie, et que les ouvriers y étaient peu nombreux.

Le lendemain des élections du 13 juin 1848, qui avaient été un triomphe pour le libéralisme constitutionnel, le Débat social publia un article intitulé : Notre programme nouveau.

Cet article a une importance considérable pour juger l'état des esprits dans le monde démocratique à cette époque.

« Le programme nouveau » persiste plus que jamais dans l'idée qu'il faut appeler tout le peuple à l'œuvre pour arriver aux nouvelles destinées politiques réservées au pays.

Il préconise la constitution, dans le plus grand nombre de localités possible, de sociétés populaires à l'instar de celles qui existaient déjà à Bruxelles, Gand, Liège, Namur et Charleroi. « Une condition essentielle, dit-il, c'est que les ouvriers soient admis dans ces associations et s'y mêlent à cette partie généreuse de la bourgeoisie qui en a pris partout l'initiative. »

« Deux motifs principaux existent pour cela. Le premier, c'est que depuis que la majorité de la bourgeoisie s'est rangée dans le parti conservateur, il n'y a plus moyen de fonder des réunions démocratiques, assez nombreuses pour acquérir de l'importance, sans le concours de la classe ouvrière. Le second motif, c'est qu'en vue de l'établissement futur du suffrage universel, il est indispensable de faire l'éducation politique du peuple et de former des hommes capables de le représenter, car aujourd'hui c'est à peine si une trentaine de démocrates connus sont à même de jouer ce rôle... »

Le journal démocrate ajoute que dès que le nombre des associations démocratiques sera suffisant (dans quelques semaines, dit-il) (note de bas de page : Nº du 8 juin 1848), il y aura lieu de convoquer un Congrès démocratique, à l'instar du Congrès libéral, afin de discuter les principes dont il convient de poursuivre la réalisation en Belgique et les moyens d'obtenir cette réalisation.

Près d'un an se passa avant qu'il fût donné suite à cette proposition.

Le dimanche, 27 mai 1849, un Congrès préparatoire des sociétés démocratiques socialistes de Belgique, eut lieu à Braine-le Comte. Un comité central de la propagande démocratique socialiste avait été constitué à Bruxelles, à la fin du mois de mars, ayant pour secrétaire M. André, architecte, président de la Réunion fraternelle.

Ce comité avait rédigé un projet d'organisation, qui avait été adressé à toutes les associations démocratiques belges, afin de demander leur avis et, le cas échéant, leurs observations.

Dix-sept associations avaient envoyé des délégués à Braine-le-Comte. Toutes les parties du pays, dit le Débat social du 31 mai, étaient représentées. Les provinces flamandes n'avaient point fait défaut, malgré leur éloignement.

L'assemblée fut présidée par le délégué de l'association de Braine-le Comte. Elle proclama, à l'unanimité, la nécessité d'un Congrès définitif, dans lequel l'organisation de la démocratie sociale en Belgique serait complétée. Ce Congrès se tiendrait à Bruxelles, le 10 juin suivant, et le programme élaboré par l'ancien comité central formerait la base de la discussion. Enfin, l'assemblée décida qu'une fois que les délégués auraient adopté le programme du Parti, ce programme serait exposé par plusieurs orateurs désignés à cette effet.

La réunion démocrate socialiste de Braine-le Comte souleva des cris de colère parmi les conservateurs de cette petite ville, « honnêtes bourgeois, dit le Débat social, qui ne trouvent rien de si pernicieux pour la morale et la santé que de s'occuper de politique... »

Fixé primitivement au dimanche 10 juin, le Congrès démocratique socialiste, ne put avoir lieu que le 17 à midi. Les délégués avaient été informés qu'ils devaient être porteurs de mandats en règle. De 9 heures du matin à midi, une permanence eut lieu au local de la Réunion fraternelle, rue des Alexiens, estaminet de la Nouvelle Fuite d'Égypte, où les délégués trouvèrent des cartes d'entrée au Congrès, ainsi que tous les renseignements désirables.

La situation n'était pas des plus favorables. Les démocrates socialistes étaient traqués de toutes parts. Le gouvernement, la police, la magistrature, voyaient des ennemis partout. Quelques semaines auparavant, un banquet démocratique avait eu lieu au Prado, à Molenbeek et une bande de policiers et de voyous soudoyés avaient fait irruption dans la salle. Le parquet, au lieu de poursuivre les perturbateurs, avait fait arrêter les démocrates et les avait poursuivis sous prétexte de complot contre la sûreté de l'Etat !

Il y avait donc bien des raisons, pour les organisateurs du Congrès démocrate socialiste, de se méfier et de prendre des précautions pour déjouer la police.

Voici par exemple, ce qu'un journal, qui osait s'appeler l'Ami du Peuple, imprima la veille du Congrès :

« Les corporations des ouvriers de Bruxelles sont prévenues que quelques partisans du désordre, quelques pousse-cailloux du socialisme belge, ont décidé de tenir un Congrès socialiste dimanche 17 juin, à l'estaminet de la Fuite d'Égypte, rue des Alexiens. Ne serait-il pas bientôt temps de demander à ces anarchistes s'ils veulent cesser leurs dangereuses démonstrations ? Un oui ou un non ? De quel droit ces perturbateurs patentés viennent-ils semer le trouble et l'inquiétude lorsque l'industrie reprend et que l'ouvrier travaille ? La loi n'est-elle pas assez forte pour prémunir la société contre ces turbulentes associations ? Dans ce cas, les véritables ouvriers, les honnêtes ouvriers, qui sont les premières victimes de ces coupables intrigues, inven¬tées et suscitées par quelques mauvais citoyens que rongent l'ambition et l'avidité, se mêleraient de la partie, et la chose serait faite. Nous verrons bien aujourd'hui »

Le Congrès eut lieu secrètement et, dans le compte-rendu, s'il est permis de s'exprimer ainsi, qu'en fit le Débat social, il n'est cité aucun nom.

Au surplus, mieux vaut laisser parler ce journal :

« Le Congrès démocratique, annoncé depuis plus d'un mois, a eu lieu dimanche dernier, dit le Débat social. Les membres du Congrès ayant trouvé les abords du lieu de leur réunion, encombrés par les agents visibles et invisibles de dame police, de glorieuse mémoire, ont jugé convenable, pour ne pas servir d'objet de curiosité à ces Messieurs, de se réunir dans un autre local que celui qui avait été arrêté à cette fin. Nous ne pouvons qu'approuver la détermination prise en cette circonstance par nos amis. L'affaire du Prado n'étant pas encore vidée, et les assommeurs, les chevaliers du bâton et autres citoyens si sincèrement dévoués au maintien de l'ordre, étant toujours libres et à l'abri de toute espèce d'inquiétude, qui sait si les aimables protégés de l'Indépendance, ne nous eussent point gratifiés une fois encore d'un des incidents irréguliers, dans lesquels les organes de la politique libérale reconnaissaient jadis des preuves non équivoques de l'amour du peuple pour ses institutions.

« Les membres du Congrès n'ont point voulu encourir le risque d'avoir à repousser par la force une agression comme celle à laquelle ont été en butte les citoyens réunis dernièrement au banquet du Prado ; ils ne l'ont point voulu pour deux raisons : d'abord parce qu'ils ne veulent pas se mettre en contact avec des gens de la trempe de M. Latour, forçat libéré qui était le chef de l'intéressante cohorte stipendiée par les amis de l'ordre, ensuite parce qu'ils ne savent pas jusqu'à ce jour si la justice est décidée à punir comme elle le mérite une aussi odieuse violation des lois, ou à la laisser tomber dans l'oubli. Ils ont vu avec tout le monde que le parquet, si prompt lorsqu'il s'agit d'arrêter des hommes comme le citoyen Mottet, de Verviers, dont, de l'aveu même de ses ennemis politiques, toute la conduite proteste contre la pensée même d'avoir songé à faire prévaloir ses opinions par la violence, que ce parquet, si prompt et si sévère en cette circonstance est, lorsqu'il s'agit du libre et complet exercice de nos droits, d'une lenteur et d'une condescendance qui feraient douter de la loyauté de nos magistrats. Nous croyons que les gens honnêtes de tous les partis approuveront comme nous la conduite de nos amis. La réunion, nous l'avons dit déjà, avait pour but de rédiger un programme commun qui devait être la base, le point de départ de la propagande démocratique socialiste en Belgique.

« Ce but a été noblement et complètement atteint. Commencée à une heure et demie, la séance s'est prolongée jusqu'à cinq heures du soir. La discussion a donc duré plus de trois heures et demie. Les délégués, quoique venus de toutes les parties du pays, n'ont pas eu de peine à se mettre d'accord sur tous les points du programme. Quelques paragraphes, tels que ceux relatifs à l'instruction, à l'abolition des armées permanentes et à l'élection des ministres des cultes par leurs adhérents, ont seuls soulevé quelques objections et nécessité quelques retranchements ou additions. Tous les délégués ont été d'accord que le programme devait se diviser en deux parties, la première proclamant les droits de l'homme dans leur conception absolue, la seconde indiquant les principes qui doivent guider le législateur dans la formation des lois, et contenant une série de réformes par laquelle il est possible de conduire la société humaine dans la voie du bien.

« Nous croyons que la plupart des principes proclamés par le congrès, ainsi que les réformes sur lesquelles il appelle l'attention, trouveront des approbateurs dans tous les rangs de la société et dans tous les partis. Les conservateurs les plus enragés ne pourront nier la nécessité d'une grande et forte organisation du crédit, qui mette l'industrie et les travailleurs à l'abri des crises politiques, et qui puisse asseoir sur une base inébranlable cette confiance dont les organes de la réaction ne voient la possibilité que sous l'empire du knout.

« Nous ne passerons pas en revue aujourd'hui tous les principes qui comportent le programme des démocrates socialistes, son étendue même nous force, pour le publier en entier, de borner ici nos réflexions ; nous nous contentons d'informer nos lecteurs qu'il sera, d'après une décision du Congrès, publié à dix mille exemplaires et traduit en flamand et en wallon, afin d'être compris par les habitants des campagnes, qui ne faisaient pas défaut à la réunion.

« A partir de dimanche, il est créé une rente démocratique pour les besoins de la propagande et les frais d'impression du programme et autres publications populaires. La répartition des produits de cette rente est confiée à un comité nommé à cet effet, qui rendra un compte périodique de sa gestion.

« Maintenant voici le programme qui fut adopté par le Congrès du 12 juin 1849 :

« PRÉAMBULE

« Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit.

« Si les hommes sont libres et égaux dans l'état de nature, ils doivent l'être aussi dans l'état social.

« Les sociétés ne peuvent être établies que dans l'intérêt et pour le bien de tous, partant les lois qui les régissent doivent être l'expression de la volonté générale, et loin de sacrifier les droits des uns aux droits des autres, elles doivent garantir les droits de tous indistinctement.

« Les lois issues de la volonté générale, doivent assurer en tout temps la libre manifestation de tous les vœux, de toutes les pensées, de tontes les opinions, favoriser le développement de toutes les facultés, assurer enfin dans la mesure du possible, la satisfaction de tous les besoins.

« De ces prémisses il résulte que les premiers devoirs d'une société politique sont de reconnaître et de consacrer 1° La souveraineté du peuple ; 2° Le droit de tous à la vie.

« Reconnaître la souveraineté du peuple, c'est proclamer le suffrage universel, c'est déclarer avec Rousseau qu'il n'y a de lois justes, légitimes et obligatoires pour tous, que celles qui ont été discutées ou consenties par tous.

« Reconnaître le droit à la vie, c'est reconnaître le droit au travail, car l'humanité ne peut vivre que par le travail.

« D'où il suit que le travail est non seulement un droit mais encore un devoir, à moins d'admettre qu'on puisse vivre sans consommer, ou produire sans travailler.

« Les principes qui précèdent constituent le droit absolu, la vérité absolue.

« La justice ne sera établie sur la terre que lorsque tous ces principes auront prévalu et qu'ils seront devenus la base de toutes les institutions.

« Cette justice, il est de l'intérêt, du droit et du devoir de tous les hommes de chercher à la réaliser.

« DÉCLARATION

« Les adhérents à la présente déclaration, ayant reconnu que la société politique belge ne réunit pas jusqu'ici toutes les conditions d'une société véritablement juste et légitime, en ce qu'elle n'est pas le résultat du suffrage universel, librement et légalement constaté, en ce qu'elle n'assure qu'à une partie de ses membres le droit et le pouvoir de vivre par le travail, ainsi que les autres droits primordiaux, inhérents à la nature humaine.

« Les susdits adhérents se sont réunis dans le but de rechercher ensemble par quels moyens on pourrait arriver, progressivement et en se conformant aux lois établies, à faire de la société belge une société selon la justice.

« Après discussion, les susdits adhérents ont reconnu qu'indépendamment de toute espèce de système politique ou social qui pourrait contenir en entier la formule de la société future, l'application des principes et des mesures qui suivent serait susceptible d'améliorer considérablement la condition des hommes, - par conséquent de perfectionner dans une grande mesure l'état social actuel, et de la rapprocher de la société de l'avenir qui doit réaliser le droit de la justice dans toute leur conception.

« Ils proclament donc et s'engagent à propager en tous lieux par la parole et par la presse, par toutes les voix légales, les principes qui suivent :

« 1º La souveraineté réside dans le peuple, c'est-à-dire dans la réunion de tous les citoyens ; elle est de sa nature une, indivisible et inaliénable ;

« 2° S'il y a une unité, dans la souveraineté, il faut qu'il y ait de même unité dans le pouvoir qui représente cette souveraineté ;

« 3° Les conditions d'un bon gouvernement sont donc :

« a. Qu'il soit sorti du suffrage universel et direct ;

« b. Qu'il ne contienne qu'une seule Chambre représentant toute la nation ;

« c. Que le pouvoir exécutif chargé d'exécuter tes volontés de la nation, soit toujours révocable et essentiellement subordonné à la Chambre des représentants qui constitue le pouvoir législatif ;

« 4º La société devant marcher sans cesse de progrès en progrès, il faut, tant dans l'intérêt de sa sécurité que par respect pour le droit de tous, que tous les moyens d'éclairer sa route lui soient garantis ;

« 5º Donc, liberté de la pensée, quel que soit son mode de manifestation, individuel ou collectif, périodique ou permanent, par la parole ou la presse. En deux mots : liberté de la presse, liberté de réunion et d'association ;

« 6° Droit à la vie pour tous les membres de la société aux valides le travail ; aux vieillards et aux infirmes, l'assistance ;

« 7° Pour arriver progressivement à l'extinction du prolétariat, garantie (sauf remboursement) des instruments de travail et des matières premières, à toutes les associations d'ouvriers réunissant les conditions voulues par des lois à établir ;

« 8° Organisation du crédit par l'établissement d'une banque nationale, à la fois agricole, industrielle et hypothécaire ;

« Elle doit être agricole, pour faire des avances aux cultivateurs sur le produit ordinaire de leurs récoltes ; industrielle, pour avancer, aux producteurs peu fortunés, des matières premières, dont la valeur sera hypothéquée au premier titre sur les instruments, machines et autres objets appartenant à l'emprunteur ; hypothécaire, pour délivrer, sur dépôt de titres, des billets représentant la propriété foncière ou autres valeurs quelconques, lesdits billets ayant cours légal ou forcé ;

« 9º Etablissement d'agences communales destinées à recevoir en dépôt toutes espèces de produits, contre délivrance d'un récépissé, représentant la valeur déposée et admissible à l'escompte, lesquelles agences communales pouvant être chargées de la vente de produits au prix de fabrication (sauf une légère commission), auront pour résultats nécessaires :

« a. De diminuer considérablement les frais du commerce, en mettant en rapport direct le producteur et le consommateur ;

« b. D'assurer le consommateur contre la fraude, la fourberie, la falsification et l'élévation excessive du prix des produits ;

« c. De garantir le producteur peu fortuné contre les exigences et les avidités des banquiers et des spéculateurs, de lui permettre en tout temps de continuer ses travaux, et de préserver les ouvriers du chômage, en lui assurant, même avant la vente, la valeur ou une partie de la valeur de ses produits ;

« d. De rendre possible la balance de la production et d'apprécier ses rapports avec les besoins ;

« 10º, Etablissement d'hospices civils pour tous les vieillards et les infirmes ;

« 11º Etablissement de boucheries et de boulangeries sous la direction exclusive de la commune, afin d'assurer à bon marché les deux principaux aliments ;

« 12° Construction de grandes maisons d'ouvriers, bâties sur un plan unitaire et réunissant toutes les conditions réclamées par l'hygiène, afin d'assurer aux travailleurs un logement à la fois sain, commode et à bon marché ;

« 13° Construction, dans toutes les communes, de crèches et de salles d'asile, pour les enfants ;

« 14° Toute institution qui se rattache aux intérêts généraux de la société ne peut être établie ni pour le compte ni au profit de quelques particuliers, mais pour le compte et le profit de tous.

« Donc : Exploitation par l'Etat des chemins de fer, routes, canaux, mines, etc. ;

« Reprise et exploitation exclusive par l'Etat de toutes espèces d'assurances envers les individus ou les propriétaires. En un mot : solidarité ;

« 15° Abolition de tous les impôts existants. Etablissement d'un impôt unique progressif sur le revenu net, mobilier et immobilier ;

« Fixation d'un minimum en deçà duquel nul ne payera d'impôt ;

« 16° Réforme du service militaire :

« Service obligatoire pour tous quand le pays le réclame ;

« Abolition des armées permanentes, à l'exception des fonctions spéciales qui se rattachent à leur organisation ;

« Tous les chefs nommés à l'élection parmi les candidats réunissant les conditions de capacité ;

« 17° Réforme de l'enseignement :

« L'instruction primaire gratuite et obligatoire pour tous ;

« L'instruction supérieure également gratuite. Les moyens d'exécution fournis par l'Etat aux jeunes gens d'intelligence ;

« Ecoles d'arts et métiers ;

« Amélioration de la condition des instituteurs ;

« 18° Réforme administrative :

« Simplification des rouages administratifs ;

« Création d'écoles administratives ;

« Application du concours et de l'examen à la collation des emplois de l'Etat ;

« Indépendance comme citoyens des fonctionnaires publics. Conseils de discipline administratifs ;

« Création d'un ministère du progrès pour l'expérimentation de toutes les mesures utiles ;

« 19° Réforme religieuse :

« Election des ministres des cultes par leurs adhérents ;

« 20° Réforme judiciaire :

« La justice prompte et sévère pour tous, gratuite pour les travailleurs ;

« Réforme des lois sur la détention préventive ;

« Abolition absolue de l'exposition publique, de la marque et de la peine de mort. »

Le Congrès avait constitué un comité, dit de la Rente, chargé de centraliser les fonds provenant des cotisations des membres, à l'effet de pourvoir aux frais de la propagande. D'après un avis publié par les journaux démocrates-socialistes, les fonds devaient être adressés au citoyen C. Houzeau, rentier, rue Névraumont, 18, hors de la porte de Cologne, lez-Bruxelles.

Dès le lendemain du congrès, le Débat social commença la publication d'une série d'articles développant le programme adopté dans l'assemblée du 17 juin. Malheureusement, le parti démocrate-socialiste ne fit guère preuve de vitalité. De plus, une polémique passablement acerbe s'engagea entre la Nation quotidienne et le Débat social, la première reprochant aux hommes du Débat social, qu'elle disait représenter une nuance de l'opinion démocratique, de « confondre le progrès avec l'exagération. »

Le Débat répliqua en disant que les hommes de la Nation avaient perdu la cause démocratique par leurs hésitations prudentes et leurs réticences habiles... « Qu'avez-vous fait de l'Alliance, si puissante avant 1848 ? Vous lui avez donné un drapeau républicain tout en reniant la république... ? »

Quand, dans un parti, dans un parti naissant surtout, on se dispute, la débâcle est proche, inévitable !


Voyons maintenant ce que devint l'Alliance au milieu de la tourmente révolutionnaire de 1848-1849.

Ce fut cette société, on le sait, qui sous la présidence de Defacqz, prit l'initiative de convoquer le congrès libéral de 1846.

Les éléments modérés, à la veille des élections, du mois de juin 1847, se séparèrent et constituèrent l'Association libérale.

Même après la scission, il y eut à l'Alliance des démocrates républicains et des libéraux constitutionnels et monarchistes, notamment son président Defacqz, qui était conseiller à la Cour de cassation.

Dès le lendemain de la révolution de Paris, le comité de l'Alliance se réunit plusieurs jours de suite, puis il convoqua ses membres en assemblée générale le 19 mars.

Defacqz présida cette séance, entouré de MM. Van Meenen, Bartels, Funck, Dindal, Roussel, Gillon, Van Schoor, Fontainas, Gheude, Oppenheim, etc. Il y avait près de 400 membres présents. Le secrétaire, M. Roussel, donna lecture d'un projet de manifeste. Ce projet fut longuement discuté par MM. Jottrand, Bartels, Victor Faider, Massart, le notaire Heetveld, Charles de Brouckère, Altmeyer, Picard, Funck, Le Hardy de Beaulieu, Van Meenen et d'autres.

II débutait en déclarant que le premier besoin du pays est le maintien de la nationalité belge et de l'intégrité de son territoire. Les Belges ont une patrie et ils veulent la conserver. Il n'y a aucun doute d'ailleurs quant aux dispositions pacifiques des Etats voisins et c'est parce qu'il en est ainsi, qu'il convient que les dépenses pour l'armée soient réduites au plus strict nécessaire et qu'il faut renoncer aux armements exagérés qui, outre qu'ils ne peuvent que soulever les défiances extérieures, ont encore le grand inconvénient d'ébranler le crédit public.

L'Alliance demandait en outre :

Une économie sérieuse dans les dépenses de l'Etat ;

La réduction des pensions excessives ;

La suppression de la marine militaire ;

La suppression des sinécures. La réduction des traitements trop élevés ;

L'abolition des impôts de consommation, qui frappent le nécessaire des classes laborieuses ;

Une réforme parlementaire mettant fin au cumul et la dissolution des Chambres ;

La suppression du timbre des journaux, etc.

Cette attitude de l'Alliance fut amèrement critiquée par la presse ministérielle, l'Indépendance en tête. Le ministère n'était pas tranquillisé du tout sur ce que donnerait le nouveau corps électoral, à 20 florins, aux élections de juin. Si les électeurs allaient faire triompher les radicaux à Bruxelles, à Liège, à Verviers, ailleurs, encore, qu'allait-il devenir ?

La campagne contre les radicaux et les républicains de l'Alliance continua donc très vivement. Une nouvelle réunion eut lieu le 11 avril. C'était une assemblée annuelle qui devait nommer un nouveau comité.

Defacqz présidait et il prononça un grand discours, dont le but évident était de tranquilliser ceux qui pouvaient donner créance aux mensonges des adversaires, qui dénaturaient systématiquement le programme et les tendances du parti.

« Les jours d'épreuve que nous traversons, dit-il, n'ont rien ajouté, rien retranché aux principes qui me guidaient dans les temps de calme et de sérénité. Mon symbole de foi politique est toujours le même, il est simple et court ; il consiste en trois articles, et ces trois articles se résument en quelques mots que voici :

« Nationalité, Ordre intérieur, Constitution. »

Puis il développa ces trois articles de sa profession de foi.

« Et quel serait chez nous le prétexte du trouble ? Est-ce le malaise de certaines classes, est-ce la réforme de quelques abus ?

« Je me hâte de le reconnaître, la première de ces considérations est d'une immense gravité, elle appelle de sérieuses et urgentes méditations et une solution efficace. Tout homme a droit à l'existence dans la société dont il est membre. La société lui doit les moyens d'exister, d'abord par le travail, ensuite par des ressources extraor¬dinaires. Si, dans les temps calamiteux, le travail accoutumé vient à manquer aux bras courageux, ces ressources, il faut bien les trouver quelque part, mais les prendra-t-on chez ceux qui ont à peine le nécessaire, qui souffrent déjà et que la détresse menace dans un avenir prochain ?

« D'un autre côté, ce n'est pas non plus dans le désordre que les classes qui ressentent le contrecoup des secousses politiques, obtiendraient un adoucissement à leurs maux. La perturbation sociale, au contraire, éloignerait le remède, car le travail, le commerce, le crédit vivent de sécurité ; ce qui les alimente, c'est la confiance dans l'avenir, c'est la stabilité de la paix publique.

« L'agitation tumultueuse aurait-elle pour excuse le redressement de quelques griefs ?

« Ah ! je conçois l'agitation, l'émeute, l'insurrection même, quand les libertés étouffées d'un peuple n'ont plus que ce moyen extrême de se faire jour et de reconquérir leur empire. Voilà pourquoi j'applaudis au principe de la révolution où la France se régénère.

« Nous-mêmes, en 1830, n'avons-nous pas aussi usé de ce droit ? Le gouvernement qui nous régit n'est-il pas aussi sorti de l'insurrection ?

« Mais aujourd'hui que la liberté sur le sol belge peut, quand il lui plaît, faire entendre sa voix ; aujourd'hui que toutes les réformes peuvent se demander, se débattre, se réaliser ; que la nation a la faculté de les accomplir elle-même, sans secousse, avec calme, avec circonspection, par les voies régulières et paisibles des institutions qu'elle s'est données ; aujourd'hui je me demande s'il serait possible d'attribuer au désordre une autre cause que de mauvais instincts, que le besoin du désordre lui-même ? Mon orgueil national se flatte que la Belgique n'aura pas à déplorer de coupables excès. Est-il un Belge, en effet, qui ne doive être glorieux du calme où la patrie a su se maintenir dans la tourmente universelle, qui ne doive bénir la sécurité exceptionnelle dont elle jouit, malgré l'ébranlement général de l'Europe, malgré des commotions telles, que le monde n'en a pas vu d'exemple depuis que l'empire romain s'est écroulé dans le torrent des peuples débordant sur lui de toutes parts ?

« J'arrive, Messieurs, à mon dernier article, à la Constitution.

« Mon attachement à notre Constitution est naturel et légitime, car j'ai une part à revendiquer dans cette grande œuvre. Je me fais gloire d'avoir siégé à la mémorable Assemblée nationale, qui a doté le pays de cette charte dont aucune autre n'a encore dépassé la sagesse et les principes libéraux. »

Voici la fin de ce discours qui eut à l'époque un grand retentissement :

« Mais aussi cette Constitution, je la veux tout entière, exécutée loyalement dans son véritable esprit, telle enfin que la Belgique la comprenait lorsqu'elle en a fait la loi fondamentale de 1'Etat. Mon devoir de citoyen est aussi de travailler à lui conserver sa pureté native, son caractère démocratique ou à les lui rendre. En un mot, la règle de ma conduite est et sera toujours la devise arborée en 1846 et en 1847, dans l'Assemblée des délégués du libéralisme belge, et que le Congrès libéral, à chaque session, a consacrée par ses applaudissements. Telles sont, Messieurs, mes convictions et mes tendances. Vous jugerez si elles doivent être celles du président de l'Alliance. »

Funck parla au nom de la nuance avancée de l'Alliance.

« Dans ces derniers temps, dit-il, l'attitude ferme et digne prise par l'Alliance a provoqué contre elle toute la colère de la presse ministérielle ; le parti doctrinaire a relevé la tête et, dans tout le pays, une prise d'armes générale a été organisée contre le libéralisme démocratique. Il n'y a dans tout cela rien que de très naturel ; une lutte électorale est prochaine, certaines candidatures courront de graves dangers ; l'Alliance est influente, le doctrinarisme se défend contre elle, et l'on sait qu'il n'est pas toujours très délicat sur le choix des moyens. »

Plus loin, Funck déclare qu'il veut lui aussi la Constitution, mais toute la Constitution, y compris l'article 131, qui prévoit sa r »vision.

La fin du discours de M. Funck, mérite d'être reproduite :

« Voici, dit-il, quelles sont, dans les circonstances actuelles, les conditions d'existence pour notre Patrie :

« Dans l'ordre politique application la plus large des principes de la souveraineté nationale ; retrait des lois réactionnaires ; réforme parlementaire et administrative.

« Dans l'ordre matériel : économies importantes dans les dépenses de l'Etat et spécialement dans l'armée ; suppression de tous les droits d'octroi, d'entrée ou d'accises qui frappent les objets de consommation nécessaires aux classes ouvrières ; impôt progressif sur le revenu ; travail assuré aux indigents valides, moyennant un mini¬mum de salaire ; liberté commerciale.

« Dans nos relations extérieures : relations amicales avec nos voisins, relations de sympathie avec la France, qui doit être la première sauvegarde de notre nationalité ; union douanière, s'il y a moyen, ou traité de commerce libéral avec la France, afin de venir en aide à nos malheureuses populations flamandes, car les Flandres meurent de faim, et chaque jour nous avons à enregistrer un désastre de plus dans notre Irlande belge.

« A mon avis, ces conditions se réaliseraient plus facilement par un gouvernement complètement démocratique ; mais elles ne sont pas non plus irréalisables avec nos institutions actuelles, si l'on veut y mettre de la franchise et du bon vouloir. Nous avons des institutions démocratiques ; il faut qu'elles se traduisent par des faits, et à cette condition, mais à cette condition seulement, je suis prêt à leur donner mon concours dans mon cercle restreint d'action. Que si l'une de ces institutions se montre hostile ou devenait un obstacle à notre nationalité, en n'acceptant pas les conditions que je considère comme indispensables, je n'hésiterais pas un seul instant à en demander le sacrifice. Nous avons vu dans ces derniers temps, et nous devons nous attendre à voir encore beaucoup de revirements si prompts et si inattendus, qu'ils seraient imprudents, pour ne pas dire insensés, ceux qui attacheraient l'avenir et l'indépen¬dance de la Belgique au maintien de telle ou telle forme, de telle ou telle institution.

« Je me résume donc dans ces mots : indépendance de la Belgique, réformes pacifiques et légales, maintien de l'ordre, respect absolu pour la souveraineté nationale. Il importe à ma dignité de ne pas réfuter d'une autre manière les calomnies de l'Indépendance et de l'Observateur contre la prétendue minorité républicaine de votre comité ; on ne répond que par le mépris à de pareilles injures.

« En terminant, je vous prierai de remarquer, Messieurs, que je n'ai pas eu l'intention de faire auprès de vous une réclame électorale. Je suis convaincu qu'il vous sera plus facile de trouver dans cette assemblée vingt-deux hommes plus capables, plus zélés et plus habiles que moi, pour diriger les travaux de votre association, mais je dois dire aussi que, simple membre de l'Alliance, je n'en travaillerai pas moins et avec la même ardeur au triomphe de notre principe : le libéralisme franchement démocratique. »

Ce discours fut vivement exploité contre son auteur et contre l'Alliance elle-même.

Defacqz fut réélu président, mais il refusa. M. Dindal, vice-président, donna également sa démission et d'autres suivirent.

Alexandre Gendebien remplaça M. Defacqz à la présidence de l'Alliance, ce qui fit dire que la société électorale était devenue ouvertement républicaine.

Le Libéral liégeois, organe démocratique, après avoir félicité l'Alliance d'avoir déjoué une fois de plus, par la fermeté de son attitude, les intrigues et les manœuvres déloyales des affidés du ministère, ajoutait : « L'Alliance veut la Constitution et toute la Constitution, et nous la voulons comme elle. Avec l'Alliance, nous respectons, dans le roi Léopold, l'élu d'une majorité légale, mais nous réservons le droit de discuter, devant la nation souveraine, l'opportunité qu'il pourrait y avoir pour le pays, dans telles circonstances données, à user du droit de révision de la Constitution, pour substituer en Belgique, à la forme monarchique qui offre tant d'inconvénients, la forme républicaine, qui présente tant d'avantages. »


L'élection législative du 23 juin 1848, nous l'avons vu, fut un succès pour les scissionnaires de l'Alliance, qui avaient fondé l'Association libérale. Ils furent élus à une écrasante majorité, grâce, bien entendu, à l'appui des cléricaux et de la Cour.

Le 12 juillet suivant eurent lieu les élections provinciales, et M. Roussel, candidat de l'Alliance, conseiller sortant, resta sur le carreau. Le 22 août, aux élections communales, l'Association libérale triompha encore de l'Alliance et élimina quatre de ses candidats MM. Gendebien, Van Meenen, Jules Bartels et Ducpétiaux.

Ces divers échecs donnèrent le coup de grâce à l'Alliance. Les hommes de la Nation essayèrent bien de la reconstituer plus tard, mais sans aucun succès.

Le Débat social, dans son numéro du 29 février 1849, parle de cet essai et dit : « Il y a un an, le 26 février, que l'Alliance s'est suicidée en négligeant, soit par peur, soit par incapacité, de se mettre résolument à la tête du mouvement que devait provoquer la révolution de Paris et la proclamation de la République en France. Ayant ainsi sacrifié son initiative et sa force, l'Alliance, dans sa marche, a continué d'être incertaine ; sa route s'est parsemée d'écueils, chacun de ses pas a été marqué d'une défaite... »

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