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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

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Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome second, paru en 1907 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome II. Troisième partie : De 1850 à la Chute de l’Internationale (1874)

Chapitre IV. La presse démocratique-socialiste de 1850 à 1874. Les procès de presse

Après la défaite - La lutte continue - « La nation » de Louis Labarre - « Le National » de Charles Péan - Condamnation de « La Nation » - « Le drapeau », « Le bien-être social », « La Civilisation », « Le prolétaire » de Nicolas Coulon, son programme radical - Polémiques regrettables - « La Tribune du peuple » - « L'Internationale » - « de Werker », « Le Mirabeau » - « La Liberté » - Autres journaux socialistes - Procès de presse - Condamnations de Coulon, Labarre et V. Hallaux pour offenses à Napoléon III - Autres procès politiques.

Au début de l'année 1850, la démocratie socialiste belge, frappée par le pouvoir et abandonnée par ses partisans peureux, était bien malade.

En France, après les journées de juin, la bourgeoisie pensait en avoir fini avec le socialisme ; elle le croyait noyé dans le sang. Cela n'empêchait pas cependant les défenseurs de l'ordre capitaliste de continuer leur campagne de calomnies contre les apôtres des idées de rénovation sociale. « Les socialistes, disait M. De Montalembert, sont des bêtes féroces dont il ne faut pas ouvrir la loge sous peine de les voir dévorer leurs semblables. »

En quels termes galants ces choses-là sont dites !

Les conservateurs belges semblaient, eux aussi, en avoir fini avec l'hydre du socialisme. La bourgeoisie avait fait bloc. Elle avait résisté aux revendications populaires. La police et la magistrature, sous les ordres de M. le procureur général de Bavay, avaient bien « travaillé » de leur côté. Les complots inventés de toutes pièces ou basés sur de simples suppositions avaient été suivis d'arrestations, et le jury bourgeois avait condamné à mort les plus énergiques défenseurs de la cause populaire.

Le manifeste inaugural de l'Internationale, en 1864, rappelle fort bien cette situation :

« ... Après la défaite des révolutions de 1848, dit-il, toutes les associations et tous les journaux politiques des classes ouvrières furent écrasés, sur le continent, par la main brutale de la force ; les plus avancés parmi les fils du travail s'enfuirent, désespérés, de l'autre côté de l'Océan, aux Etats-Unis, et les rêves éphémères d'affranchissement s'évanouirent devant une époque de fièvre industrielle, de marasme moral et de réaction politique. »

Cependant, en Belgique, quelques rares soldats de la cause démocratique et socialiste restèrent sur la brèche.

Les associations avaient disparu. Les réunions publiques et même privées étaient désormais difficiles. On avait peur du voisin. On n'espérait plus ! (Note de bas de page : On voyait des mouchards partout. Le rôle des agents secrets n'avait été que trop visible pendant les événements de 1848-1849 et l'on se méfiait fort. Un quart de siècle plus tard, vers 1875, la crainte du mouchard existait toujours dans les organisations socialistes.)

Mais, répétons-le, quelques hommes, sentinelles vigilantes, veillaient. Ils tinrent allumée, en ces heures de tristesse et de réaction, la flamme de l'idée. Ils continuèrent le bon combat par la plume, par le journal et par la parole, là où la chose était encore possible.

Au début de l'année 1850, il existait à Bruxelles cinq grands journaux quotidiens politiques : deux libéraux, l'Indépendance et l'Observateur, deux catholiques, le Journal de Bruxelles et l'Émancipation, un républicain à tendances socialistes, la Nation, dont nous avons déjà parlé plus haut.

La Nation était rédigée par Louis Labarre, Charles Potvin, le professeur Altmeyer et, plus tard, quelques proscrits français y collaborèrent aussi.

Louis Labarre naquit à Dinant en 1812. Il vint à Bruxelles en 1836 et s'y fit connaître par divers travaux politiques et littéraires. En 1839, à l'occasion de l'anniversaire des journées de septembre, il publia une virulente brochure contre le nouveau régime. Cet écrit débute par cette pensée :

« La Révolution belge est un événement qui a eu des victimes. »

La Nation était un journal bien fait, très vivant ; il eut cependant la vie dure. On lisait si peu en Belgique, et le peuple, pour qui ce journal avait été fondé, ne lisait pas, était endormi !

De grands sacrifices furent faits pour maintenir cette feuille de combat, luttant en pleine réaction européenne, pour la démocratie. Mais ce fut en vain ; les pertes subies étaient trop considérables et les hommes riches faisaient défaut dans le parti démocratique.

Diverses combinaisons avec les imprimeurs d'autres journaux prolongèrent la vie de la feuille républicaine. Une assemblée des actionnaires de la Nation, tenue le 9 avril 1854, céda la propriété du journal à son rédacteur en chef Louis Labarre. Celui-ci transmit la propriété de la Nation a un démocrate de ses amis, Stappaerts, qui s'engageait à le publier à ses frais, tout en maintenant la direction politique absolue à Labarre. Stappaerts s'entendit alors avec l'imprimeur de l'Echo de Bruxelles, journal libéral, propriété de M. Nathalis Briavoine.

En janvier 1856, Labarre fut tout à coup dépossédé de la propriété de la Nation qui changea de titre et devint le National, sous la direction de M. Briavoine. Labarre continua à écrire dans le National, mais le 31 janvier 1856, ce journal publia une lettre de lui, disant qu'il n'était plus assez libre pour continuer la direction politique du journal et qu'il cessait d'y collaborer. Labarre fonda alors une nouvelle Nation imprimée chez Désiré Brismée, qui venait d'épouser la veuve Voglet, imprimeur.

Au mois d'avril 1854, les plénipotentiaires français, anglais, russes, prussiens, autrichiens, turcs et sardes, réunis au Congrès de Paris, sous la présidence du comte Walewski, ministre des affaires étrangères de Napoléon III, venaient de régler la question d'Orient et de signer le traité du 30 avril, terminant la guerre de Crimée. La publication du protocole de la séance du 8 avril produisit une vive émotion en Belgique. Le comte Wàlewsky y avait appelé l'attention du Congrès sur les excès de la presse belge à l'égard du gouvernement impérial, et son langage avait paru menaçant pour nos libertés constitutionnelles.

M. Auguste Orts interpella à ce sujet le gouvernement belge, dans la séance de la Chambre du 7 mai. Il demanda au cabinet s'il avait reçu l'invitation d'introduire dans la Constitution une réforme quelconque et, le cas échéant, quelle serait sa conduite.

Le vicomte Charles Vilain XIIII, ministre des affaires étrangères, répondit en ces termes :

« L'honorable M. Orts désire savoir si l'un des gouvernements représentés au Congrès de Paris a demandé au gouvernement belge quelque modification à la Constitution. Aucune - L'honorable M. Orts me demande si le cabinet, dans le cas où une pareille demande lui serait faite, serait disposé à proposer à la Chambre quelque changement à la Constitution. - Jamais ! »

Cette fière réponse fut accueillie par de vifs applaudissements sur les bancs de la Chambre et dans les tribunes, et cet enthousiasme se répercuta dans le pays entier.

Or, le jour même où l'interpellation de M. Orts avait lieu, la Nation publiait l'article que voici et qui mettait en cause la duchesse de Brabant, Marie-Henriette :

« Nous n'apprendrons pas au pays une nouvelle qui le surprenne fort, en lui disant que l'Autriche prête les deux mains à M. Bonaparte, et le pousse de toutes ses forces dans ses projets liberticides contre la Belgique.

« Une guerre pareille devait avoir pour auxiliaire et pour principal complice le gouvernement autrichien.

« Mais il est un détail que le pays ne doit pas ignorer et que voici : c'est Mme la duchesse de Brabant qui est, auprès du gouvernement belge, l'instrument le plus actif de la pression autrichienne. Nous ne craignons pas d'être démentis en constatant ce fait, et en reconnaissant un des fruits naturels du mariage de M. le duc de Brabant dans le mouvement décembriste, auquel se laisse aller en ce moment la Cour de Bruxelles.

« Cet infâme gouvernement d'Autriche a cru, en appuyant la brutale pression napoléonienne sur le nôtre, trouver l'occasion de détourner l'attention publique ardemment attirée sur la question italienne. Il a trouvé dans la jeune femme de notre prince héritier présomptif, l'influence réactionnaire nécessaire à son travail, et cette archiduchesse fait l'œuvre liberticide exigée contre sa nouvelle patrie.

« Quels beaux jours nous prépare l'avènement de ce jeune couple aux mains de la diplomatie autrichienne et du jésuitisme belge ! En attendant, il travaille pour le coup d'Etat français, et s'essaye au gouvernement du pays, en demandant que la Constitution soit livrée au César des Tuileries, avant que le vingt-cinquième anniversaire de la dynastie n'ait été célébré. »

Cet article, écrit par Louis Labarre, fut poursuivi. Appelé devant le juge d'instruction, le rédacteur en chef de la Nation refusa d'en faire connaître l'auteur. Les poursuites furent dirigées alors contre l'imprimeur-éditeur, Désiré Brismée.

Celui-ci comparut devant la cour d'assises le 17 juin 1856.

Il fut défendu par un avocat désigné d'office, M. De Glymes.

C'est le procureur-général de Bavay, en personne, qui siégea dans cette affaire et il s'éleva, avec rage, contre l'auteur de l'article qu'il disait être à la fois offensant et calomniateur

« La Nation, dit-il, est un journal révolutionnaire, qui travaille sans cesse au renversement de nos institutions et qui voudrait faire de Mme la duchesse de Brabant une nouvelle Marie-Antoinette. Il y a en Belgique des journaux respectables ; mais il y a aussi des pamphlétaires qui veulent nous faire revenir au régime de 93 et dont le langage exige une répression rigoureuse. »

Me De Glymes s'associa à la réprobation soulevée par l'article, mais il soutint que cet écrit, faux et ridicule en lui-même, n'était après tout qu'une attaque contre le gouvernement autrichien et une appréciation politique de la position de la duchesse de Brabant. « D'ailleurs, ajouta-t-il, partant de si bas, l'attaque ne peut atteindre la princesse. »

Brismée, déclaré coupable par le jury, fut condamné à un an de prison et à 1000 francs d'amende ; il subit sa peine, jusqu'au dernier jour, à la prison de Nivelles.


On reprocha souvent à Louis Labarre de n'avoir pas pris la responsabilité de l'article dont il était l'auteur, mais Brismée répondit que c'était à sa demande que Labarre avait agi de la sorte. « Labarre en prison, disait-il, c'était la Nation par terre. » Et, il ajoutait, qu'au surplus, quelques mois auparavant, Labarre et Potvin avaient comparus devant la cour d'assises pour des attaques contre M. Bonaparte - c'est ainsi qu'on appelait Napoléon III dans la presse démocratique de 1850 à 1870 .(Note de bas de page : Ch. Potvin et L. Labarre furent, en effet, poursuivis devant la cour d'assises du Brabant et acquittés. Potvin, on le sait, devint conservateur du musée Wiertz, à Bruxelles, nommé par le Gouvernement libéral de 1878.)

A la fin du mois d'août - Brismée avait été condamné le 17 juin - la Nation disparaissait.

Le National, qui parut dans les conditions que nous venons de rappeler, continua à être publié sous la direction d'un réfugié français, Charles Péan.

Le 7 décembre 1856, Labarre fonda un nouveau journal : Le Drapeau, qui arbora fièrement cette devise : « Nous maintiendrons ! »

Ce journal était imprimé chez D. Brismée, rue des Dominicains, 10. Le Drapeau était hebdomadaire et l'abonnement coûtait 15 francs par an, soit 30 centimes par numéro de 4 pages !

En tête du premier numéro nous lisons :

« Nous reprenons ici l'œuvre à laquelle, depuis nos années militantes, nous avons attaché notre existence, et donné tout ce que Dieu a mis en nous de foi dans la justice, et le peuple d'amour pour sa cause. Nous rendons à la Démocratie belge un champ de bataille assez large pour arborer le drapeau national, dans le fraternel faisceau de la Démocratie universelle. »

Le Drapeau eut comme principaux rédacteurs Louis Labarre et Charles Potvin, représentant l'idée républicaine, la démocratie pure. Parmi les autres collaborateurs, on cite Félix Delhasse, André et Brismée qui, eux, y représentaient surtout le socialisme, mais un socialisme modéré, conciliateur ; tandis que le Prolétaire, de Nicolas Coulon, dont nous reparlerons plus loin, défendait le socialisme radical, révolutionnaire.

Dès son premier numéro, le Drapeau attaqua violemment le National, de Charles Péan.

Le Drapeau n'était pas très bien fait. De plus, son prix exagéré ne le rendait pas abordable aux bourses ouvrières et, d'ailleurs, il n'avait rien d'attrayant. La plus grande partie du journal était consacrée à la politique extérieure. On y trouvait de longues dissertations signées par Ledru-Rollin, Mazzini, Félix Pyat, etc. Puis des articles, trop longs et peu à la portée des ouvriers, sur l'économie sociale (crédit, crédit foncier, etc.) qui semblent avoir été écrits par François Haeck.

En novembre 1857, Louis Labarre quitta Bruxelles et transmit à Brismée la propriété du Drapeau. Le prix d'abonnement fut aussitôt réduit à 6 francs par an.

Mais la feuille démocratique ne devint pas plus intéressante. Elle publiait toujours de longues lettres sur la politique étrangère, des attaques contre M. Bonaparte, puis, pendant des semaines et des mois, des articles de trois à quatre colonnes sur les Croix d'ordre et les distinctions honorifiques !... En quoi cela pouvait-il bien intéresser les lecteurs d'un journal démocratique, je le demande ?

En janvier 1858, à la suite de l'attentat d'Orsini, le Drapeau fut poursuivi à nouveau devant le jury du Brabant. Nous parlerons plus loin de ce procès.

Au mois d'avril de la même année, le Drapeau publia un article pour rappeler ce qu'était le Parti démocratique et pour déclarer qu'il était temps de l'organiser, que la propagande préliminaire des idées avait été assez longue :

« Le parti démocratique, dit le Drapeau, veut le pouvoir de tous, remplaçant le pouvoir d'un seul ou d'une partie de la nation, à l'exclusion de l'autre.

« Le parti démocratique a vu le pouvoir aux mains de l'aristocratie, et l'histoire lui a montré de quelle façon l'aristocratie pressurait le peuple et entendait la Liberté.

« Le parti démocratique a vu l'aristocratie unie à l'église, partageant avec elle le pouvoir au détriment de la civilisation, et être forcée de céder à la bourgeoisie une part de ce pouvoir.

« Le parti démocratique a vu la bourgeoisie ivre de gloire et d'ambition, après avoir déplumé maints cimiers de barons, brûlé maintes généalogies, brisé maintes armoiries, se créer une autre noblesse, encenser un Bonaparte, laisser le deuil et la misère régner par toute l'Europe, et abandonner cette idole pour en élever d'autres, sans s'inquiéter de ce que le peuple devenait pendant ce temps.

« Et le parti démocratique, représentant ces misères du peuple, se leva, lui, en 1848, pour combattre les aristocrates, les prêtres et les bourgeois, mais retomba dans la poussière en 1852, sans lâcher pourtant l'ennemi qui l'avait fait choir par une manœuvre déloyale, et avec lequel il continue une lutte dont il sortira bientôt victorieux.

« Le parti démocratique représente la tolérance la plus grande, la liberté la plus large. Il veut qu'au mérite, au talent et à la probité seuls reviennent les honneurs, les jouissances, et le droit de gouverner. C'est le parti de l'ouvrier dont le salaire est insuffisant à l'entretien de ses vieux parents, de sa femme et de ses enfants. C'est le parti des cours bons et honnêtes, des intelligences saines et vigoureuses, cours bons, aigris par l'injustice de la société, intelligences mûries par le malheur.

« C'est le parti de ceux qui s'indignent de voir que tout est favoritisme ; que l'or remplace le talent et la probité ; que le luxe insulte à l'indigence ; que le cynisme est la seule auréole des physionomies ; que le besoin, la faim jette les filles du peuple dans les serres de la prostitution ; que le mensonge, affublé d'oripeaux, trône en place de la vérité ; que l'inégalité des conditions sociales est le fait du hasard et non celui qui doit résulter du travail et du talent ; que les prêtres continuent de violer les consciences ; que les gouvernements sucent comme le feraient les vampires, le noble sang du peuple ... »

Mais la situation matérielle du la feuille démocratique ne s'était pas améliorée. Le Drapeau était loin de faire ses frais, bien que ses rédacteurs ne fussent point rétribués. Aussi, le 18 décembre, ce journal cessa-t-il de paraître en recommandant à ses lecteurs, une autre feuille démocratique : Le Bien être social.

Ce dernier journal avait été fondé à la fin de l'année 1857. Il était imprimé chez Verteneuil, rue des Bouchers, 34. Lui aussi s'occupait beaucoup de politique étrangère et publiait des études trop longues ayant, pensons-nous, pour auteurs des proscrits du coup d'Etat.

Un jour, le Bien être social avait parlé d'une union nécessaire entre tous les démocrates et les socialistes et dit qu'on faisait de la désunion lorsque l'on affectait un puritanisme, une raideur de principe à l'égard des autres. Il avait conclu que « le puritanisme est une hypocrisie de l'orgueil. »

Le Prolétaire releva ces termes, croyant qu'ils étaient dirigés contre lui.

Parlant du Bien être social, le Prolétaire le désigne comme suit : « Un journal qui se dit révolutionnaire : le Bien être social. »

Il répond ensuite que ceux qui parlent comme l'a fait ce journal, ce sont les gens les plus vaniteux, les plus égoïstes, et de la pire espèce, de faux bonhommes, plein de fiel, dévorés de jalousie et pétris d'ambition !

Le Bien être social, pour toute réponse, se borna à déclarer qu'il se refusait à polémiquer avec le Prolétaire...


Nous ne devons pas oublier de parler aussi du journal La Civilisation, qui parut à Bruxelles de 1849 à 1851. Ce journal démocrate-socialiste avait comme principal rédacteur Henri Samuel. Il paraissait deux fois pas semaine, le dimanche et le jeudi, et portait pour sous-titre : Journal des améliorations pacifiques.

Henri Samuel était un fouriériste. Le passage suivant, d'un de ses articles, donne une idée exacte de sa pensée :

« Il faut, sans devenir révolutionnaires ni téméraires, sortir de l'étroite arène où les passions de parti s'entrechoquent depuis une vingtaine d'années et entrer enfin résolument dans une ère de progrès réel et pacifiquement réalisable ; en un mot, il faut aller au devant de l'esprit révolutionnaire et le désarmer en lui accordant ce qui est juste et possible, ou rester désœuvrés à l'attendre, et puis être irrésistiblement emportés par lui.

« Telle est notre situation : il s'agit de choisir. »

M. Louis Hymans, dans un de ses ouvrages, parle comme suit du rédacteur de la Civilisation :

« Samuel, l'homme le plus doux et le plus inoffensif de la terre - un vrai mouton - avait la manie de poser pour le révolutionnaire.

« Il rédigeait, dans un galetas, situé au fond d'une cour, dans la maison actuelle de De Baise, Montagne aux Herbes Potagères, un petit journal intitulé La Civilisation, avec lequel il prétendait civiliser la Belgique, comme nous allons civiliser l'Afrique centrale. Ancien capitaine d'infanterie, il avait mordu, comme tant d'autres, à l'hameçon du phalanstère, et rêvé le perfectionnement de la société par la marmite commune et la caserne universelle. Proudhon a dit un jour : « J'ai connu un préadamite qui affirmait qu'il y avait eu des hommes avant Adam. Il est vrai que ce préadamite était un fouriériste. » S'il m'est permis de dire un mot au sujet de cette secte socialiste, je ferai remarquer que les disciples de Fourier étaient pour la plupart des gens convaincus, honnêtes et pauvres, autant d'esprit que d'argent.

« Par contre, les saint-simoniens étaient en général, des homme d'une haute intelli¬gence et d'un esprit cultivé, mais ils n'attachaient pas, comme on dit vulgairement, leurs chiens avec des saucisses, et tous sont arrivés à des positions influentes et grassement rétribuées. Leur religion n'a pas nui à leurs intérêts. » (Louis HYMANS, Types et Silhouettes, Bruxelles 1877, chez Lebègue et Cie, page 214.)


Mais il est temps que nous parlions en détail du Prolétaire, le premier journal socialiste belge rédigé exclusivement par des ouvriers.

Le premier numéro fut imprimé le 23 septembre 1855 avec cette devise : Plus de Privilège. Tout par le Travail.

Il parut d'abord tous les quinze jours et l'abonnement annuel coûtait deux francs. (Le Prolétaire fut imprimé d'abord chez Beugnies, rue des Minimes, 14 ; plus tard chez Fischlin, rue du Damier .)

Nicolas Coulon, ouvrier tailleur, fut le principal rédacteur du Prolétaire et un autre ouvrier, Armand Bataille, y collaborait régulièrement.

Voici le texte de l'article-programme de ce journal ouvrier :

« En créant ce journal, notre but est d'appeler l'attention du peuple sur les questions sociales qui agitent aujourd'hui la société tout entière et d'apporter le résultat de nos recherches, afin de discuter les questions déclarées insolubles par tous les privilégiés.

« La plupart des écrivains qui se sont donné la mission d'éclairer le peuple, n'ont pas toujours tenu compte de l'ignorance dans laquelle sont plongées les masses, et, pour se montrer savants, ils ont montré le résultat de leurs investigations dans un style qui ne pouvait être compris par les ouvriers, ne sachant, pour le plus grand nombre, qu'un peu lire et écrire.

« Ouvriers nous-mêmes, il nous a paru qu'il serait de quelque utilité de publier un journal à la portée de tous, rédigé dans un style simple et clair, en évitant de nous égarer dans les discussions à perte de vue, sans fruits pour le peuple, qui très souvent n'est pas à même de les comprendre.

« Le Prolétaire combattra les privilèges et les abus résultant d'une société mal organisée où les intérêts du producteur sont méconnus au profit des parasites et des spéculateurs, trompant sans cesse le peuple, cherchant à lui faire croire qu'il est bien heureux d'avoir à travailler pour eux sous peine de mourir de faim. Nous ferons justice de ces mensonges débités journellement ; nous examinerons comment il se fait que, tout en reconnaissant que, sans travail il n'y a pas de société possible les classes oisives s'accaparent de la plus grande part du produit du travail. L'homme a des facultés physiques, morales et intellectuelles ; pour qu'il puisse les exercer, il doit être débarrassé des obstacles qui s'opposent à la production et à la consommation, il faut que celui qui travaille jouisse entièrement du produit, du fruit de son labeur, sinon il est esclave ; nous définirons donc les principes de liberté entière, absolue.

« Nous propagerons les principes républicains socialistes, nous attachant plus au fond qu'à la forme ; c'est-à-dire que nous estimerons à leur juste valeur les panacées qui doivent, selon ceux qui les présentent, apporter de grandes améliorations dans la condition du travailleur, et qui ne sont après tout que d'impuissants palliatifs, dont la mise en pratique ne serait qu'une duperie pour le peuple, qui ne verrait aucun changement dans son existence ; ce qui ferait dire après : il n'y a rien à faire.

« A l'ouvrier, ce pauvre Lazare de la société moderne, nous dirons : instruisez-vous, étudiez sans relâche afin de comprendre vos véritables intérêts ; examinez avec soin tout ce qu'on vous présentera, voyez comment la répartition de la richesse publique se fait, étudiez le mal social, cherchez avec nous les remèdes à y appliquer, mettez-vous à même d'être un jour ce qu'on appelle des « hommes d'Etat » afin de pouvoir diriger vos affaires : et alors, l'horrible misère disparaîtra pour faire place au bien-être et à la liberté.

« L'application des principes que nous émettons, se fera peut-être longtemps attendre : peu importe, soyons calmes malgré nos souffrances, évitons les émeutes, elles sont toujours le prétexte de répressions, dont seul nous souffrons, et elles nuisent toujours au progrès. »

En tête du troisième numéro, un nouvel article-programme accentue encore les idées socialistes du journal. Citons :

« C'est au mépris de tout droit, de toute justice, que les privilégiés sont parvenus à faire travailler pour leur compte, la grande armée des producteurs et à consommer ce qu'ils prélèvent sur le travail d'autrui.

« En considérant la condition déplorable du peuple, on se demande par quel renversement des choses on est arrivé à ce résultat ? Il faut que les obstacles qui s'opposent à ce que le producteur puisse consommer suivant son produit, soient bien difficiles à surmonter, sinon il pourrait participer aux jouissances de la vie, tandis qu'aujourd'hui il ne peut échanger sa sueur que contre un chétif morceau de pain.

« Les choses indispensables pour travailler sont les matières premières et les instruments de travail ; le peuple n'ayant pas la facilité de se les procurer, est à la merci des détenteurs de ces objets de toute nécessité et doit subir les lois qu'ils font.

« Il résulte de cet état de choses que, pour quiconque veut travailler, tout est fermé ; les détenteurs des instruments de travail et des capitaux se posent en maîtres et dictent des conditions aux travailleurs, et disent : Vos bras m'appartiennent, pour quelques sous par jour. Si vous refusez de servir le joug que nous vous imposons, vous serez chassés ; la faim vous obligera à revenir offrir vos bras à des conditions plus défavorables que celles obtenues par vous jusqu'à présent.

« Ajoutons à cela que le crédit est refusé au travail, car on ne prête qu'aux riches, aux grands exploiteurs qui, ne produisant rien, sont à charge aux travailleurs. »

La conclusion des idées exprimées par le Prolétaire, c'est que, pour mettre fin aux abus du régime actuel, il est indispensable que la société soit organisée de façon que les matières premières et les instruments de production, terre, machines, outils, etc., soient mis à la disposition des travailleurs. C'est ce que nous appelons aujourd'hui la socialisation des instruments de production ou la propriété collective des moyens de production.

Coulon et les rédacteurs du Prolétaire étaient communistes ; mais leur communisme était quelque peu libertaire, anticentralisateur, antiautoritaire. Il prenait sa base dans l'organisation de la commune et l'autonomie de l'individu. Ce qui fait dire à C. De Paepe, dans l'étude dont nous avons déjà parlé, que Coulon peut être considéré, dans une certaine mesure, comme un précurseur des anarchistes modernes.

Dans la défense de leurs idées, Coulon et ses amis étaient loin d'être aimables. Ils affectaient même une certaine raideur qui déplaisait à beaucoup de gens, bien intentionnés cependant. Ils ne voulaient pas de demi-mesures croyant, très sincèrement du reste, qu'il est possible de changer la société en un tour de main, par un coup de force. Socialistes révolutionnaires, tous les autres démocrates et socialistes étaient à leurs yeux des bourgeois, des attardés, des endormeurs. (Note de bas de page : C'est un nommé Puraye qui, à tout propos, traitait d'endormeurs les rédacteurs de la Nation, du Drapeau, c'est-à-dire Labarre, Brismée et les autres. Ce Puraye finit par être un des intimes du Père Van Caloen, organisateur des confréries de Saint-François-Xavier...)

Il y eut souvent des frottements entre les uns et les autres, et aussi des polémiques regrettables, surtout entre le Prolétaire, d'une part, la Nation, le Bien-être social, le Drapeau et le National, d'autre part.

L'attitude du Prolétaire souleva souvent des protestations fort vives, comme nous l'avons vu plus haut, de la part de quelques proscrits français. Il mécontenta aussi des démocrates bourgeois belges, comme Adolphe Bartels, l'auteur de l'Histoire de la Révolution belge dans les Flandres et qui fut un des principaux rédacteurs du Débat social de 1844 à 1849, qui écrivit un jour à Coulon une lettre qu'il est intéressant de faire connaître. Elle est datée du 12 janvier 1857 :

«Je regrette beaucoup, mon cher M. Coulon, de devoir renoncer à l'abonnement de votre Prolétaire, que je regarde comme un danger pour la démocratie belge qui n'a plus aucun organe à Bruxelles.

« Quant aux républicains à la française, qui nous vantent dans le National le régime de Joseph II et de Guillaume II, comme à ceux de Paris, insurgés deux fois à Paris contre le suffrage universel et qui ont préparé, par l'anarchie, le despotisme d'un empereur, je ne puis pas plus marcher avec les uns qu'avec les autres. Veuillez donc cesser l'envoi du Prolétaire à mon adresse, et faire toucher le dernier trimestre de 1856 dont je vous reste redevable.

« Salut sincère.

« Adolphe Bartels. »

Après la condamnation de Coulon, dont nous parlerons plus loin, le Prolétaire cessa de paraître. En janvier 1865 cependant, il renaît de ses cendres et annonce qu'il paraîtra à des époques indéterminées. Il prit cette fois pour devise : Plus de privilèges - Travail et liberté.

Voici en quels termes il annonça sa réapparition, le 7 janvier 1865 :

« Nous entrerons dans la carrière,

« Quand nos aînés n'y seront plus »

« D'accord avec nos anciens fondateurs du Prolétaire, nous en reprenons aujourd'hui la publication, en poursuivant la voie radicale tracée, il y a plusieurs années, par cet organe de la révolution.

« En continuant l'œuvre de nos devanciers, notre but est d'apporter notre contingent d'idées au service de la cause populaire : Saper les vieilles institutions sur lesquelles repose la société décrépite, à l'agonie de laquelle nous assistons ; préparer les esprits pour le jour où la révolution - momentanément vaincue - reparaîtra plus forte et plus majestueuse, reprendre sa marche ascendante, disant aux exploités, aux souffre-douleurs… Debout, prolétaires, debout ! Voulez-vous être libres ? Pulvérisez ce vieux monde pourri. Faites table rase de toutes ces institutions qui consacrent votre misère et votre servitude. Voulez-vous cesser d'être chair à exploitation et ne plus être conduits comme des troupeaux de brutes ? En avant ! Anéantissez tout privilège. Ne souffrez plus que le crime et l'iniquité règnent sur cette terre si longtemps arrosée de votre sang et de vos larmes ! Voulez-vous être des hommes enfin ? Suivez-nous et ne vous arrêtez que lorsque vous aurez jeté les fondements d'une société nouvelle, basée sur la justice et la liberté.

« Au nom de cette révolution, salut du prolétariat, nous faisons appel à tous ses enfants, nous les convions à travailler avec nous à la propagation des idées rénovatrices.

« Le Prolétaire est une tribune libre. Révolutionnaires qui voulez le bien-être de l'humanité, venez-y discuter les principes qui doivent régénérer la société ; éclairons-nous mutuellement ; traitons les questions sociales comme doivent le faire des hommes libres, mus par l'amour de la justice et de la vérité ; unissons nos efforts pour éclairer nos frères, plus malheureux que nous encore et qui végètent dans l'ignorance ; faisons pénétrer quelques vérités utiles au sein du prolétariat ; tâchons d'arracher ce pauvre Lazare à sa léthargie ; faisons renaître l'espérance au cœur de ce triste déshérité ; inspirons-lui la haine de l'oppression et relevons en lui le sentiment de sa dignité, hélas ! trop méconnu ; apprenons-lui à se connaître, à apprécier sa force et sa valeur ; préparons-le, enfin, à se faire le maître de ses destinées, afin qu'au jour du triomphe populaire la révolution ne soit plus escamotée, et que le lendemain de sa victoire ne soit plus un jour de deuil et d'épouvante.

« Quel que soit le sort réservé à notre publication, si nous parvenons à jeter quelques germes féconds dans le champ des idées, à marquer une étape vers les régions supérieures où tend l'humanité, advienne que pourra, nous aurons la conviction d'avoir accompli notre devoir de révolutionnaires.

« Ce sera notre soutien et notre récompense. »

Appréciant les idées de Coulon et de son journal Le Prolétaire, De Paepe a pu écrire qu'au point de vue de la tactique socialiste, de la propagande à faire dans les masses, Coulon eut tort de vouloir brusquer outre mesure la marche du mouvement des idées et des faits, et de repousser trop souvent, voire de combattre comme dangereuses, certaines réformes politiques ou économiques dont la réalisation ne pouvait que rapprocher davantage du but, c'est-à-dire de l'émancipation intégrale des travailleurs.

De Paepe ajoutait :

« C'est ce qui lui fit méconnaître l'utilité provisoire et le rôle historique des progressistes et des démocrates bourgeois, surtout sous un régime monarchique et censitaire, comme le nôtre. Et, faute plus grave, c'est ce qui souvent le fit se séparer de mouvements populaires importants, - comme, par exemple, le mouvement contre la loi des coalitions ouvrières en 1858-59 - et le fit même tergiverser à entrer dans l'Association internationale des travailleurs, aux congrès de laquelle il prit part comme délégué, mais à laquelle il ne s'affilia jamais effectivement, quoi qu'on en ait dit. Il avait, en un mot, les défauts de ses qualités : caractère énergique, il ne comprenait point les tâtonnements et les demi-mesures ; cœur droit, il préférait en toutes choses suivre la ligne droite ; mais cela le conduisit parfois à vouloir « le tout ou rien» , comme on dit, et à se figurer que le moins mal est l'ennemi du bien. La vérité est que, presque toujours, le moins mal est un acheminement vers le bien. Bref, il était trop exclusivement révolutionnaire, pas assez évolutionniste, alors que dans l'histoire de l'humanité comme dans la nature, évolution et révolution ne sont que deux aspects d'une même chose, l'une préparant l'autre, en hâtant la marche ou l'accentuant. »


Mais il nous faut revenir en arrière. En 1860, il n'existait plus, en Belgique, aucun journal socialiste, c'est-à-dire aucune tribune d'où la bonne parole pût pénétrer dans les masses populaires ou chez une élite.

Une association, Le Peuple, venait d'être constituée par quelques ouvriers et des étudiants, et cette association fonda un journal hebdomadaire, La Tribune du Peuple, dont le premier numéro parut le 12 mai 1861.

Voici le passage essentiel de l'article programme de ce nouveau journal :

« Le but de la Tribune du Peuple, organe de la Démocratie militante, est de faire comprendre à tous les membres de la société que la parfaite jouissance de leurs droits est impossible à atteindre tant que la Justice ne présidera pas à l'organisation sociale, tant que l'enseignement, par une réforme radicale, n'aura pas répandu la lumière parmi tous les hommes, tant que l'équilibre ne sera pas établi entre le capital et le travail, aussi longtemps enfin que l'égalité selon les lois de la nature n'aura pas détrôné le privilège.

« Convaincus que le développement de l'instruction aura pour résultat de donner au peuple un profond sentiment de sa dignité et de ses devoirs, persuadés d'ailleurs que c'est à la démocratie qu'il est réservé de déclarer la vie de l'homme sainte et inviolable, nous demandons que la peine de mort soit du reste abolie en matière politique, criminelle et religieuse.

« En économie politique, nous réclamons la réforme sociale.

« En politique, la souveraineté populaire exclusive.

« En religion, nous défendons le rationalisme d'où découlent deux grands principes qui dominent tous les autres : la liberté de conscience et le libre examen. »

La Tribune du Peuple, dont le prix d'abonnement annuel était de six francs, était imprimée chez D. Brismée, rue de la Prévôté, 9. Ses principaux rédacteurs étaient : Eugène Steens, qui écrivait pour chaque numéro un bulletin politique et social, - car il est à remarquer que pendant vingt ans, de 1850 à 1870, les démocrates socialistes belges donnèrent une grande importance à la politique extérieure ; - César De Paepe, Désiré Brismée, Prosper Voglet, Félix Frenay, Em. Moyson, A. Evrard, H. Denis, P. Janson, G. De Greef, O. Delimal, Loriaux, etc. La Tribune du Peuple avait aussi des correspondants en province, à Namur, à Louvain, à Dinant.

Le journal consacrait, nous l'avons dit, une grande place à la politique étrangère et une plus grande encore à la propagande anticléricale ; il rendait compte des enterrements civils qui avaient lieu à Bruxelles, et reproduisait les principaux discours lus sur la tombe des libres-penseurs décédés.

C'est dans la Tribune du Peuple que César De Paepe fit ses premières armes co¬me écrivain socialiste. Il y publia surtout des articles traitant des questions sociales.

Mais, encore une fois, ce journal n'était pas à la portée des intelligences ouvrières ; il ne s'occupait pas assez de la vie courante, ne signalait pas les abus dont souffraient les travailleurs, n'attaquait pas assez vivement le gouvernement conservateur bourgeois.

Au mois de janvier 1866, la Tribune du Peuple devint l'organe de l'Association internationale des travailleurs, tout en restant le propriété de la société Le Peuple. Mais dans cette société, il y avait un groupe composé principalement de P. Esselens, Dellesalle et quelques autres, qui ne voulaient pas adhérer à l'Internationale et n'admettait point que la société Le Peuple lui cédât son journal. Or, ce journal avait des dettes. Il était redevable de plusieurs milliers de francs à son imprimeur Brismée. Cela n'empêcha point Dellesalle, Esselens et leurs amis, de publier une nouvelle Tribune du Peuple, qui n'eut que quelques numéros et disparut au bout de quelques semaines.

Au moment où la Tribune du Peuple devint l'organe de l'Internationale, elle publia l'article suivant :

« Le journal s'efforcera de remplir, aussi complètement que possible le programme qu'il s'est tracé, à savoir combattre l'erreur et l'exploitation de l'homme par l'homme ; poursuivre l'anéantissement de l'ignorance et du paupérisme ; réclamer sans cesse les droits moraux et matériels du travailleur ; attirer l'attention du bourgeois sur la triste condition du prolétaire, afin d'engager bourgeois et prolétaires à travailler d'un commun accord à la destruction du bourgeoisisme et du prolétariat, signaler le mal social, en rechercher la cause et le remède ; enfin, démontrer les dangers de la situation sociale actuelle, l'impossibilité de maintenir cette situation et la nécessité d'y remédier sous peine de mort sociale. Telles sont les tendances, tel a été et sera toujours le but de la Tribune du Peuple.

« Convaincus de cette vérité : que tous les cultes sont en désaccord avec la raison et ne sont que des instruments entre les mains de la classe exploitante pour comprimer la pensée chez la classe exploitée et maintenir le peuple dans l'esclavage, nous continuerons à combattre les religions prétendument révélées, et à hâter la chute inévitable de toutes hypothèses religieuses, incompatibles d'ailleurs avec l'esprit d'examen et les développements de l'intelligence.

« De plus, un double vote au sein de la société Le Peuple et au sein de la section belge de l'Association internationale des Travailleurs, vient de décider la fusion de ces deux associations, de manière que la section de l'Association internationale constitue aujourd'hui une section de la société Le Peuple. Il résulte de là, que la Tribune du Peuple étant la propriété de la société Le Peuple dont la section internationale est désormais une branche, notre journal se trouve être en Belgique l'organe officiel de la grande fédération des prolétaires du monde entier, qui s'est formée il y a environ deux ans sous le titre d'Association internationale des Travailleurs et qui compte déjà des sections en Angleterre, en France, en Espagne, en Italie, en Suisse, dans les différents Etats de l'Allemagne, en Pologne, en Belgique et même aux Etats-Unis.

« Donc, représentant de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, ce journal est destiné à défendre les intérêts du prolétaire et à soutenir la cause de tous ceux qui gémissent sous le joug du capital, de tous les opprimés, de toutes les victimes de l'exploitation, c'est-à-dire des trois quarts au moins de la population, car c'est à peine s'il y a un quart qui vit dans l'aisance. »

La Tribune du Peuple resta hebdomadaire jusqu'au 31 décembre 1866, puis devint un organe mensuel ; elle cessa de paraître à la fin de l'année 1868.

C'est alors que les sections belges de l'Association internationale décidèrent d'avoir un organe qui prit le titre de l'Internationale et dont le premier numéro parut à Bruxelles, le 17 janvier 1869.

Le nouveau journal socialiste était mieux fait que la Tribune du Peuple ; il était surtout plus vivant, plus intéressant, plus à la portée de la classe ouvrière. Chaque numéro contenait trois rubriques : Pilori des autorités, le Dossier de la justice, les Cahiers du travail. Dans la première, l'Internationale signalait les nombreux actes de pression, les abus de toutes sortes dont les autorités : gendarmes, policiers, bourgmestres, etc., se rendaient coupables contre l'Association internationale des Travailleurs. La seconde rubrique dénonçait les abus de pouvoir, la partialité de la magistrature à l'égard de la classe ouvrière et spécialement des partisans de l'Association internationale. Enfin, dans les Cahiers du travail, renouvelés des cahiers du Tiers-Etat d'avant la Révolution française, le journal L'Internationale, tous en dénonçant les abus, les injustice qui se produisaient dans les ateliers, fabriques et autres établissements industriels, faisait connaître quelles étaient les revendications, les réformes réclamées par la classe des travailleurs.

Pendant un an et demi, du début de l'année 1869 au mois de juillet 1870, L'Internationale fut un journal très bien fait, très instructif, très intéressant à lire, très vivant en un mot. Puis vint la guerre, la Commune, et les 4 pages de la feuille ouvrière furent consacrées presque uniquement à la publication des adresses, des manifestes que les sections de l'Internationale des divers pays s'adressaient mutuellement pour protester contre la guerre ou pour prendre la défense de la Commune, etc. Cela dura près d'une année et, chose inévitable, L'Internationale perdit de nombreux lecteurs. En 1871, après la chute de la Commune de Paris, le journal prit une nouvelle allure qui devait encore lui faire tort. Qu'on en juge : Chaque numéro contenait une page de nouvelles extérieures sous le titre : La Situation. Une autre page du journal était consacrée à une étude historique sur la Commune de Paris, une troisième page contenait une correspondance de France et le restant était réservé à diverses commu¬nications, annonces de réunions, nécrologies, etc.

Et cela dura pendant plus de deux ans ! A la suite du Congrès de La Haye, en 1872, l'Association internationale des Travailleurs périclita peu à peu et son organe officiel belge disparut, vers la fin de 1874 laissant une énorme dette à son imprimeur...

Mais pendant les trois ou quatre années où l'Association internationale eut le plus de succès auprès des masses, il y eut une efflorescence admirable de journaux socialistes, comparable à la période de 1848-1849 :

Le Werker, de Philippe Coenen, parut à Anvers, en 1868 le Mirabeau, à Verviers, en 1868 également.

Puis vinrent les feuilles socialistes suivantes :

- Vooruit et Peper en Zout, à Bruges ;

- Le Devoir, les Cahiers du Travail, d'Alfred Herman, et l'Avenir, du docteur Festraet, à Liége ;

- Le Réveil et l'Eclair, à Seraing ;

Le Prolétaire et la Science populaire, à Verviers ;

Le Droit, à Lodelinsart ;

Le Broedermin (l'Amour fraternel), à Gand, rédigé par Van Loo et Leerens.

A Bruxelles, à part l'Internationale et la Liberté dont nous parlerons plus loin, il y eut une série de journaux qui arborèrent le drapeau socialiste et prirent la défense de l'Internationale :

- Le Peuple belge, quotidien, rédigé par Mulders auquel collaborèrent plusieurs réfugiés français et quelques démocrates belges, Charles Buls entre autres.

  • La Ligne droite, le Radical, l'Harmonie sociale, l'Uylenspiegel, de Léon Fontaine, la Cigale, le Diable, l'Espiègle, etc.


Tous ces journaux bataillèrent ferme contre la politique doctrinaire, toute puissante alors, et en faveur des revendications ouvrières. Seulement, le parti démocrate-socialiste n'était ni assez puissant, ni assez riche pour faire vivre tant d'organes à la fois. Mieux eût valu concentrer tous les efforts, toutes les bonnes volontés, toutes les ressources, pour fonder et faire vivre un ou deux journaux seulement. Il n'en fut rien et il arriva ce qui devait inévitablement arriver : ces journaux disparurent l'un après l'autre, au bout de peu de temps, sauf l'Internationale et la Liberté.

L'histoire de ce dernier journal est assez intéressante pour être rapportée brièvement ici. La Liberté a fait souvent parler d'elle et ce journal mérite d'avoir une place à part dans une histoire du mouvement démocratique et socialiste belge, à cause surtout des personnalités éminentes qui y collaborèrent.

En 1864, quelques jeunes avocats, parmi lesquels Edmond Picard, Charles Graux, Xavier Olin, Eugène Robert, Paul Janson, très liés d'amitié, se réunissaient le samedi soir dans un des box de la Taverne Horton, rue Villa-Hermosa, à Bruxelles. Ces jeunes membres du bureau étaient démocrates, adversaires, par conséquent, de la politique doctrinaire pratiquée par Frère-Orban, chef du gouvernement. Leur cercle avait pris le nom de Cercle des Rabougris.

Ils décidèrent de combattre la politique rétrograde et d'affirmer, en outre, les revendications démocratiques. Dans ce but, ils fondèrent un journal qui prit le titre : La Liberté, qui parut en 1865 ; son premier numéro contenait la déclaration suivante :

« Quoique pleins d'ardeur et de foi, nous hésiterions à nous lancer dans la carrière, si nous ne comptions sur le concours de tous les hommes de bonne volonté. Ils viendront à nous, ceux chez qui les calculs glacés de l'égoïsme n'ont point tari les aspirations magnanimes. Ils viendront à nous, ceux qui se dévouent à la recherche constante de la vérité et de la justice. Et cet appel que nous faisons à tous ceux qui pensent et qui luttent, sera également entendu de ceux qui souffrent de l'oppression et de l'iniquité. »

En 1866, à la suite du Congrès international des Etudiants, tenu à Liége, un meeting républicain, présidé par Léon Fontaine, eut lieu au local Le Lion belge, rue de la Tête d'Or. Des étudiants parisiens et des socialistes belges y prirent la parole, et ce meeting fit sensation, bien plus par suite des comptes rendus tronqués qui en furent publiés, que par ce qui y avait été dit réellement.

A la suite de cette réunion, un dissentiment éclata entre les rédacteurs de la Liberté. Les uns voulaient protester violemment contre le Congrès et le meeting. Les autres jugeaient que la protestation était inutile et sans dignité. Parmi ces derniers se trouvaient Eugène Robert, Paul Janson et Pierre Splingard qui se retirèrent du journal et fondèrent, quelques temps après, le journal le Libre Examen. La Liberté continua à paraître sous la direction de Picard, Graux et Olin auxquels vinrent s'adjoindre Buls, Vanderkindere, Demeur et Jottrand.

Ce journal attaqua avec une âpreté qui n'a point été dépassée, la politique doctrinaire et son chef suprême Frère-Orban. Il défendit avec la plus constante énergie la cause de la réforme électorale et la révision de l'article 47 de la Constitution, provoquant et encourageant ainsi un mouvement dans la classe ouvrière en faveur de la réforme électorale. Il alla même jusqu'à la note révolutionnaire, comme dans le passage suivant :

«... Rêver des constitutions immuables, c'est faire un rêve impossible et nier le progrès ; elle ne saurait échapper à la loi de transformation. Seulement, lorsque l'initiative de la réforme est prise par le pouvoir, il s'opère une révision paisible, régulière et légale ; tandis que l'inertie des pouvoirs constitués oblige la nation à se soulever et à exécuter ses volontés par la force et la violence. »

La Liberté cessa de paraître le 30 juin 1867, mais pour renaître bientôt de ses cendres, avec un programme socialiste, reprise par ceux qui s'en étaient retirés et ayant comme principaux rédacteurs : Victor Arnould, Hector Denis, Guillaume De Greef, Oscar Van Goidsnoven, Emile Leclercq, Eugène Hins, Louis Claes, Pierre Splingard et Léon Fontaine.

Paul Janson et Eugène Robert, nous l'avons dit, avaient fondé, un an auparavant, le Libre examen, qui peu après fusionna avec la Liberté.

Le journal parut une fois par semaine, sauf en 1871, où il se fit quotidien, spécialement pour prendre la défense de la Commune de Paris lâchement calomniée par la presse bourgeoise. (La Liberté devint quotidienne le mardi 18 avril 1871, et le resta jusqu'au 4 novembre de la même année. Le 12 novembre elle reparut, en grand format, comme organe hebdomadaire.)

Les rédacteurs de la Liberté étaient démocrates et socialistes. Les plus influents furent, à coup sûr, Victor Arnould, Guillaume De Greef et Hector Denis. Ces trois hommes, de grande valeur, étaient des disciples de Proudhon. Leur socialisme n'était point celui qui triompha dans les congrès de l'Internationale à Bruxelles (1868) et à Bâle (1869).

De Paepe et les socialistes allemands, on le sait, firent admettre à ces deux congrès, contre les mutuellistes proudhoniens français, le principe collectiviste : l'appropriation collective de la terre et des instruments de travail. Une vive polémique surgit même après le congrès de Bâle, entre la Liberté et l'Internationale, De Paepe défendant dans ce dernier journal les théories qui avaient rallié la majorité dans ce congrès.

En même temps qu'ils étaient anti-collectivistes, les rédacteurs de la Liberté combattaient l'organisation politique de l'Etat. Ils étaient autonomistes, fédéralistes et adversaires de la centralisation. A un moment donné, alors que dans certains milieux on bataillait en faveur du suffrage universel, la Liberté et ses rédacteurs firent campagne pour ce qu'ils appelaient « la Représentation du travail » par l'organisation d'une Chambre de Travail, constituée en dehors des organismes politiques existants. Ce sont ces idées, on le verra plus loin, qui triomphèrent en Belgique après le congrès de La Haye de 1872, qui donna le coup de grâce à l'organisation de la grande association internationale des travailleurs.

« Ce que nous voulons, disait la Liberté, c'est la représentation du travail. Que chaque branche de l'industrie ait ses assises qu'il y ait des assemblées générales de l'industrie minière, métallurgique, etc., etc. Là on arrêtera les mesures à prendre en commun pour le développement des mesures tendant à l'accroissement du bien-être des travailleurs de chaque catégorie. On assurera la répartition du travail, de façon à ce qu'il n'y ait point surabondance d'un côté et pénurie de l'autre.

« Les agriculteurs fourniront le prix des denrées d'après l'évaluation de la récolte ; assureront aux cantons ravagés une moyenne qui remplacera l'assurance ; discuteront les systèmes tendant à augmenter la force de production de la terre, etc.

« Chacun de ces grands corps de l'Etat organisera un système de crédit réciproque entre ses membres.

« Au-dessus de tout cela, un grand conseil représentant les différents groupes pour concilier leurs intérêts divers, pour organiser le crédit réciproque entre les différents groupes.

«Voilà, autant que l'on en peut juger par ces quelques traits jetés à la hâte, comment nous entendrions le suffrage universel ; hors de là, il nous semble n'avoir aucune signification ; ce n'est plus qu'un mélange confus d'opinions individuelles et hétérogènes qui se trouvent représentées par un seul homme pour quelques milliers d'électeurs. » (Voir La Liberté du 15 décembre 1867, dans un article intitulé : Les Parlements et la Représentation du travail.)

Quoi qu'il en soit, il faut rendre hommage au talent, au dévouement, au désintéressement des hommes de la Liberté, qui sacrifièrent à la cause du peuple et du socialisme les plus belles années de leur vie, et à ceux surtout qui, comme G. De Greef et H. Denis, refusèrent d'entrer dans les associations libérales, puis de là pénétrer à la Chambre, en reniant malgré tout une bonne partie de leurs convictions d'autrefois.

Pendant les deux mois que le mouvement communaliste resta maître de Paris, et après son écrasement par le gouvernement et l'armée de Versailles, alors que la presse conservatrice, tant libérale que catholique, déversait l'outrage et la calomnie sur les insurgés de Paris, d'autres journaux, avec un courage exemplaire, prirent la défense, d'abord des insurgés, ensuite des glorieux vaincus de Paris.

Parmi les journaux qui soutinrent la Commune et défendirent les communeux, il faut citer parmi les feuilles quotidiennes : Le Peuple belge, Les Nouvelles du Jour, la Liberté de Bruxelles, l'Avenir et le Petit Courrier de Liége ; et parmi les journaux hebdomadaires : l'Internationale, la Voix des Ecoles, de Bruxelles, le Werker d'Anvers, le Réveil de Seraing, le Mirabeau et l'Union socialiste de Verviers, le Droit de Charleroi, l'Eclair de Fléron, l'Echo d'Andenne-Seille, le Noordster d'Ostende et de Stormklok d'Anvers, à laquelle collabora l'avocat Max Bausart qui, plus tard, fut envoyé à la Chambre par les cléricaux d'Anvers.


Les procès de presse furent assez nombreux de 1850 à 1874. Le plus important, celui qui eut le plus de retentissement, fut assurément celui qui suivit l'attentat d'Orsini.

Le jeudi soir, 14 janvier 1858, Napoléon III se rendait, en grande cérémonie, à l'Opéra de Paris, lorsque tout à coup des bombes furent lancées vers sa voiture. Plusieurs personnes furent blessées, mais l'Empereur ne fut pas atteint. Félix Orsini et Pierri furent arrêtés, poursuivis et condamnés à mort. Le 13 mars, ils furent exécutés sur la place de la Roquette.

A l'annonce de cet attentat, toute la presse conservatrice de Belgique profita de l'occasion pour crier à l'horreur et à l'abomination et pour s'aplatir devant le bénéficiaire du coup d'Etat du 2 décembre. Trois journaux cependant : le Drapeau, dans un articulet de Louis Labarre, le Crocodile, par la plume de Victor Hallaux, alors étudiant, et le Prolétaire, de Coulon, firent quelques réflexions au sujet de cet attentat. Ils ne glorifièrent point le régicide, mais ils montrèrent que lorsque l'on se met en dehors de la loi et que l'on viole son serment, comme l'avait fait l'auteur du crime du décembre 1851, on appelle fatalement sur soi des haines et des représailles.

Le Drapeau, dans son numéro du 17 janvier 1858, avait publié l'article suivant :

« Jeudi soir, M. Bonaparte se rendant à l'Opéra, des projectiles ont été lancés sur sa voiture. Plusieurs personnes ont été blessées. Lui n'a eu que son chapeau atteint.

« Les journaux accumulent autour de la nouvelle, toutes les épithètes qui leur tombent sous la main : épouvantable, exécrable, etc.

« Sans leur contester le droit de qualifier l'attentat comme cela pourra leur faire plaisir, et sans nous arrêter à discuter la sincérité de leur indignation, nous ferons remarquer à ces journaux que, pour notre part, nous ne connaissons point d'attentat plus exécrable que celui que fut commis, avec succès, dans la nuit du 2 décembre 1851, contre la liberté et la vie du peuple français.

« Oui, c'est chose effrayante à penser qu'à l'heure qu'il est, un peuple, pour conquérir sa liberté volée dans un guet-apens, en soit réduit au moyen suprême de l'assassinat d'un homme. Mais quoi de plus effrayant au monde, que d'avoir vu un peuple moralement et matériellement assassiné au profit de ce même homme ?

« Avant de nous faire maudire les meurtriers, qu'on nous apprenne donc où est le meurtre le plus grand et le plus digne de nos malédictions. Jusque là, nous ne saurions voir dans des attentats de la nature de celui de jeudi soir, que ce que l'on appelle le retour des choses d'ici-bas avec l'avertissement à l'élu de la Providence d'avoir toujours présente à la mémoire, cette parole de l'Ecriture : Qui se sert du glaive périra par le glaive. »

Le Moniteur français, quelques jours plus tard, publiait ces lignes :

«Au milieu de la réprobation universelle qui a excité l'attentat du 14 janvier, nous sommes indignés de voir un journal s'imprimant en Belgique, le Drapeau, dans son numéro du 17 janvier, approuver hautement l'assassinat de l'Empereur. Nous attendons la décision du gouvernement belge.»

L'article écrit par Nicolas Coulon, dans le Prolétaire du 29 janvier, était plus long. En voici les passages essentiels :

« Une tentative, audacieuse, a eu lieu à Paris dans la soirée du 14 janvier. Quelques hommes héroïques, mus par un ardent amour de la liberté, inspirés par le génie des révolutions, ont cru pouvoir arriver d'un seul coup à l'anéantissement du despotisme européen, en essayant de briser « la clef de voûte de l'édifice.»

« Mais la fortune a trahi leurs espérances, et à l'heure où nous écrivons ces lignes, ces valeureux soldats de la cause républicaine, attendent au fond des cachots que la justice impériale leur fasse expier leur crime... de n'avoir pas réussi.

« Cette tentative a soulevé de la part de presque tous les journaux une tempête d'imprécations contre ses auteurs, en même temps qu'un concert tout à fait inattendu de plates adulations à l'adresse de celui que « la Providence a si visiblement couvert de son égide... »

« Il faut, dites-vous, que tous les journaux sans distinction de parti, soient unanimes pour flétrir ces hommes de sang qui ne reculent devant rien pour satisfaire leur ambition ?

« Mais alors, pourquoi, ô écrivains impartiaux et désintéressés, avoir, comme on dit, deux poids et deux mesures ? Pourquoi condamner ceux-ci et absoudre ceux-là ? Pourquoi enfin, ne les pas flétrir tous indistinctement ?

« L'histoire contemporaine est assez bien fournie, ce nous semble, de cette sorte de gens. Nous en avons tous connu, nous en connaissons encore, qui sont à bon droit passés maîtres en cette matière, et dont les citoyens du 14 janvier pourraient bien n'être que les élèves. Nous en avons vu à Strasbourg en 1836, à Boulogne en 1840, qui sans autre mobile que leur ambition mesquine, appelaient les soldats aux armes et poussaient à la guerre civile ; ils voulaient monter au pavois coûte que coûte, fut-ce même sur des monceaux de cadavres

« Et en décembre ?.... Chut ! nous dit un ami en arrêtant notre plume : Craignez que la hardiesse de votre langage n'attire sur vous les foudres dont vos confrères viennent d'être menacés !

«E h ! qu'importe ce dont on nous menace. - Il est des moments dans la vie des nations, où le silence des citoyens est un déshonneur, une lâcheté !

« Eh quoi ! tout ce que le vocabulaire des rues renferme de plus ignoble, de plus ordurier, aurait été ramassé par tous les sycophantes de la grande presse, de la presse comme il faut, pour être jetés à la face d'hommes tombés et vaincus, et nous n'aurions pas le droit, nous, d'apprécier à notre point de vue des événements tombés aujourd'hui dans le domaine de l'histoire ?

« Citoyens d'un pays libre, nous aurions à redouter les suites de l'émission libre de notre pensée ?

« Non, non ! Et quoi qu'il puisse advenir, nous ne faillirons pas à ce que nous considérons comme un devoir, dussent toutes les foudres impériales s'appesantir sur notre tête. Et si nous sommes traînés devant les tribunaux., si la prison doit se refermer sur nous, nous aurons au moins acquis la certitude (ainsi que nous disons plus haut), que ce n'est plus à Bruxelles, mais à Paris que siège la justice de la libre Belgique ; et que nous avons changé notre titre de citoyen belge, contre l'honorable qualification de SUJET DE BONAPARTE !!! »


Louis Labarre, Nicolas Coulon et Victor Hallaux furent poursuivis devant la cour d'assises. Hallaux fit défaut : il avait quitté le pays et s'était réfugié à Londres. Il fut condamné par contumace. Il revint cependant quelques mois plus tard, pour être jugé contradictoirement et fut condamné à un an de prison.

Ce fut le 8 mars que Louis Labarre comparut devant la cour d'assises du Brabant. Le rédacteur du Drapeau fut défendu par Me Adolphe Ladrie.

A la fin des débats, le président des assises ayant demandé à Labarre s'il n'avait rien à ajouter à sa défense, le rédacteur du Drapeau s'exprima comme suit :

« Cet article autour duquel ont retenti tant de foudres, je l'ai écrit sous la dictée de ma conscience. Mais j'ai cru m'y renfermer en même temps dans les plus étroites limites de la loi. Tout y porte la trace de la préoccupation où j'étais de ne pas enfreindre la loi de mon pays. Il aurait dû être interdit au ministère public de porter dans ma conscience une recherche inquisitoriale. Quelle que soit, sur l'empire français, mon opinion intime ou publique, j'ai respecté la loi de mon pays. Vous m'en accusez, il fallait m'en faire un mérite.

« Du reste, le ministère public, s'il ne se fait pas une juste idée de nos droits, se fait aussi une idée non moins fausse de nos devoirs.

« L'écrivain, dans cette époque de transformation et de sanglantes luttes politiques, a à remplir une mission aussi grave, aussi solennelle, aussi inviolable aux yeux de la société que celle du ministère public lui-même. S'il est, lui, le défenseur des gouvernements étrangers, je suis un défenseur de la cause nationale et de la cause des peuples. S'il est l'organe de la loi, je suis un soldat de la liberté. Or, la loi et les empires passent ; tous les hommes de notre génération le savent. Seule, la liberté a des droits imprescriptibles, parce que la liberté, c'est la justice universelle.

« Avant nous, d'autres écrivains belges sont venus s'asseoir au banc des accusés. C'était sous le régime étranger. Alors aussi il se trouva un ministère public pour les accuser, pour demander leur condamnation. Mais qu'advint-il ? Souvenez-vous de septembre ! La loi étrangère tomba, le droit national triompha. Et ces ennemis de l'ordre de la veille étaient les grands citoyens du jour ; ces ennemis des institutions nationales, étaient les fondateurs de la nationalité ; ils étaient le gouvernement du pays ! De ces hommes qui sont venus s'asseoir au banc des accusés avant d'aller s'asseoir au fauteuil du juge, la magistrature belge s'honore encore aujourd'hui d'en compter dans son sein. Si vous aviez été l'organe de la loi hollandaise, auriez-vous requis la peine légale contre l'honorable M. Tielemans ? C'est donc que vous auriez voulu faire condamner la veille, ce juge du lendemain.

«J'ai une question à adresser au ministère public. Si à l'époque de l'attentat rappelé dans mon article, vous aviez été l'organe de la loi française, auriez-vous poursuivi le violateur de la loi, l'homme au nom duquel vous me poursuivez aujourd'hui ? Si vous aviez rempli ce devoir vous seriez proscrit. Si vous aviez forfait à votre devoir, vous seriez procureur général, peut-être ministre de la justice. Vous êtes un magistrat belge : vous auriez fait votre devoir, mais vous seriez proscrit. (Mouvement dans l'auditoire.)

« M. le président. - Gendarmes, expulsez tout ceux qui donneront des marques d'approbation ou d'improbation.

« M. Labarre. - Ces débats ont été longs : j'ai hâte d'en finir. Déjà une première fois j'ai comparu devant le jury brabançon pour la même cause. J'ai été acquitté. J'espère aujourd'hui être acquitté de nouveau. Mais si, grâce au vague effrayant de la loi, j'arrivais à être condamné, je sortirais d'ici le front plus haut que le ministère public, car il aurait remporté sur moi un triomphe oratoire au détriment de la liberté de notre pays et au profit du despotisme étranger.»

Labarre fut condamné à 13 mois de prison et 1,800 francs d'amende.

Le lendemain, c'était au tour de Nicolas Coulon, rédacteur du Prolétaire, à comparaître devant le jury. La cour était présidée par M. le conseiller Bosquet. L'avocat général Hynderix occupait le siège du ministère public. C'est Maître L. Jottrand père, qui s'était chargé de la défense de Coulon.

A la fin des débats, le rédacteur du Prolétaire demanda à présenter au jury quel¬ques brèves observations et il s'exprima comme suit :

« Messieurs, mon intention n'était point, tout d'abord, de prendre la parole dans ce débat, me reposant sur mon défenseur du soin de réduire à sa juste valeur, ainsi qu'il l'a fait, tout l'échafaudage si péniblement élaboré par le ministère public.

« Mais ce n'est pas seulement un procès pour offense envers la personne d'une majesté quelconque qui m'est fait, c'est encore et surtout un véritable procès de tendance, dirigé, bien plus contre les principes professés dans le journal le Prolétaire que contre l'article officiellement incriminé ; l'acte d'accusation et le réquisitoire que vous venez d'entendre le prouvent surabondamment.

« En effet, que vous dit le ministère public pour influencer vos consciences, afin d'obtenir de vous un verdict de culpabilité, quand même ? « Bourgeois et propriétaires, vous avez devant vous un ennemi de la propriété et de la bourgeoisie. »

« Puis viennent une foule de citations, toutes extraites d'articles du Prolétaire, vieux déjà de plusieurs années, comme si le ministère public devait ignorer que la Constitution garantit à tout citoyen belge la libre émission de sa pensée, et qu'il outrepasse son droit, lui, en incriminant le nôtre.

« Quoi qu'il en soit, on comprendra que devant une telle situation il m'est impossible de garder le silence ; et puisque la discussion est portée sur ce terrain, je l'accepte, non pour justifier nos principes, ils n'en ont pas besoin, mais pour les faire connaître. C'est du reste un spectacle assez nouveau, et dont l'importance ne saurait être contestée, de voir, pour la première fois peut-être, la démocratie prolétarienne (car c'est bien les aspirations, les tendances et les principes du prolétariat qui sont ici en cause) provoquée à la discussion par l'un des représentants de la société officielle et conservatrice.

« Ah ! sans doute, messieurs, le Prolétaire, ainsi que vous l'a dit M. l'avocat-général, n'est pas un organe ordinaire, il n'a pas été créé précisément pour béatifier l'ordre de chose existant ; ses fondateurs n'ont pas et n'ont jamais eu la prétention de vous faire croire qu'ils sont les amis de vos privilèges, les admirateurs passionnés de cette société bourgeoise et capitaliste, vantée tout à l'heure par le ministère public comme un mode d'organisation.

« Non, messieurs, le Prolétaire, c'est l'avant garde d'une puissance nouvelle qui réclame, qui veut prendre sa place au grand soleil ; c'est l'avènement à la vie sociale et politique de cette innombrable armée de producteurs, qui aujourd'hui ne jouissent d'aucun droit et sont les véritables parias de votre société.

« Ce que nous poursuivons, le but que nous voulons atteindre, c'est la transformation complète, absolue, d'un pareil ordre social, c'est la réédification d'un ordre nouveau basé sur LA JUSTICE ET LA LIBERTE.

« Or, remarquez-le, messieurs, ce n'est pas là faire la guerre aux hommes, mais aux institutions, que nous affirmons être mauvaises ; ce n'est point aux bourgeois mais à la bourgeoisie que s'adressent nos attaques ; mais le ministère public n'y regarde pas de si près, lui. Ne connaissant rien de nos principes, il confond tout.

« C'est ainsi qu'il parle de surexcitation des appétits désordonnés, comme s'il était besoin de surexciter les appétits de ceux dont la faim est un état chronique et permanent.

« Il parle également du communisme, qu'il assimile au partage des biens ; je regrette vivement qu'un homme qui a reçu de l'éducation, ne connaisse pas même les choses dont il parle, et qu'il faille lui apprendre que communauté et partage des biens, brûlent de se trouver ici ensemble.

« Ceci du reste, messieurs, n'a rien de bien surprenant pour nous ; la plupart de nos adversaires sont dans le même cas que M. l'avocat-général ; ils proscrivent, ils condamnent au lieu d'examiner les doctrines que nous soumettons à la discussion, et ils n'en connaissent pas seulement le premier mot.

« Et messieurs, au lieu de nous condamner ainsi, que ne faites vous comme M. Jottrand, mon défenseur ; il n'est pas prolétaire lui, il ne partage pas toutes nos idées et pourtant c'est avec une entière liberté que nous discutons ensemble, et il n'est pas le seul, croyez-le bien, qui en agisse ainsi ; nous connaissons aujourd'hui bon nombre d'autres honorables exceptions qui sont sorties des rangs de la bourgeoisie, pour s'identifier et marcher avec le prolétariat.

« On vous dit que les ouvriers perdent leur temps, négligent leur travail pour lire les journaux qui répandent des doctrines aussi monstrueuses.

« Eh bien ! s'il est un fait notoire et facile à vérifier, c'est que les ouvriers qui s'adonnent à l'étude, ceux surtout qui étudient « ces doctrines monstrueuses », sont généralement les plus moraux, les plus laborieux ; et puis on oublie une chose, qui pourtant est élémentaire, c'est que plus les peuples sont éclairés, moins les révolutions sont sanglantes, témoin le peuple de Paris, en février 48.

« Que signifie aussi cette vieille sempiternelle rengaine qui consiste à représenter le parti révolutionnaire comme toujours excitant à la destruction, au pillage, etc.

« Eh bon Dieu, messieurs, vous le savez aussi bien que nous, c'était aux cris de « Vive le Roi ! que se faisaient les pillages de 1832. On nous parle de respect à la Constitution, mais au Prado, lorsque des citoyens sont réunis en vertu d'un droit écrit dans cette même Constitution, n'est-ce pas encore aux cris de « Vive le Roi ! » que la salle fut envahie et les citoyens violemment dispersés ?

« On nous parle des intérêts, de la dignité de la Belgique.

« Oh ! messieurs, plus que personne, nous aimons l'indépendance de notre patrie, mais nous la voulons, non humiliée et avilie, mais fière et respectée ; et quelque puissant que soit un voisin, eût-il à son service cinq cent mille baïonnettes, nous disons, nous autres prolétaires, qu'il ne peut rien contre la liberté et l'indépendance d'un peuple, quand ce peuple veut être indépendant et libre.

« Un dernier mot pour finir : le ministère public vient de vous dire que nous poussions à la violence, que nous faisions appel aux mauvaises passions, que nous voulions entraîner les masses vers un bouleversement général, etc.

« Non, messieurs, non, telle n'est pas notre œuvre à nous ; le despotisme fait trop bien cette besogne-là, par toute l'Europe, et nous dispense de nous en occuper nous-mêmes ; notre tâche, à nous, révolutionnaires prolétaires, se borne à étudier la marche des choses, à la signaler à nos camarades, à leur indiquer la source du mal, la profondeur des plaies sociales.

« Quand nous disons, par exemple, que la vieille société capitaliste s'en va, qu'elle tombe en ruine, est-ce notre faute à nous, si vous ne le voyez pas, si l'égoïsme de votre situation vous ferme les yeux ! Et parce que les premiers nous crions au feu, quand la maison brûle, vous nous accusez d'avoir nous-mêmes allumé l'incendie ! Pourtant nous ne faisons que constater un fait palpable que tout démontre, que tout rend inévitable.

« Messieurs, je le répète en terminant, nous sommes les ennemis radicaux de votre ordre social privilégié, mais nous laissons aux despotes, qui du reste s'en acquittent à merveille, le soin de préparer les voies à la révolution future.

« Nous nous préparons par l'étude, nous, afin de ne pas être pris au dépourvu, lors de la grande et suprême lutte que tout annonce devoir être prochaine et inévitable ! Nous groupons les matériaux qui doivent servir à l'édification de la société future ; telle est la tâche que nous nous sommes imposée, tel est le but que nous voulons atteindre.

« J'ai fini, messieurs ; maintenant j'attends votre verdict, quel qu'il soit, avec le calme que donne la conscience du devoir accompli.»

Le président posa alors au jury la question de culpabilité. Celui-ci revint bientôt de la salle des délibérations avec un verdict affirmatif.

Après que l'avocat-général eut requis l'application de l'article premier de la loi du 2 décembre 1852, en appelant sur le prévenu Coulon toute la sévérité de la Cour, Maître Jottrand réclama l'indulgence en faveur de son client, vu son inexpérience d'écrivain...

Aussitôt Coulon se leva et dit : « Pardon, j'ai parfaitement réfléchi et senti ce que j'écrivais ! »

La Cour, après avoir délibéré, prononça un arrêt qui condamnait Jean-François-Nicolas Coulon, à 18 mois d'emprisonnement, à 100 francs d'amende et aux frais.

Le condamné fut immédiatement arrêté et conduit à la prison des Petits-Carmes.

Labarre se pourvut en cassation contre l'arrêt de la cour. Mais son pourvoi fut rejeté et il fit également sa peine à la prison des Petits-Carmes, à Bruxelles, ainsi que Victor Hallaux.

Le gouvernement libéral proposa peu après une modification à la loi Faider, punissant les attaques contre les souverains étrangers. Elle rendit plus sévère la loi votée en 1852. Cette loi fut votée par la Chambre par 80 voix contre 10 et 4 abstentions.


Plusieurs autres procès furent intentés aux journaux démocratiques, en vertu de cette nouvelle loi protégeant les souverains étrangers et spécialement l'Empereur du coup d'Etat.

En 1866, ce fut le tour de Gillard, rédacteur du Grelot, accusé d'avoir offensé Napoléon III. Défendu par Paul Janson et Léon Defuisseaux, Gillard fut acquitté.

L'année suivante, nouveau procès, toujours pour le même crime d'offense envers l'Empereur des Français. Bachélery, malgré une brillante défense de Maîtres Janson et Robert, fut condamné.

Le journal satyrique illustré l'Espiègle, fut poursuivi un grand nombre de fois. En 1868, eut lieu son septième procès, pour avoir rendu compte d'un meeting dans lequel on avait passablement malmené l'Homme de décembre et principalement pour avoir reproduit un manifeste très violent de Félix Pyat . (Note de bas de page : Ce manifeste avait été également publié par le Journal de Bruxelles, l'Émancipation, l'Union, le Journal de Charleroi et l'Ami de l'Ordre, mais ces journaux ne furent pas inquiétés par le Parquet qui, une fois de plus, prouva ainsi qu'il avait souvent deux poids et deux mesures.)

Le rédacteur de l'Espiègle, Odilon Delimal, fut défendu par Maître Victor Arnould et Eugène Robert et l'imprimeur, M. De Somer, par Paul Janson.

Les deux accusés furent acquittés aux applaudissements du nombreux public qui suivit les débats.

Ce fut un des derniers procès politiques de cette période. L'Empire français, après avoir tenté de donner le change au peuple par l'étalage d'un faux libéralisme, allait succomber peu après dans la boue et le sang à Sedan.

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