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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

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Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome second, paru en 1907 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome II. Troisième partie : De 1850 à la Chute de l’Internationale (1874)

Chapitre VI. Le mouvement ouvrier, démocratique et socialiste de 1850 à 1864

Les démocrates découragés et dispersés - Coopératives de production - Associations ouvrières de secours mutuels - Les sociétés de consommation - La « Fraternelle » en 1852 - Fondation de « L'affranchissement » et des « Solidaires » - Premiers enterrements civils - Premières candidatures ouvrières en 1857. - En 1860 on fonde l'association « Le peuple » à Bruxelles - Propagande en province - Grèves à Gand, au Borinage et à Bruxelles - Troubles. Arrestations et condamnations - Mouvement contre la loi des Prud'hommes, pour le suffrage universel et l'abolition de la conscription militaire - Renaissance du mouvement démocratique

Il semblait, en voyant l'enthousiasme qui entraînait l'élite de la bourgeoisie et de la classe ouvrière après le 24 février, que le mouvement démocratique belge allait entrer enfin dans une phase décisive et se constituer définitivement. Il y eut alors un entraînement vraiment irrésistible. On créait des associations démocratiques, des sociétés ouvrières, dans toutes les villes du pays. Personne ne pouvait se douter alors qu'un jour prochain toute cette organisation tomberait comme un château de cartes.

Il en fut cependant ainsi.

La révolution du 24 février avait trouvé le peuple parisien plein de foi et d'enthousiasme, mais sans aucune organisation, sans cadres, sans vue d'ensemble. Il en résulta que cette révolution fut accaparée par les politiciens bourgeois, démocrates et républicains formalistes. L'instinct conservateur des bourgeois et des paysans reprit bientôt le dessus et le beau mouvement de 1848 fut peu à peu réduit à sa plus simple expression et une fois de plus la réaction triompha à nouveau.

En Belgique, on ressentit le contre-coup des événements qui se produisaient à Paris. Les échauffourées de Quiévrain et de Risquons-Tout avaient nui au mouvement démocratique ; ces faits ayant été exploités par le pouvoir contre les démocrates et les socialistes, par l'invention d'un complot qui permit à M. le procureur-général de Bavay de compromettre et de faire condamner les démocrates et les républicains les plus décidés, les plus énergiques.

En 1849, cependant, l'organisation démocratique-socialiste se poursuivait. La presse était nombreuse et vivante. La propagande devenait active. De nombreux banquets populaires réunissaient des milliers de personnes. Les menées des policiers provocateurs au banquet du Prado, la complicité du parquet qui laissa ces méfaits impunis, qui, au lieu de donner suite à la plainte des démocrates brutalisés par les bandes soudoyées, inventa un nouveau complot et fit condamner à mort de nouvelles victimes de la haine gouvernementale et policière.

Il devenait compromettant de se dire démocrate, républicain ou socialiste, dans cette Belgique tant vantée, où l'on disait que « La liberté, pour faire le tour du monde, n'a pas besoin, de passer par chez nous ! »

Ce qui était d'une belle hypocrisie !

Les démocrates socialistes furent donc vaincus et le mouvement qui donnait tant d'espérance au point de vue du progrès social et de l'amélioration de la condition des travailleurs, périclita rapidement.

Les principaux organes socialistes disparurent l'un après l'autre. Le Débat social de Bruxelles, nous l'avons vu, cessa de paraître le novembre 1849. A Liège, dans cette même année, on vit les trois feuilles démocrates socialistes disparaître à tour de rôle : Le Travailleur, le 27 mai, L'Ouvrier en juillet et Le Peuple en décembre 1849.

Les journaux succombant faute d'un nombre suffisant de lecteurs, que pouvaient faire les associations démocratiques ! Elles furent désertées et moururent elles aussi.

Nous avons rappelé ailleurs (Histoire de la Coopération en Belgique, tome I, page 203 et suivantes) comment, en 1849 et 1850, se constituèrent à Bruxelles, à Liége et à Gand des associations coopératives de production d'ouvriers tailleurs, de cordonniers, de cigariers, d'imprimeurs, de menuisiers, etc. En 1852, il s'en constitua encore, mais la plupart n'eurent pas la vie longue, sauf l'Alliance typographique qui existe encore aujourd'hui.

Il y eut aussi, après 1848, un assez grand nombre de sociétés ouvrières de secours mutuels, organisées par profession. C'est ainsi qu'en novembre 1850, lors de la fondation à Bruxelles d'une association de consommation, on voit figurer, parmi les membres du Conseil d'administration de cette société, des ouvriers qui se disent membres de l'association des ouvriers tailleurs ; d'autres de celle des typographes, des cordonniers, des marbriers, des cigariers, des mécaniciens, des selliers, des menuisiers, etc. Ces associations ouvrières ne pouvaient avoir d'autre but que le secours mutuel en cas de maladie, attendu que la loi interdisait les coalitions dans le but d'améliorer les conditions du travail.

En 1852, la société La Fraternelle de Bruxelles, fondée au lendemain de 1848, existait encore. Cette société avait pour but la propagation des principes démocratiques et socialistes. Parmi ses membres figuraient Gérard Mathieu, mort en décembre 1852, Coulon, Pellering, Brismée et d'autres.

Mais après 1853, on n'entend plus parler de cette association.

Dans l'ordre chronologique, l'organisation démocratique et ouvrière revêtit en Belgique, après le 24 février 1848, les formes suivantes :

D'abord, des associations démocratiques, républicaines et socialistes, faisant la propagande, réclamant le suffrage universel et des réformes d'ordre politique.

Ensuite, à l'instar de ce qui se faisait à Paris, après la propagande pour l'organisation du travail, on vit se constituer ici des ateliers de production, composés d'ouvriers associés. Puis vinrent les sociétés de secours mutuels, ayant pour objet de soutenir leurs membres en cas de malheur, pour qu'ils ne soient pas obligés, pour avoir des secours, de s'adresser aux administrations charitables.

Enfin, parmi les membres de ces sociétés ouvrières, on prit l'initiative d'organiser des associations de consommation pour l'achat à bon marché de denrées alimentaires.

Malheureusement, ce mouvement, cet effort de la classe ouvrière manqua de consistance et, en peu de temps, les plus vaillants se sentirent découragés, abattus et ces groupes succombèrent l'un après l'autre.

Les promoteurs de ce mouvement d'émancipation s'étaient imaginé sans doute d'obtenir des résultats considérables en quelques semaines. Ils furent vite désillusionnés et manquant de persévérance, ils abandonnèrent la lutte.

En 1854, l'organisation démocratique prit une autre direction par la fondation, le 21 août, de la société l'Affranchissement, qui poursuivait un double but : faire la guerre aux préjugés religieux et soustraire ses membres décédés aux cérémonies du culte.

A cette époque, le clergé catholique avait exclusivement la police des cimetières et était le dépositaire du matériel servant aux inhumations. Les enterrements civils étaient fort rares alors et le clergé employait tous les moyens pour y faire obstacle : violation de domicile, administration forcée des derniers sacrements, « coin » dit « des chiens » pour « enfouir » les libres penseurs, etc., rien ne lui répugnait pour exercer sa pression en toutes circonstances.

En 1852, un réfugié français nommé Dubief, avait déclaré vouloir être enterré sans le concours d'aucun culte. A sa mort, ses amis s'adressèrent aux détenteurs du matériel des inhumations qui le refusèrent formellement. L'heure annoncée pour le départ étant sonnée, la bière fut placée sur deux bâtons et les amis de Dubief purent rendre à ses restes les derniers devoirs (Historique des sociétés rationalistes de la Belgique, par la société l'Affranchissement, Bruxelles, imprimerie D. Brismée, 1879).

Plusieurs fois de suite, en 1852, 1853 et 1854, à la mort de Colin, de Janssens, de Gérard Mathieu, de Pierre Delmotte et d'autres, les mêmes difficultés se produisirent : refus de céder le matériel nécessaire aux enterrements, pression sur la famille, coin des réprouvés aux cimetières.

C'est alors qu'un groupe de démocrates et de libres penseurs décidèrent de ne plus s'exposer à la malveillance du clergé, en fondant une association qui leur permettrait de procéder, sans tracasserie aucune, aux funérailles de ceux qui ne voulaient pas passer par l'église. La société prit le nom de L’Affranchissement. Ses principaux fondateurs furent N. Coulon, D. Brismée, J. Pellering, A. Bataille, S. Staage, Kevels, etc.

L'Affranchissement eut successivement son local aux établissements le Pot Carré, rue de la Fourche, à la Bécasse, rue au Lait et à la Carpe, marché aux Pommes-de-Terre.

En tête de ses statuts se trouvait la déclaration suivante, que nous tenons a reproduire comme un vrai document historique :

« Les discussions philosophiques et les découvertes de la science moderne ont dissipé les ténèbres qui trop longtemps obscurcirent l'esprit humain.

« Les religions, sapées par le progrès des idées, perdent peu à peu leur influence dans le monde.

« Les castes privilégiées, ébranlées dans leur domination séculaire, s'efforcent en vain d'entraver le développement de la raison ; il ne leur reste plus d'autres appuis, pour maintenir leur autorité chancelante, que la force brutale et l'ignorance.

« C'est à la fédération des peuples et à la vulgarisation des sciences positives à faire disparaître les derniers vestiges des superstitions et des tyrannies du passé.

« La société l'Affranchissement a pour mission d'accélérer, autant que possible, l'avènement de l'émancipation morale et matérielle de l'homme.

« Pour l'émancipation morale : Elle estime que l'étude des sciences naturelles, combinée avec l'enseignement professionnel, pourra, dans une large mesure, contribuer à former des citoyens libres et dignes.

« Pour l'émancipation matérielle : Elle admet que le travail seul a droit au bien-être ; par conséquent, les Affranchis luttent sans cesse pour la conquête des droits jusqu'à présent méconnus du travailleur, afin de hâter l'avènement de la rénovation sociale.

« Enfin, voulant que les citoyens consacrent les principes de toute leur vie par une mort digne d'hommes libres, la société l'Affranchissement organise les enterrements civils de ses membres et de ses adhérents, montrant ainsi aux masses, qu'en secouant le joug des préjugés, on peut être accompagné honorablement par ses frères, les libres penseurs, jusqu'au champ du repos. »

Cette société acheta un matériel d'inhumation civières, drap mortuaire, etc.

Mais le clergé continua la lutte en défendant ses privilèges. Au mois d'août 1856, la citoyenne Staatge étant malade, un prêtre accompagné de deux agents de police vint au domicile de la moribonde pour lui administrer de force les sacrements ! La femme Staatge mourut et fut enterrée par les soins de l'Affranchissement. Mais lorsque le cortège arriva au cimetière, le fossoyeur était absent et les portes closes. Deux heures plus tard, impatientés, on décida de porter le corps chez le Bourgmestre de Bruxelles lorsque le fossoyeur consentit enfin à livrer l'entrée du cimetière.

Des scènes identiques se produisirent bien souvent encore et ce pendant des années. Un jour, le 14 mars 1859, à l'enterrement de Victor Crespin, le cortège funèbre, arrivé au cimetière, trouva encore la porte fermée. Après une attente qui dura de cinq jusque neuf heures, la foule, furieuse de l'attitude du fossoyeur et de l'autorité, renversa les grilles et pénétra de force dans le champ du repos.

Ce scandale produisit son effet : l'autorité communale fut enfin émue et elle intervint. Elle révoqua le fossoyeur, fit rembourser les 22 francs que s'était fait payer le clergé pour ne rien faire, et décida que désormais un employé communal accompagnerait les enterrements civils pour faire respecter la loi.

Ce ne fut qu'une dizaine d'années plus tard que les administrations communales se chargèrent elles-mêmes du service des funérailles, en achetant le matériel nécessaire à ces cérémonies et en fournissant un personnel spécial, mettant ainsi fin au privilège de l'Eglise d'enterrer les morts.

En 1857, à la suite d'un différend ayant surgi au sein de l'Affranchissement, au sujet d'un projet de mutualité à créer entre les membres, en cas de maladie, une scission se produisit.

Les scissionnaires fondèrent une société ayant le même but et qui prit le titre : Les Solidaires et dont le premier comité fut composé comme suit : Ch. Verbeek, B. Loriaux, P. Restiaux, G. Brasseur, J.-B. Clément, Ed. Delparte, C. Mitchell, L. Luytgaerens et D. Brismée, secrétaire.

Au début, lors de la constitution d'un comité provisoire, Louis Labarre, C. Delcroix, C. Forest et C. Witterwulghe en faisaient partie.


A la suite des émeutes de 1857 contre la loi des couvents, les Chambres furent dissoutes. De nouvelles élections eurent lieu le 10 décembre et c'est à cette occasion que quelques ouvriers socialistes, membres de l'Affranchissement, résolurent de proposer au corps électoral censitaire, quelques candidatures ouvrières.

Nicolas Coulon refusa d'être candidat à cette occasion, ne prenant pas, disait-il, cette manifestation au sérieux.

Pour lancer l'idée des candidatures ouvrières, un groupe nouveau avait été fondé sous le titre de Société électorale des ouvriers de Bruxelles.

L'idée de poser devant le corps électoral censitaire le principe des candidatures ouvrières était venue de Jean Pellering. Trois candidats furent présentés : J. Pellering, bottier ; Bortinkx, cordonnier et S. Staatge, menuisier. A cette liste de trois ouvriers, on ajouta trois noms bien connus : Louis De Potter, ancien membre du gouvernement provisoire de 1830, Alexandre Gendebien et Lucien Jottrand.

Cette liste, est-il besoin de le dire, n'avait aucune chance de triompher, d'autant plus que le Prolétaire de Coulon recommandait l'abstention ; le Drapeau, de son côté, déclarait que l'élection du 10 décembre devait se faire avant tout contre les cléricaux :

« Pour ceux de nos amis qui jouissent de leurs droits de citoyen, disait ce dernier journal, il n'y a aujourd'hui qu'un principe en jeu : l'anéantissement du catholicisme et l'élimination de ceux qui le représentent dans la législature...

« Ce qui importe en ce moment, c'est que le règne du catholicisme soit terminé. Après quoi, les jours du libéralisme aussi sont comptés. Du plus ou du moins d'obstacles qu'il opposera à la marche de l'esprit démocratique, dépend l'heure de sa propre fin plus ou moins prochaine. Il tombera, lorsqu'il aura fourni sa carrière de progrès ou de résistance. Il a le présent, comme le catholicisme a eu le passé.

« A la seule démocratie appartient l'avenir. Renversons le catholicisme. »

Le National, lui aussi, prêchait l'union avec les libéraux.

Le résultat des élections fut favorable aux candidats de l'association libérale. Quant aux candidats ouvriers et démocrates, ils réunirent un chiffre de voix dérisoire !


Au mois de mai 1859 se constitua, à Bruxelles, une nouvelle société démocratique, sous le nom de Cercle Fraternel. D'après ses statuts, cette association avait pour but «l a recherche, la défense et le triomphe de la vérité sociale, par le libre examen des idées. »

La profession de foi que tout nouveau membre devait signer se terminait comme suit :

« En résumé, la formule de la société à venir doit être : « Tous pour chacun, chacun pour tous. »

Cette association ne paraît pas avoir eu de longs jours, car nous n'avons plus trouvé aucune trace d'elle.

Peu après, un groupe d'ouvriers et d'étudiants, pour la plupart membres de l'Affranchissement et des Solidaires, jetèrent les bases d'une nouvelle association qui prit le nom de : Association de la démocratie militante. Le Peuple. Le but de l'associa¬tion était de constituer le parti républicain-socialiste et de pousser à la fédération des travailleurs. Cette Fédération ouvrière devait être composée des délégués des associations du pays, lesquels délégués formeraient le Comité permanent de l'Association. Telle fut d'ailleurs l'idée dominante chez les fondateurs de l'Association le Peuple.

Ses moyens d'action furent les meetings, les conférences, la distribution de journaux, de brochures, de chansons, tant à Bruxelles qu'en province.

A cette époque, la réaction continuait son œuvre en Europe et la démocratie semblait morte à jamais. Il faut donc rendre hommage au noyau d'hommes courageux qui ne désespérèrent point alors : De Paepe, Brismée, Steens, etc., et qui fondèrent cette association permanente et un organe périodique : La Tribune du Peuple.

L'exemple de Bruxelles fut d'ailleurs suivi par quelques démocrates de province, qui constituèrent, à leur tour, des « cercles démocratiques » d'étude et de propagande à Louvain, Namur, Jumet, Marchienne-au-Pont et au Borinage. Charleroi eut aussi son association qui prit le titre de Solidarité des ouvriers de Charleroi. A Patignies (Namur) se constitua un Cercle scientifique et fraternel et, dans le Luxembourg, une société qui prit le nom de Solidarité des cultivateurs ardennais.


La situation qui était faite aux ouvriers et aux démocrates socialistes, vers l'année 1860, n'était guère facile. Au point de vue politique, les ouvriers n'étaient rien. En ce qui concernait leur condition matérielle, leurs droits étaient nuls : ils n'avaient aucun moyen légal de faire valoir leurs revendications, la grève constituant un délit, puni de prison !

Cependant, malgré l'interdiction légale de se coaliser, il arrivait souvent des cessations collectives de travail. C'étaient presque toujours des grèves de désespoir, faites sans plan préconçu, sans méthode, sans discussion préalable. Dans ces conditions, les grèves ne pouvaient pas être pacifiques, d'autant plus que, dès la première heure, l'autorité se mettait du côté des patrons et convoquait la garde civique et l'armée, dans le but de mâter les rebelles !

C'est à Gand, ville de fabriques, que le mouvement ouvrier se dessina le mieux vers 1856-1857.

En 1856, un mouvement fort intense se produisit dans le pays en faveur du libre échange. Les fabricants gantois provoquèrent une agitation contre cette réforme doua¬nière et firent signer des pétitions par leurs ouvriers. Des meetings furent organisés et, dans ces réunions, les fabricants déclarèrent que si les droits protecteurs n'étaient pas maintenus, ils seraient forcés de diminuer encore les salaires. (L'ouvrier fileur qui, au début de la renaissance de l'industrie cotonnière gagnait 30 francs par semaine, ne recevait plus que 13 à 14 francs en 1843. (Voir Enquête de 1843-1846.))

Les ouvriers, épouvantés, décidèrent de fonder des associations de métiers, à l'instar des travailleurs anglais. Il y eut alors des réunions secrètes dans des greniers et dans des caves et c'est de ces conciliabules que sortirent deux associations ouvrières celle des Tisserands et celle des Fileurs de coton (E. VANDERVELDE, « Enquête sur les associations professionnelles d'artisans et ouvriers en Belgique », Bruxelles 1891.)

Il ne s'agissait là, dans l'esprit des ouvriers, que de maintenir le taux des salaires. Le drapeau des Tisserands portait ces mots : God en de Wet (Dieu et la Loi).

De 1857 à 1861, il y eut à Gand trois grandes grèves.

Celle de 1857 fut à peu près générale dans les filatures et les tissages. Les ouvriers avaient quitté le travail en masse, et ce pour plusieurs motifs : d'abord, ils réclamaient une augmentation de salaire ; ensuite l'abolition du règlement en vigueur qui les forçait à travailler le dimanche et à payer les frais d'éclairage et à supporter les dégâts qui survenaient aux machines.

Après six semaines de lutte, les ouvriers eurent gain de cause, mais quarante d'entre eux - les meneurs - avaient été arrêtés et conduits en prison, en vertu de la loi qui interdisait les coalitions. Vingt-cinq d'entre eux furent condamnés à des peines variant de huit jours à trois mois de prison. Enfin, le président et le vice-président des Tisserands furent condamnés à deux ans de réclusion, pour avoir écrit aux ouvriers de Roubaix, d'envoyer des secours pour les grévistes. (Ils sortirent de prison en décembre 1858. Une grande manifestation fut organisée à leur honneur avec meeting au Spiegelhof, où devant 3,000 personnes, on prononça force discours, notamment un de Thys, délégué des Bronziers de Bruxelles, de Langlois, des Vlamingen Vooruit.)

Deux années plus tard, en mars 1859, une nouvelle grève de tisserands survint dans trois fabriques. Le motif de la grève ? Une demande d'augmentation des salaires et l'abolition du truck system.

Cette grève fut réprimée avec une rigueur implacable. Les ouvriers des autres fabriques se cotisaient chaque samedi à l'effet de venir en aide à ceux de leurs camarades qui luttaient pour de meilleurs salaires.

Le samedi 19 mars, les collectes avaient encore été faites.

L'argent ainsi recueilli fut déposé à l'estaminet : Au Petit Chien noir (In het zwart hondeken), rue des Chartreux, où devait s'opérer la distribution.

Le lendemain matin, dimanche, au moment où les ouvriers se réunissaient pour recevoir les secours qui leur étaient destinés, un commissaire de police, accompagné de nombreux agents se présenta au cabaret du Petit chien noir, muni d'un mandat du parquet, pour s'emparer de la caisse. Les ouvriers, indignés, firent une vive résistance et le commissaire fit appeler du renfort.

Le commissaire en chef, le bourgmestre et le substitut du Procureur du roi, M. Ad. Dubois, se rendirent à leur tour auprès des ouvriers pour leur conseiller d'accepter la situation, c'est-à-dire de ne pas résister.

Les ouvriers tinrent bon, répondant qu'ils défendaient leur bien.

Le parquet requit alors la gendarmerie qui fut accueillie par les huées de la foule, qui n'avait cessé de grossir. Des sommations furent faites et une charge opérée pour disperser les ouvriers.

Plusieurs de ceux-ci furent grièvement blessés. La police envahit alors le local où, après avoir rencontré une vive résistance de la part des ouvriers et du patron du cabaret dont on violait le domicile, elle s'empara de la caisse qui contenait environ 700 francs.

Cette attitude odieuse de l'autorité fut vite connue en ville toute la journée, de nouvelles collectes furent faites dans les lieux publics et elles produisirent en peu de temps bien au-delà de qui avait été pris aux fileurs.

Les faits que nous venons de citer se passaient en présence du bourgmestre de Gand et du substitut du Procureur du roi, M. Ad. Dubois.

Le parquet, dès le lendemain, fit arrêter d'un seul bloc soixante-dix tisserands, qui furent condamnés presqu'immédiatement après, afin d'influencer les grévistes.

Parmi les inculpés, il y avait le vice-président des tisserands, Paul Sedyn, qui fut condamné à nouveau à trois mois d'emprisonnement.

Les faits que nous rappelons d'après les journaux de l'époque ont été diversement racontés. Notre ami Anseele, dans son roman, Sacrifié pour le Peuple, et Emile Vandervelde, dans son livre Le Socialisme en Belgique, fait en collaboration avec Jules Destrée, accusèrent le bourgmestre libéral de Gand d'alors, M. Charles de Kerchove de Denterghem, d'avoir donné ordre de confisquer l'argent des grévistes.

Le fils de l'ancien bourgmestre, M. le sénateur Oswald de Kerchove de Denterghem, dans une brochure publiée en 1904, sous le titre : La grève des tisserands gantois en 1859. Souvenirs d'autrefois (Éditeur Émile Bruylant, à Bruxelles) a rétabli les faits à l'aide de documents officiels desquels il ressort que l'ordre de saisir l'argent destiné aux grévistes avait été donné par l'autorité judiciaire à la police judiciaire, sans concert préalable avec M. le Bourgmestre de Gand. M. de Kerchove prouve ensuite que son père protesta aussitôt contre cette confiscation, dans une lettre adressée au Gouverneur et cette protestation est confirmée dans un rapport de ce dernier au Ministre de l'Intérieur.


En 1861, les trois associations des tisserands, des fileurs de coton et des fileurs de lin constituèrent une Fédération ouvrière gantoise. Mais à peine cette Fédération fut-elle constituée, qu'elle se trouva engagée dans une nouvelle lutte contre les fabricants.

Les tisserands de la Gras-Fabriek de MM. Parmentier-Van Hoegaerden et Cie, la plus importante de la ville, se mirent en grève, en avril, pour obtenir une augmentation de salaires : un quart de centime par mètre de tissu ou 25 centimes par pièce de 100 mètres. Pour avoir raison de l'opiniâtre résistance de leurs ouvriers, les fabricants décidèrent de faire venir des ouvriers de Lokeren, de Loth et de Ruysbroeck, en leur payant des salaires supérieurs à ceux que réclamaient leurs ouvriers. Mais personne en ville ne voulut ou n'osa loger ces ouvriers étrangers et la direction fut obligée d'installer des dortoirs dans les fabriques ou les ouvriers restèrent claquemurés pendant quinze jours.

Bientôt le fonds de grève fut épuisé. Alors, plutôt que de voir leurs camarades en grève se rendre et rentrer à la fabrique la tête baissée, les ouvriers qui continuaient à travailler dans les autres fabriques décidèrent, malgré l'opposition de leurs chefs, de faire cause commune avec leurs camarades.

Le lendemain lundi, au coup de midi, tous quittèrent les fabriques, sauf chez Loesberghs où on les enferma. La foule, excitée, se rendit alors à la Gras-Fabriek et commença à battre les portes à coups de pierre et de poutres. Les ouvriers étrangers fort effrayés on le conçoit, se réfugièrent aux étages supérieurs où on les aurait certainement écharpés sans l'intervention de la garde civique.

La répression fut terrible. La garde civique poursuivit les ouvriers, les femmes et les enfants, jusque dans leur demeure. Il y eut de nombreux blessés.

La grève cependant ne se termina que huit jours plus tard, après l'échec d'une tentative de conciliation faite par le comité de l'association ouvrière.

Une quarantaine d'ouvriers furent encore arrêtés. Ils furent sévèrement frappés par les juges : Jean Bilkin et Ch. F. Demaere furent condamnés à trois ans de prison ; P. Van Renterghem et F. Schoemacker à deux ans et les autres à un, trois, six ou neuf mois d'emprisonnement ! La plupart de ces malheureux avaient fait quatre mois de prison préventive !

Nous avons dit que les chefs de la Fédération ouvrière, Billen et Deridder entre autres, avaient déconseillé la violence, soutenant qu'elle ne pouvait aboutir à rien de bon pour les ouvriers. Après l'émeute, la presse bourgeoise attaqua surtout ces deux hommes. Elle dit aux ouvriers qu'ils avaient été trahis et que leurs chefs s'étaient bien gardés de se compromettre et de s'exposer aux coups. Ce langage perfide produisit cependant l'effet voulu. Les ouvriers désertèrent leurs associations et la Fédération ouvrière gantoise succomba. Seule l'Association des Tisserands resta debout, mais après avoir perdu la plus grande partie de ses membres.

Dans d'autres villes aussi, malgré les peines sévères qui frappaient les grévistes, les ouvriers délaissèrent souvent les ateliers dans le but de faire augmenter leurs salaires.

L'Association des typographes de Bruxelles, fondée en 1842 et qui, depuis lors, n'a pas cessé de fonctionner, fit plusieurs fois des tentatives pour améliorer la condition de ses membres. En 1857, elle provoqua une réunion avec les patrons imprimeurs, à l'effet d'augmenter les salaires. A. Fischlin, Aug. Jacquet et J. Dauby - ce dernier devint plus tard directeur du Moniteur belge - furent délégués auprès des patrons pour les convaincre du bien fondé des réclamations ouvrières.

Un grand nombre de patrons imprimeurs acceptèrent de payer la main-d'œuvre d'après un nouveau tarif. Quelques-uns seulement résistèrent, notamment M. Guyot. Les ouvriers de ceux-ci quittèrent l'atelier. Au bout de huit jours, l'entente s'établit et les typographes reprirent leur besogne.

Mais le parquet veillait. Il fit saisir le livre des procès-verbaux de l'Association ouvrière, et vingt-neuf membres furent poursuivis pour délit de coalition. L'affaire fut appelée le 19 mai 1858 devant le tribunal correctionnel de Bruxelles, présidé par M. Girardin. Mes Veydt et Delinge défendaient les accusés. Six d'entre eux furent acquittés ; les autres furent condamnés à des peines variant de 40 à 20 francs d'amende (Histoire de l'Association libre des Compositeurs et Imprimeurs typographes de Bruxelles, Bruxelles, 1892, pages 25 et suivantes).

La plupart des grèves qui surgirent de 1856 à 1866 eurent généralement pour motifs des demandes d'augmentation de salaires. D'autres eurent lieu pour protester contre certains règlements nouveaux que les patrons voulaient imposer à leurs ouvriers. Tel fut le cas d'une grève au Borinage, en juillet 1861. Cette grève, faute d'organisation et d'entente entre les ouvriers et par suite de l'attitude hautaine des directeurs-gérants qui ne voulaient pas s'abaisser à discuter avec leurs salariés, dégénéra bientôt en émeute.


A partir de l'année 1861, ce fut surtout à l'Association le Peuple, de Bruxelles, que se concentra la propagande démocratique et socialiste.

Au mois d'avril de cette année, une grande manifestation fut organisée en faveur de la Pologne martyrisée. Un meeting auquel assistèrent 1500 personnes, eut lieu en la salle du Navalorama, rue des Brigittines.

Le 26 août de la même année, un meeting eut lieu à Gand au profit des familles des ouvriers condamnés pour les faits de grèves rappelés plus haut.

En décembre, on s'occupa des élections pour le conseil des prud'hommes. Des réunions publiques furent organisées et les orateurs populaires y protestèrent contre l'arbitraire de cette loi des prud'hommes et contre l'article 1781 du code civil. Généralement, dans ces réunions, on préconisait l'abstention en guise de protestation.

Au mois de février 1862,un nouveau meeting eut lieu à Gand. L'ordre du jour de cette réunion comportait trois objets exposé de la situation ouvrière à Gand ; formation d'une association pour l'achat en commun de denrées alimentaires et, enfin, pétition à la Chambre pour protester contre la partialité du ministre de la Justice à l'égard des ouvriers condamnés à la suite des événements d'avril 1861.

Parmi les orateurs, nous remarquons les noms d'Emile Moyson, étudiant ; Billen, De Ridder et Massin, ce dernier ouvrier peintre en bâtiment, que nous avons connu plus tard à Bruxelles.

En août, une grande réunion publique a lieu chez M. Rouillon, dans la salle des Champs-Elysées, au faubourg de Charleroi, sous la présidence du citoyen Emile Charpentier. On y constitua une association ouvrière dont le comité, composé de E. Charpentier, Florent Frère, Constant Bastin, Th. Bertrand, Ed. Castiau, Michel Lejeune et Hermant Ducarne, entra immédiatement en fonctions et décida d'organiser des réunions dans toutes les communes du bassin de Charleroi, à l'effet de grouper les ouvriers dans le but d'améliorer leur condition matérielle et d'obtenir des réformes d'ordre politique.

Visiblement, on sent à la lecture de la Tribune du peuple, le seul organe socialiste de cette époque, qu'il y avait alors un certain réveil dans l'opinion.

L'Association le Peuple se réorganisa. Son comité central fut composé de Félix Frenay, ouvrier doreur, poète à son heure, qui devint plus tard employé aux carrières de Quenast, puis directeur de l'hôpital Saint-Jean, a Bruxelles ; César De Paepe, D. Brismée, Eugène Steens, Léon Fontaine, R. Loriaux, L. Luytgaerens. Un comité de propagande par les conférences, les meetings, journaux et brochures fut composé de Willems, Maetens, G. Borckmans père et fils.

L'année 1863 fut témoin d'une grande activité. L'Association le Peuple organisa une série de réunions pour y discuter le manifeste des Egaux et le système commu¬niste de Babeuf. Dans d'autres réunions, on discuta la question de la propriété.

Dès le mois de janvier, une agitation se produisit en faveur de la réforme électorale. Une première grande réunion publique eut lieu à la Maison des Brasseurs, chaussée de Louvain, à Bruxelles.

Simon Staage, menuisier, présidait. Parlèrent en faveur du suffrage universel : P.-J. Winne, professeur ; Prosper Esselens, le condamné du Prado ; Kevels, Brismée, Puraye et Splingard.

Mais une note discordante s'y fit entendre. Voici Nicolas Coulon et Jean Pellering qui se lèvent. Ils combattent le suffrage universel et l'instruction obligatoire ! Le suffrage universel disent-ils, voyez ce qu'il produit en France ! L'instruction obligatoire ? Mais c'est la misère qui oblige les travailleurs à envoyer leurs enfants à l'atelier et à la fabrique ! Ce qu'il faut, ce n'est pas améliorer la société bourgeoise qui est pourrie, c'est la révolution !…

Le mois suivant, nouveau meeting, en la salle des Trois Rois, rue Haute.

Brismée, De Paepe et Odilon Delimal, Vuilmet et Kevels réclament le suffrage universel ; Pierre Splingard le suffrage universel éclairé. Mais Coulon est encore là ; il combat à nouveau le suffrage universel, disant que ce qu'il faut aux ouvriers c'est, en premier lieu, du pain !

En mars, il fut de nouveau question de la Pologne. Un grand meeting fut organisé à l'effet d'émouvoir l'opinion publique en faveur de la nation martyre et de ses nobles défenseurs. Le meeting eut lieu et l'on y entendit de nombreux discours, prononcés par des hommes appartenant à divers partis. Il fut décidé, finalement, de nommer un comité chargé de recueillir des secours pour les Polonais. On proposa de composer ce comité de démocrates, de libéraux et de catholiques : les députés Coomans et Dumortier, et cette idée fut acclamée !

Mais l'Association le Peuple se réunit quelques jours plus tard et décida de refuser toute alliance avec les bourgeois libéraux et cléricaux. Un comité démocratique fut fondé en faveur de la Pologne. Il fut composé de Léon Fontaine, Félix Frenay, Georges Janson, Eugène Steens et d'autres.

Quelques semaines plus tard, un nouveau courant d'opinions se produisit contre l'organisation militaire et, spécialement, contre la conscription. A cette époque, le député catholique Coomans venait de combattre vigoureusement à la Chambre notre régime militaire, basé sur la conscription. Ces idées trouvèrent de l'écho dans les masses ouvrières et parmi les paysans.

Dans le meeting dont nous parlons, la plupart des orateurs démocrates protestèrent contre le régime de la conscription et du remplacement militaire. Comme meilleur moyen d'y mettre fin, ils préconisèrent la conquête des droits politiques, le suffrage universel. Mais ici encore ils rencontrèrent sur leur route Pellering et Coulon, qui allèrent dans les meetings déclarer que ce n'est pas avec des paroles et des discours que l'on ferait cesser les injustices dont se plaint le peuple, mais par la révolution !

Ce fut en 1863, également, le 26 décembre, qu'eut lieu à Patignies, dans la province de Namur, le fameux meeting qui eut tant de retentissement dans la famille démocratique d'alors.

Quatre orateurs y prirent la parole, devant un public campagnard : De Paepe, Brismée, Steens et Joseph Henry, ce dernier un socialiste ardennais qui émigra quelques années plus tard aux Etats-Unis.

Le discours de César De Paepe dura trois heures ! Il fut reproduit en entier en brochure et forme un petit volume ! Après le discours du jeune socialiste, un certain clérical de l'endroit, M. Wasseige, prit la parole pour faire la contradiction. Quand Steens lui répliqua, il essaya, à plusieurs reprises, d'ameuter les villageois présents à la réunion, mais ceux-ci le firent taire !

Bref, au début de l'année 1864, l'organisation démocratique et la propagande faisaient de sérieux progrès. De plus, le mouvement flamand venait d'entrer lui aussi dans la voie de l'action et de la démocratie.

Déjà en avril 1859, un grand banquet flamand avait eu lieu à Bruxelles à la salle du Cirque (Alhambra), et avait réuni une élite de 300 convives. De nombreux discours y avaient été prononcés par des hommes de valeur : Lucien Jottrand, le romancier flamand Dautzenberg, Van Bemmel, l'étu¬diant Willems, le président des Fileurs gantois, Billen, Charles Potvin, le typographe Verbruggen, Gerrits, d'Anvers, etc., etc.

Tous avaient déclaré que, pour réussir, le mouvement flamand devait s'occuper du peuple et être démocratique.

Les catholiques, à leur tour, fatigués d'être en minorité au Parlement depuis 1857, essayèrent avec le programme de M. Dechamps, d'attirer à eux l'élément démocratique de la population.

De son côté, la jeunesse libérale, mécontente de la politique doctrinaire, commençait à ruer dans les rangs et à faire de l'opposition au gouvernement de M. Frère-Orban.

C'étaient là autant de signes précurseurs d'un grand mouvement d'idées. Ce mouvement d'ailleurs était l'écho de celui du dehors. En Angleterre, en Allemagne, en France, en Italie, en Suisse, le peuple semblait se réveiller à son tour et être prêt à recommencer la lutte pour la démocratie.

Enfin, un événement considérable venait de se produire à Londres : la constitution de l'Association internationale des travailleurs.

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