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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

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Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome second, paru en 1907 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome II. Troisième partie : De 1850 à la Chute de l’Internationale (1874)

Chapitre V. Le mouvement des idées socialistes

Le socialisme colinsien - Le baron de Colins et sa doctrine - Louis de Potter - Agathon de Potter - Principaux disciples de Colins - Le cercle colinsien de Mons - La nationalisation du sol - Napoléon de Keyser, auteur de « Het Natuur-Recht » - Exposé des idées du cultivateur flamand - François Huet - « Le christianisme social » - Socialisme chrétien - Emile de Laveleye

La doctrine collectiviste, solution intermédiaire entre le communisme absolu et l'individualisme, semble être d'origine belge et c'est César De Paepe surtout qui en fut le principal propagateur dans les congrès de l'Internationale.

Le collectivisme, en ce qui touche la terre, fut cependant défendu longtemps avant en Belgique, par le baron de Colins et ses disciples, dont les principaux sont Louis de Potter et son fils Agathon de Potter.

De son côté, un paysan flamand, Napoléon De Keyser, publia, en 1854, un livre curieux dans lequel il défend également le principe de la propriété collective du sol.

Enfin, François Huet, un français, auteur du Règne social du Christianisme, qui professa à l'Université de Gand et eut pour disciple Emile de Laveleye, a, lui aussi, laissé quelque trace dans le mouvement des idées sociales en Belgique.


Parlons d'abord du socialisme colinsien ou rationnel.

Le fondateur du socialisme rationnel, le baron Jean-Guillaume-César-Hippolyte de Colins, naquit à Bruxelles, le 24 décembre 1783. A l'âge de sept ans, son père, le chevalier de Colins, le plaça chez un de ses amis, un savant vicaire de Dison, près de Verviers, chez qui le jeune Colins apprit les langues. A 18 ans, il désirait entrer à l'Ecole polytechnique ; mais, comme tant d'autres jeunes gens de cette époque, il fut entraîné par la fougue guerrière et s'engagea comme volontaire dans un régiment de cavalerie de l'armée de Napoléon 1er.

En 1811, nous le trouvons détaché à l'Ecole vétérinaire d'Alford où il fit des études scientifiques et s'occupa avec passion d'agriculture. Rentré à Paris, il devint un assidu des cours de la Sorbonne et du Jardin des Plantes.

En 1817, sous la Restauration, Colins revint habiter son pays natal, mais il quitta bientôt la Belgique pour se rendre aux Etats-Unis où il resta jusqu'en 1830.

De 1834 à 1844, fixé de nouveau à Paris, où il habitait une mansarde, il suivit les cours des cinq facultés de l'Université.

C'est en 1835 qu'il publia son premier ouvrage intitulé Le Pacte social, dans le¬quel il défend déjà la propriété collective du sol. En 1849, sous le titre de Socialisme rationnel ou Association universelle des amis de l'humanité, il publia une forte brochure dans laquelle il préconisait la constitution d'une association internationale des prolétaires.

La doctrine sociale de Colins, que son auteur a dénommée le « socialisme rationnel », a des prétentions scientifiques. Elle est, dit-il, basée sur l'ensemble des connaissances humaines et est à la fois une nouvelle théorie des sciences, une nouvelle philosophie de l'histoire, un nouveau système social et même une nouvelle religion !

Au point de vue purement économique, le socialisme de Colins est essentiellement collectiviste, en ce sens qu'il réclame surtout l'appropriation commune du sol.

Colins publia encore d'autres ouvrages, notamment quatre gros volumes intitulés : Qu'est-ce que la science sociale ? ; L'Economie politique, source des révolutions et des utopies prétendues socialistes (3 vol.) ; La Société nouvelle, sa nécessité (2 vol.) ; La Science sociale (5 vol.), etc.

La lecture de ces ouvrages est passablement indigeste. L'auteur affecte de citer des passages de divers auteurs et de les faire suivre de quelques réflexions. Ses principaux disciples ont respecté la manière de leur maître et, eux aussi, dans leurs ouvrages, font d'abondantes citations et donnent ensuite leur appréciation.

Colins mourut à Paris, le 12 novembre 1859, à l'âge de 76 ans.

Le principal disciple belge de Colins fut assurément Louis De Potter, le membre du gouvernement provisoire de 1830.

On sait que De Potter, peu après la révolution de 1830, quitta la Belgique pour aller habiter Paris. En 1841, il publia le premier volume de ses Etudes sociales dont le second volume parut deux ans plus tard.

Les idées sociales de De Potter, dans ses premiers ouvrages, sont assez vagues ; mais le système qu'il préconise semble se rapprocher beaucoup des idées auxquelles arrivait de son côté Colins.

En 1846, De Potter publia La Justice et sa sanction religieuse, question d'ordre social et c'est dans cet ouvrage que, pour la première fois, il fait allusion à Colins, mais sans le nommer. Il y dit, en effet, dans une note de la page 38, que son système phylosophique et social est également celui de deux autres écrivains, « l'un de Paris, auteur de la Science sociale, manuscrit où tout est exposé, démontré à la dernière évidence, et du Pacte social qui a paru sans nom d'auteur, en 2 volumes il y a onze ans ; l'autre Don Ramon de la Sagra, qui publia à Madrid, depuis 1844, une Revue des intérêts matériels et moraux. (Note de bas de page : Colins commença son grand ouvrage intitulé Science sociale en 1842, et il en communiqua le manuscrit, par fragments, à Louis De Potter. Celui-ci y attachait une telle importance qu'il le copia entièrement de sa main. Colins a d'ailleurs écrit à ce sujet : « A mesure que je composais ce travail sur la science sociale, je l'envoyais à M. De Potter, de Bruxelles, qui en prenait copie et s'en servait pour l'éducation de son fils, jeune homme fort distingué, alors étudiant, et depuis docteur en médecine. » (Colins, Science sociale, tome V, p. 244. Paris, 1857.))

Dès ce moment, Louis De Potter doit être considéré comme disciple de Colins. Ses ouvrages postérieurs à 1846 sont conformes aux idées du socialisme colinsien. En 1848, De Potter publia sa brochure Question des ouvriers, puis l'A. B. C. de la science sociale et La Réalité déterminée par le raisonnement.

En 1850, paraît le Catéchisme social. Dans la préface de ce petit livre, l'auteur écrit :

« Je sais que la plupart des hommes craignent moins la souffrance qu'ils endurent, qu'ils ne reculent devant ce qu'il leur en coûterait de résolution et d'énergie pour s'y soustraire, et que la patience des malheureux est, pour ainsi parler, inépuisable. Beaucoup encore, et pendant longtemps, mourront à la peine avant qu'un seul ose deman¬der pourquoi c'est à lui de mourir. Pendant longtemps, la voix isolée du petit nombre qui l'osera ira s'éteindre au bruit de la mousqueterie et au fracas des mitraillades.

« Et cependant justice se fera finalement : justice doit être faite. Ainsi le veut la suprême raison ; et ses décrets, un peu plus tôt, un peu plus tard, reçoivent leur exécution.

« ... Ce sera en vertu de la conviction devenue invincible, que l'organisation sociale réelle n'est pas une simple combinaison matérielle, une coordination purement mécanique, ou politique, ou économique ; mais une œuvre toute intellectuelle, tant de la part de ceux qui la proposent que de la part de ceux qui y donnent leur assentiment et l'acceptent ; une œuvre de liberté, par conséquent, exclusivement morale ; une œuvre de conscience, basée sur la connaissance absolue de la vérité et sanctionnée par cette même vérité, savoir : que le dévouement à la société, à l'humanité, pendant la vie actuelle, sera immanquablement récompensé, dans une existence organique future, comme l'asservissement aux passions égoïstiques, aux passions anarchiques, sera inévitablement puni.

« Il serait inutile, dans l'intention de réaliser cette œuvre, de faire appel à la violence ; ce serait même nuisible : car toute violence ferait essentiellement dévier du but proposé, en soumettant sous une forme nouvelle l'intelligence à la force, tandis que le triomphe de la raison n'est pas autre chose que la soumission de la force à l'intelligence.

« La guerre des pauvres contre les riches, le dépouillement des riches par les pauvres, sont aussi stupides comme moyens de réforme sociale, que sont abominables et stupides en même temps, comme moyens de conservation, l'exploitation et l'oppression des pauvres par les riches, depuis que les pauvres n'acceptent plus le dénuement et l'esclavage comme d'inévitables nécessités. Oui, il y aura toujours des riches, puisqu'il y aura toujours des hommes plus actifs, plus habiles, plus soigneux que les autres ; mais il ne doit plus y avoir de pauvres. Je m'explique : « Il ne doit plus y avoir d'hommes condamnés par le seul fait de leur naissance, à ne point avoir leur part des lumières qui nous ont été léguées par les générations dont la nôtre a recueilli l'héritage, et à dépendre pendant toute leur vie, pour se procurer les moyens de la soutenir misérablement, du bon ou du mauvais vouloir d'hommes plus heureusement nés qu'eux. Le retour et la consolidation de l'ordre sont à ce prix. »

Le Catéchisme social compte vingt chapitres s'occupant de la Société, de l'Ordre, de la Vérité, de l'Enseignement, de l'Homme, des Passions, de la Liberté, du Travail, de la Propriété, etc., etc.

Citons en quelques passages essentiels pour faire comprendre l'idée fondamentale des principes défendus par Louis De Potter :

« 1. Qu'est-ce que le travail ?

« - C'est l'essence même de l'homme ; c'est la pensée.

« 2. Comment entendez-vous cela ?

« - Par la pensée, l'homme rapporte tout à lui-même. Chaque acte de son intelligence est un travail d'appropriation, au moyen duquel il cherche à faire converger quelque chose à son avantage.

« 4. Le travail crée-t-il l'objet qu'il produit ?

« - Le travail qui agit comme force, n'a pour effet que du mouvement, du changement.

« 5. Il lui faut donc préalablement quelque chose qu'il puisse modifier ?

«- Sans doute. Il lui faut indispensablement une partie du sol ou de ce qui provient du sol.

« 6. Le sol ou ce qui provient du sol suffit-il pour qu'il puisse y avoir travail ?

« - Oui, à la rigueur ; mais le travail peut être facilité.

« 7. Par quoi ?

« - Par des instruments, des outils, des choses utiles pour travailler.

« 8. Quelle est l'expression qui résume ces choses ?

« - Le mot capital.

« 9. D'où naît le capital ?

« - C'est le produit du travail passé. Le produit du travail de toutes les générations écoulées constitue la richesse sociale.

« 10. Quelle est la condition essentielle du travail ?

« - Pour que le travail soit libre, tout travailleur, tout homme, doit pouvoir disposer en propre d'une portion du sol ou de quelques produits du sol pour pouvoir l'y exercer.

« 11. Qu'appelez-vous travail libre ?

« - Celui qui n'a pour motif que la volonté du travailleur même, et pour but que son bien-être.

« 12. Le travailleur non libre qu'est-il alors ?

« - Un esclave. Le travail dépendant suppose une intelligence qui n'a eu que l'alternative de la prostitution ou de la mort.

« 13. Que rapporte le travail ?

« - Un salaire.

« 14. En quoi consiste le salaire ?

« - Rationnellement parlant, il devrait consister dans tout le produit du travail.

« 15. Est-ce comme cela que les choses sont réglées ?

« - Tout au contraire.

« 16. Le travail n'est donc pas libre ?

« - Non, puisqu'il y a des travailleurs qui sont privés de toute participation au sol.

« 17. Comment les nomme-t-on ?

« - Des prolétaires.

« 18. Qui est ce qui met les prolétaires en état de pouvoir travailler ?

« - Les propriétaires, en leur prêtant, soit une partie du sol, soit ce qu'il faut de ses produits, et souvent, en outre, du capital pour rendre le travail plus facile et plus fécond.

« 19. Gratuitement ?

« - Non certes ; ce serait un manque de raisonnement, mais au plus haut prix possible.

« 20. Quel salaire les prolétaires retirent-ils de leur travail ?

« - Leur simple alimentation réduite au plus strict nécessaire.

« 21. Ne pourraient-ils pas exiger davantage ?

« - Dans l'état actuel de l'organisation sociale, ils ne pourraient l'obtenir.

« 22. Pourquoi cela ?

« - Une fois le sol entièrement aliéné aux individus, ceux qui sont exclus du partage ne peuvent travailler qu'à la merci et pour l'utilité ou l'agrément des possesseurs de ce moyen indispensable de travail...

« 23. Comment le travail sera-t-il affranchi ?

« - Par l'expropriation des propriétaires individuels du sol, pour cause de nécessité sociale et moyennant indemnité.

« 24. Que deviendra la propriété du sol quand elle ne sera plus individuellement aliénée ?

« - Elle appartiendra par indivis à la communauté.

« 25. Et celle-ci comment en disposera-t-elle ?

« - Conformément à la raison ; c'est-à-dire, dans le but d'en retirer le plus d'utilité possible, pour en faire jaillir le bien-être de chacun et de tous.

« 26. En partagera-t-elle les fruits ?

« - Ce serait absurde. Celui qui y produit des fruits doit être stimulé dans son travail par la certitude que ces fruits seront son inviolable propriété.

« 27. Et à qui permettra-t-elle d'en produire ?

« - A celui qui lui en offrira le prix le plus élevé. Et celui-là même aura sa part de cette rente, en sa qualité de membre de la communauté. »

D'après Colins et De Potter, aux débuts de la société, et tant qu'il y a eu du sol à la disposition de chacun, l'établissement de la propriété foncière individuelle a eu son utilité et a même été nécessaire.

Mais plus tard, la propriété privée du sol créa le paupérisme, les non-propriétaires étant obligés d vendre leur force de travail à autrui, sous peine de mourir de faim. Dès ce moment, l'appropriation collective des terres s'imposait.

Ce but, d'après Colins et De Potter, peut être atteint par les mesures suivantes :

- Entrée à la propriété collective de toute succession ab intestat, sans héritiers directs ;

- Etablissement d'un impôt de 25 p.c. sur toutes les successions par testament, etc.

- Déclaration que le sol et les grands instruments de travail, une fois entrés à la propriété collective, sont inaliénables.

Agathon De Potter, fils de Louis De Potter et disciple, lui aussi, de Colins, a écrit à ce sujet :

« Par l'ensemble de ces dispositions, l'entrée du sol et des grands instruments de travail à la communauté demanderait un temps très long pour être effectué complètement, mais du moins cette réorganisation de la propriété ne froisserait aucun intérêt acquis, car elle n'aurait pas d'effet rétroactif. »

Le même auteur ajoute :

« Mais on conçoit facilement que si l'on tarde trop longtemps à commencer l'œuvre de la transformation sociale, il pourra se présenter telles circonstances qui obligeraient à donner au plus tôt satisfaction aux exploités, et forceraient à prendre des mesures qui lèseraient gravement les propriétaires, non seulement dans leurs propriétés, mais aussi dans leur existence. » (Revue trimestrielle, de Bruxelles, 1861).


Colins et De Potter ont trouvé, dans la bourgeoisie belge, plusieurs disciples fervents et dévoués qui, depuis près de quarante ans, et aujourd'hui encore, ont fait de grands sacrifices pour répandre les idées du maître.

Agathon De Potter habite Bruxelles ; il a publié de nombreux écrits dans le but de faire connaître le socialisme colinsien ou rationnel et depuis plus de trente ans il dirige la revue de cette école : Revue du Socialisme rationnel, qui pendant les quinze premières années a eu pour titre la Philosophie de l'Avenir.

C'est à Mons surtout que l'Ecole de Colins groupa et groupe encore de fidèles disciples, parmi lesquels les notaires Mangin, de Mons, et Brouez, de Wasmes, les deux fils de ce dernier, Jules et Fernand Brouez (Fernand Brouez fonda, en 1884, la revue mensuelle La Société nouvelle, qui publia de nombreux articles sur la doctrine de Colins. Cette revue cessa de paraître en 1896. Depuis 1905 les Colinsiens belges publient également, à Mons, un journal hebdomadaire, La Terre), Alphonse Cappel, Putsage, Emile Van Hassel, Auguste Heinerscheit, le docteur Loin, Bourlard (erratum : page 101 du tome II : M. Emile Bourlard, l'un des fils de feu Jules Bourlard, de Mons, que nous avons indiqué, comme disciple de l'Ecole de Colins, nous prie de constater qu'il y a là une erreur : il n'a jamais adhéré à la doctrine de Colins dans son intégralité et n'est pas, en conséquence, un disciple de son Ecole), père et fils, de Mons ; Octave Berger, F. Guillaume, de Bruxelles.

Les Colinsiens français et belges ont fondé récemment une Ligue pour la nationalisation du sol, ligue internationale qui possède une section nationale dans plusieurs pays de l'Europe.

Les principes philosophiques et métaphysiques de l'école de Colins, sa façon d'exprimer et sa manière de présenter leurs idées a nui certainement au développement de sa doctrine.

Celle-ci n'a donc touché que peu de gens et elle n'a eu aucune action sur le peuple.

César De Paepe, cependant, dans sa longue carrière de propagandiste et d'écrivain, a parlé avec bienveillance du socialisme colinsien, surtout en ce qui concerne l'appropriation collective du sol ; Dans la Rive gauche de 1866, dans la Tribune du Peuple et dans le journal l'Internationale, il a souvent exposé cette doctrine dans ses grande lignes ; tuais à part le Cercle colinsien de Mons, le socialisme dit rationnel n'a guère eu de groupe organisé en Belgique et dans la masse populaire il n'a eu aucun écho.


Napoléon De Keyser, né à Deynze, le 6 février 1806, fils de Adrien-François De Keyser et de Marie-Catherine Saey, son épouse, publia en 1854, à Bruxelles, imprimerie J.-H. Dehou, rue de la Grande-Ile, 6, un volume de 736 pages portant le titre : Het Natuur-regt, etc. (Le droit naturel ou la justice comme nouvelle administration de la société). L'auteur s'attribue les qualités suivantes : Géomètre et cultivateur à Sleydinghe lez-Gand.

Nous avons essayé d'avoir quelques détails sur la vie de De Keyser et avons appris qu'il publia, peu après la révolution de 1830, un journal intitulé : L'Enfant de la Révolution. Il fut lié d'amitié avec Jacques Kats, de 1830 à 1848, et c'est chez le beau-frère de celui-ci que De Keyser publia son volume en 1854.

A Sleydinghe, on n'a pu nous dire ce que l'auteur de Het Natuur-regt devint. On nous a assuré qu'il avait quitté ce village vers 1850, étant devenu pauvre, sa propriété et ses meubles ayant dû être vendus. Il était parti sans indiquer le lieu de sa nouvelle résidence et on suppose qu'il s'était rendu dans le Nord de la France, où il serait décédé. Sa femme, Julia Du Bosch, est morte à Gand, année inconnue, dit le document officiel que nous avons sous les yeux.

La préface très courte du livre de De Keyser est datée de mars 1854, mais De Paepe prétend que ce livre avait été écrit depuis longtemps. (Histoire du Socialisme, par Benoît Malon, d'après une notice fournie à l'auteur par C. De Paepe.)

Het Natuur-regt est un exposé complet de réorganisation sociale. Nous allons résumer très brièvement les idées de ce socialiste flamand peu connu :

« La nature, dit De Keyser, - nous résumons, bien entendu - met à la disposition de tout être qui naît, tout ce qui est nécessaire à son existence, car donner la vie sans les moyens de la conserver serait rendre la création inutile.

« Les animaux, des êtres irraisonnables pourtant, vivent tous dans l'abondance, chacun se contentant du strict nécessaire.

« Les hommes, au contraire, êtres doués de raison, de jugement pour apprécier la parfaite coordination des lois de la nature, vivent dans le désordre parce qu'une minorité s'accapare de ce qui est nécessaire à l'existence de tous, excluant ainsi la grande masse de l'héritage général : la Terre.

« Cette minorité s'adjuge donc tous les avantages de la création, obligeant les autres à lui servir d'esclaves.

« Les droits de propriété terrienne sont la cause du désordre qui règne dans la société, sont la cause de toutes les misères qui pèsent sur l'humanité.

« Mais ce petit nombre de possesseurs ne pouvant à lui seul dominer la grande masse des déshérités, ce sont les prêtres qui se chargent de dominer l'esprit, la raison du peuple, pour soumettre celui-ci à la privation de ses justes droits sur les biens de la terre.

« L'homme est étonné de ce qui existe et de ce qui l'entoure ; il se sent pris de respect et de reconnaissance. C'est de ces sentiments que les prêtres se servent pour faire naître en lui toutes sortes de fausses idées au sujet d'un être suprême et comme le plus puissant moyen pour faire travailler l'homme lui-même à son triste sort.

« C'est pourquoi le parti oppresseur a, dans tous les pays du monde, de soi-disant religions qui font croire que les criants et injustes droits de posséder des terres sont institués par Dieu ; que les déshérités doivent se soumettre à ces droits et que, d'ailleurs, la misère et tout ce qu'elle entraîne est agréable à Dieu.

« Le parti oppresseur qui est le même pour tous les pays, se compose donc des grands propriétaires et des prêtres.

« Les propriétaires, pour conserver l'injuste possession de leurs terres, soutiennent les prêtres qui trompent le peuple. Les prêtres, en récompense de leur malpropre besogne, sont tolérés par les riches et peuvent satisfaire leur soif d'orgueil et de domination.

« Ces deux partis, font les gouvernements à leur idée, lesquels changent les lois de la nature en lois de toutes sortes qui pèsent sur le peuple ; chargeant celui-ci de contributions qui frappent l'indispensable à la vie et faisant des lois enchaînant sa liberté.

« Beaucoup d'hommes périssent ainsi de privations ; les autres vivent dans la misère et l'ignorance, ce qui n'était pas certainement le but de la création.

« Mais la justice et la vérité n'existent pas pour rester plus longtemps bannies de la terre.

« Chaque homme étant créé avec des besoins, et la nature lui ayant donné la terre pour, en cultivant celle-ci, satisfaire ces besoins, c'est un droit naturel que chacun ait si part de la terre.

« Donc pour satisfaire ce droit, il faudrait :

« 1° Que chaque homme ayant atteint l'âge de 25 ans, ait le pouvoir d'employer pour son existence une partie de terre pouvant aller, en Europe, jusqu'à 1 hectare 25 ares.

« 2° Le restant des terres et celles appartenant à des mineurs et à d'autres qui ne travaillent pas eux-mêmes la terre, seraient louées publiquement.

« Le produit de ces dernières, comme celui des premières, seront divisées suivant les qualités, en dix classes ; il sera, après paiement des dépenses de l'Etat, partagé en parties égales parmi tous les habitants de l'Etat.

« Voilà la volonté de la nature exprimée en peu de mots pour pourvoir, avec les mêmes moyens, à l'existence de tous les êtres qu'elle appelle à la vie.

« Cette première condition de la vie satisfaite, tout le monde aura la faculté de s'instruire ; des institutions d'enseignement seront érigées partout et tout le monde pourra, gratuitement, acquérir une instruction supérieure, l'instruction étant la grande tâche ininterrompue de la vie. »

Continuons et résumons la pensée de l'écrivain socialiste flamand :

Les droits de la nature, les largesses de la création ainsi obtenus, chacun en particulier s'élèvera à sa dignité d'homme et une société s'établira qui sera à la hauteur de la dignité de l'homme et des vues de la création.

Etre homme sur terre, voilà le titre que chacun a à faire valoir de la part de la nature.

Mais, demanderont les possesseurs, comment peut-on être assez osé de vouloir mettre la main sur des terres que nous avons gagnées à la sueur de notre front ; et puis, il y a prescription, trentenaire, crieront-ils !

D'abord, on ne peut acquérir individuellement ce qui est la propriété de tous, c'est contraire à la volonté de la nature. Puis nous savons comment ces terres ont été acquises : quelques malins se sont d'abord emparés d'une contrée ; quelques-uns des brigands furent désignés pour prendre le nom de prêtres et enseigner au peuple que leur chef était envoyé de Dieu et que c'était donc par la volonté de celui-ci que leurs terres étaient confisquées et d'ailleurs pour leur plus grand bonheur ; le droit de la propriété était donc d'institution divine et ceux qui osaient le contester étaient considérés comme hérétiques, et supprimés.

Le système s'est étendu et le peuple a été définitivement dépouillé de son héritage naturel : la Terre.

Las de souffrir toutes les privations et de voir sa liberté enchaînée, il a tenté quelques révolutions, mais toujours le parti des oppresseurs sut faire tourner celles-ci à son profit : il criait plus fort que le Peuple, Liberté ! Liberté ! et pendant ce temps mettait la muselière au Lion, lui limait les griffes et le faisait rentrer dans sa cage : le Lion était dompté et plus malheureux que jamais.

L'arrivée du Christ inquiéta les oppresseurs pendant quelque temps. Son enseignement, basé sur la solidarité humaine, se répandit rapidement et menaça leur domination. Ils essayèrent d'abord de corrompre le Christ. N'ayant pu y parvenir, ils le crucifièrent, croyant tuer avec lui son enseignement. Ils s'étaient trompés ; il avait fait un trop grand nombre de disciples qui s'étaient répandus dans toutes les contrées, portant partout la bonne parole.

Mais ils ne se laissèrent point démonter. Brûlant résolument ce qu'ils avaient adoré la veille, ils se déclarèrent plus grands partisans du christianisme que le Christ lui-même. Le Peuple s'y laissa de nouveau prendre et nous savons comment ils ont dénaturé ce bel enseignement basé sur le précepte : « Aimez-vous les uns les autres. »

Il y a prescription trentenaire !

Elle est vraiment d'un bon tonneau !

Comme s'il pouvait y avoir prescription pour la spoliation !

D'ailleurs, supposons un instant qu'au lieu du système actuel : « la Terre à quelques uns », celle-ci ait appartenu jusqu'ici à la collectivité et qu'une loi vienne à être votée portant :

1° Toutes les terres appartiennent à nous, législateurs, et aux hommes de notre parti ;

2° La misère, l'ignorance et le travail exténuant est le lot du Peuple ;

3° Pour la sanction de cette loi, des religions seront inventées qui, bien que différentes pour chaque pays, tendront toutes, au nom de Dieu et par amour du Peuple, à tenir celui-ci dans le plus bas degré d'ignorance, afin de pouvoir mieux lui faire accroire que la présente loi est la volonté d'un Dieu de justice ; que tout le monde doit se soumettre à cette loi, comme à toutes celles qu'il nous plaira de faire pour priver le Peuple de sa part dans les terres et charger celui-ci de contributions qui pèseront sur ses aliments, sur sa sueur, son travail, par la milice sur son sang, de telle façon que l'ouvrier fournira ses fils qui, comme soldats, tireront sur leurs parents, sur leurs frères, quand ceux-ci, poussés par la faim, se révolteront contre cette loi.

Le parti oppresseur qui, en 1852, édicterait pareille loi, n'aurait pas la peine d'inventer une prescription qui, après 30 ans de possession, reconnaîtrait la juste propriété des biens de la terre.

On devine le parti que ferait le Peuple, qui, jusque-là, aurait joui de ses droits de la nature et qui n'aurait pas été trompé sur ces droits, au gouvernement qui édicterait une telle loi.

La possession de la terre ayant l'injustice pour origine, ne saurait être respectée comme justice.

Les possesseurs - nous continuons à résumer Het Natuur-regt - demanderont aussi ce qu'il adviendra, dans la nouvelle société, de l'industrie, du commerce, de la libre concurrence.

Parlons-en, de l'industrie telle qu'elle existe aujourd'hui, où l'ouvrier est réduit aux fonctions de bête de somme, partant le matin de chez lui à 4 heures pour y rentrer le soir à 10 heures, exténué, ne ressemblant plus à un être humain, et cela pour un salaire lui permettant à peine de se nourrir d'aliments dont parfois les bêtes ne voudraient pas.

Les produits de l'industrie sont montrés, prônés, vantés aux expositions, mais on a soin de cacher la misère des producteurs.

L'industrie telle qu'elle est comprise aujourd'hui, en réduisant l'homme à l'état de machine, tue l'humanité parce qu'elle tue l'esprit.

Quant au commerce, on voit de plus en plus le petit absorbé par le grand, et les produits sont exportés des pays où l'ouvrier manque du nécessaire.

Dans l'industrie comme dans le commerce, quelques capitalistes s'enrichissent, laissant leurs ouvriers dans le plus profond dénuement.

Pour ce qui est de la libre concurrence, tout le monde sait qu'elle se fait généralement sur le dos de l'ouvrier en réduisant encore et toujours son maigre salaire.

On se demandera peut-être aussi : l'ouvrier est-il mûr pour cette réforme et celle-ci obtenue ne va-t-il pas abuser de sa nouvelle situation ?

D'abord, il ne faut pas être instruit ni préparé pour manger, première condition de la vie. Ensuite, pour ce qui est d'abuser de sa situation, la nature de l'homme est essentiellement bonne, le peuple l'a montré après la révolution de 1848 : lors qu'il était maître, il s'est montré parfaitement clément.

D'ailleurs, tout le monde ayant son nécessaire, à qui le peuple pourrait-il encore s'attaquer ?

D'aucuns, les moins mal intentionnés, préconisent l'intervention des gouvernements pour arriver par étapes aux réformes désirées.

Il n'y a pas à avoir confiance dans les gouvernements, c'est le parti oppresseur qui les nomme.

Et puis, quelles seraient ces étapes ? Suffrage universel, Instruction obligatoire ?

Mais dans la société actuelle, le suffrage universel serait une arme contre l'ouvrier, qui se trouve sous la domination du possesseur, du bon vouloir duquel sa maigre pitance dépend.

L'instruction obligatoire ? jamais on ne l'obtiendra, l'ignorance étant le plus puissant levier de la domination capitaliste.

Alors quoi ?

Le remède doit être cherché dans la nature même de l'homme.

« C'est la solidarité entre les hommes qui fera disparaître la société actuelle pour faire place à une société où tout le monde jouira du maximum de bonheur, conformément à la volonté de la nature. »

Puis l'auteur décrit quelle doit être l'organisation de la société nouvelle, basée sur la loi de la nature, et il entre à ce sujet dans des détails infinis.

La Terre, dit-il, serait divisée en Etats, provinces, districts, communes et sections de communes, ayant chacune la même superficie. Il serait formé des Etats-généraux de dix à quinze Etats réunis et ces derniers formeraient ensemble l'Etat du monde, à qui reviendrait l'administration supérieure de la société.

Chaque commune serait administrée par un Conseil composé de 25 membres élus. Les cinq personnes qui auraient eu le plus de voix après les 25 membres élus, seraient adjoints au Conseil, avec voix consultative, afin d'y représenter la minorité.

Tous les citoyens âgés de 25 ans seraient électeurs.

L'administration communale a pour devoir d'assurer par des soins paternels, à tout habitant de la commune, la jouissance de ses droits naturels :

« 1° Le droit de vote ;

« 2° A tous ceux qui le désirent, l'usage de leur partie de terre ;

« 3° A chacun la part dans les produits généraux de l'Etat ;

« 4° A chacun les moyens d'acquérir l'instruction à tous les degrés ; à cette fin prendre à cour le choix de professeurs actifs et capables ;

« 5° La garantie à chacun de la liberté qui ne peut être limitée que par l'abus. »

Voici comment N. De Keyser établit l'organisation de la propriété foncière :

« Chaque habitant, à l'âge de 25 ans, a droit à une partie de terre, par voie du tirage au sort. Les terres sont divisées en trois catégories :

« 1re catégorie : de 1 hectare 25 ares

« 2e catégorie de 50 ares ;

« 3e catégorie de 5 ares.

« Celui qui n'accepte pas la terre qui lui sera échue par le sort, ne pourra se présenter à un autre tirage qu'après un délai de quatre ans. Aucun échange de terre n'est autorisé sans l'avis exprès de l'administration.

« L'Etat peut, de son côté, exploiter ses terres pour son usage.

« L'usage de la parcelle de terre est acquise pour la vie.

« A la mort de l'un des époux, il échoit au survivant et au décès de celui-ci à l'un des enfants d'après un tirage au sort.

« Sur chaque parcelle de terre, l'Etat construira une maison, dont celui qui a l'usage de la parcelle aura la jouissance moyennant les frais d'entretien. »

Mais cette division du sol en lots n'implique pas un retour à la propriété individuelle, car en échange le cultivateur aurait à payer une rente à la commune, en proportion des lots qu'il occupe et, après sa mort ou sa retraite, la terre reviendra de droit à la commune qui en disposera en faveur d'un autre citoyen, qui la cultivera à son tour, dans les mêmes conditions.

Tous les ans, les communes dressent le tableau de leurs habitants ainsi que des produits de leurs terres. Elles envoient ce tableau à l'administration du district, laquelle fait les mêmes opérations pour la province, laquelle fait à son tour la même chose pour l'Etat.

L'administration de l'Etat, après déduction des frais généraux, établit la part de chaque habitant dans les produits de la terre.

Chaque habitant et les parents pour leurs enfants mineurs jusqu'à leur entrée à la pension d'Etat, reçoit ce qui lui revient, tous les trimestres, chez le receveur de la commune.

De Keyser préconise en outre la suppression de la diplomatie et des barrières douanières, proclamant le libre échange absolu des produits.

Il supprime le service militaire et le remplace par ce qu'il appelle une Pension d'Etat, qu'il établit comme suit :

« Au lieu de préparer l'homme à l'exercice de la tuerie et de la dévastation, la nouvelle société prend les jeunes gens sous sa protection pour faire leur éducation.

« Ils entrent en pension d'Etat : l'homme de 17 à 25 ans, la femme de 15 à 21 ans.

« Les deux sexes emploient une moitié de la journée à l'étude des hautes sciences ; l'autre moitié à des exercices corporels et à des travaux utiles pour l'Etat.

« Les travaux à exécuter par les pensionnaires de l'Etat consisteront en :

« 1° La construction des maisons pour les habitants ;

« 2° Le travail des mines ;

« 3° La navigation pour chercher les objets indispensables ;

« 4° Le défrichement des terres, la construction de nouvelles routes, canaux, etc. ;

« 5° Pour les deux sexes, le service dans les établissements tels que les hôpitaux, hospices, etc. ;

« 6° Pour les femmes la couture, la préparation des aliments pour la pension d'Etat, et des travaux de culture en rapport avec leurs facultés.»

Le réformateur supprime également les tribunaux.

« Pas de lois écrites, dit-il, la justice sera l'unique loi. Tout acte contraire à la justice sera qualifié délit.

« Les jugements seront rendus par le Conseil communal assisté de 75 habitants de la commune à désigner par le sort.

« Justice rapide et gratuite.

«La punition consistera dans l'isolement du coupable ; on lui montrera constamment le côté abject du délit.

« La nouvelle société étant basée sur la solidarité et tout le monde ayant le nécessaire pour vivre, il n'y aura plus ni de vols ni de crimes.

« Quant à la monnaie, elle sera en cuivre jusqu'à la valeur de fr. 0.50 ; le reste en papier.

« Chacun recevra, à sa majorité, sa part dans le capital à mettre en circulation.

« Il est défendu de posséder de l'or ou de l'argent.

« L'or et l'argent devront rentrer à l'Etat pour servir à la confection d'objets d'utilité publique. »

Concernant l'héritage, voici comment il s'exprime ; nous résumons toujours, bien entendu :

La nouvelle société ne reconnaît pas le droit à l'héritage, ne reconnaissant à personne le droit de vivre qu'avec le fruit de son travail propre, personnel.

Tout le monde doit travailler.

On travaillera alternativement et à tour de rôle intellectuellement et manuellement, sinon les uns s'instruisent au détriment des autres et la science n'a rien à y gagner, par conséquent ce n'est plus au profit de la collectivité.

Le travail sera agréable, parce qu'il y aura diversion. D'ailleurs le travail est toujours agréable, mais ce qui ne le fait pas toujours aimer, c'est la passion de s'y soustraire parce qu'il y en a qui ne travaillent pas.

Il n'y aura plus de domestiques, car se louer comme domestique, c'est aliéner sa liberté, donc faire une chose contraire à la volonté du créateur.

Dans le chapitre l'Industrie, le Commerce, les Associations coopératives, De Keyser développe que « les moyens d'existence étant assurés à l'homme par la terre, celui-ci sera complètement indépendant. Cette indépendance lui donnera la complète liberté, laquelle lui sera d'ailleurs nécessaire pour pouvoir être responsable de ses actes. »

Mais l'homme est né avec des dispositions spéciales d'esprit et de cœur. Ces dispositions, pour répondre au but pour lequel il a été créé, ont besoin de s'exercer et de s'étendre. Cet exercice et cette extension ne peuvent s'obtenir que par les relations des hommes entre eux, donc par l'association.

Ce sont des associations qui s'occuperont de l'industrie et du commerce, qui seront libres, c'est-à-dire que l'Etat ne pourra s'en occuper.

Ces associations coopératives, où toutes les facultés des associés se réuniront et tendront au même but, donneront des résultats merveilleux.

L'ouvrier au lieu d'être employé comme bête de somme, exécutera tour à tour toutes les parties du travail, et par l'instruction, l'esprit d'initiative, fera des découvertes dont la collectivité profitera.

L'industrie sera prise à cœur autant pour la science que pour les produits.

L'exécution du travail en commun amènera la juste et équitable répartition du produit du travail.

Ces associations n'existeront pas seulement pour le travail en commun, mais aussi pour réunir les capitaux nécessaires à l'industrie.

A la fin de sa pension d'Etat, chaque homme, outre sa ferme d'Etat, recevra une somme de 1,000 francs pour entrer dans la société.

L'argent étant déjà le fruit du travail, ne saura gagner de l'intérêt.

L'argent ne peut servir que pour être échangé contre les produits du travail.

En résumé, Napoléon De Keyser estimait que c'est dans la socialisation de la terre que l'humanité trouvera sa délivrance, mettra fin à la misère et trouvera le vrai bonheur. L'existence de l'homme sera assurée par l'agriculture et les bénéfices qu'il réalisera dans l'industrie organisée coopérativement, lui donnera un supplément de bien-être.


Appréciant l'œuvre de De Keyser, César De Paepe, dans une note communiquée à Benoît Malon pour son Histoire du Socialisme, écrit ce qui suit :

« Le livre de De Keyser, malgré ses défauts de formes, acquiert une grande valeur si l'on tient compte du milieu d'où il est sorti et de l'époque où il fut conçu. Il est le seul exposé complet du socialisme qui ait paru dans les Flandres, et il est l'œuvre d'un homme du peuple, et qui plus est, d'un paysan. Publié seulement en 1854, il avait été écrit depuis longtemps par son auteur, dont il était en quelque sorte le testament politique et social. Il est encore peu compris, même parmi les socialistes flamands d'aujourd'hui, qui se sont bien plus inspirés des idées des socialistes allemands que de celles de leur compatriote. Quoi qu'il en soit, nous croyons que l'on peut à bon droit, considérer de Keyser comme un des précurseurs du collectivisme moderne. Comme trois autres des théoriciens socialistes de la Belgique, comme Colins, comme de Potter et comme Adolphe Bartels, il offre ce signe caractéristique, qu'il veut la propriété collective de certaines richesses, notamment du sol. De Keyser, tout en ne voulant pas du communisme dans le sens de la communauté de tous les biens (instruments et produits), se distingue nettement de Bartels, Colins et de Potter, en ce qu'il veut la Commune propriétaire du sol et fait partir d'elle tout le mouvement qui doit transformer la société. Ce paysan communaliste et collectiviste, que l'on vit surgir tout d'un coup au milieu de la misérable population des Flandres, il y a un quart de siècle (De Paepe écrivit ces lignes vers 1878), nous paraît un phénomène curieux et aussi intéressant qu'inattendu. »


François Huet, qui fut professeur à l'Université de Gand de 1846 à 1850, a exercé une certaine influence en Belgique, par son enseignement. Il peut être considéré comme un des précurseurs les plus autorisés de la démocratie chrétienne en Belgique. Parmi ses élèves, il y en eut tout au moins un qui acquit une grande célébrité, nous voulons parler d'Emile de Laveleye.

Huet réunissait toutes les semaines ses amis et ses élèves et se livrait avec eux à des recherches, des études et des discussions d'ordre moral, économique et social.

Dans son volume Types et Silhouettes, Louis Hymans fait de lui le portrait suivant :

« Huet était Français, un petit homme grêle et grêlé, presque imberbe, avec des petits yeux gris, un front énorme et un mince filet de voix qui vibrait en rendant des sons métalliques. Il n'y avait rien de séduisant dans sa personne, mais quand on s'était donné la peine de le connaître et de l'apprécier, on découvrait en lui un charme et une fascination qui venaient tout entiers de son éloquence et de sa probité.

« Il parlait comme un apôtre et vivait comme un cénobite. Vers la fin de son séjour à Gand, il épousa une femme d'un esprit distingué, française comme lui, et qui avait fait l'éducation des filles de M. le comte de Kerchove. Tous ceux qui ont connu Mme la baronne de Crombrugghe, sa plus brillante élève, ont pu juger du mérite de l'institutrice.

« Huet professait une philosophie éminemment spiritualiste et libérale. Imbu des idées de Bordas Demoulin, il défendait la tradition cartésienne, gallicane et janséniste.

« Ses élèves l'ont continuée après lui et ont figuré dans les rangs du libéralisme gouvernemental. Quand je l'ai vu pour la première fois, en 1843, il n'avait que vingt-huit ans et n'était connu que par les succès qu'il avait remportés au concours général des lycées de France.

« Je l'ai retrouvé, en 1864, à Paris, où il termina sa carrière. Il était installé avec sa femme au second étage d'une maison de la rue d'Enfer, en face du Luxembourg, dont le troisième étage était habité par Proudhon, et il avait chez lui comme pensionnaire un beau petit garçon de dix ans, qui n'était autre que le prince Milan Obrenovitch, appelé depuis au trône de Serbie.

« François Huet est mort en 1869, et ses anciens élèves de Belgique ont contribué à lui faire ériger un monument au cimetière de Montmartre.

« Bien qu'il eût quitté notre pays depuis vingt ans, son souvenir était resté vivant dans le cour de tous ceux qui l'avaient connu. »

La doctrine professée par Huet fut surtout précisée dans le Règne social du Christianisme, un livre qui fut publié à Paris, en 1853, et qui fut très répandu en Belgique.

On peut résumer cette doctrine comme suit :

Le Christ n'a pas seulement voulu fonder un royaume supraterrestre. En prêchant la fraternité des hommes, son intention comportait nécessairement la création d'une société humaine, basée sur l'amour et la liberté. Huet croyait que le socialisme réalise toutes les aspirations chrétiennes, car, disait-il, cette doctrine constitue une transaction entre l'individualisme égoïste et le communisme anarchique inorganique. Le royaume de Dieu ne peut-être une réunion d'individus sans attache et sans lien : l'affection doit unir tous les êtres, et de ce sentiment découle l'idée de famille.

Mais la société n'est pas seulement une communion spirituelle. Elle doit avoir également une base économique, qui ne peut être autre chose que collective. Tout être humain a droit à sa personnalité et aux biens de la nature. Ceux-ci déterminent celle-là. La possession de biens terrestres assure à l'individu la liberté, et la liberté permet à l'homme de développer sa personnalité. Tout être humain peut donc prétendre, comme membre de la société, à des « avances naturelles », et comme individu, comme producteur, à des « avances acquises ».

F. Huet distingue donc nettement entre les « biens patrimoniaux » et les « biens qui sont le fruit de l'activité personnelle. » Les premiers, toujours d'après Huet, doivent retourner à la collectivité après la mort de l'usufruitier. Les seconds forment la propriété absolue et complète de l'individu, qui en dispose au profit de parents et d'amis. Mais la transmission ne peut se faire plus d'une fois, et après ce premier usufruit testamentaire, les biens de jouissance retournent au patrimoine collectif.

Toute génération nouvelle aura ainsi à sa disposition une propriété héréditaire commune, qui lui permettra de suivre librement sa vocation. Par là Huet prétend unir l'individu à la collectivité, sans supprimer les ressorts individualistes de l'activité humaine. Grâce au patrimoine collectif, il existera une véritable assurance mutuelle de tous les êtres humains, et l'enfant du pauvre ne naîtra plus dénudé sur la terre nue.

Pour arriver à l'établissement d'un pareil régime, il importe de préparer une période transitoire, qui sera caractérisée par le prélèvement d'un fort impôt progressif sur les successions. Ces recettes serviront à développer l'instruction et à rendre le prolétariat maître de ses instruments de travail. Alors, le « laissez faire » et le « laissez passer » de la bourgeoisie industrielle ne sera plus à craindre, car le règne social du christianisme aura commencé, les doctrines du Sermon de la Montagne gouverneront le monde.

Huet dut quitter l'Université de Gand en 1850. On l'avait accusé, auprès de Charles Rogier, ministre de l'intérieur, de républicanisme avancé et M. Discailles, dans son livre sur Charles Rogier (tome III, chapitre IV ), dit que ce fut sur les instances de Léopold Ier, priant Rogier de « rendre M. Huet à son pays », que celui-ci donna sa démission et rentra en France. (Dans ses Etudes sur les théories économiques qui dominèrent en Belgique de 1830 à 1886 (Louvain, Ch. Peeters, 1904.) M. P. Michotte consacre quelques pages à F. Huet et à son élève et disciple d'Emile de Laveleye.)

Détail curieux, à Paris, François Huet devint le précepteur du roi Milan de Serbie.


Emile de Laveleye, bien qu'il fût professeur d'économie politique à l'Université de l'Etat à Liége, bien qu'il fût membre de l'Académie de Belgique, ami du roi Léopold II, qui le créa baron, a sa place marquée dans ce chapitre consacré au mouvement des idées socialistes en Belgique.

Disciple de François Huet, Emile de Laveleye s'est ressenti toute sa vie de son enseignement.

Dès 1847, dans un article publié dans la revue La Flandre libérale, il s'affirma l'adversaire du régime social existant, combattant la théorie manchestérienne du laisser faire laisser passer, et préconisant une meilleure organisation du travail dans le but de mettre fin à la misère et aux souffrances imméritées des classes laborieuses.

L'œuvre d'Emile de Laveleye est considérable. Son biographe, M. Ernest Mahaim estime que ses ouvrages, au nombre de trois cents, formeraient ensemble au moins cinquante volumes in-octavo. (Revue d'Economie politique, 1892.)

Au point de vue social, ses deux principaux ouvrages sont le Socialisme contemporain et la Propriété et ses formes primitives, qui parurent d'abord tous deux sous forme d'articles dans la Revue des deux mondes et furent traduits dans plusieurs langues.

Ces deux ouvrages sont trop connus pour que nous les résumions ici. Ils ont été lus par l'élite de la bourgeoisie, car c'est surtout par la lecture du Socialisme contemporain que la plupart des bourgeois ont appris à connaître les doctrines socialistes, ce qui certainement n'est pas suffisant.

En 1849, de Laveleye était nettement socialiste. Il le déclare dans une lettre adressée à un de ses amis de Paris. «Ma mère, dit-il, est désespérée de me voir socialisé ; quant à moi, je voudrais venir vivre à Paris, vivre de pain et d'eau et travailler sous Proudhon, c'est l'avenir cela !» (Voir dans la Bibliothèque Gilon, de Verviers Emile de Laveleye, Lettres et Souvenirs, 1894.)

Dans cette même lettre il écrit encore :

« Je suis devenu socialiste, non par originalité, ce n'est plus de mon âge, non par sympathie pour le peuple, je ne le connais pas : il me répugne, dans ce que j'en ai vu ; mais par l'entraînement naturel qu'exerce une notion vraie sur une intelligence libre. L'idée d'égalité m'a paru une loi suprême qui peu à peu se réalise - j'en ai déduit la notion que l'existence du prolétariat m'a semblé violer. - La vue de l'injustice m'a imposé la loi de travailler à l'abolir. - Elle ne disparaîtra pas de si tôt, je le sais. - Disparaîtra-t-elle jamais, je l'ignore ? - mais cela importe peu, mon devoir est de saisir la loi suprême et d'étudier par quelles réformes successives il est donné aux gouvernements de se conformer peu à peu au principe du droit que notre raison conçoit...»

Puis vient ce post-scriptum curieux :

« P.S. Eh bien as-tu lu Proudhon ? Voilà un homme sérieux. C'est le seul que vous ayez en France. Quand on a lu ce gaillard-là, tout le reste vous paraît bien mesquin. Quel effet a produit le livre de Thiers ? (il s'agissait sans doute du livre sur la Propriété). Je l'ai lu. C'est gentiment improvisé, mais il n'a pas saisi la question. Tout le côté économique lui a échappé ; il n'y a vu que le point minime, le point de vue administratif. Contre le communisme, c'est très fort ; mais il ne s'agit pas de cela ! Qui donc est communiste après quinze jours d'étude ? Qui est-ce qui nie que les fruits du travail sont au producteur ? C'est précisément le contraire que lui soutient et qu'il fallait expliquer. L'oisiveté est contre nature. Pour vivre, il faut travailler. Par quel étrange renversement celui qui ne fait rien consomme-t-il le plus ? Voilà le problème. Il n'a vu dans le socialisme que le rêve hardi de quelques hommes, il fallait y reconnaître le développement du principe égalitaire posé en 89 et qui, combiné avec la notion de l'industrie, fait le fond de votre situation. Les utopies renversées, reste le principe, l'idée. Vous êtes trop près pour juger de tout cela ; la fumée des barricades vous aveugle ! »

De Laveleye, malgré le milieu dans lequel il vécut, malgré ses goûts même, resta toujours sympathique au socialisme. Pour écrire son ouvrage Le Socialisme contemporain, il consulta plusieurs fois César De Paepe qui lui prêta une centaine de volumes ! Mais il fut toujours très objectif, dans ses écrits, se bornant à exposer les idées et les faits, sans trop se prononcer ni dans un sens ni dans un autre, et c'est ainsi que ses principaux travaux parurent d'abord sous forme d'articles dans des revues souvent très conservatrices, telle la Revue des Deux Mondes.

De Laveleye mourut le 2 janvier 1892, à Doyon, province de Namur, à l'âge de 70 ans.

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