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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

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Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome premier. Première partie (la Belgique de 1830 à 1848)

Chapitre XIII. Le mouvement démocrate-socialiste avant 1848

Pétitions d'ouvriers typographes réclamant en 1845 le suffrage universel et l'organisation du travail - Appel aux Belges - Arrestations - Procès politiques - Attaques contre Léopold Ier. - L’Argus - De hoop van België - L'Association démocratique de Bruxelles - Son caractère international - La Société Agneessens - Karl Marx en mission à Londres - Active propagande démocratique - Création d'associations démocratiques en province - Meeting à Gand - La chanson Le Déluge, de Béranger en 1847 - Une prophétie

Les années 1846 et 1847 furent assez agitées.

En France, le mouvement démocratique et révolutionnaire battait son plein. En Angleterre, le mouvement chartiste prenait une grande extension. En Allemagne aussi, malgré des conditions de lutte moins favorables, des hommes dévoués affrontaient les persécutions d'un pouvoir arbitraire et propageaient les idées d'émancipation politique et sociale.

En Belgique, toute la vie politique était concentrée dans les querelles des libéraux et des catholiques, où la démocratie n'avait presque rien à voir et où, comme l'écrivait Lucien Jottrand, « il ne s'agissait guère là que d'une compétition pour l'influence parlementaire considérée exclusivement au point de vue des avantages matériels à procurer aux vainqueurs, dans la lutte électorale circonscrite dans une oligarchie censitaire de moins de cinquante mille citoyens. ». (Lucien JOTTRAND. Charles-Louis Spilthoorn, 1872, page 31).

Cependant, les idées démocratiques étaient en progrès.

A la fin de 1845, des ouvriers typographes avaient adressé à la Chambre une pétition réclamant le suffrage universel et l'organisation du travail.

En avril 1846, des pamphlets avaient été distribués dans diverses villes du pays, en français et en flamand. Ils portaient comme titre : Appel à tous les vrais Belges et comme signature : des amis du peuple des Flandres.

Plusieurs arrestations avaient eu lieu, à l'occasion de cette distribution, notamment celles de Labiaux, Verbaere, Pellering et Deveyne, qui furent poursuivis pour « avoir provoqué directement à désobéir aux lois du royaume ».

Voici le texte de ce document que plusieurs journaux de l'époque reproduisirent (notamment 1'Eclair et le Débat social :

« APPEL A TOUS LES VRAIS BELGES

« Par les amis du Peuple des Flandres.

« La misère est au comble !... Notre fertile patrie n'a jamais été autant ravagée par la famine !... On voit journellement succomber à la faim de courageux et honnêtes ouvriers !... Le nombre est considérable et - augmente de jour en jour - de ceux qui, de pauvres se convertissent en criminels pour obtenir le pain de la prison !...

« Maintenant que les affamés ne trouvent plus d'asile dans les dépôts de mendicité, parce que ces affreux établissements sont tous remplis de malheureux. Mainte¬nant que les champs ne portent plus de navets ni d'autres légumes, que les malheureux allaient voler il y a peu de temps, pour allonger leur terrible existence.

« Maintenant que les petits bourgeois ne possèdent presque plus rien, pour tendre une main consolante à leurs frères mourants !

« Maintenant que les cultivateurs n'ont, pour ainsi dire, plus rien à donner.

« Maintenant que les artisans ne savent plus de quel bois faire flèche !... Qu'adviendra-t-il de nous ?

« L'avenir est cruellement inquiétant !... Riches de la terre ! Aristocrates ! vous êtes bien à plaindre, malgré que vous nagez dans le plaisir, malgré que vous possédez tous les trésors matériels.

« Votre dureté, votre égoïsme, votre rapacité, votre conduite inhumaine, auront pour conséquence, le vol, l'incendie, l'assassinat et toutes leurs suites !…

« Si on n'apporte promptement un remède efficace pour soulager la détresse, non pas, à proprement parler des mendiants de profession, mais de ceux qui connaissent trop leur dignité et leur force pour s'avilir jusqu'à telle extrémité, cette terrible prophétie se réalisera car le proverbe dit

« Ventre affamé n'a point d'oreilles !

« Afin de parer à ce fléau, suspendu sur la Belgique, les patriotes des Flandres ont pensé de remplir un devoir sacré et de rendre un grand service, tant aux riches qu'à leurs frères agonisants de misère, en faisant un appel à tous les vrais Belges, pour les engager à s'adresser, en masse, au Roi et aux représentants, le 14 avril, pour leur exposer la misère du peuple, afin qu'il plaise à ses gouvernants, de pourvoir à des moyens d'existence pour leurs gouvernés.

« C'est le seul moyen de faire voir à ceux qui ont juré de soigner les intérêts du peuple Belge, qu'il est plus que temps que ce peuple soit écouté, car en pétitionnant nous n'obtenons ni droit, ni justice... A peine a-t-on donné lecture de nos requêtes, qu'on les met de côté... pour toujours et on ne s'inquiète plus de nos supplications. Nos hommes d'Etat pensent peut-être que les Belges ne pétitionnent que pour s'amuser ?... Mais lorsqu'ils verront une masse de leurs compatriotes se présenter devant eux, en demandant du travail et du pain, il est à espérer, nous n'en doutons pas, qu'ils ouvriront enfin les yeux, et emploieront des moyens efficaces pour prévenir les suites que pourrait avoir la misère générale.

« En conséquence, tous les vrais descendants de la patrie de Jacques Van Artevelde, de Jean Breydel, de Pierre De Coninck, d'Ackerman, de Zannequin et de tant d'autres héros populaires, sont invités à se trouver le 23 avril (2e jour de Pâques) à 10 heures du matin, Marché du Vendredi, à Gand, pour se rendre de là, vers les dix heures, à Bruxelles, pour s'y trouver le lendemain, à midi, sur la Grand'Place; pour s'y mettre en cortège et se rendre à une heure au Palais de la Nation, y soumettre au gouvernement belge les supplications du Peuple.

« Il est à espérer que les Brabançons et nos frères des provinces wallonnes se joindront à leurs frères des Flandres pour les accompagner au Palais de la Nation. Les Flamands se proposent bien de prendre l'initiative en cette circonstance, mais leur cause n'est pas seulement celle des Flandres, c'est aussi celle de la Belgique, c'est celle de tous les peuples.

« Nous prions le roi, les ministres, les représentants et les sénateurs d'être à leur poste, pour pouvoir juger et décider sur les réclamations du peuple. Cette adresse est tirée à 100,000 exemplaires dans les deux langues et sera distribuée dans toute la Belgique entre le 9 et le 10 avril.

« Encore un mot à l'armée :

« Frères militaires !

« Ce sont vos parents, vos frères, vos amis qui vont exposer l'état de leur détresse au gouvernement ; nous ne voulons pas vous faire la guerre ; seulement nous allons demander du travail et du pain pour ne pas mourir de faim... Ne soyez donc pas contre nous, car vous soldats ! vous êtes aussi des enfants du peuple, et si vous deviez faire feu sur le peuple par ordre de chefs impitoyables ou ignorants, vos balles et vos boulets iraient frapper vos propres pères et mères, vos propres frères, vos chers amis... et ce serait vous rendre coupables du plus atroce des crimes... Ne tirez donc pas sur le peuple, mais dites :

« Nous soldats ! nous sommes aussi du peuple. Nous ne voulons pas être nos propres bourreaux ! »

Labiaux, Verbaere, Pellering et Deveyne furent poursuivis devant la Cour d'assises pour avoir rédigé et fait distribuer ce manifeste, et condamnés à six mois de prison.

Ils se pourvurent en cassation et la Cour les acquitta par un arrêt cassant sans renvoi l'arrêt de la Cour d'assises du Brabant, parce que celui-ci n'estimait pas que les auteurs de « L'Appel aux Belges » eussent agi méchamment.

Les défenseurs des inculpés avaient été Lucien Jottrand et L. Spilthoorn. L'avocat Van Hoorebeeke, qui fut plus tard ministre des travaux publics, avait demandé à être adjoint à la défense.


Mais ce fut surtout l'année 1847 qui fut fertile en procès.

En février, furent renvoyés devant la cour d'Assises du Brabant, comme prévenus d'avoir méchamment et publiquement injurié la personne du roi :

1º P. A. Parys, imprimeur-éditeur du journal l'Argus.

2° P. A. Wuillot, docteur en lettres.

3º Ch. A. Deschamp, rédacteur du Méphistofélès.

4° C. Michaels, ouvrier typographe.

5º B. Dewallens, imprimeur éditeur du Méphistofélès.

6º Ch. Verrassel, libraire-relieur.

7º J. Sacré, imprimeur-libraire.

8° P. J. Dussart, correcteur d'imprimerie.

Léopold 1er étant allé faire un voyage au Tyrol, l'Argus avait publié plusieurs articles à ce sujet.

Dans l'un, les phrases suivantes avaient été déclarées injurieuses :

« Léopold est allé en Tyrol, prendre du lait de chèvre pour se rétablir la poitrine ; on prétend, en effet, qu'il a la poitrine aussi abîmée qu'un comédien qui monterait sur les planches depuis quarante ans ; la comparaison est juste : seulement ce n'est pas sur les planches, mais sur le trône, que Léopold joue la comédie. »

Plus loin :

« Lorsque Léopold aura suffisamment sucé le lait des chèvres du Tyrol, il reviendra sucer l'argent des contribuables ; c'est un homme infatigable. »

La veille de l'ouverture des Chambres, au mois de novembre 1845, Wuillot avait publié une pièce de vers, contenant le passage suivant dans lequel le procureur-général De Bavay avait vu une nouvelle injure pour la personne du roi :

« C'est mardi que l'airain de la garde comique,

« Par vingt-un craquements de son tonnerre étique,

« Publiera que Cobourg, vrai pasteur de troupeau,

« Daigne parler au peuple en gardant son chapeau.

« C'est mardi qu'un monarque, amateur de laitage,

« De la Suisse quittant le riant pâturage

« Et de son Amalthée abandonnant le pis,

« Fera montre au public de ses traits récrépis.

« Ce sera magnifique ! A son auguste vue

« Nos pauvres députés gagneront la berlue.

« Et Rodenbach, au sein du rayonnant milieu,

« En revoyant son roi croira voir le bon Dieu :

« Le ciel de l'Helvétie a refait sa figure,

« Sa chèvre était si jeune et si douce et si pure !

« Avec tant de ferveur il en suça le lait

« Qu'après tout le Cobourg ne doit plus être laid, etc. »

Au banc de la défense se trouvèrent Mes Hohn, D. Picard, Edouard de Linge, Jules Gendebien, Jottrand, d'Aguilor, Huyaux et Wargnies.

L'affaire, dura quatre jours. Douze questions furent posées au jury, qui répondit négativement sur toutes. Les accusés furent acquittés.

Au mois de mars 1847, les deux orateurs populaires flamands J. Kats et Jean Pellering ayant convoqué un meeting à Bruxelles, la police et des agents provocateurs troublèrent la réunion et on profita de ces désordres pour arrêter les deux ouvriers. C'était la troisième fois que Pellering était arrêté dans le courant du mois. Cette fois, son arrestation fut maintenue et il fut accusé de rébellion, de tentative d'assassinat et de provocation au renversement du gouvernement.

Le 25 juin, la Cour d'Assises de la Flandre occidentale était réunie à l'effet de juger Napoléon Arlequeeuw, de Courtrai, éditeur du journal flamand : de Hoop van België.

Arlequeeuw était accusé, lui aussi, de provocation au massacre, au pillage, à la dévastation et à la rébellion !

Les temps étaient durs d'ailleurs, et, presque chaque jour, l'un ou l'autre ouvrier sans travail brisait volontairement les carreaux d'un boulanger ou d'un autre commerçant, à seule fin d'aller en prison pour ne pas mourir de faim !

« L'accusé, disait l'acte d'accusation, a fondé un journal pour exploiter le mécontentement du peuple qui souffre de la famine. II a publié des articles répréhensibles. »

Arlequeeuw fut défendu par Joseph Bartels avocat à Bruxelles et secrétaire de l'Alliance et par Me De Schrijver, du barreau de Bruges.

Il fut également acquitté.


A côté de la Société politique et électorale l'Alliance, qui comptait dans son sein des éléments démocratiques appartenant à la bourgeoisie, se constituèrent bientôt des groupes plus avancés.

La Société Agneessens fut fondée à Bruxelles aux débuts de 1847. Elle se réunis¬sait au cabaret A Saint-Michel, rue Plattesteen et avait pour objet essentiel, la défense des intérêts de la classe ouvrière.

Il s'était formé également une association d'ouvriers tailleurs qui, au mois d'octobre 1847, fit annoncer dans un journal qu'elle venait de s'établir, sous la direction de M. Vanden Driesche, petite rue de l'Ecuyer, 14, près du Treurenberg, pour s'occuper de la confection de vêtements pour hommes.

Mais le groupement politique le plus important qui vit le jour à cette époque, fut l'Association démocratique, qui fut créée le 7 novembre 1847, grâce à la propagande, ainsi que nous l'avons établi précédemment, des réfugiés allemands qui avaient accompagné Marx et Engels, dans leur exil en Belgique.

Les procès-verbaux des premières séances de cette société furent rédigés par M. Albert Picard et conservés par lui. Ils furent reproduits en partie, en 1872, par Lucien Jottrand dans son étude sur Charles-Louis Spilthoorn.

Vu l'importance de ces documents pour l'histoire de la démocratie socialiste belge, nous allons en reproduire plusieurs extraits. Et d'abord le procès-verbal de la séance dans laquelle l'Association fut fondée :

« ASSOCIATION DEMOCRATIQUE

« Séance du 7 novembre 1847

« Plusieurs démocrates ayant conçu l'idée de fonder, à Bruxelles, une association ayant pour but l'union et la fraternité des peuples, avaient formé un comité provisoire ; et, après un appel adressé dans les journaux à tous les amis de la cause démocratique, on s'était réuni à la maison des Meuniers, rue de la Tête d'Or, à l'effet de constituer définitivement la société. Voici le procès-verbal de cette séance :

« Le bureau est composé de M. le général Mellinet, désigné comme président d'âge ; de M. l'avocat Spilthoorn, du barreau de Gand, et de M. Maynz, professeur à l'université de Bruxelles.

« M. le général Mellinet expose l'objet de la réunion et le but de l'Association. Il invite M. Spilthoorn à donner lecture du projet de règlement, rédigé et adopté par les fondateurs de la société, et dont la teneur suit :

« I. - Une société sous la dénomination de : Association démocratique, ayant pour but l'union et la fraternité de tous les peuples, est établie entre les soussignés fondateurs et tous ceux qui, sans distinction de pays, de profession ou d'état, désireront y être agrégés et y seront admis, d'après le mode désigné ci-après.

« II. Tous les actes de cette Société seront publiés et circonscrits dans le cercle d'action tracé par la Constitution Belge. La Société procède à l'aide de la presse et d'assemblées périodiques, ou non périodiques, publiquement convoquées. Elle propose, discute, résout, les mesures propres à atteindre son but. Elle opère par la voie de manifestes, adresses, pétitions, et par l'affiliation à des sociétés analogues existant en Belgique ou dans d'autres pays.

« III. - La Société est régie et dirigée par un comité central composé d'un président, deux vice-présidents, un trésorier, un secrétaire et quatre assesseurs-interprètes, tous nommés en assemblée générale des membres de la Société, au scrutin de listes, à la majorité des voix, et pour demeurer un an en exercice. L'assemblée générale pourra néanmoins révoquer les membres du comité avant l'expiration de l'année, sur la proposition motivée de dix membres, et à la majorité des deux tiers des voix. Le président ne pourra être élu deux fois de suite.

« IV. - Le président, et, en son absence, l'un des deux vice-présidents, par ordre d'âge, est chargé de l'exécution de toutes les résolutions du comité central. Le trésorier est chargé de la recette et de la garde des fonds de la Société ; il est aussi chargé du paiement des dépenses, sur mandats de celui que le comité commet pour délivrer des mandats. Le secrétaire tient les écritures du comité.

« V. - Tous les fonctionnaires du comité central exercent gratuitement leur office, à l'exception du secrétaire dont la rémunération sera fixée en assemblée générale par la Société.

« VI. - La Société admet des membres en nombre illimité, en assemblée générale, à la majorité des deux tiers des membres présents, prise par épreuve d'assis et levés. Toute admission doit être proposée et appuyée, à haute voix, par au moins six membres présents.

« Le comité central, à la majorité de cinq de ses membres au moins, peut prononcer l'ajournement à la plus prochaine assemblée générale, d'un vote sur une présentation de membres de la Société.

« VII. - Chaque membre de la Société paye une rétribution mensuelle, et par anticipation, de cinquante centimes, pour les frais de la Société. Le retard dans le payement de deux rétributions mensuelles successives emporte de plein droit démission de membres de la société ; le comité central, à la majorité de cinq de ses membres au moins, peut relever de cette déchéance celui qui, en s'acquittant de ses rétributions arriérées, fait valoir des motifs valables d'excuse pour son retard.

« VIII. - Toute convocation de l'assemblée générale indique l'objet de la convocation. L'assemblée, à la majorité des voix peut toutefois changer l'ordre du jour annoncé.

« IX. - Le présent règlement pourra, sur une proposition de dix membres, être modifié par l'assemblée générale, à la majorité des deux tiers des voix.

« Après cette lecture, M. Mellinet met en discussion les articles du règlement.

« M. Brec trouve les conditions d'admissibilité trop sévères.

« M. Tedesco présente quelques observations générales sur le fondement et le but de la société, et finit par demander la suppression de l'article qui circonscrit les travaux de la société dans le cercle tracé par la Constitution belge.

« Le président lui fait observer que cette discussion ne saurait être tolérée, et qu'elle est d'ailleurs étrangère à l'ordre du jour.

« M. Breyer cherche à réfuter les observations de M. Tedesco. Il pense que la société n'est pas une société d'action, et qu'elle peut ainsi se renfermer dans le cercle d'une constitution qui consacre la liberté la plus absolue de pensée et de discussion. Il désire cependant que le premier article soit rédigé avec plus de précision.

« M. Heilberg trouve que le mot « démocratique » est assez précis.

« Après une longue discussion, l'amendement suivant de M. Faider est adopté à l'unanimité : « Le présent règlement sera provisoirement obligatoire pendant la durée de trois mois. Après cette époque, il sera soumis à une révision et rédigé définitivement.

« Le règlement est signé par les personnes dont les noms suivent :

« Général Mellinet ; L. Jottrand, avocat ; Imbert ; Spilthoorn, avocat ; Fréd. Crügel, homme de lettres ; Maynz, avocat ; Von Bornstedt, rédacteur du journal allemand ; Heilberg, professeur ; Jacob Kats ; H. Wolff, homme de lettres ; J. Born ; Karl Marx, homme de lettres ; C. Zalekski ; J. Pellering ; Lelewel ; Louis Lubliner ; Kordawski ; G. Wierth ; Tedesco, avocat ; Breyer, docteur en médecine ; E. Brec ; J. Kérou ; Victor Faider, avocat ; Clément Wysmann, membre du comité libéral de Termonde ; J.-N. Colard ; De Mesmaeker ; A. Deloy ; Ferdinand Verhaegen ; H. Neerinckx ; M. Hess ; Antoine Kats ; Funck avocat ; Paul de Thomis ; Hautot ; A. Puraye ; F.-J. Dassy ; Philippe Gigot ; C.-J. Voglet ; Adrien Van Bevervoorde ; Neubeck ; Genouvez ; Brotbeck ; Ferd. Wolff ; M. Pellering ; H. Vankwalie ; L. Senault ; Chevrille ; B. Fleracker ; Schlossmann ; Balliu ; Bataille, Ohnemans ; Albert Picard, avocat ; Auguste Massart, avocat ; Parmentier ; Dumont ; Labiaux ; Ch. Dupré, ingénieur civil à Gand ; Blass ; Lhor ; J, Meskens ; Clément Dirckx ; Auvenne.

« Cette opération terminée, M. le président déclara l'association définitivement constituée et annonça aux membres présents qu'une seconde réunion aurait lieu, le lundi 15 novembre, à l'effet de procéder à la formation du bureau définitif. La séance fut levée à neuf heures. »

Avant de dégager le caractère de cette société politique, il importe de faire connaître la composition de son bureau définitif. A cet effet reproduisons un extrait de la séance du 15 novembre 1847, tenue à la Maison des Meuniers.

« La séance s'ouvre à 7 heures. Le procès-verbal de la séance précédente est lu et adopté.

« Le président invite les membres présents de l'Association à procéder à la formation du bureau définitif. Quarante-neuf membres répondent à l'appel nominal et prennent part au vote.

« MM. Maynz et Picard sont désignés comme scrutateurs.

« Le scrutin donne les résultats suivants :

« M. Jottrand est nommé président par 47 voix ;

« Sont nommés vice-présidents : M. Imbert (français) par 37 voix et M. Marx (allemand) par 36.

« M. Picard secrétaire par 36 voix

« M. Funck trésorier par 46 voix.

« Sont nommés interprètes :

« M. Lelewel (polonais) par 35 voix ;

« M. Maynz par 35 voix ;

« M. Spilthoorn par 33 voix

« M. Wierth par 25 voix ;

« Sur la proposition de M. Wolff, le général Mellinet est nommé président honoraire, à l'unanimité et par acclamation.

« Avant d'installer le bureau définitif, M. le général Mellinet prononce un discours dans lequel il cherche à restituer au mot démocrate sa véritable signification. Il passe en revue les différentes qualifications que les partis ont données à la cause démocratique, et il finit en exposant les vrais principes de la démocratie.

« Le bureau définitif est ensuite installé. M. le président propose des remerciements au bureau provisoire, et notamment au digne président provisoire, M. le général Mellinet. Cette proposition est accueillie par des applaudissements. »

« Cette Association démocratique, dit Lucien Jottrand dans l'étude déjà citée, avait bien le caractère des sociétés politiques qui l'avaient précédée dans notre pays. La constitutionnalité en était sauvegardée par l'article 2 du règlement, et ce, avec d'autant plus de précision et de solennité, qu'elle avait résisté à l'objection, isolée d'ailleurs, qu'on y avait faite, dans la discussion du règlement. La publicité obligatoires de tous les actes de l'Association lui gardait ce cachet propre aux associations politiques de toutes les époques de notre histoire nationale, où les chaperons blancs, de l'époque des Artevelde ; les Gueux, de l'époque de Philippe II ; les pro aris et focis, de la révolution dite brabançonne, n'ont jamais, comme les initiations mystérieuses, les instructions secrètes, les actes soigneusement cachés, propres aux sociétés politiques des autres pays. Si, à la différence des sodalités qui s'étaient projetées ou formées chez nous depuis 1830, l'Association démocratique dérogeait aux principes rappelés par Adolphe Bartels, en 1834, pour l'organisation des travailleurs à Gand : « Pas d'étrangers, pas de Français pas même de Polonais, si ce n'est qu'ils s'effacent et se trouvent dans l'ombre » ; c'est qu'en 1847, les idées de Gendebien, manifestées en 1839, avaient agi sur les esprits et qu'elles pouvaient s'appliquer spécialement à des choses nouvelles, qui semblaient s'ajuster à ces idées du grand patriote, et exciter la Belgique à prendre l'initiative de leur application :

« La première composition de la Société de 1847 justifie, d'ailleurs, le sens spécial qu'il fallait y donner à l'admission des étrangers. Ceux d'entre eux qui, comme le général Mellinet, le professeur Maynz, le docteur Breyer, avaient, depuis longtemps, fixé leur domicile parmi nous, nous avaient rendu déjà et nous rendaient encore des services qui payaient largement notre hospitalité, n'entraient dans l'Association démocratique qu'au même titre que les Belges ; c'est-à-dire par l'affirmation de leurs dispositions à protéger surtout les intérêts populaires dans leur nouvelle patrie. Les étrangers qui, tels que le Grand Polonais Joachim Lelewel ; le publiciste marseillais Imbert ; les Allemands Karl Marx et Von Bornstedt, subissaient chez nous l'exil auquel les avaient forcés des proscriptions anti-démocratiques dans leurs pays, étaient reçus dans l'Association, et même y étaient appelés à des fonctions éminentes, pour faire éclater d'autant l'antipathie des démocrates belges contre la tyrannie chez toutes les nations. »

Dans sa troisième réunion, tenue le 28 novembre 1847, l'Association démocratique décida l'envoi d'une adresse au peuple suisse, à propos des événements qui venaient de s'y produire, c'est-à-dire la lutte des sept cantons catholiques de la Suisse centrale unis contre le gouvernement central et ce à l'instigation des jésuites. Une armée fédérale s'empara de Fribourg et de Lucerne et l'Alliance des cantons catholiques (Sunderbond) fut détruite et les jésuites expulsés.

La commémoration de la révolution polonaise eut lieu au mois de novembre, le jour de l'anniversaire de la chute de Varsovie, en 1831.

L'Association démocratique s'occupa ensuite de son affiliation à d'autres sociétés démocratiques, tant en Belgique qu'à l'étranger. Quoi qu'en dise Lucien Jottrand, dans son livre sur Spilthoorn, elle avait bien un caractère international. Sa composition le montre à l'évidence, ainsi que son action vis-à-vis des démocrates étrangers.

Dans la séance du 29 novembre, le président annonça que Karl Marx allait partir pour Londres, à l'effet d'y représenter l'Association auprès de la Société des Fraternal Democrats. Dans la même séance, le président proposa à l'assemblée de voter des remerciements à M. Ferdinand Flocon (qui fit partie du gouvernement provisoire de la République française du 24 février) lequel, au banquet électoral de Dijon, avait porté un toast à l'Association démocratique de Bruxelles.

Dans l'assemblée suivante, celle du 5 décembre, un membre produisit le dernier numéro paru du Northern Star, de Londres, dans lequel il était rendu compte de l'accueil chaleureux fait par les Fraternal Democrats au député de l'Association démocratique. Des affiliations demandées par la société Agneessens, de Bruxelles, par une société démocratique de Tournai et par une autre de Liège, furent prises pour notification.

Dans les procès-verbaux de séances subséquentes, nous trouvons mentionnées d'autres demandes d'affiliation, notamment de la part de sociétés démocratiques hollandaises et de la part d'une grande association démocratique qui venait de s'établir à Gand sur les bases de celle de Bruxelles et dont Spilthoorn avait été le promoteur.

Dans le courant de décembre, une lettre de M. Adrien Van Bevervoorde, rédacteur du Courrier Batave à La Haye, annonça à l'assemblée bruxelloise une convocation à Utrecht, pour le 26 du mois, de tous les publicistes hollandais, à l'occasion d'une loi sur la presse qui venait d'être proposée aux Etats-Généraux. M. Van Bevervoorde, déjà membre fondateur de l'Association démocratique belge, demandait à celle-ci les pouvoirs et les instructions nécessaires à l'effet d'établir en Hollande une succursale de cette société.

Dans le même mois de décembre, à la séance du 19, il fut donné lecture d'une lettre de M. Harney, rédacteur du Northern Star, proposant, au nom de la société des Fraternal Democrats, la convocation à Bruxelles, pour l'année 1848, d'un congrès démocratique général.

Les Anglais, qui offraient de s'y rendre, se chargeraient d'y convoquer les démocrates français, pour éviter toute mauvaise interprétation sur la présence de ceux-ci dans une assemblée réunie en Belgique. Un membre, le citoyen Engels, annonça qu'il avait déjà reçu des Fraternal Democrats un pouvoir exprès pour cette convocation éventuelle des citoyens français, et il demanda l'autorisation de la communiquer à l'avance aux membres du Comité de la réforme, à Paris.

L'adresse des Fraternal Democrats de Londres, à leurs « frères » de Belgique, est un curieux document. Que l'on en juge par les passages suivants :

« Frères !

« Votre adresse, en date du 26 novembre 1847, a été reçue dans une assemblée des membres et amis de cette société, tenue le 29, en commémoration de l'insurrection polonaise de 1830, glorieuse malgré son insuccès.

« Votre délégué, notre ami et frère estimé, le docteur Karl Marx, vous dira l'enthousiasme avec lequel nous avons salué sa présence et la lecture de votre adresse. Tous les yeux brillaient de joie ; toutes les voix criaient : bien venu ! toutes les mains se tendaient fraternellement vers la main de votre représentant.

« Les noms des membres de votre comité ont été accueillis par les applaudissements de toute notre assemblée. L'Humanité doit leur être bien reconnaissante des services qu'ils ont rendus et des sacrifices qu'ils ont faits à la cause de la liberté. Une association qui compte dans ses rangs l'héroïque général Mellinet et le glorieux et incorruptible patriote Lelewel, doit commander la confiance des démocrates de toutes les classes. Pour nous, nous acceptons avec les sentiments de la joie la plus vive l'alliance que vous nous offrez.

« Notre société existe depuis plus de deux ans avec la devise : Tous les hommes sont frères.

« ... A l'occasion de notre dernier anniversaire, le 22 septembre, nous avons re-commandé la formation d'un congrès démocratique de toutes les nations, et nous nous réjouissons d'apprendre que vous avez publié la même proposition.

« La conspiration des rois doit être combattue par la conspiration des peuples. En quelque lieu que ce congrès démocratique s'assemble, vous pouvez compter que la démocratie anglaise y sera représentée. Ce sera la tâche de votre association, ainsi que la nôtre d'organiser l'ensemble des représentants de nos frères de toute l'Europe.

« ... Mais il y a deux points de réunion pour la démocratie de tous pays, ce sont la souveraineté du peuple et la fraternité des nations.

« ... Nous sommes convaincus que c'est au véritable peuple, aux prolétaires, aux hommes qui versent chaque jour leur sueur et leur sang sous le joug qui leur est encore imposé par les systèmes actuels des sociétés, nous sommes convaincus que c'est à ce peuple qu'il faut recourir pour obtenir l'établissement de la fraternité universelle.

« L'intérêt des seigneurs de la terre et des seigneurs du capital est de tenir les nations divisées. Mais il est de l'intérêt des prolétaires, opprimés partout par la même espèce de maîtres et dépouillés partout du fruit de leur industrie par la même espèce de détrousseurs, il est de l'intérêt des prolétaires de s'allier contre eux. Et ils s'allieront contre ! Sortant de la hutte, de la mansarde ou de la cave, quittant la charrue, la fabrique ou l'enclume, on verra venir, on voit déjà venir par la même voie, les gestes de la fraternité et les sauveurs prédestinés de l'humanité... »

Ce document annonce le Manifeste communiste de Marx et de Engels qui parut quelques mois plus tard ; il montre aussi que l'Association internationale des Travailleurs, qui ne fut réalisée qu'en 1864, était déjà à cette époque dans le cœur et le cerveau des prolétaires conscients. Il est signé : Pour l'association Fraternal Democrats. F.-J. Harney, E. Jones, Ch. Kean, et Thomas Clark ; pour la France Bernard et Michelot ; pour la Germanie : Charles Schapper et Joseph Moll ; pour la Pologne : Louis Oborsky ; pour la Suisse : J. Schabelitz ; pour la Scandinavie : Pierre Holm.

L'idée d'un congrès international des démocrates était dans l'air, car au même moment le rédacteur de la Gazette allemande de Bâle, provoquait un Congrès sem¬blable, en envoyant à l'Association les numéros de sa feuille, dans lesquels il était rendu compte de l'accueil excellent fait en Suisse à l'adresse du 29 novembre.

« On peut dire, d'après ce qui précède, dit Jottrand, que l'Association démocratique de Bruxelles devenait, vers la fin de 1847, le point central d'une grande fédération dans le sens de ce que Gendebien désirait déjà en 1839. »

Pendant que l'Association démocratique nouait ces rapports qui seraient devenus si féconds en résultats civilisateurs, pour peu qu'eût réussi la révolution qui se préparait visiblement à Paris, elle discutait les principales théories réformistes dont l'application devenait possible après les événements qu'on prévoyait. C'est ainsi que, d'un accord délibéré avec la Société Agneessens et d'un accord tout fortuit avec l'Alliance, qui siégeait toujours à la Maison des Brasseurs, depuis le célèbre congrès libéral de 1846, elle vota une pétition aux Chambres législatives pour demander la diminution du budget de l'armée.

Elle discuta aussi, cette fois à la suite de l'Alliance, la question du libre échange.

Il est intéressant de rapporter ici ce qui fut dit à l'Association démocratique sur ce sujet, et de signaler la part que prit à la discussion Karl Marx, revenu de sa mission à Londres.

La question fut examinée dans la séance du 9 janvier 1848. Karl Marx lut un discours dans lequel, examinant la question au point de vue des prolétaires, il démontra que la liberté commerciale n'aurait pour effet immédiat que de favoriser le capital au grand préjudice des travailleurs. Il ne la repoussa pas néanmoins, comme étant contraire aux principes de l'économie politique. Mais il pensa qu'elle conduira à l'antagonisme entre le capital et le travail jusqu'à ses dernières limites, et qu'elle provoquera aussi une solution du grand problème de l'organisation sociale.

Ce discours fut vivement applaudi. Labiaux en proposa l'impression, en français et en flamand, aux frais de la société.

Picard appuya cette proposition, tout en déclarant qu'il ne partageait pas les opinions émises par Marx, et en faisant toutes ses réserves à cet égard.

L'activité de l'Association démocratique de Bruxelles, son intervention dans la politique des nations voisines, appelèrent sur elle l'attention de la presse européenne et ensuite des journaux catholiques belges qui, comme de coutume en pareille circonstance, évoquèrent le spectre rouge, déclarèrent que son but était de semer l'anarchie, d'exciter le peuple contre le gouvernement, etc., etc.

Mais ces attaques insolentes, loin de nuire à l'Association, lui firent au contraire du bien.

Le nombre de ses membres augmenta rapidement, si rapidement même qu'au mois de janvier, le local de la Maison des Meuniers fut reconnu trop étroit et que l'Association démocratique alla s'installer à la Vieille Cour de Bruxelles, rue des Sœurs Noires.

D'autres associations furent fondées en province, notamment à Gand, le 23 janvier 1848 « sur les mêmes bases que celle de Bruxelles », dit la circulaire.

La réunion inaugurale de l'Association de Gand eut lieu dans le Salon de Flore, Holstraet, vaste salle qui pouvait contenir plus de 2000 auditeurs.

Des orateurs allemands, français et polonais, délégués par l'Association de Bruxelles y prirent la parole et furent acclamés.

Ce mouvement populaire annonçait évidemment le réveil de l'opinion démocratique et l'approche d'événements sérieux.

Déjà en septembre 1847, Béranger avait lancé sa chanson Le Déluge, une véritable prophétie, qui fut reproduite par plusieurs journaux démocratiques de Belgique :

« Toujours prophète, en mon saint ministère,

« Sur l'Avenir j'ose interroger Dieu

« Pour châtier les Princes de la terre,

« Dans l'ancien monde un déluge aura lieu.

« Déjà près d'eux, l'Océan sur ses grèves

« Mugit, se gonfle ; il vient, maître, voyez !

« Voyez, leur dis je, ils répondent

« Tu rêves,

« Ces pauvres rois (bis,) ils seront tous noyés !

« Cet Océan, quel est-il, ô prophète ?

« Peuples, c'est nous, affranchis de la faim ;

« Nous, plus instruits, consommant la défaite

« De tant de rois inutiles enfin.

« Dieu fait passer sur ces fils indociles

« Nos flots mouvants, si longtemps fourvoyés,

« Puis le ciel brille et les flots sont tranquilles.

« Ces pauvres rois (bis) ils seront tous noyés !

Quelques mois plus tard, la révolution éclatait à Paris, Louis Philippe prenait la fuite, la République était proclamée et l'Europe entière vivement secouée.

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