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Léopold Ier, oracle politique de l'Europe
BUFFIN Camille - CORTI Egon - 1927

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BUFFIN C. - CORTI R, Léopold Ier, oracle politique de l’Europe

(Paru à Bruxelles en 1927, chez Albert Dewit)

Chapitre VIII. Léopold Ier et la situation intérieure de la Belgique

La politique intérieure du roi - Les phases de sa conversion politique - Son attitude vis-à-vis du libéralisme belge - En 1847 un ministère libéral prend le pouvoir - Velléité d'abdication du roi - Des scrupules conservateurs s'emparent de lui - Apparition de symptômes d'orage - La Révolution de février et la chute de Louis-Philippe - Influence de ces événements sur la Belgique - La tranquillité n'est pas troublée - Adroite réserve de Léopold - Opinion du roi sur le communisme - Consolidation de la royauté belge, conséquence d'une direction prévoyante

(page 190) Dès ce moment, la situation intérieure de l'Etat passe au premier plan des préoccupations du roi Léopold. Très attentivement, il observe les événements qui se déroulent dans son petit royaume, prêt à parer toute éventualité. Se rendant compte de la tendance des idées, en avril 1845, il avait écrit le 2 avril 1845 à l'archiduc Jean :

« Nous adoptons ici des formes ultra-démocratiques, ce qui est regrettable, car bien qu'aimant la liberté ce pays n'est cependant pas démocrate » Depuis lors, le roi avait mis de l'eau dans son vin et essayait, contrairement à ses convictions, de s'adapter à l'esprit du temps. C'est ainsi que sa manière d'agir différait de celle de Metternich qui n'admit pas plus d'innovation dans les affaires intérieures que dans les relations extérieures.

Dans les dernières années de sa carrière si brillante, le chancelier, alors âgé de 75 ans, était devenu tout fait incapable de se plier aux circonstances. Son intransigeance restait absolue. Et, cependant, il eût gagné beaucoup en observant l'attitude de Léopold dans les questions d'ordre intérieur, d'autant plus que jusque là Metternich et le roi avaient été, maintes fois, d'opinions identiques, bien que le dernier eût la réputation d'être un monarque libéral.

(page 192) Souvent les chemins, par lesquels ils cherchaient à atteindre leur but, étaient fort différents et c'est pour cette raison que, tandis que la révolution abattait l'un, elle raffermissait l'autre sur son trône.

La politique intérieure de la Belgique était dominée par une lutte entre les deux grands partis, les catholiques et les libéraux. Depuis 1834, le ministère clérical de Theux-Muelenaere avait gouverné en livrant une lutte opiniâtre au parti libéral de plus en plus nombreux et qui usait à son avantage de certaines dispositions constitutionnelles.

Au commencement de 1840, le rétablissement sur les contrôles de l'armée du général van der Smissen, compromis dans un complot, suscita un vif mécontentement dans les Chambres et entraîna la chute de M. de Theux.

Le ministère, qui fut constitué le 18 avril 1840, ne renfermait que des libéraux : MM. Lebeau, Rogier, Liedts et Leclercq. Cependant ce gouvernement ne rompait pas avec la politique d'union entre les partis patronnée par le roi. « Le nouveau cabinet, dit M. Liedts, en exposant son programme, sait que, dans les Chambres, les opinions se fractionnent en diverses nuances ; mais les nouveaux ministres croient que leurs principes conviennent à toutes les opinions « modérées ». Bientôt, MM. Lebeau et Rogier, entraînés par les avancés, révoquèrent divers fonctionnaires catholiques et le Sénat crut devoir, dans une adresse, signaler au Roi la direction fâcheuse que le gouvernement imprimait à sa politique. »

« L'attitude de MM. Devaux, Lebeau et Rogier, écrit le roi le 14 avril 1841, au baron d'Huart, avait depuis quelque temps déjà, causé une vive irritation aux catholiques. On désirait assez généralement voir MM. Lebeau et Rogier quitter le ministère. Cela n'entrait cependant pas dans leurs intentions et, au lieu de se retirer, ils ne songeaient qu'à compromettre leurs collègues et à rendre tout autre combinaison ministérielle impossible.

« Je crois que si M. Rogier n'avait pas rudoyé le Sénat, cette assemblée se serait contentée d'expressions de blâme vague ; mais, poussée à bout, elle a voté une adresse qui (page 13) était un embarras. Au lieu de se retirer, ce qui eût été le mode le plus constitutionnel, le ministère a préféré me proposer de renvoyer la Législature. Les dissolutions peuvent quelquefois être utiles, mais elles sont toujours l'exception et non la règle. Cette fois, elle ne pouvait avoir lieu que dans l'intention de faire main basse sur tous les catholiques et il devait en résulter une profonde division dans le pays, déjà assez faible et assez exposé par sa position géographique et son organisation intérieure.

« Je me suis donc refusé à la mesure ; l'objection contre la dissolution des deux Chambres s'appliquait également à la dissolution d'une d'entre elles. Si même j'avais eu un doute sur la dissolution du Sénat, les moyens mis en jeu pour terroriser les Chambres, le roi et la partie paisible du public, étaient tels que mon consentement serait devenu une lâcheté.

« J'ai donc été forcé de former un nouveau ministère, dont la mission est de tâcher d'éloigner une lutte, que rien n'appelle, qui est sans motifs et remplie de dangers pour le pays et de s'appuyer sur les libéraux raisonnables, comme sur les catholiques modérés et dévoués au pays. » (Papiers inédits du baron d'Huart, ancien ministre de l'Intérieur.)

Il est très important, pour la connaissance du caractère du roi, de remarquer son adroite modération, qui n'était pas seulement la conséquence d'une absence complète de passions, le roi ne se laissant jamais entraîner par la nervosité, mais le résultat d'un système de gouvernement. Depuis le début de son règne, il s'était officiellement et ouvertement tenu à l'écart des batailles parlementaires, il avait ainsi conservé sa liberté et était resté parfaitement indépendant, tant des deux partis principaux que des fractions, peu nombreuses du reste, qui s'en étaient détachées, les radicaux ou les catholiques exaltés.

Selon le témoignage de son neveu, Ernest II, duc de Saxe-Cobourg, il avait l'habitude de dire en plaisantant, qu'il n'avait épousé aucun des deux partis principaux du pays. (Ernest II de Saxe-Cobourg, Aus meinem Leben und aus meiner Zeit, 1892, p. 18.)

(page 194) « Je suis absolument impartial, tout en étant toujours aussi vigilant, écrit-il à la reine Victoria, et il exprimait ainsi la pensée qui présidait chez lui à cette neutralité. » (17 juin 1836. Letters, t. I, p. 163.)

Il était attentif à toute manœuvre que l'un ou l'autre des adversaires pourrait entreprendre au détriment de la paix intérieure ou extérieure du royaume, ou dans le but d'amener un trop grand affaiblissement de l'autorité royale. A chaque essai de ce genre, ainsi que nous l'avons constaté dans les tentatives de certains outranciers du parti catholique, il ne manifestait que secrètement son opposition et utilisait ses relations qui lui permettaient d'agir partout. Il avait, d'ailleurs, toujours soin de tenir compte du caractère du mandataire dont il se servait et, en employant un agent, il veillait à ce que sa mission fût conforme à ses opinions. Ainsi ses lettres et ses avis à Metternich sont rédigés suivant des principes réactionnaires, ainsi qu'on peut se l'imaginer. Ce n'était pas de la duplicité, c'était une manière habile de tirer sur les ficelles qui agitaient les marionnettes du théâtre mondial.

Cependant, on doit reconnaître que ses critiques sur les tendances démocratiques de la Constitution et du libéralisme étaient trop persistantes pour ne pas dénoter chez lui des sentiments sincèrement conservateurs, malgré son aversion pour les bigots. Il est intéressant de signaler que son petit-fils, le roi Albert, marche dans cette voie de neutralité politique tracée par son grand-père et qu'on lui prête un mot digne de Léopold Ier. Un ministre catholique lui proposant une mesure de parti, le jeune monarque refusa de la sanctionner : « Je ne suis pas le roi des catholiques, déclara-t-il, mais le roi des Belges. » Vis-à-vis de l'archiduc Jean, son confident, il n'abandonne pas toute prudence, car il connaît le courant qui dirige le gouvernement autrichien, mais comme il l'estime un partisan du progrès, ayant des idées personnelles, souvent en contradiction complète avec celles des cercles de Vienne, il laisse plus de liberté à ses sentiments. Et, dans ses écrits, se trouvent maintes attaques contre les novateurs.

(page 195) Cependant, le roi comprenait qu'il fallait tenir compte du développement que prenait le libéralisme. En 1845, il s'adresse à Charles Rogier, qui accepte le pouvoir à condition de pouvoir dissoudre les Chambres, s'il le juge opportun, C'était empiéter sur les attributions de la royauté et réclamer une sorte de dictature. (Ch. Woeste, Le roi Léopold Ier et sa politique, p. 7) Le roi rejeta cette condition et fit appel au dévouement de Van de Weyer, ministre à Londres, qui, avec l'aide de catholiques, comptait gouverner dans un sens libéral. Au bout de quelques mois d'expérience il saisit un prétexte pour se retirer.

Le roi, se berçant de l'espoir de modérer les libéraux en les appelant aux affaires, songea de nouveau à Rogier. Celui-ci soumit à nouveau à la couronne un programme lui permettant la dissolution des Chambres, le roi refusa une seconde fois.

Le parti libéral tout entier soutenait Rogier et interdisait à ses membres d'entrer dans une combinaison mixte. La situation était difficile et voici en quels termes, le 17 janvier 1846, le roi renseigne Jean sur l'état intérieur du pays :

« Nous avons, ici, une lutte bien nuisible entre les catholiques et les libéraux ; les premiers sont nos nationalistes et les seconds prônent, à peu près, le système de feu le roi Guillaume Ier. Des deux côtés, on est souvent futile. Nous ne souffririons cependant que peu de ce désaccord, si nous n'étions pas obligés d'avoir des élections pour le Parlement tous les deux ans ; la Constitution actuelle étant une folie. »

Il blâmait ainsi les catholiques d'avoir fait le jeu de leurs adversaires en leur mettant un statut aussi large entre les mains. Au Congrès national, lors de l'élaboration de la Constitution, les catholiques avaient une importante majorité ! Pensant qu'ils resteraient toujours les maîtres incontestés du pays, ils comptaient employer, à leur avantage et contre le roi, les droits que conférait aux Chambres la charte constitutive. Or, depuis, contrairement à leurs prévisions, le parti libéral s'était considérablement (page 196) agrandi et utilisait à son profit les libertés accordées par la loi fondamentale.

Du côté de l'Angleterre, le roi n'était pas satisfait. Il désirait un ministère tory et il eût préféré que la Chambre des Communes eût une majorité conservatrice plutôt que libérale. Or, en 1847, un ministère whig dirigeait le gouvernement, car le Parlement, élu au début de l'année avec une grande majorité tory, ayant été dissous, la situation du cabinet s'améliora et ce progrès lui causa des soucis. Il estimait que le ministre Peel avait apporté « ses nouveautés un peu rapidement » et était, par là, cause de l'amoindrissement de la majorité conservatrice.

Léopold explique à Jean pour quelles raisons le ministère whig ne jouit pas de sa confiance :

« Le ministère anglais actuel, écrit-il le 6 juin 1847, est, par la nature des choses, favorable aux révolutions et aux troubles de tout genre. Au contraire, le ministère français Guizot est conservateur dans le meilleur sens du mot. C'est pour le continent un devoir impérieux de l'appuyer et de maintenir ainsi la France dans la tranquillité. Malheureusement, maintenant qu'en Angleterre la bonne majorité est détruite, il y a peu de chances que réapparaisse dans ce pays une organisation conservatrice. C'est un grand malheur. » (Archives de l’Etat.)

Le jugement de Léopold était presque toujours dicté par des considérations judicieuses, un coup d'œil invariablement juste, une connaissance profonde de la nature humaine et une prévoyance d'homme d'Etat.

Voisin de la « boîte à Pandore », comme il nommait la France, de laquelle, depuis cinquante années, étaient sorties tant de calamités, il se maintenait dans une attitude prudente et suivait avec méfiance l'expansion de doctrines qui menaceraient son trône, si on ne les endiguait pas. Il avait autant à cœur le développement pacifique de son pays que la consolidation et le maintien de sa propre position. Mais il était d'avis que sa sécurité ne résidait pas (page 197) dans la prédominance d'un parti, qui aurait été le parti conservateur, que tous les autres rois appuyaient, à l'exception de la monarchie anglaise. Il laissait aussi le parti libéral prendre le gouvernail, convaincu que leurs adversaires, soutenus au besoin par la Couronne, serviraient de frein aux mesures trop dangereuses et maintiendraient l'ordre. Il persista dans cette politique, malgré les conseils que lui donna son beau-père, Louis-Philippe, très inquiet des décisions prises par un Congrès libéral tenu à Bruxelles, dans le courant de 1846, et que le gouvernement belge n'avait pas interdit malgré ses instances.

L'envoyé autrichien, n'approuvait pas non plus cette conduite du roi.

« Les conservateurs, écrit le comte de Woyna à Metternich, et les monarchistes pourraient, appuyés par l'armée, arrêter le flot grandissant du communisme et je ne comprends pas du tout l'attitude des hommes d'Etat. A ce point de vue, les libéraux sont aveugles. Le communisme les dévorera tous, si dès à présent ils ne se méfient pas et s'ils ne veillent le rejeter avec le levain et l'écume du peuple. Qu'ils prennent garde : ils seront ravalés au rang des prolétaires et ruinés comme le reste de la société, à la désorganisation de laquelle ils travaillent, en prenant comme drapeau l'Innovation et l'Emancipation.

« Les journalistes, avocats et autres personnes de cet acabit, ont évidemment tout à gagner au désordre. Le communisme, disent ceux qui s'imaginent conjurer le danger en refusant de le voir, n'a pas encore pris racine en Belgique. J'admets cela en principe ; mais, en fait, je constate l'agitation des classes nécessiteuses, dont le nombre, chaque jour, est accru par des milliers d'ouvriers paresseux, exigeant des augmentations de salaire, et qui, en attendant, recourent à l'aumône et prennent la douce habitude de ne rien faire ; cette plaie s'étend en Belgique avec une rapidité effrayante.

« On cherche entraîner les libéraux dans les rangs des communistes, et ensuite on les mènera plus loin qu'ils ne (page 198) l'auraient admis, s'ils avaient prévu, dès le début, jusqu'où on voulait les conduire. » (15 mai 1847. Archives de l'Etat.)

Il y a, dans ce jugement du comte de Woyna, un mélange de vérité et d'erreur. Léopold aussi détestait le désordre et la paresse qu'engendre le socialisme mal appliqué, en poussant le peuple aveuglé à son propre malheur, mais le roi discernait exactement quand il fallait lâcher la bride, toujours prêt, si les chevaux menaçaient de s'emballer, à les retenir avec force.

Woyna, en bon disciple de son maître Metternich, n 'avait pas une compréhension aussi claire de l'art de gouverner, bien que cet envoyé fût fort éloigné de la partialité de son prédécesseur Dietrichstein et que ses rapports sur la situation de la Belgique soient souvent justes et clairvoyants.

L'aristocratie ne voulait pas reconnaître comme ses égaux les industriels enrichis et luttait pour le maintien de sa position privilégiée. Pleine de mépris pour la Constitution, elle excitait une grande partie des familles importantes à conserver religieusement les vieilles traditions orangistes et à vivre dans ses châteaux, en boudant la capitale. Le diplomate autrichien critique cette attitude, de même que la conduite égoïste, à son avis, des prêtres, l'oppression des paysans par les propriétaires et la profonde paresse des membres de la noblesse, qui jugeaient inutile d'étudier ou de travailler.

Seul, le roi restait incompréhensible pour lui. « Il a une armée si bien organisée, pensait-il, et, avec son concours, il pourrait si facilement rétablir l'ordre. Il est vraiment regrettable que Sa Majesté n'apporte pas aux questions purement belges l'intérêt qu'elle montre pour les affaires européennes, la solution desquelles ses conseils experts aident si souvent. » (15 mai 847. Archives de l'Etat.)

Léopold ne se laissait pas détourner du chemin qu'il avait, une fois pour toutes, reconnu comme le meilleur. En 1846, il avait chargé M. de Theux de former un cabinet qui fût exclusivement composé de catholiques. Ce ministère ne plut pas et, en 1847, les élections furent tout à fait (page 199) favorables à l'opposition. La Chambre compta 80 députés libéraux et à peine 25 catholiques. Cette fois, Rogier accepta le pouvoir sans réclamer le droit de dissolution, les Chambres lui offrant un appui suffisant. Une politique nouvelle allait présider à la direction des affaires. Le roi y adhéra et Rogier reçut carte blanche, pour la composition du Cabinet, sous la réserve de ne choisir comme collègue aucun personnage d'opinion avancée.

Ce fut l'acte le plus habile de Léopold que de reconnaître la nécessité de favoriser les progrès sociaux et le développement intellectuel de la nation. Il lui fallait admettre certaines latitudes, s'il voulait maintenir le char de l'Etat en bonne marche. Tourner éternellement sur place n'aurait amené rien de bon. On devait laisser s'effectuer la transformation des idées, quitte, si le char s'engageait sur une pente dangereuse, à le saisir par les roues pour le retenir.

Même à l'Autriche, il avait conseillé, dès le début de 1847, d'avoir égard aux théories égalitaires, et d'étudier la politique whigiste de l'Angleterre, de manière à s'adapter diplomatiquement à la tendance du siècle.

« Il est d'autant plus important pour l'Autriche, écrit-il à l'archiduc Jean le 6 février 1847, de se développer intérieurement avec prudence et de s'approprier les principes modernes, comme elle commence du reste à le faire, qu'il n'est pas indispensable de tomber entièrement avec bottes et paletot dans les griffes du soi-disant esprit du temps. » (Archives de l'Etat.)

Malheureusement, l'archiduc Jean n'avait absolument rien à dire et le prince de Metternich restait tout à fait sourd à de telles suggestions.

C'est à ce moment que se produisit un événement, dont les causes sont mystérieuses et que des historiens placent à l'année suivante : une velléité d'abdication du roi. Communiqué au Conseil des ministres, ce projet fut vivement combattu et tous les membres du cabinet, sans distinction de partis, s'efforcèrent d'enlever à Léopold son idée de retraite. Le souverain subissait, semble-t-il, une dépression nerveuse due à son mauvais état de santé. Il la (page 200) surmonta et ne persista pas longtemps dans cette tentative de dérobade. Cependant quelques mois après, ce projet, par suite d'indiscrétions, se répandit dans le public. Une lithographie, due au crayon de A. Spol, donne même à la scène de la prétendue abdication un caractère tout à fait émouvant. (L'Eventail du 25 octobre 1925. Boghaert-Vaché : Lettres d'un diplomate.

L'entourage du roi et du gouvernement combattirent ces bruits tendancieux, qui, propagés dans un but politique, au moment où la révolution ébranlait les trônes, offraient de graves dangers.

Voici ce que M. de Conway écrivit au souverain, à ce sujet :

« Bruxelles, le 30 juillet.

« Je me réjouis du retour prochain du roi. Il fera cesser les bruits auxquels Votre Majesté veut bien faire allusion et qui ont acquis un caractère de généralité et une consistance, dont je vois les hommes les plus raisonnables se préoccuper. Je n'ai pas besoin de dire au roi que je les combats énergiquement toutes les fois que l'occasion s'en présente. Certaines circonstances particulières ont contribué à grossir ces bruits et à leur donner l'importance qu'ils n'auraient point acquise, sans cela, aux yeux de la partie raisonnable du public. Je ne parlerai que des indiscrétions commises, il y a cinq ou six mois, par des membres du cabinet, lorsqu'on discuta, dans son sein, la constitutionnalité d'une certaine mesure, dont la seule pensée affecte douloureusement mon cœur. Le silence gardé par Votre Majesté vis-à-vis de moi ne me permit point de lui dire, peu de temps après, que Malines avait reçu des confidences et qu'on avait demandé à des professeurs de Louvain un travail dans lequel la question de régence fût discutée au double point de vue de l'histoire et du droit. Dieu veuille, Sire, que le bon esprit manifesté par la majorité de la nation et surtout un état de plus en plus satisfaisant de la santé si précieuse de Votre Majesté, éloigne de nous la réalisation d'une pensée dont s'affligent outre mesure tous ceux (et le nombre en augmente tous les jours) qui savent de quelle (page 201) importance il est pour le pays que l'expérience, la sagesse et les lumières de Votre Majesté lui restent acquises dans la direction de ses affaires.

« Revenant sur les bruits plus absurdes, les uns que les autres, que l'on met en circulation, je ne puis m'empêcher de me plaindre du langage peu discret, peu convenable, que l'on tient depuis longtemps à l'ambassade de France. »

D'après ce témoignage incontestable, on voit que le projet d'abdication du roi ne fut que passager et il fut le premier à en combattre la propagation.

Quand des troubles religieux éclatèrent en Suisse et que des cantons protestants et des cantons catholiques se séparèrent amenant la guerre civile du Sunderbund, Léopold devint un peu plus pessimiste vis-à-vis de son ministère libéral, dont il avait peine à modérer les violences. Trois gouverneurs de province, dix commissaires d'arrondissement catholiques avaient été destitués. C'était le résultat d'une effervescence générale.

Le roi prévoyait que la lutte entre les partis deviendrait mondiale : en Italie et en Espagne la révolution fermentait ; en Suisse les radicaux remportaient succès sur succès ; même dans les pays allemands on remarquait des signes précurseurs d'orages. Réellement la situation générale offrait au roi de sérieux motifs d'inquiétude.

Dans une conversation avec Woyna, le 6 décembre 1847, il avoua ses craintes d'une façon sincère, bien que naturellement appropriée à la personne avec laquelle il s'entretenait. Mais cette fois, il ne parlait pas uniquement pour l'Autriche. Mécontent de Palmerston, à qui il n'avait jamais pardonné son opposition dans le règlement belgo-hollandais, aigri contre la France, dont il devinait l'influence révolutionnaire en Italie, en Suisse et même dans le sud de l'Allemagne, partout il voyait de grands dangers pour l'Europe.

« C'est l'esprit jacobin des premières années de la Révolution française, assure-t-il, qui inspire les théories des novateurs et des communistes de France, d'Italie, (page 202) d’Allemagne et des autres Etats. Il s'acclimate dans tous les pays et, s'il pénètre les masses et les dénationalise, il menacera tous les trônes et tous les gouvernements. » Prévoyant les révolutions futures, inquiet de voir les idées anarchiques se répandre de plus en plus, Léopold insiste sur la nécessité « d'un retour aux méthodes conservatrices de gouvernement » et il assure que l'heure est arrivée, à l'étranger, d'opérer une forte traction sur les rênes.

Il s'est probablement demandé si le gouvernement libéral ne conduisait pas son peuple sur un terrain dangereux. Il redoubla donc de vigilance, quoiqu'il ne considérât pas que l'instant fût venu d'employer, dans son royaume, la vigueur qu'il jugeait indispensable pour ramener l'ordre dans le reste de l'Europe.

Le duc de Cobourg passa à cette époque par Bruxelles : « Je trouvai le roi, écrit-il extrêmement préoccupé et affecté de la situation de la France. Il émettait les considérations les plus pessimistes au sujet des événements de Paris et considérait la position de Louis-Philippe comme désespérée.

« Mon beau-père, me dit-il, sera chassé très prochainement, tout comme Charles X. La catastrophe doit irrémédiablement s'abattre sur la France et le contrecoup s'en répercutera en Allemagne. » (Ernest II de Saxe-Cobourg, Aus meinem Leben und aus meiner Zeit, 1892, p. 192.)

Ses soucis n'étaient que trop fondés. La révolution de février 1848 contraignit le roi-bourgeois à abdiquer et à chercher un asile en Angleterre. L'Allemagne, elle aussi, eut sa crise révolutionnaire.

Ce qu'on sait peu, c'est que le roi de France caressait, depuis quelque temps, le projet d'offrir la régence à son gendre Léopold pendant la minorité de son petit-fils, le comte de Paris. Peut-être l'idée d'une réunion de la Belgique et de la France n'était-elle pas encore tout à fait éteinte chez lui. A ce propos, une correspondance confidentielle fut échangée entre les deux souverains. Je me rappelle encore, dit le duc Ernest, la plaisanterie de (page 203) mon oncle, qui, en causant de ces incidents, me dit : « Tout cela est très flatteur, mais le bon vieux Monsieur peut manger sa soupe lui-même. » (Ernest II de Saxe-Cobourg, Aus meinem Leben und aus meiner Zeit, 1892, p. 184.)

Une fois de plus, la France donna le branle aux événements révolutionnaires qui éclatèrent dans toute l'Europe. Avec horreur Woyna annonce le 26 février « la terrifiante nouvelle du méfait politique accompli à Paris, la proclamation de la République et la fuite de Louis-Philippe. »

Léopold n'était pas moins troublé par la chute de son beau-père. « Ce malheur, écrit-il le 28 février à Metternich, est tout aussi fâcheux qu'inexcusable. » Le roi et surtout la reine Louise reprochaient à Louis-Philippe son manque de résistance. Ils estimaient que « tous les maux qui allaient fondre sur l'Europe étaient la conséquence de sa fuite et qu'ils eussent été évités, si le vieux souverain s'était maintenu sur le trône, n'importe à que.)l prix. » (Lettre de la reine Louise au roi Léopold du 1848

A son tour, Léopold cherche un mode de sauvegarde contre le péril révolutionnaire qui le menace également. Il estime que le meilleur remède consiste dans une union étroite entre les quatre puissances immédiatement intéressées et dans la réunion à Londres d'une nouvelle conférence, qui tentera d'influencer l'Assemblée constituante à Paris. « Tout le monde doit sentir, écrit-il le 28 février 1848 à Metternich, que c'est le moment de défendre la société politique de l'Europe contre un désordre complet, précurseur de l'anarchie la plus effroyable. »

Ces événements, se succédant coup sur coup, devaient impressionner plus fortement qu'un autre Metternich, le réactionnaire intransigeant, la personnification de la résistance contre toute innovation ; mais il n'était pas homme à employer de nouvelles méthodes ou à dévier, ne fût-ce que d'un cheveu, de ses principes rigides.

(page 204) « L’Autriche, écrit-il, le 4 mars 1848, au roi Léopold, ne modifiera pas son attitude et saura remplir ses devoirs. »

Le chancelier attribuait l'origine de tous les troubles de l'Europe à la politique libérale du cabinet anglais et à la manière dont Palmerston dirigeait les affaires étrangères ; quant à la France, ce pays qui depuis soixante ans secouait la société jusque dans ses fondements (Lettre de la reine Louise au roi Léopold, Claremont, le 18 octobre 1848), il ne faisait plus aucun fond sur elle. Némésis, pensait-il, remplit là son office et rien de ce qui est instauré en France actuellement ne sera viable. »

C’est donc surtout sur l'Angleterre que retombait la responsabilité de la catastrophe.

« C'est un grand malheur, continue le chancelier, qu'en Grande-Bretagne on ignore tout de l'étranger, qu'on ne s'en préoccupe en rien et qu'on prétend tout subordonner aux intérêts anglais. Cela n'offrirait pas de graves inconvénients pour le monde, si les hommes d'Etat anglais voulaient bien ne pas se mêler des affaires intérieures des pays continentaux. Mais avec leurs prétentions de diriger les événements d'après leurs propres directives et leurs préjugés, il est à craindre que l'Europe ne se dissolve complètement. Quel avantage l'Angleterre retirera-t-elle de cette politique? Aucun certainement ! »

Ces pronostics étaient pessimistes : malgré les deux années difficiles que l'Europe eut à surmonter en 1848-1849, les choses n'allèrent cependant pas jusqu'à un complet bouleversement intérieur.

Signalons qu'à l'heure actuelle les prédictions de Metternich seraient tout aussi à craindre qu'alors, la désorganisation étant bien plus proche et bien plus menaçante encore. Elle sévit même complètement sur une partie du continent ; cependant, pour la majorité des Etats, l'anarchie sera évitée si, comme au temps du roi Léopold, des voix autorisées se font entendre parmi les grandes puissances occidentales.

(page 205) L'attitude de la Belgique, en face des troubles qui boule

versèrent soudain le royaume voisin, fut une brillante preuve de l'excellence de la politique de Léopold. Grâce à ce qu'un ministère libéral avait pris les rênes du gouvernement un an auparavant, grâce à ce que le roi avait évité de se montrer à son peuple sous un jour réactionnaire, les nouvelles de Paris furent accueillies dans tout le pays avec une rare tranquillité.

Léopold récoltait les fruits de sa modération et de sa neutralité politique. II écrivit fièrement à Metternich le 11 mars 1848 qu'on ne pouvait assez louer son peuple et son pays, car la Belgique échappait au brasier.

Le roi jouit au surplus de l'appui complet de la Grande-Bretagne. Celle-ci soutenait son trône, parce que l'établissement d'une république en Belgique ne pouvait lui convenir au moment où la France venait d'adopter cette forme de gouvernement. Malgré les efforts de l'Angleterre, il était à craindre qu'une similitude de gouvernements en France et en Belgique ne se transformât rapidement en une union politique. De là, il n'y avait qu'un pas à faire pour arriver à l'annexion complète, calamité que l'Angleterre désirait éviter et contre laquelle elle avait même fondé l'indépendance du royaume.

A Paris, on songeait à conquérir le petit voisin, quoique M. de Lamartine eût fait une déclaration formelle contraire et que la République française eût été reconnue par le gouvernement belge. Le 20 mars quelques centaines d'aventuriers belges mêlés à des Français, avec la connivence au moins tacite de personnages puissants de Paris, attaquèrent les troupes belges au hameau de Risquons-tout, près de Mouscron. Ils furent reçus à coups de canons et dispersés.

Le roi parvint ainsi à garder dans le pays une suprématie pour ainsi dire incontestée. Peu après, il fut, sur la place des Palais à Bruxelles, l'objet d'une démonstration spontanée du peuple, vraiment émouvante. Chacun à son tour, venait lui serrer la main, au risque d'être écrasé (page 206)sous les pieds de son cheval et deux heures se passèrent avant qu'il pût rentrer.

La prospérité de la Belgique en imposa même au czar, qui songea peut-être un moment à nouer des relations diplomatiques avec le « révolutionnaire » si longtemps méprisé. Le roi était fier et heureux de sa situation. Alors que dans plusieurs Etats d'Europe, on signalait des tumultes et des soulèvements, la tranquillité régnait dans son pays, où les différentes classes de la nation étaient d'accord pour trouver que le monarque remplissait ses fonctions suivant l'intérêt général et que sa place n'eût pu être mieux occupée.

Ces sentiments furent exprimés publiquement lors des fêtes du 27 septembre, célébrées en souvenir de la séparation d'avec la Hollande. En un cortège grandiose et sur des chars attelés de vingt-quatre chevaux furent promenés les attributs allégoriques de la richesse du sol et de la prospérité industrielle ou commerciale de chaque province. Comme le dit Woyna à M. de Wessemberg le 30 septembre 1848, le nouveau ministre des Affaires étrangères d'Autriche, les. causes du bien-être de la Belgique passèrent sous les yeux de la population bruxelloise et de plus de quatre-vingt mille étrangers. (de Ridder, Un diplomate autrichien en 1848, lettres du comte de Woyna, p. 224.)

Le soir du 26, on illumina la ville et, dans un marché couvert transformé en une salle de fêtes, de style mauresque, très richement meublée et éclairée, cinq mille personnes exécutèrent des danses et des jeux.

Pendant qu'on festoyait en Belgique, des barricades se dressaient à Cologne, on se battait à Bade et l'apparition de Louis-Napoléon à l'Assemblée nationale à Paris, en menaçant le régime républicain, était un sujet d'angoisse pour la France. Tout cela formait, en vérité, un contraste incroyable et bien glorieux pour la Belgique. Le roi suivait les mouvements sociaux de 1848-1849, ainsi qu'il l'écrit à l'archiduc Jean, de son « petit coin tranquille », avec une attention soutenue et avec cette (page 207) clairvoyance qui était une de ses qualités essentielles. Ses remarques, exactes pour cette époque, sont applicables à l'heure actuelle et montrent un parallélisme des situations qui frise souvent le merveilleux. Ainsi, par exemple, Léopold écrit le 5 mars 1849 à l'archiduc Jean : « Nous vivons dans une période mouvementée, où tous les mauvais éléments sont déchaînés ; la difficulté sera de combattre les principes socialistes que l'on peut définir : Partage par la force des richesses ; par conséquent retour au droit du plus fort. Celui qui désire un objet s'en empare et son propriétaire le défend s'il le peut. » Cette théorie est prêchée à Paris par des prédicateurs mus par des intérêts personnels, et qui dissimulent leurs visées aux yeux de leurs partisans fanatiques sous une forme décorée des plus beaux attributs. De cette manière, le peuple perd ce qu'il avait encore de saint et de bon et devient encore plus égoïste. En cas de danger, chacun ne cherchera plus qu'à sauver sa vie et ses biens.

« Les impossibilités politiques amènent l'anarchie et celle-ci doit se terminer par une terreur du genre de 1792- 1793 ou par un despotisme militaire ; il ne peut naturellement plus être question de liberté, de droit, de bien-être et de bonheur, mais seulement du gâchis que nous avons le malheur de contempler actuellement d'un bout à l'autre de l'Europe.

« Les passions sont trop excitées pour que l'on puisse espérer que la voix du bon sens et de la raison soit écoutée : partout régnera l'axiome : la force prime le droit.

« Dans ces derniers jours, on était très inquiet en France des progrès que faisait le communisme ; la populace ne savait en définitive pas un mot de ce dont il s'agissait, et croyait que chacun deviendrait riche. » (Léopold à Jean, le 5 mars 1849. Archives de l'Etat.)

Léopold a montré sa profonde connaissance des soulèvements de la masse et il a prouvé comment, par une intelligente manière de gouverner et par une attitude adroite, on en prévient les excès. C'est pourquoi, il est l'homme le plus autorisé à exposer son avis.

(page 208) Le roi jouit encore d'un triomphe d'espèce toute particulière : en automne 1849, le chancelier de Metternich, qui séjournait en Angleterre depuis que la révolution l'avait chassé d'Autriche, choisit Bruxelles comme lieu de refuge. Lui, qui avait si souvent morigéné le souverain avec le ton condescendant d'un mentor, lui qui s'était opposé à l'accueil fait aux réfugiés politiques, particulièrement aux Polonais et qui, pour Skrzynecki, avait fait présenter à Bruxelles les remontrances de son gouvernement et avait rappelé son envoyé, lui, qui n'avait nourri que de la méfiance envers le gouvernement belge, il paraît maintenant à la Cour de Bruxelles comme exilé politique. A son tour, il est banni, proscrit et demande un asile.

Cette chute dut remuer singulièrement le roi, mais, ainsi qu'on le voit dans les papiers laissés par Metternich (Prince Richard Metternich-Winneburg, Aus Metternichs nachgelassenen Papieren, IIIème partie, vol. VIII, p. 68. Lettre du roi Léopold à Metternich, du 20 septembre 1849.), il trouva, dans ses sentiments élevés, le ton convenant la disgrâce d'un homme éminent. Il accueillit la prière du chancelier de séjourner en Belgique et il lui souhaita la bienvenue par d'aimables paroles. (Note de bas de page : A propos du séjour du chancelier à Bruxelles, sa petite fille, la princesse Richard de Metternich, écrit aux pages 29 et suivantes de Souvenirs d'enfance et de jeunesse : « L'affluence des visiteurs fut plus grande à Bruxelles qu'à Richmond... Le roi Léopold de Belgique appartenait aux visiteurs les plus assidus et venait volontiers chercher conseil auprès du prince de Metternich. On sait qu'il était considéré comme le médiateur de tous les Cabinets. Grand-père affirmait qu'il était un des meilleurs diplomates qu'il ait rencontrés ; très circonspect, très prudent et rusé à l'extrême.)

Le roi sut renfermer soigneusement en lui-même le sentiment de triomphe qu'il a certainement ressenti, car la différence entre son sort et celui du chancelier était la conséquence de l'attitude personnelle de l'intelligent autant qu'adroit souverain.

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