Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Léopold Ier, oracle politique de l'Europe
BUFFIN Camille - CORTI Egon - 1927

Retour à la table des matières

BUFFIN Camille - CORTI Egon, Léopold Ier, oracle politique de l’Europe

(Paru à Bruxelles en 1927, chez Albert Dewit)

Préface

(page 5) Aucun des auteurs, qui ont écrit sur Léopold Ier, n'a étudié le roi au point de vue « européen. » Aucun n'a mesuré l'envergure de ce remarquable diplomate, approfondi son rôle et son influence, défini sa politique et ses moyens d'action.

Chose étrange, à nous Belges, sur lesquels le roi a régné pendant trente-cinq ans, un étranger, le comte Egon Corti, est venu révéler la grandeur de notre premier souverain. Quelle leçon faut-il en tirer ? C'est que nos historiens négligent la science de l'investigation ; qu'ils ne recherchent pas suffisamment les sources inédites, les documents cachés ou secrets. Ils travaillent trop sur place, oubliant que, pour retracer la vie ou les actes d'un souverain ou d'un homme d'Etat, les enquêtes doivent se poursuivre chez ses parents, ses amis, ses collaborateurs. Que d'archives encore inexplorées reposant sous une couche vénérable de poussière, parfois même dans des greniers.

En 1913, lorsque je préparai mon ouvrage sur la « Jeunessc de Léopold Ier », je me rendis à Cobourg et je trouvai au palais ducal plusieurs milliers de lettres du roi, qui, pendant toute sa vie, correspondit régulièrement avec les ducs Ernest Ier et Ernest Il, ses frère et neveu.

« Ces documents sont-ils inédits ? demandai-je anxieusement à l'archiviste. »

« - Je le crois, me répondit-il, car depuis trente ans que je suis en fonctions, personne, à l'exception du duc, ne les a consultés. »

« - N'était-ce pas permis ? »

« - Si, mais on ne l'a jamais demandé. »

Sans être taxé de malveillance, on peut s'étonner qu'une pareille mine d'informations ait été dédaignée. Il en avait (page 6) été de même pour les archives de l'ami du roi, l'archiduc Jean d'Autriche, qui, depuis 1814 jusqu'à sa mort, fut son confident politique. C'est d'après leur correspondance que le comte Corti a publié en anglais et en allemand son livre remarquable : Léopold de Belgique, dont le succès m'engagea à en préparer une édition française. Mais, en étudiant cet ouvrage, je constatai que son auteur, admirablement documenté sur certains points, avait cependant ignoré d'intéressants détails que je trouvai dans les archives des ministères des Affaires étrangères et de la Marine de Belgique, du ministère de la Guerre de France, dans les papiers du vicomte de Conway, intendant de la Liste civile, de J. Devaux, chef du cabinet du roi, du maréchal Gérard, des ministres H. de Brouckere, de Theux et d'Huart, de M. Thorbecke, ministre de l'Intérieur et chef du gouvernement hollandais, du baron de Gagern, ministre du Reich, et de M. Arendt, professeur à l'Université de Louvain, etc.

Je soumis mes notes au comte Corti et, avec une amabilité extrême, il me proposa de publier en collaboration l'œuvre ainsi complétée. Le

Dr Egon Corti appartient à une ancienne famille lombarde qui, pendant des siècles, se signala par son amour des sciences et des arts. « Les Corti sont nés docteurs, » disait-on à Pavie, et, en effet, au XVIème siècle, on en comptait cinquante possédant ce grade. Il serait trop long d'énumérer toutes les illustrations de cette maison, je me bornerai à citer dans le passé le cardinal Guido Corti, qui, à Pavie, le 15 février 1002, couronna roi d'Italie, Arduin, marquis d'Ivrée ; et, à l'époque contemporaine, le marquis Alphonse Corti, célèbre docteur en médecine, inventeur de l'organe auditif qui porte son nom, et son frère, le comte Luigi Corti, ministre des Affaires étrangères d'Italie et ambassadeur à Londres. Dès sa sortie de l'université, le comte Egon Corti s'adonna entièrement à l'historiographie. Sa première étude, intitulée Alexandre de Battenberg, relate la lutte de ce souverain de Bulgarie contre le czar Alexandre III et contre Bismarck, (page 7) étude très documentée, grâce aux papiers du prince que sa veuve, la comtesse de Hartenau, avait mis à la disposition de l'auteur. Corti publia ensuite son Léopold Ier, puis Maximilien et Charlotte, empereur et impératrice du Mexique, qu'une traduction française nous permettra bientôt d'apprécier. Il s'occupe actuellement de Giangaleazzo Visconti, premier duc de Milan, dont la fille, Valentine, duchesse d'Orléans, après l'assassinat de son époux par Jean sans Peur, adopta cette devise indice de son désespoir : « Rien ne m'est plus, plus ne m'est rien. »


Sans frontières naturelles et sans armée puissante, la Belgique a toujours semblé une proie facile à conquérir. Grave erreur ! Son existence repose sur la rivalité qui sépare ses grands voisins. Les projets de partage proposés par Talleyrand et par Napoléon III ne rallièrent jamais l'assentiment général et l'Angleterre protesta en 1831 contre notre annexion à la France, comme elle s'opposa en 1914 à notre envahissement par l'Allemagne. En déclarant la guerre, la Grande-Bretagne, très conservatrice, a maintenu la tradition de sa maison royale. Lorsque Guillaume IV vit pour la dernière fois à Windsor le roi Léopold Ier, il lui dit : « Si jamais la France ou toute autre puissance pénétrait sur votre territoire, ce fait constituerait un casus beli ». Plus tard, la reine Victoria écrivait à notre souverain, qu'inquiétaient les projets de conquête de Napoléon III :« Toute atteinte à la Belgique serait pour nous un casus belli, vous pouvez vous y fier. » Si le kaiser avait mieux connu l'histoire, il aurait prévu que le passage de ses troupes à travers notre pays, avantageux peut-être au point de vue militaire, offrait le grave inconvénient de ranger parmi ses adversaires l'empire le plus puissant du monde. Et sans doute faut-il chercher dans cette faute initiale la première cause de sa défaite. Plaise à Dieu que cet échec serve de (page 8) leçon et nous préserve dans l'avenir de toute tentative de conquête !

A l'arrivée de Léopold Ier, la Belgique était libre, mais tout restait à organiser. A l'intérieur, deux partis - les catholiques et les libéraux - se disputent le pouvoir. Encouragés par la faiblesse du régent Surlet de Chokier, tous passent les nuits à comploter et à cabaler et suscitent partout des désordres. Quel sera le rôle de Léopold Ier ? Le jour même de son avènement, il adresse au pays un appel qui contient le programme de modération et d'union qu'il poursuit pendant son règne. Toujours, il s'efforce d'atténuer la lutte entre les deux partis rivaux et d'empêcher que le vainqueur n'abuse de sa prépondérance. Sans cesse, il s'ingénie à écarter du terrain politique les questions irritantes. Lors des fêtes célébrées pour le vingt-cinquième anniversaire de son avènement, il prononce ces remarquables paroles : « C'est l'union qui a fait notre force aux jours de triomphe de notre nationalité, et qui aux jours d'épreuve a retrempé notre vigueur. Dans l'avenir, c'est encore dans l'union que résidera le secret de notre prospérité, de notre grandeur et de notre durée.

A l'origine, Léopold jugea la Constitution belge d'une façon sévère. A ses yeux, elle limitait outre mesure le pouvoir de la royauté et de ses ministres, et elle pouvait difficilement se concilier avec les exigences du principe d'ordre. Dans son entrevue avec les commissaires chargés, avant son élection, de pressentir ses intentions, il demanda si l'on ne pourrait y apporter des changements. Un peu plus tard, après son élection, il dit à la députation du Congrès : « Messieurs, vous avez rudement traité la royauté qui n'était pas là pour se défendre. Votre charte est bien démocratique ; cependant, en y mettant de la bonne volonté de part et d'autre, on peut encore marcher. »

Une fois que le roi eut prêté serment à la Constitution, il l'observa avec une scrupuleuse fidélité, non seulement dans son ensemble, mais aussi au pied de la lettre, et toujours il respecta la volonté nationale, manifestée par la majorité des Chambres. Par conscience, par loyalisme plus que par (page 9), goût, il réalisa le type accompli du souverain constitutionnel. Son unique préoccupation fut de servir les intérêts moraux et matériels du peuple, dont il avait assumé le gouvernement. Il comprit que la suprême habileté politique consistait pour lui dans le scrupuleux accomplissement du devoir d'Etat, et que, pour s'enraciner dans un pays, une dynastie d'origine étrangère doit se montrer exclusivement, jalousement nationale.

A l'extérieur, le rôle de Léopold est plus remarquable encore. A son avènement, il est entouré d'ennemis et son royaume est bien précaire. Que fait-il ? Il s'allie à la France par son mariage ; il tient en respect la Hollande, grâce à une forte armée ! D'autre part, il négocie avec les puissances orientales, la Prusse, l'Autriche et la Russie qui, par attachement aux principes de la légitimité, méprisaient les rois Louis-Philippe et Léopold, dont les trônes avaient une origine révolutionnaire. Le czar surtout manifeste son animosité. Il refuse de nouer des relations diplomatiques avec la Belgique et il affecte de ne pas parler du roi des Français à l'ambassadeur de France accrédité à sa Cour. Il va plus loin. Le 1er janvier 1842, il enjoignit au comte Pahlen, son ambassadeur à Paris, qui devait complimenter Louis-Philippe au nom du corps diplomatique, de s'abstenir. Par manière de représailles, ordre fut envoyé de Paris à M. Casimir Périer, accrédité à Petrograd, d'être indisposé le jour de l'an russe. Nicolas éprouva la plus vive irritation et prononça un interdit contre le représentant de la France. Il fit ordonner à toutes les personnes qui avaient invité M. Périer de le contremander et exigea qu'au théâtre les deux loges contiguës à celle de l'ambassadeur restassent fermées et vides. M. Guizot, ministre des Affaires étrangères, eut l'ingénieuse idée d'écrire à M. C. Périer par la poste pour approuver sa conduite et lui dire de ne pas s'émouvoir, étant donné la différence qui existait entre la civilisation et les mœurs de Paris et celles de Saint-Pétersbourg. Il l'assurait en même temps que M. de Kisseleff, chargé d'affaires de Russie à Paris, continuerait à être traité avec les égards dus à son caractère diplomatique. Cette lettre passa (page 10) sous les yeux du czar et le rappela aux convenances. (Ministère des Affaires étrangères de Belgique : Lettre du comte Le Hon, ministre de Belgique à Paris, du 20 janvier 1842.)

Si l'autocrate russe traitait ainsi le roi des Français, on peut juger de ses procédés vis-à-vis du roi des Belges, d'une importance beaucoup moindre. Néanmoins, Léopold réussit non seulement à vaincre l'hostilité des souverains, mais à jouer auprès d'eux le rôle de conseiller et de mentor. Comment atteignit-il ce but ? En usant de finesse, en employant son art de se créer partout des relations utiles. Pour les étendre, son grand moyen d'action fut le mariage. Il fut le modèle de l'agent matrimonial et, en tous pays, il chercha des alliances avantageuses pour les siens.

La maison de Cobourg avait subi de grands malheurs.

Dépossédée de presque tous ses Etats par suite de son attachement au protestantisme, elle avait été ruinée la fin du XVIIIème siècle par l'occupation des armées de la République française. Le prince héritier François, père de Léopold, n'avait que 4,000 florins de revenus, avec lesquels il éleva sa nombreuse famille (Duc Ernest de Saxe-Cobourg, Aus meinen Leben und aus meinen Zeis). L'enfance des princes fut rude, privée de luxe et de plaisirs. Mais cette pauvreté les astreignit au travail. Elle eut en outre l'avantage de les rapprocher du peuple, dont ils comprirent les besoins et les aspirations.

Dans leur détresse, Dieu leur accorda un don précieux : la beauté, qui contribua grandement à leur succès. Dans les cours possédant des princesses à marier, les yeux se tournaient vers Cobourg, que Bismarck appelait plaisamment le « haras de l'Europe ».

Je me suis attaché à détruire la légende suivant laquelle Léopold laissait les Belges se gouverner eux-mêmes. Une lettre de M. de Theux, ministre de l'Intérieur, écrite en 1835, prouve qu'il exigeait qu'on lui passât un rapport et qu'on lui demandât son avis sur toutes les questions d'une certaine importance. Seulement, il prit tant de soins à cacher sa direction effective, que quand des troubles éclataient, le peuple le qualifiait de « roi de carton. »

Singulière contradiction. Après avoir amoindri autant (page 11) que possible le pouvoir royal, la nation reprochait au souverain son manque d'autorité !

Le roi, par sa nature, détestait la violence. En 1857, la loi de bienfaisance amena des émeutes sérieuses. « Un après-midi, raconte le lieutenant général baron Chazal, on me prévint que la place des Palais était encombrée d'énergumènes, vociférant. J'y cours et je parviens à pénétrer au palais. Dans un salon, le roi, affaissé dans un fauteuil, était entouré de quelques ministres. Mines navrées, silence embarrassé. « Sire, m'écriai-je, permettez au poste de garde de balayer ces braillards. » Pas de réponse. Un geste vague du roi semble un acquiescement. Je sors, fais mettre le poste en ligne et, tirant mon épée, commande à très haute voix : Baïonnette au canon ! » Un frémissement secoue l'assistance, Je crie plus fort encore : « Chargez ! » Terrifiée, la populace s'enfuit et sa course est accélérée par quelques coups de crosse des soldats. En un instant, la place est vide. Je rentre au palais et annonce la nouvelle. « Combien de victimes ? » interroge le roi. « Une seule, une femme ! elle s'est évanouie de frayeur ! » Tout le monde rit et Sa Majesté, me serrant la main : « Ah ! général, quel poids vous m 'enlevez de la conscience. Demander à un roi de tirer sur ses sujets, c'est comme si l'on exigeait qu'un père massacre ses propres enfants. »

Léopold Ier eut la gloire de fonder une nation et de gouverner d'une manière aussi brillante que prospère et dans un sens conservateur un peuple, dont toutes les institutions étaient démocratiques. Et c'est avec raison qu'il a pu écrire à la fin de sa vie :

« La Belgique a un superbe avenir devant elle. Elle est respectée par toute l'Europe ; de plus, ce qui est difficile à obtenir, elle est aimée et bien vue. Son importance dans la balance des pouvoirs de l'Europe se mesurera à la force militaire qu'elle saura développer en cas de péril. Son peuple jeune, vigoureux, ayant une carrière belle et honorable derrière lui, peut aspirer à tout, avec du courage, du dévouement et de l'intelligence. » (Note manuscrite de Léopold Ier.)

(page 12) Souhaitons que les conseils de notre premier souverain ne soient pas complètement oubliés. Méfions-nous de nos voisins et, pour nous faire respecter, comptons moins sur les traités et sur la justice de notre cause que sur la valeur de notre armée.

16 janvier 1926.

Camille Buffin.

Retour à la table des matières