Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

La tragédie mexicaine. Les impératrices Charlotte et Eugénie
BUFFIN Camille - 1925

Retour à la table des matières

BUFFIN Camille, La tragédie mexicaine. Les impératrices Charlotte et Eugénie

(Paru en 1925 à Bruxelles, chez A. De Wit)

Chapitre III. L’occupation française. La prise de Puebla et de Mexico. La régence. Bazaine

(page 49) Le Mexique descend vers la mer par trois immenses gradins : les « Terres froides », qui commencent à 2.000 mètres d'altitude ; les « Terres tempérées », constituées par un plateau moins élevé, où les produits tropicaux se mêlent à ceux de l'Europe ; les « Terres chaudes », partie basse et côtière, qui est le domaine du « Vomito negro ». A la faveur de la chaleur humide, la végétation y est exubérante : les forets d'acajous, de palmiers, de bananiers voisinent avec les plantations de cannes à sucre, de cacao, de coton. (La Grande Encyclopédie, Paris, t. 23, p. 870.)

La convention de la Soledad stipulait qu'en cas de conflit, les Français se retireraient au delà du Chiquihuite, chaîne de montagnes qui borne la zone ravagée par les fièvres. A la rupture des négociations, leur mouvement de recul commence. Les soldats ne dissimulent pas leur mauvaise humeur, devant la perspective de cantonner dans un pays si malsain. Aussi le général mexicain (page 50) Zaragoza, ayant refusé une garde pour l'hôpital français Orizaba, le commandant en chef de Lorencez saisit ce prétexte pour occuper cette ville et pour se réinstaller dans les Terres tempérées. (20 avril 1862).

Grave, froid, silencieux, Lorencez est un bon officier d'infanterie, mais il n'a pas l'esprit assez pénétrant pour se diriger au milieu des intrigues qui l'entourent. (Général du Barrail, Mes Souvenirs, 8ème édition, t. II, p. 299.) Il commet une première faute, en laissant le général Almonte s'improviser chef suprême de la nation, nommer des ministres, lancer une proclamation invitant ses concitoyens à seconder l'intervention. Ce pronunciamento a peu de succès et Almonte ne tarde pas à se rendre impopulaire par ses intrigues et par la perception d'un emprunt forcé.

Juarez répond à la guerre par la guerre. Il proclame l'état de siège, appelle sous les drapeaux tous les hommes valides, lève une contribution extraordinaire, menace de peines ceux qui fourniront des vivres et des armes à l'envahisseur. Ces mesures n'inquiètent pas Lorencez. Il se dirige vers Puebla, se fiant à Saligny qui lui a assuré que la ville est disposée à ouvrir ses portes. (G. Niox, ouvrage cité. p. 161 et suivantes.)

C'était vrai, ce ne l'est plus. Depuis que l'intervention est réduite à la France, que l'effectif du corps expéditionnaire est ramené à 6,000 hommes, les partisans de Juarez ont repris courage, tandis que ses adversaires sont consternés. Et ce qu'il y a de plus regrettable, c'est que la Grande Bretagne et l'Espagne semblent devenues les alliés du gouvernement du Mexique. Juarez le déclare officiellement, et les diplomates anglais et espagnols, accrédités à Mexico, ne cachent ni leur sympathie pour la république, ni leur opposition à l'entreprise de la France. (Archives du ministère des Affaires étrangères de Belgique. Rapport de t' Kint de Roosebeke, du 27 juin 1862.)

(page 51) Cependant la résistance s'organise. Le général Zaragoza avec 4.000 hommes et 18 pièces d'artillerie s'établit aux Cumbres d'Acultzingo, épaisse muraille d'une hauteur de 600 m., coupée par une fente étroite où passe la route. Dès que les Français paraissent, il sont accueillis par un feu plongeant. Sans hésiter, Lorencez ordonne aux chasseurs à pied de gravir, sur la droite, les pentes de la montagne, pendant que le deuxième zouave les escaladera sur la gauche et que les fusiliers marins attaqueront de face. L'élan des soldats est irrésistible. A 4 heures de l'après midi, les Juaristes sont en pleine déroute et Lorencez, après avoir franchi le passage dangereux, campe à Puente-Colorado.

Le général français avait toujours considéré son expédition comme une promenade militaire. Il crut avoir brisé la résistance. « Je suis maître au Mexique » répétait-il. Plein de confiance, il reprend sa marche, traverse sans encombre La Canada, San Augustin del Palmar, Quetcholac et, le 5 mai à 9 heures du matin, il parvient devant Puebla. « Ils nous attendent, » affirme toujours Dubois de Saligny. C'est exact, mais la réception n'est pas celle qu'il prévoit, car sous la direction du général Zaragoza et de Ghilardi, compagnon de Garibaldi, la garnison forte de 4.850 hommes, aidée par la population, a préparé une défense vigoureuse.

Puebla, ville de 60.000 habitants, est défendue au nord par les forts de Guadelupe et de Loreto, au sud par les forts del Carmen et de Totimehuacan, à l'ouest par ceux de San Xavier et de Santa Anita, à l'est par une série de redoutes. En outre, de nombreux couvents, aux murs épais de plusieurs mètres, ont été transformés en citadelles et forment une seconde ligne de défense. En dépit des Mexicains, qui conseillaient d'attaquer par le faubourg du Carmen, Lorencez, après une reconnaissance sommaire, tente d'enlever par surprise le fort de Guadelupe, qui domine la ville de 80 m. L'artillerie, (page 52) placée à 2.000 m. des murailles, commence le feu vers midi. Les munitions s'épuisent sans entamer les ouvrages de protection. Néanmoins, Lorencez lance deux colonnes, composées de zouaves et de chasseurs à pied, à l'assaut du fort. Malgré leur intrépidité, les soldats ne peuvent escalader les retranchements. Fusillés à bout portant, canonnés à revers par les batteries du fort de Loreto, les fantassins subissent des pertes importantes. Les marins arrivent à leur secours, la lutte recommence. A ce moment, éclate un orage épouvantable : les assaillants aveuglés par la pluie, glissent sur le terrain détrempé et s'arrêtent.

L'attaque a échoué. Il ne reste qu'à sonner la retraite. Les troupes redescendent les pentes de Guadelupe, laissant 465 hommes sur le champ de bataille.

« L'armée française, rapporte Zarayoza, s'est battue avec beaucoup de bravoure ; son général en chef a fait preuve d'incapacité dans l'attaque, L'armée mexicaine, je l'affirme avec orgueil, n'a pas une seule fois reculé pendant la longue lutte. » (Lettre du général Zaragoza au ministre de la Guerre du Mexique.)

Appréciation véridique.

Après avoir campé pendant trois jours devant Puebla, Lorencez se retire à Orizaba et s'y établit. Il réclame des renforts et du matériel de guerre. En attendant, un formidable adversaire décime l'armée ; C'est la fièvre jaune, qui frappe les soldats pendant leur séjour dans les parties basses de la côte. Pour diminuer les ravages du fléau, le gouvernement français emploie deux moyens : d'abord la prolongation du tronçon du chemin de fer, afin que les troupes, dès leur débarquement, soient aussitôt transportées à Orizaba, pays salubre ; ensuite l'emploi, pour la garnison de Vera Cruz, de noirs de la Martinique, réfractaires à la maladie. (M. Chevalier : Le Mexique ancien et moderne, Paris 1863, p. 508.)


(page 53) La nouvelle de l'échec de Puebla est reçue à Paris avec stupeur. Personne n'avait mis en doute que le général de Lorencez avec ses 6.000 hommes occuperait sans coup férir un territoire six fois grand comme la France. Des illusions inconcevables avaient donné à l'expédition une faiblesse presque ridicule, au point que le général de Santa Anna, l'ancien président, en voyant passer les premiers effectifs de débarquement, peu nombreux, dépourvus de moyens de transport, sans provisions, mal organisés, s'était écrié : « Est-ce que les Européens s'imaginent que les Mexicains sont encore armés de flèches et de casse-tête. » (P. Gaulot : ouvrage cité, t. I. p. 61.)

Par suite des fautes commises : inaction des Alliés à Véra Cruz, division des commissaires, réembarquement des troupes espagnoles et anglaises, proclamation prématurée de la présidence d'Almonte, attitude des diplomates anglais et espagnols à Mexico, attaque mal combinée contre Puebla, enfin, réunion aux troupes françaises de bandes réactionnaires vivant de pillages, les difficultés de l'intervention ont fort augmenté.

Napoléon commence à se rendre compte de l'importance de l'entreprise conçue si légèrement, mais il est trop tard pour reculer. Il remplace le général de Lorencez par le général Forey et il élève à 30.000 hommes l'effectif du corps expéditionnaire. On demande au Corps législatif 13 millions, qui sont votés sans opposition. L'honneur de la France est engagé.

« - Les Mexicains, s'exclame humoristiquement Merinée, ont eu la bêtise de ne pas se laisser battre par une poignée de Français, et maintenant il n'y a pas un homme en France, qui ose dire qu'il voudrait mieux traiter avec Juarez que de lui envoyer des coups de canon, qui coûtent fort cher. »

Cependant, la belle défense de Puebla n'a pas produit grand enthousiasme chez le peuple mexicain, affirme le (page 54) chargé d'affaires de Belgique t' Kint de Roodenbeke, dont l'importance s'accroît à mesure que décline l'influence de Dubois de Saligny. Non seulement ses lettres sont communiquées à Napoléon, mais, à la fin du mois d'avril 1863, il a, aux Tuileries, deux entrevues avec l'Empereur, qui lui fait cette déclaration flatteuse : « Je n'ai eu qu'à copier une partie de vos notes pour les instructions que j'ai adressées au général Forey. » (Arch. de Vienne : Rapport de M. t' Kint de R., du 18 avril 1863.)

« La situation politique du Mexique, rapporte t' Kint le 14 septembre 1862, n'a point changé. Il y a cependant quelques faits à enregistrer, dont le plus important est la mort du général Zaragoza. Le général en chef de l'armée dite d'Orient a succombé au typhus, dans la ville de Puebla le 8 de ce mois. Son corps a été porté à Mexico, où on lui a fait hier de magnifiques funérailles. Néanmoins, malgré toutes les mesures prises par les autorités pour émouvoir le peuple à cette occasion, les Mexicains ont montré une grande indifférence. Il en avait été de même, lorsqu'il y a environ un mois, le général Zaragoza était venu à Mexico et que l'on a voulu causer des manifestations populaires en sa faveur. Le peuple est resté tout à fait sourd à l'appel, que l'on a fait alors à son adhésion.

« On a essayé ensuite le moyen des clubs, qui ont été rouverts par autorisation du gouvernement, mais les meneurs seuls et quelques curieux ont assisté à leurs réunions. En dernier lieu, on a espéré obtenir plus de succès par des représentations au théâtre national, données dans le but de réunir des fonds pour la fête de l'Indépendance nationale, qui doit avoir lieu après-demain. Mais la salle du théâtre est restée presque vide.

« Tout ceci prouve, que le peuple de Mexico a plus de bon sens que ceux, qui représentent à l'Europe les soi-disant libéraux mexicains comme parti national. » (Archives du ministère des Affaires étrangères de Belgique. Rapport de t' Kint de Roosebeke, du 18 avril 1863.)

Forey avait été choisi comme commandant en chef à cause des preuves d'audace, qu'il avait maintes fois données. Mais il est devenu lourd, pesant, paresseux.

(page 55) Il débarque à Vera Cruz le 23 septembre 1862. Son premier acte est d'inviter le général Almonte à abandonner le titre de chef suprême de la nation, à ne promulguer aucune loi et à dissoudre son prétendu ministère. Cette mesure reçoit une approbation générale. Puis, il s'établit à Orizaba, où il perd huit mois à se munir d'approvisionnements et à attendre les renforts d'Europe, ainsi que les concours des Mexicains. Parmi ceux-ci, les plus notables sont le général Mejia, d'origine indienne, très influent dans la région montagneuse de Queretaro et le général Marquez, homme doué d'énergie, mais que ses cruautés ont fait surnommé le « tigre de Tacubaya. »

Lorsque les troupes atteignent 30.000 hommes, plus un contingent égyptien et le corps auxiliaire indigène, il commence le siège de Puebla, défendu par le général Ortega.

Ce personnage avait débuté par montrer des singes savants sur les grandes routes. De nombreuses escroqueries l'amenèrent en prison. Là, sans perdre de temps, il recrute une troupe de bandits qui l'aident à faire sa fortune. Disons à sa louange, qu'il possède de réelles qualités militaires.

Puebla forme un immense damier, dont chaque case, séparée par de grandes rues, se coupant à angle droit, constitue un groupe de maisons, appelé « cadre». Mettant les délais à profit, Ortega y a rassemblé un matériel considérable et une garnison de 20.000 hommes. En outre, il a complété la défense : à l'extérieur, par une ligne d'ouvrages avec de solides bâtiments pour réduits ; à l'intérieur par des barricades, des murs, des sacs de sable qui transforment chaque cadre en forteresse. Juarez accourt lui-même ranimer les courages. Il distribue des récompenses et fait afficher les discours de Jules Favre, de Picard et une proclamation de Victor Hugo, débutant ainsi : « Mexicains ! vous avez raison de me croire avec vous. Ce n'est pas la France qui vous fait la guerre, c'est l'Empire. »

(page 56) Le 9 mars, l'investissement commence. La division Douay tourne la ville par le nord, la division Bazaine par le sud. L'attaque est dirigée contre le fort de San Xavier. Après quelques jours de bombardement, une tranchée est ouverte. Le général Bazaine entraîne sa division et emporte la position. Contrairement à l'attente, la prise du fort San Xavier n'avance pas les opérations. Si les Mexicains ne résistent pas en rase campagne, ils montrent beaucoup de ténacité, cachés derrière les murailles, dont les parois résistent au canon.

Quand le général Forey vint examiner les défenses, il vit de tous côtés des barricades étagées pourvues d'artillerie, des murs crénelés, des terrasses garnies de terre, des clochers couverts de tirailleurs parfaitement abrités. C'est rue par rue, maison par maison, que les soldats français, pleins de cette ardeur héroïque qu'on leur connaît, doivent emporter chaque cadre de la ville. (A. Demeur, L'expédition belge au Mexique, Bruxelles, 1864,. p. 11.)

Pendant que le siège se poursuit, que les forts del Carmen et de Totimehuacan sont assaillis à leur tour. Juarez, toujours à Mexico, avait rassemblé une armée de 10.000 soldats, dont il confia le commandement à l'ex-président Comonford. Celui-ci essaie, le 5 mai, d'introduire un convoi de vivres à Puebla. Il échoue et concentre son corps autour de San Lorenzo, à 7 kilomètres des assiégeants.

Bazaine conçoit aussitôt le projet d'enlever cette place par surprise. (P. Gaulot : ouvrage cité, t. I, p. 114.) Dans la nuit du 7 au 8, il s'avance en silence à la tête d'une colonne mixte. Parlant très correctement l'espagnol, le général trompe les avant postes ennemis, en répondant lui-même à leur « quien viva. » Grâce à cette ruse, les Français tombent sur les Mexicains sans défiance et les mettent en déroute, (page 57) faisant plus de 1.000 prisonniers. A partir de ce jour, Bazaine devient le favori de l'armée. On voit le jour, la nuit, dans la tranchée et au bivouac circuler, sans faste, sans escorte, à pied, la canne à la main, l'air bonhomme, plaisantant avec le soldat, marchant habilement à son but, qui est de supplanter son chef.

La défaite de Comonford, suivie du percement d'une tranchée dans le fort Totimehuacan décourage Ortega. Une attaque est imminente. Ne croyant pas pouvoir la repousser, il fait enclouer les canons, briser les armes et rend la ville le 17 mai avec 11.000 soldats et 1200 officiers. Ces prisonniers sont dirigés sur Vera Cruz, afin d'y être embarqués pour la France. Un fâcheux incident survient en cours de route. Quoiqu'on eût pris la précaution de couper les boutons des pantalons, de sorte que tous, généraux et soldats, étaient obligés de tenir leurs culottes à deux mains en marchant, beaucoup s'évadent, entres autres Ortega, Porfirio Diaz. Escobedo, Negrete, chefs énergiques, qui se signalèrent plus tard par leur résistance.

A la nouvelle de la prise de Puebla, Juarez clôture le Congrès de Mexico et, après avoir, dans une proclamation, juré de continuer à défendre l'indépendance et la République, il se transporte avec ses troupes plus au Nord et établit son gouvernement à San Luis de Potosi.

Les consuls des différentes nations, inquiets de voir une ville de 200.000 habitants laissée sans police, adressent une requête au général Forey, le priant de hâter l'occupation de la capitale, tout en insistant pour qu'il soit interdit au corps auxiliaire mexicain d'y pénétrer. Ces troupes ignorent la discipline, la fidélité ; elles sont dans un dénuement absolu, ne vivent que de pillages et contribuent à rendre l'intervention française impopulaire. (G. Niox : ouvrage cité, p. 236.)

(page 58) Le lieutenant colonel de Potier est envoyé à l'instant à Mexico avec deux escadrons de cavalerie. La ville est tranquille. Le général Salas, ancien lieutenant de Santa Anna, exerce les fonctions de gouverneur et d'accord avec lui, l'entrée des troupes victorieuses est fixée au 10 juin.

Ce jour-là, le temps est superbe, le soleil resplendit. Au bruit des cloches des églises, tambours et clairons battent et sonnent aux champs, tandis que les musiques jouent des airs variés. La population est massée dans les rues, aux fenêtres ou sur les balcons des maisons pavoisées. Des fleurs sont jetées à profusion et forment un tapis diapré sous les pieds des troupes qui passent, l'air martial, dans leur tenue de campagne. A chaque minute l'enthousiasme grandit, les cris, les acclamations deviennent du délire. (Général du Barrail : ouvrage cité. t. II. p. 46.)

Bon nombre de familles riches acceptent franchement l'intervention. Des relations cordiales se nouent avec les officiers, des flirts s'ébauchent, parfois suivis de mariage. A ce propos, Blanchot rapporte cette anecdote : Un capitaine d'infanterie s'était fiancé avec la fille d'une riche veuve, chez laquelle il habitait. Un matin, son ordonnance lui demande avec embarras l'autorisation de se marier. Très volontiers, dit le capitaine, et avec qui ? Il s'attend à ce que le soldat indique quelque servante du voisinage. Sa stupéfaction est formidable, quand le pioupiou lui avoue que c'est avec la maîtresse de la maison, sa future belle-mère. Il n'y avait rien à faire et il devint, bien malgré lui, le gendre de son ordonnance. (Colonel Blanchot : L'intervention française au Mexique, t. 11. p. 30.)

Malheureusement, des mesures maladroites détruisent ces dispositions bienveillantes de la nation (page 59) mexicaine. Napoléon avait donné les instructions suivantes au commandant en chef :

« Quand vous serez à Mexico, une des premières questions sera de rétablir l'ordre dans les finances, car cela nous permettra, sans surcharger le pays, de nous payer nos indemnités. D'après les renseignements que j'ai, les revenus du Mexique, en temps normal, sont de 50 millions de piastres, soit 250 millions de francs et comme l'administration du Mexique peut amplement être payée avec 20 millions de piastres ou 100 millions de francs, il y aurait donc, tous les ans, une réserve de 150 millions de francs, avec lesquels il sera possible non seulement de nous payer les frais de guerre, mais encore de faire les bases d'un emprunt, qui pourra aider à la régénération du pays. »

Le Mexique contient, en effet, des richesses incalculables en mines d'or, d'argent, de cuivre, en pétrole, en bois précieux ; son sol est d'une étonnante fertilité, mais les habitants sont excessivement pauvres. Les 7/8 de la population sont vêtus de chiffons malpropres, et habitent des huttes misérables. Le commerce intérieur est nul, non seulement par manque de consommation, mais aussi par suite de l'état déplorable des routes. Ainsi, lorsqu'un propriétaire d'hacienda vend son blé à 5 fr. le quintal sur place, le transport au marché coûte 25 fr. par quintal, ce qui rend son blé invendable.

Dans ces conditions, les ressources de l'Etat sont minces. Pour remédier à cette pénurie et pour hâter la soumission des Juaristes, Budin, nommé par la France commissaire extraordinaire des finances, fait signer à Forey un décret mettant sous séquestre les biens de ceux qui combattent contre lui. Juarez riposte en saisissant dans les provinces, qu'il occupe, la fortune des partisans de l'intervention. Ces spoliations causent une vive irritation et donnent à la lutte un caractère plus acharné.

Napoléon avait également ordonné au général Forey de rassurer les détenteurs des biens nationaux, de (page 60) nourrir et de solder les troupes mexicaines et de consulter la nation sur sa forme de gouvernement. Il lui recommandait :

« d'agir avec promptitude et énergie afin, disait-il, de frapper l'imagination des Mexicains par des coups redoublés, car l'échec de Puebla et les neuf mois de temporisation nous ont fait perdre beaucoup de notre prestige. »

Obéissant avec une fâcheuse précipitation, le commandant en chef publie une proclamation le 12 juin, fixant le programme du futur gouvernement : liberté de la presse, réglementation des impôts, garantie de la propriété, établissement d'une loi de recrutement, répression du brigandage, réorganisation des tribunaux ; il déclare de plus que les propriétaires des biens nationaux, acquis régulièrement et conformément à la loi, ne seront nullement inquiétés et resteront en possession de ces biens ; les ventes frauduleuses seules pourront être l'objet d'une révision.

Ce fut le commencement d'une politique qui peut se définir ainsi : frapper ses amis au profit de ses ennemis. Appelé par le parti clérical, qui compte sur l'intervention pour recouvrer ses biens, évalués à 4 milliards, le premier acte de Napoléon est en faveur des libéraux, hostiles à l'établissement d'une monarchie et qui s'étaient partagés les domaines du clergé. Ainsi, inconsidérément, il mécontente ses partisans et augmente les richesses de ses adversaires.

Au sujet de la candidature de Maximilien, Napoléon avait donné comme instructions secrètes à l'amiral Jurien de la Gravière de ne pas procéder par le suffrage universel, « moyen qui ne pouvait pas convenir à un archiduc d'Autriche. »

(page 61) Il lui avait enjoint d'amener le parti monarchique à rassembler une espèce de constituante formée par les représentants, non par les députés, de toutes les provinces du Mexique, et de lui faire exprimer des vœux aux puissances alliées. S'inspirant de ces données, le général en chef, estimant qu'un Congrès général ne réunirait pas les délégués des villes éloignées, adopte sur les conseils d'Almonte et de Saligny, les moyens révolutionnaires habituels au Mexique pour constituer un gouvernement.

Il désigne 35 citoyens mexicains qui, formés en junte supérieure, nomment trois personnages chargés du pouvoir exécutif : Le général Almonte, Le général Salas, vieux serviteur des armées réactionnaires, sans initiative ni influence ; l'archevêque de Mexico, Mgr. Labastida, en ce moment à Rome, et qui est représenté par Mgr. Ormachea, évêque de Tulancingo, intolérant, actif, résolu.

On surnomme ce trio « les trois caciques ».

Ensuite Forey engage la junte à élire 215 notables. Ceux-ci, réunis en assemblée le 8 juillet 1863, au Palais National, sous la présidence de M. Th. Lares, votent à l'unanimité, moins deux voix, le rétablissement de la monarchie et la désignation de l'archiduc Maximilien comme empereur. A son défaut, la nation mexicaine s'en remet à S. M. l'Empereur Napoléon pour le choix d'un autre candidat.

La forme du décret est irrégulière : tous les membres de la junte, de même que tous les membres de l'assemblée, gens très honorables du reste, appartiennent au parti réactionnaire et sont des adversaires de Juarez. De plus, loin de constituer l'ensemble de la nation, ils habitent presque tous Mexico et ne représentent donc (page 62) qu'une partie de la capitale. La dernière stipulation donnant, en cas de refus de Maximilien, à un souverain étranger, le choix du chef de l'Etat, déplut à beaucoup de Mexicains. Cependant, ma population a tant souffert du régime antérieur, qu'elle accueille avec joie les décisions prises. Tout vaut mieux que le passé.

L'empire est proclamé et un Te Deum est célébré dans la cathédrale. Ensuite, une députation, désignée par l'assemblée, est envoyée auprès de l'archiduc Maximilien pour lui faire part du « vœu de la nation », tandis que le triumvirat, Almonte, Labastida, Salas, sous le titre de « Régence de l'Empire », gouverne au nom de Maximilien. (P. Gaulot : ouvrage cité : t. l,. 145.)


En Europe, on accueille avec méfiance la nouvelle de l'avènement au trône de l'archiduc et quand on apprend la façon dont ont été nommés la junte, le triumvirat et l'assemblée, on estime que la nation n'a pas été consultée et que le régime impérial lui est imposé.

Napoléon manifeste un vif mécontentement de la manière dont les puissances jugent son « gouvernement mexicain. » Il craint que cela ne désillusionne son candidat et il lui écrit :

« C'est avec bonheur que je vois que le nom de V. A. I. rallie un grand nombre d'adhérents. Cependant, pour que la volonté des Mexicains soit plus manifeste, je désirerais que le peuple fut appelé à ratifier par des votes le choix des notables. »

L'empereur est, en outre, contrarié de l'attitude politique adoptée par la Régence. Sous l'influence de Mgr. Ormachea commence une véritable réaction religieuse. Une ordonnance interdit de travailler le dimanche, sans une permission du curé ; une autre prescrit de se mettre à genoux, quand passe le viatique, qu'on porte aux (page 63) mourants avec un escorte militaire. L'état civil est rendu au clergé ainsi que les écoles. Enfin, des prêtres vont trouver les locataires des anciens biens du clergé, acquis en vertu des lois dites de réforme de Juarez et leur défendent de payer leur loyer, car les ventes, assurent-ils, sont annulées.

Or, Napoléon s'oppose à cette mesure et il envoie ces mots à Maximilien, qui expriment nettement sa volonté :

« Mon Frère,

« Je crois devoir communiquer à V. A. I. les extraits ci-joints d'une lettre du maréchal Forey, que je viens de recevoir. Si l'on ne fait pas une déclaration très nette sur la consécration de la vente des biens nationaux, je considère l'établissement monarchique au Mexique comme impossible.

« Je suis de Votre Altesse Impériale le bon frère.

« Napoléon.

« Biarritz, le 23 septembre 1863. »

« Extraits d'une lettre du maréchal Forey à l'Empereur Napoléon.

« Je vous avoue que j'aimerais mieux faire un second siège de Puebla, que d'être ce que je suis ici, le modérateur de gens, qui ne veulent pas être modérés. Le général Almonte, que l'on a mis la tête de la régence, est sinon un réactionnaire, du moins un homme d'une extrême faiblesse, toujours enclin à se laisser entraîner à des mesures déplorables que je ne permets pas, parce que je ne veux pas que le drapeau français couvre des actes contraires à votre politique ; mais il n'en est pas moins pénible pour moi de voir que, chaque jour, je suis obligé d'observer l'usage, que le gouvernement entend faire de son pouvoir et de le surveiller, comme je le faisais du parti ennemi. Ainsi, après les décrets ou arrêtés relatifs à l'observation du dimanche et à certaines mesures concernant les biens de l'église et contraires à mes déclarations, (page 64) décrets et arrêtés que j'ai fait rapporter, croiriez-vous, Sire, que la régence voulait obliger tous les dissidents, qui rentrent dans les localités occupées par nos troupes, ou qui ont reconnu le gouvernement provisoire, à faire leur adhésion par écrit, sous peine d'être arrêtés et incarcérés, véritable loi des suspects. N'est-il pas aussi entré dans la tête de ces grands politiques d'appliquer mon décret sur le séquestre, non seulement à ceux qui portent les armes contre nous, mais à tous les dissidents ? J'ai déclaré nettement que tout cela ne se ferait pas ; mais il n'en est pas moins pénible pour moi d'être continuellement en garde contre un gouvernement que je dois protéger, et de paraître ainsi le tenir en tutelle, ce qui ne peut que le déconsidérer dans l'opinion, et encourager les ennemis à la résistance, dans l'espoir de le renverser le jour où il perdra notre appui.

« Les craintes, que j'ai exprimées plusieurs fois à Votre Majesté, sur les tendances réactionnaires que j'entrevoyais chez ceux qui m'entouraient semblent trop se faire jour. Votre Majesté a dû remarquer que si, conformément aux intentions formellement exprimées dans presque toutes ses lettres, mon manifeste s'est attaché à rassurer les acquéreurs de biens nationaux, celui du gouvernement provisoire a gardé à ce sujet un silence presque absolu. Si, au moment où il a paru, je n'ai pas fait d'observation à ce gouvernement, c'est parce que je n'ai pas voulu lui susciter d'embarras, ne pouvant imaginer qu'il avait des arrière-pensées sur un point qui touche à son existence même ; car je ne crois pas à l'établissement d'un gouvernement, qui ne reconnaitrait pas le principe de la vente des biens nationaux.

« Du reste, Sire, je vois avec regret le gouvernement se mettre beaucoup trop sous la dépendance du clergé. Je conçois qu'il honore la religion et ses ministres, quoique ceux-ci, dans ce pays, ne soient pas toujours très honorables. C'est un peuple dévot, bigot même jusqu'au fanatisme, et il est d'une bonne politique de respecter, honorer même ce qu'il respecte, ce qu'il honore ; mais il est à craindre que le gouvernement d'échec ayant été trop loin, en dépouillant et maltraitant le clergé, celui-ci n'aille aussi trop loin en sens contraire. S'il se met, comme il paraît vouloir le faire, aux pieds du clergé, il fera de la réaction et ne (page 65) ramènera pas à lui les hommes modérés et véritablement mais simplement religieux. »

Forey n'écrivait que pour se plaindre, pour réclamer des renforts. Il provoquait aux Tuileries un état d'anxiété. De plus, au point de vue militaire, on lui reprochait ses lenteurs et un succès trop chèrement acquis ; au point de vue politique, on critiquait ses décrets plus dignes d'un conquérant que d'un libérateur. Napoléon le nomme maréchal et le rappelle : Bazaine est promu commandant en chef de l'armée du Mexique. Ce général comprend ce qu'on attend de lui. Son premier mot l'indique : « Pour Dieu, plus de troupes, j'en ai assez. » Et les départs sont arrêtés ! Et le département de la guerre respire ! (Paniers d'Eloin.)

Bazaine a été diversement jugé. On l'a accusé d'avoir poursuivi un but personnel. Dans aucune lettre de l'empereur ou de l'impératrice du Mexique, je ne trouve de reproches de ce genre. Mieux que personne, le général connaît les difficultés au milieu desquelles se débat le souverain. Sa place n'est pas enviable. S'il songe un instant à établir au Mexique le protectorat de la France, c'est parce qu'il juge que ce droit indemnisera son pays de ses sacrifices en hommes et en argent. Sa suggestion est repoussée formellement par Napoléon. C'est cependant la seule solution qu'aurait dû poursuivre la France, au lieu de s'immiscer dans les affaires intérieures du Mexique.

Engagé comme simple soldat, Bazaine a conquis tous ses grades par sa bravoure ; mais le trait caractéristique de son caractère, c'est le manque absolu d'initiative personnelle. De taille moyenne, il semble un gros major d'infanterie. Sa tête forte, vulgaire, ses yeux à demi fermés, cachant un regard rusé, dénotent un esprit médiocre, se plaisant aux finasseries. Ambigu et (page 66) cauteleux, sa préoccupation, c'est de plaire au maître. (Em. Ollivier, ouvrage cité, p. 322.)

Vanté à l’excès au point de vue militaire, il n'entend rien à la politique, qu'il confond avec l'intrigue. Il affecte une grande simplicité. On le rencontre journellement à cheval, seul ou accompagné d'un officier d'ordonnance, vêtu d'un dolman sans insigne, un couvre-nuque blanc sur son képi, armé d'un fouet de chasse, qu'il s'amuse à faire claquer. (Ch. Mismer, ouvr. cité, p. 162.)

Si Bazaine avait été, ce qu'il aurait dû être, un commandant de troupes subordonné à l'empereur du Mexique, bien des froissements auraient été évités et la marche des opérations se serait ressentie de l'unité de commandement. Il ne semble pas cependant qu'un autre chef le général Douay, selon le vœu de Charlotte, aurait pu soutenir plus longtemps Maximilien, car ce sont des causes politiques, non des raisons d'ordre militaire, qui ont amené la chute de l'Empire. Conçue en Europe, réalisée pas des moyens européens, cette tentative n'était pas née spontanément sur le sol même, d'une lassitude universelle pour la république, aussi dût-elle lutter contre les habitudes, les traditions, les instincts, les intérêts formés dans cette anarchie de mœurs et d'idées que subissait le Mexique depuis son indépendance.

Retour à la table des matières