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La tragédie mexicaine. Les impératrices Charlotte et Eugénie
BUFFIN Camille - 1925

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BUFFIN Camille, La tragédie mexicaine. Les impératrices Charlotte et Eugénie

(Paru en 1925 à Bruxelles, chez A. De Wit)

Chapitre XI. La mission de l'impératrice à Paris

(page 211) Aujourd'hui, Napoléon est convaincu que la création d'un empire latin dans le Nouveau Monde est irréalisable. Il a été trompé et s'est trompé : Maximilien ne réussit à imposer son autorité que dans les régions soumises aux baïonnettes françaises. Et l'opinion publique qui, en France, se prononce avec une extrême violence pour l'abandon du Mexique, trouve maintenant un appui dans le gouvernement. L'empereur, jusqu'ici a résisté seul, car la coterie de l'impératrice Eugénie s'est rangée au côté des ministres, cependant, il commence à faiblir et à reconnaître la nécessité de rappeler les troupes, mais il est mortifié de retirer un appui matériel qu'il a si solennellement promis. Fould, jadis si favorable à l'aventure, a complètement changé d'allures et déclare que pour rien au monde, il ne fera de nouveaux sacrifices d'argent.

Lavalette, l'homme du jour, est très catégorique et dit à l'impératrice : L'an dernier, j'ai écrit à V. M. que le retrait des troupes du Mexique serait utile, aujourd'hui, je dois insister sur l'impérieuse nécessité de le faire. (Papiers d’Eloin.)

Drouyn de Lhuys redoute les Etats-Unis et inquiète (page 212) Napoléon. En effet, le langage de Washington est agressif. Pendant que des officiers américains en uniforme servent dans les rangs des troupes juaristes, le gouvernement de Washington invite, de façon comminatoire, Napoléon à ne pas envoyer de nouveaux contingents à la Légion étrangère au Mexique. Il déclare même qu'il n'admet pas qu'on recrute des nègres au Soudan, pour maintenir l'effectif du bataillon égyptien en garnison à Vera Cruz. Bien plus, un corps de 1.200 volontaires autrichiens étant sur le point d'être embarqué à Trieste, le ministre des Etats-Unis annonce au cabinet de Vienne qu'il demandera ses passeports, si ces troupes partent pour le Mexique. Cette menace de rupture des relations diplomatiques est d'autant plus grave que l'Autriche craint une guerre avec la Prusse et l'Italie. (Papiers d'Eloin. Note du baron de Beust du 8 novembre 1866.)

Drouyn de Lhuys s'efforce d'obtenir de Washington l'assurance de dispositions amicales envers le gouvernement de Maximilien, promettant qu'en échange de cette concession, Napoléon rappellera ses troupes dans un délai raisonnable. Cette offre est repoussée. Pourquoi, en effet, les Etats-Unis prendraient-ils un engagement de ce genre, puisqu'ils savent que la France est lasse de soutenir un trône chancelant ? (P. Gaulot, ouvrage cité. t. II, p. 231.)

Seward, secrétaire d'Etat, exprime nettement sa volonté : « L'Empereur Maximilien doit s'en aller. Nous ne pouvons tolérer un empire qui serait une menace permanente pour nos institutions républicaines. »

Toutes ces contrariétés accablent Napoléon, dont la santé est minée. Et cependant, ce moment, il aurait eu plus que jamais besoin de l'énergie, qui caractérisait son grand oncle.

La Prusse et l'Autriche arment, l'Italie aussi. A tout instant peut naître un conflit qu'aux Tuileries, on juge différemment : L'empereur escompte une victoire de (page 213) l'Autriche, l'impératrice est convaincue que l'intervention de la France est indispensable pour écraser la Prusse, dont la puissance englobera la Confédération germanique. Son opinion est partagée par Thiers. Mais, entraîné par sa femme dans la campagne du Mexique, le souverain se méfie de ses conseils : « Je vous assure, dit-elle à Metternich, que nous marchons à la ruine. » Cependant, elle n'a pas perdu courage. Elle seconde l'Empereur dans son invitation à un Congrès européen, où il croit jouer le principal rôle et affirmer son importance. (Comte Corti : Maximilien and Charlotte von Mexico : L’arrivée de l'impératrice Charlotte à Paris.)

On conçoit que, dans ces circonstances, les demandes réitérées de Charlotte n'ont aucune chance d'aboutir. Se croyant mal servi par Hidalgo, son plénipotentiaire à Paris, Maximilien le remplace par Juan Almonte. Ce général demande la révision du traité de Miramar : prolongation de l'occupation, continuation du secours financier. Cette proposition est rejetée à l'unanimité pur le conseil des ministres français.

Or, le 1er mai 1866, afin de solder les troupes mexicaines, réduites aux expédients les plus déplorables, ainsi que les légions belge et autrichienne qui, pour vivre, ont contracté des emprunts, Maximilien convoque un Conseil de gouvernement : Bazaine, Dano et M. de Maintenant. directeur de la mission financière, y représentent la France. L'empereur et le ministre des Finances font ressortir l'impossibilité de trouver des ressources. « Il faut choisir, déclare Maximilien, entre la banqueroute ou le salut de l'Empire. » Dans cette situation critique, le maréchal consent à allouer un subside provisoire de 2 millions et demi par mois, en attendant l'approbation du gouvernement français. Et voici que ce gouvernement refuse à l'avenir toute avance de fonds, à moins qu'on ne lui abandonne la moitié des recettes des douanes (page 214) mexicaines, qui seront affectées aux dépenses courantes et au remboursement des dettes antérieures françaises.

Comme le produit de ces douanes est déjà grevé de 24 p. c. pour les créances anglaises, il ne restera pour ainsi dire plus rien pour le Mexique.

Craignant une attaque des Etats-Unis, Bazaine, dans un but de concentration, ordonne l'évacuation du nord par les forces impériales. Cette retraite livre aux Juaristes près de la moitié du pays. Si la région est peu peuplée, elle n'a que 1.250.000 habitants sur une population totale de 8 millions, elle possède les ports importants de Matamoros et de Tampico sur le Golfe, de Guaymas et de Mazatlan sur le Pacifique. C'est de plus un succès moral, dont l'importance est augmentée encore par la presse des Etats-Unis. Précisément à cet instant, Napoléon confirme sa volonté de rappeler ses troupes. Les soldats français une fois rembarqués pour l'Europe, que fera-t-on ? Que deviendra-t-on ? Maximilien est désemparé. Ses soucis le rongent, sans lui dicter de décision.

Deux lettres d'Eloin, toujours à Paris, au comte de Bombelles, nous apprennent ce qui se trame aux Tuileries.

« Je persiste à penser, écrit-il, qu'aujourd’hui l'Empereur Napoléon est le seul bon et honnête. Je crains qu'il ne finisse par céder et, franchement, sa position devient chaque jour plus difficile. Il ne faut donc pas trop lui en vouloir et plutôt chercher à lui alléger le fardeau, qui devient bien lourd à porter. Que V. E. ne se confie qu'à lui,. à lui seul. Lui écrire tout, sans faire intervenir personne. L'Impératrice est mal disposée ; il ne faut pas non plus se l’aliéner, car elle presse avec force et souvent avec succès. » (Papiers d’Eloin.)

Et trois jours après, il annonce cette bonne nouvelle :

(page 215) « Le retour de Bazaine est enfin décidé !! Cette décision est encore confidentielle ici. Elle m'a été confirmée par Fould et présentée comme une satisfaction donnée à S. M. Si mes indiscrétions aux Tuileries ont été pour quelque chose dans cette détermination, mon voyage en Europe n'aura pas été inutile. Ce que je redoute, c'est que sous divers prétextes plus au moins spécieux, le retour du maréchal n'ait lieu qu'à la fin de l'année. »

Alors, l'impératrice Charlotte qui, depuis quelques mois, se tient à l'écart, reparaît. « C'est une folie, dit-elle à Maximilien, d'attendre au Mexique, les résolutions du gouvernement français. Traiter avec le commandant en chef est dangereux, échanger des notes à travers l'Océan entraine des délais, sans donner de résultats. Un seul parti reste : aller à Paris, voir Napoléon, lui exposer la vérité qu'on lui cache. Il est impossible qu'il nous abandonne. qu'il manque sa parole. » (E. Ollivier, ouvrage cité, p. 275.)

Elle doute fort du succès, mais dissimule ses appréhensions. Son air de confiance, son énergie remontent Maximilien. Il prépare un long rapport adressé à l'Empereur, rejetant sur l'inaction de Bazaine toute la responsabilité de l'insuccès de la pacification du pays. Il remet en outre à Charlotte des instructions, dont voici la copie :

« Mission de l'impératrice Charlotte, à Paris.

« 1°) L'Empereur doit s'engager :

« a) à ce que le trésor français paie jusqu'à la fin de 1867, vingt mille hommes de troupes mixtes y compris les Cazadores et la division étrangère.

b) que ce même trésor français avance en outre, au gouvernement impérial mexicain, un subside de cinq cent mille piastres par mois jusqu'à la fin de l'année 1867.

(page 216) 2°) L'Empereur doit par ce courrier envoyer au Maréchal Bazaine sa nomination à un corps d'armée en France ou en Algérie, peut être à l'armée de Lyon. S. M. doit nommer le général Brincourt général de division le 15, si elle le juge à props, et l'envoyer par ce paquebot, remplacer le général de Castagny, qui sera rappelé simultanément. Le général Douay recevra l'ordre de prendre le commandement en chef de l'armée dès l'arrivée du paquebot, mais, en admettant que pour des raisons quelconques, il différât de s'en charger, le général Brincourt sera muni d'une lettre de commandement et on l'enverra immédiatement. Le général Garnier l'accompagnera au Mexique ou, si le temps ne le permet pas, le suivra par le bateau de septembre.

« 3°) L'Empereur donnera l'ordre de continuer le paiement des cinq cent mille piastres mensuelles jusqu'à disposition ultérieure et cet ordre sera expédié par ce paquebot.

« 4°) Une convention entre M. Castillo et M. Drouyn de Lhuys déterminera le contenu du premier paragraphe de cette note, elle sera signée par l'Empereur et par l'Impératrice Charlotte, qui déclarera réserver formellement la ratification de l'Empereur Maximilien, et elle restera secrète.

« Un article de cette convention stipulera que l'armée française ne se retirera qu'en bloc et la France s'engage à ce que l'armée nationale sera organisée avant le départ de ses troupes.

« On définira de commun accord la manière de rembourser le subside de mille piastres. »

Le départ de la souveraine est gardé secret et, le 7 juillet seulement, le Journal officiel du Mexique publie une note, disant que l'impératrice se rend en Europe pour traiter diverses questions. Cette nouvelle produit sur le peuple une impression fâcheuse : par ses hautes qualités intellectuelles, par son abnégation, par son courage, par l'ensemble de toute, sa conduite, elle a concentré en elle la confiance des amis de pire, en même temps qu'elle est entourée du respect (page 217) de ses ennemis. Et la population, en témoignage de vénération, ne l'appelle que 1’« Ange tutélaire du Mexique. »

Charlotte s'embarque à Vera Cruz le 13 juillet sur le paquebot l' « Impératrice Eugénie », accompagnée de M. Martin del Castillo, ministre des affaires Etrangères, du Comte del Valle, de M. Néri del Barrio. chambellans, du comte de Bombelles. grand écuyer, et de Madame Néri del Barrio, dame du Palais.

Dans un ouvrage publié par le baron de Malortie et la comtesse del Barrio, ce voyage a été relaté avec plus de fantaisie que d'exactitude. Ces auteurs racontent que le départ de l'impératrice ressembla à une fuite et qu'il eut pour prétexte un voyage au Yutacan. Tandis qu'on attend la souveraine à Puebla, elle s'embarque clandestinement à Campêche, n'ayant pour l'accompagner qu'un ami dévoué de son mari, le comte de Bombelles. Quand Bazaine apprend que l'impératrice vogue vers la France, il ordonne de lancer à sa poursuite le croiseur en station Vera Cruz. Mais les mesures ont été bien prises : Charlotte a huit heures d'avance, le bâtiment qui la porte fournit 15 nœuds à l'heure, tandis que le croiseur ne marche qu'à 12 nœuds... (Baron de Malortie : Here, There and Every where, Ward et Downey, Londres. Voir aussi : Les tragédies de l’histoire, Revue générale, 1908, t. 87, n° 2 et 4)

Une réfutation de ce conte me semble inutile.

Après une traversée des plus pénibles, la souveraine, en débarquant à Saint Nazaire, trouve le général et Madame Almonte, ainsi que M. Mora, accourus de Paris sur la nouvelle de son arrivée. Ils lui apprennent la défaite de l'Autriche, qui a demandé la médiation de Napoléon. Elle comprend que cet événement pressera encore le retour de l'armée, car la France peut d'un jour à l'autre être entraînée dans la guerre. Néanmoins, elle se (page 218) décide continuer son voyage. A sa demande télégraphique d'audience, Napoléon répond :

« Je viens de recevoir le télégramme de V. M. Revenu souffrant de Vichy, je suis forcé de garder le lit et mes forces ne me permettent pas de vous recevoir. Si V. M. se rend, comme je le pense en Belgique, cela me donnera le temps de me rétablir. »

Evidemment l'Empereur cherche à éviter un entretien pénible. Ce contretemps n'arrête pas Charlotte. Elle passe la nuit à Nantes, à l'hôtel de France. et part le lendemain pour Paris, où elle arrive le 9 août à 4 heures, à la gare Montparnasse. A sa descente du train, plusieurs Mexicains la reçoivent avec effusion. Ce sont Gutierrez de Estrada et ses fils, miss Roche, Duran, l'ambassadeur à Londres, Salvador de Iturbide, « transformé, écrit en beau lycéen, plus grand que moi, à la figure expressive, et à l'air résolu. » (Lettre de l'impératrice l'Empereur Maximilien. Paris, 15 août 1866.)

Ces diverses personnes l'accompagnent au Grand Hôtel, où le général de Waubert l'attend pour lui demander à quelle heure elle désire recevoir l'impératrice Eugénie.

L'entrevue est fixée au lendemain à 2 heures. Ce jour-là, dans la matinée, Charlotte confère avec le général Frossard, dont elle n'a pas oublié l'habileté diplomatique, lors des discussions de Miramar. Elle lui lit certains des document qu'elle a apportés et qui le mettent au courant des difficultés actuelles.

A 2 heures, paraît l'impératrice Eugénie, accompagnée de la Princesse d'Essling, de Madame de Montebello, de Madame Carette, du général de Waubert et du comte de Cossé-Brissac. Charlotte l'attend sur les premières marches de l'escalier et l'embrasse affectueusement. Au salon, après des compliments, et des propos (page 219) insignifiants, Charlotte met la conversation sur le sujet qui lui tient à cœur, le Mexique. Elle expose sa mission et donne lecture d'une lettre de Gutierrez de Estrada à Napoléon. Eugénie écoute avec intérêt, mais parle peu. Elle se tient sur la réserve. « D'ailleurs, observe Charlotte, elle en sait plus sur la Chine que sur Mexico. » (Lettre à l'Empereur Maximilien.)

Puis, la conversation passant à d'autres sujets, la glace se rompt. A la fin de l'entrevue, Charlotte, demande quand elle pourra voir Napoléon.

« - Après-demain, si vous le désirez, réplique l'impératrice, de cette façon je lui aurai parlé auparavant. »

Ce délai semble trop long Charlotte, et, sur ses instances, la visite est fixée au lendemain, car sans cela, dit-elle, je ferais irruption.

Dans ses Souvenirs intimes de la Cour des Tuileries, Madame Carette trace ce portrait de Charlotte, lors de sa visite à Saint Cloud :

« Toute la personne de l'Impératrice du Mexique, qui n'avait alors que 26 ans, révélait de longs chagrins, de profondes inquiétudes. Grande, d'une taille élégante et noble, Elle avait le visage rond, de beaux yeux bruns à fleurs de tête et des traits gracieux. Elle portait une longue robe de soie noire, encore fripée des plis de la caisse, dans laquelle elle avait été enfermée pendant la traversée, et d'où on avait dû la retirer la hâte, sans prendre le temps de la rafraichir : une mantille de dentelles noires et un chapeau blanc très habillé...

« La chaleur, ce jour-là, était écrasante, et soit l'effet du long trajet en voiture sous le soleil pour venir de Paris - Saint-Cloud, soit le fait des émotions qui l'agitaient, l'Impératrice avait le teint extrêmement coloré. Elle avait avec elle deux dames d'honneur mexicaines fort laides, noires, petites, sans grâce, qui parlaient difficilement le français. »

(page 220) On a publié sur l'entrevue de Saint-Cloud des récits très divers, dans lesquels on a voulu donner à Napoléon III un rôle odieux. En réalité, l'empereur est profondément attristé. Il se trouve dans une cruelle alternative : abandonner son allié, c'est le livrer à des périls certains ; le maintenir, c'est aller pour son propre compte au devant de complications redoutables. (Annuaire des Deux Mondes : Le Mexique, t. XIII, p. 790, 1864-1865.)

Que se passa-t-il entre Napoléon et Charlotte ?

Un document indiscutable nous le rapporte : c'est le compte rendu envoyé par l'impératrice à Maximilien :

« Le onze, départ pour Saint-Cloud à une heure et demie, en voiture de la Cour attelée à la Daulmont. J'ai avec moi Mesdames Almonte et del Barrio ; del Valle et Barrio suivent dans une seconde berline. Peu de monde, qui salue avec politesse.

A l'arrivée à Saint-Cloud, un bataillon de la garde Impériale rend les honneurs. Toute la cour est réunie au haut de l'escalier et le Prince Impérial, le collier de l'Aigle Mexicain au cou, s'avance jusqu'à la voiture et me tient la main pour m'aider à monter les marches, entre une haie de cent gardes.

« Survient l'Impératrice, qui me guide vers le cabinet de l'Empereur, où nous entamons la conversation à trois. Je me domine pour dire : « Sire, je suis venue sauver une cause qui est la vôtre et je lui parle pendant deux heures avec beaucoup de conviction. Je le vois un instant pleurer. Il est dans un état maladif et donne l'impression d'un homme qui se sent perdu, qui ne sait plus ni comment faire, ni comment agir, car je juge que son attitude est naturelle et ne comporte ni feinte m dissimulation.

« Depuis deux mois, il est dans un abattement complet. Ainsi s'explique le grand pouvoir des ministres, qui oublient que la France ne peut se gouverner sans tête. « L'unité ou l'anarchie. » Il s'imagine qu'actuellement rien ne se fait, rien ne se dit d'après sa volonté et que son autorité est méconnue. Voulant lui enlever cette idée, je renchéris sur son (page 221) immense pouvoir. Je lui rappelai que la France est une nation de 30 millions d'habitants, jouissant d'importants capitaux et d'un crédit illimité. Je lui dépeignis qu'une nation, qui a tant de victoires à son actif, ne peut oublier sa suprématie en Europe et se dérober devant ses engagements vis-à-vis du Mexique. J'ai confiance que la France tentera quelque chose, tout en ménageant ses intérêts. En tout cas, j'ai fait consciencieusement mon devoir, et, si la situation était mauvaise à mon arrivée, elle s'est améliorée depuis. » (Lettre du 16 août 1866.)

Si l'on en croit la comtesse del Barrio, dont la véracité est sujette à caution, la violence de l'entretien serait montée jusqu'à l'insulte :

« Sur la fin, le murmure des voix, imperceptible d'abord, s'est peu à peu élevé. Il y a une discussion assez animée. Soudain le silence se fait, silence gros d'orage ; Passionnées. nettes, brutales, lancées à la face de Napoléon comme une malédiction, ces paroles arrivent à travers la porte close :

« - Comment ai-je pu oublier qui je suis et qui vous êtes ! J 'aurais dû me souvenir que le sang des Bourbons coule dans mes veines et ne pas disgracier ma race et ma personne, en m'humiliant devant un Bonaparte, en traitant avec un aventurier. »

Après cette apostrophe, un bruit sourd. Quelques minutes d'un silence absolu. La porte du cabinet s'ouvre Napoléon paraît très pâle.

« - Venez donc, je vous prie, dit-il la comtesse. »

D'un geste, l'Empereur désigne à Madame del Barrio une forme immobile, étendue sur une chaise longue. C’est Charlotte, dans un évanouissement profond, les membres raidis, avec toute l'apparence de la mort. Agenouillée auprès de ce corps glacé, l'impératrice Eugénie, de ses belles mains, humecte d'eau de Cologne les tempes de Charlotte... »

(page 222) Je n'ai trouvé dans aucun papier de Miramar, ni dans aucun rapport médical la mention de cette scène violente. L'entrevue avec Napoléon. émouvante certes, semble s'être passée dans la plus grande correction. D’ailleurs, contrairement à l'affirmation de la comtesse del Barrio. Charlotte eut d'autres conversations avec l'empereur, ainsi qu'on le verra par sa lettre suivante à Maximilien :

« L'Empereur est depuis deux ans sur son déclin, tant physiquement qu'intellectuellement. L'Impératrice n'est pas en état de conduire les affaires. Elle ne met aucun frein à la volonté des ministres et nuit plus qu'Elle n'est utile. Ils sont devenus vieux. ils sont redevenus enfants ; souvent tous deux pleurent. J'ignore si cela améliore quelque chose. J'ai fait tout ce qui était imaginable de faire et j'ai même posé l'ultimatum à l'Empereur.

« Ensuite je me suis efforcée d'expédier 500,000 piastres par le prochain vapeur. Ce n'est pas possible.

« Cependant, toutes les cartes n'ont pas été jouées avec Napoléon. Je n'ai été que deux fois chez lui ; la deuxième fois j'avais apporté des extraits de ses promesses pour lui faire honte. Il parlait beaucoup du Mexique, quoi qu'il semble avoir négligé la question depuis longtemps. Il pleurait davantage la seconde fois que la précédente. Si cela va ici, cela ira également à Rome et à Washington... » (Lettre du 16 août 1866).

Le lundi 13 août deux heures et demie, Charlotte a une conférence au château de Saint-Cloud avec l'impératrice Eugénie. M. Fould et le maréchal Randon. Aidée par Castillo, la jeune souveraine expose d'une façon claire d'abord la question financière, ensuite la situation militaire au Mexique : Dès le début, les ressources ont été fort restreintes, les agents du gouvernement précédent emportent, en fuyant devant l'intervention, les archives et les rôles des bureaux des contributions. Ils créent ainsi de sérieux embarras : avant de procéder aux (page 223) recettes, les employés nouveaux sont obligés d'en créer les titres. Quand Maximilien arrive au Mexique, tout est à faire. Budin, commissaire extraordinaire nommé par la France, n'a même pas jeté les bases d'un plan financier. Le député Corta, choisi par Napoléon. promit beaucoup et partit au bout de trois semaines, annonçant l'envoi d'un homme de confiance. Survint Bonnefons. qui manquait de capacité ; enfin son remplaçant M. Langlais, mourut après quelques mois. Bref, malgré tous les efforts, l'équilibre ne s'établit jamais entre les recettes et les dépenses.

D'après les pièces officielles, en 1866, les douanes donnent par an : dans les ports du golfe 42.900.000 francs et dans les ports du Pacifique 14.900.000 fr., soit 57,800.000 francs, dont il faut défalquer les droits municipaux. les subventions aux chemins de fer, les intérêts des dettes anglaises et espagnoles. Il s'en suit que le rendement net des douanes se réduit par à 34.000.000 francs.

Par contre, l'armée mexicaine de 20.000 hommes coûte 64.200.000 fr. Il est nécessaire que la France supplée à la différence, soit par an 30.200.000 fr. c'est-à-dire par mois 2.500.000 fr.

Cette somme est inférieure à la réalité, car dans le calcul des recettes, on a supposé que toutes les douanes étaient productives, quand, en réalité. celles de Matamoros et Tabasco sont au pouvoir des dissidents. D'autre part, on a admis que les dépenses des ministères de l'Intérieur, des Finances, de l'Instruction publique. des Travaux publics sont couvertes par les impôts, octrois, etc., ce qui n'est pas le cas. (Arch. de Vienne. Lettres de Ed. Pierron. chef du secrétariat de l'Empereur à l’Impératrice Charlotte, des 9, 10, 19, 29 juillet 1866.)

(page 224) Ce qui a causé la ruine des finances du Mexique, c'est la guerre civile. En effet les frais de la guerre se sont élevés depuis le mois de juin 1863, époque où s'est installée la régence, jusqu'au 31 décembre 1865 à 120.000.000 fr. ; depuis le 1er janvier 1866 jusqu’au 31 mai 1866, à 30.920.000 fr. Soit 150.920.000 fr.

Or, de quelles sommes a disposé le gouvernement mexicain sur les deux emprunts contractés à Paris ? En 1864 de 22.555.000 fr., en 1865 de 83.475.000 fr. Et en 1866 de 44.210.000 fr. Total 150.240.000 fr.

De ce chiffre, déjà inférieur au montant des frais de guerre, il faut retrancher encore 23,600,000 fr., retenus à Paris sans doute pour les réclamations françaises. Ce qui fait qu'en dernière analyse, sur les deux emprunts mexicains de 516 millions de francs nominal lancés par la France en 1864 et 1865 (le premier emprunt avait de 200 millions, plus 66 millions de titres de rentes remis à la France ; le deuxième fut de 500,000 obligations de 500 fr.), le gouvernement impérial n'a touché que 126.650.000 francs, pour couvrir 150.240.000 francs de frais de guerre.

Quand Charlotte demande ce qu'est devenu la différence entre le montant nominal des emprunts et le montant versé, différence qui s'élève à 390 millions de francs, Eugénie et le Maréchal Randon sont atterrés,

Fould se débat. Il explique que le premier emprunt n'a pas été souscrit, que le second a été offert à 63 p. c., que le discrédit du Mexique était tel qu'il a fallu donner : 17 millions en commissions et courtages, de forfait aux banquiers, 800.000 fr. pour gagner ou imposer silence (page 225) à la presse. etc. Il parle en termes très peu flatteurs des financiers mexicains et déclare que jamais ce pays ne paiera l'intérêt de ses dettes. « Le seul système financier possible, conclut-il, serait de destiner tout, absolument tout aux dépenses de la guerre réservant pour des temps meilleurs la fondation d'académies et de théâtres. » Il prononce les mots d'ingratitude, de défiance et de gabegie et finit par dire que si les choses continuent ainsi, il faut tout abandonner. (Papiers d’Eloin.)

Charlotte se fâche. Elle reproche au ministre des finances français d'avoir procuré ) l'empire naissant des fonds à des conditions,qui doivent le mener à la banqueroute, au déshonneur même, car évidemment jamais aucun gouvernement de Maximilien ne pourra remplir ses engagements. Et cet argent si chèrement acquit, qu'en a-t-on fait ? S'en est-on servi pour remettre le Mexique en valeur ? Non ! On l'a remis des créanciers anglais, on l'a pris en acompte sur le remboursement des frais de l'expédition, qui s'élèvent un chiffre excessif.

A ce propos, elle rappelle les dépenses personnelles de Bazaine, son train fastueux, qui a coûté au gouvernement mexicain 1.500.000 francs. Elle signale que les transports du corps français ont coûté 16 millions, l'expédition d'Oaxaca 10 millions, que sous le couvert de bagages de l'armée, une contrebande intense s'effectue. Des caisses de marchandises entrent sans payer de droits, et sont vendues publiquement dans les magasins de Mexico. Enfin, elle demande ce que est devenue la grande quantité d'armes, de canons, et de butin que l'on prend à chaque instant à l'ennemi ?

Tout ceci n'est rien encore ! Lors de l'intervention franco-hispano-anglaise. en 1862, la créance française s'élevait à 10 millions de francs. Dubois de Saligny réclame 60 millions ! Et pour la créance de Jecker, qui remit 7.500.00 frs. à Miramon, il exige 70 millions ! Où (page 226) donc passe l'argent ? Quelles poches se remplissent d'or au détriment du Mexique ?

Ici, Charlotte, au paroxysme de la colère, crie : « Pour cacher ces fautes ou ces turpitudes, on attaque l'Empereur, on l'accable. Il a été, dit-on, versatile. incapable, sans résolution. Comment aurait-il rétabli les finances, quand le pays sillonné par les guerillas, est réduit à la plus extrême misère ? Comment aurait-il été énergique, quand il n'a qu'une armée française, trop peu nombreuse, qui n'est même pas sous ses ordres, et une armée indigène toujours prête à la défection ? Si l'on avait conspiré à Paris la chute de l'empire, on n'eut pas agi autrement. Dès le début, on lui a imposé un traité inique. Ne pas donner à Maximilien l'argent nécessaire, c'est le condamner à l'impuissance, c'est le condamner au déficit perpétuel, c'est-à-dire à l'agonie. »

La scène est pénible, cruelle. Affaissée dans un fauteuil, la tête dans son mouchoir, Eugénie sanglote. Fould s'énerve, conteste les chiffres, accuse de malversations l'entourage de Maximilien. Des chiffres volent, s'entrecroisent, se contredisent...

Pour clore cette contestation. le maréchal Randon propose d'examiner la question militaire. Charlotte explique que Bazaine. par paresse ou par mauvais vouloir, ne fait rien, comme il n'a jamais rien fait pour organiser l'armée nationale.

En mai dernier, l'Empereur a pris la direction et a obligé le maréchal à assister chaque semaine à un ou deux conseils. Dans ces réunions, il a été décidé de reformer l'armée mexicaine, qui comprendra 20.000 hommes, bien choisis. formant 12 bataillons d'infanterie et 6 régiments de cavalerie, 15.000 hommes constitués en Légion étrangère, recrutés parmi les Français, les Belges, les Autrichiens, enfin 8 bataillons de chasseurs du Mexique (Cazadores), composés d'indigènes et de Français, et organisés d'après le système européen. (page 227) Le total de l'armée s'élèvera à 43.000 hommes, qui suffisent pour maintenir l'ordre et la paix. Cependant tous ces efforts, dont le résultat est dû au dévouement de deux Français : le général Osmont et l'intendant F riant, seront inutiles, si l'on ne peut se procurer d'argent. (Papiers d'Eloi. Lettre de l'Empereur Maximilien à Eloi, 29 mai 1866.)

Déjà la nouvelle du rappel de l'armée française a jeté le découragement parmi les impériaux. Les dissidents marchent de succès en succès, En janvier ils ont conquis l'Etat de Durango, en février celui du Nouveau Léon, puis Matamoros capitule, Monterrey est évacué. Sur toute la frontière du Nord, les communications sont ouvertes entre les Etats-Unis et les Juaristes, qui reçoivent des armes et des renforts. Alvarado et Tampico sont menacés. Enfin le général américain Wallace organise un corps de flibustiers à Chihuahua.

Depuis plus d'un an. d'après les ordres du maréchal Bazaine, les troupes sont restées presque inactives, se bornant à tenir les points qu'elles occupent. Depuis trois mois, une opération de concentration a commencé et l'ennemi, qu’on a laissé se reformer, occupe successivement les places qu'on abandonne. L'empire est réduit aujourd'hui à la route de Vera Cruz à San Luis. en passant par Mexico. Les corps auxiliaires ne sont plus d'aucun secours, le général autrichien, comte de Thun, a donné sa démission, le gouvernement belge a refusé aux officiers de son armée une prolongation de congé, ce qui nécessite la transformation de la légion belge en bataillon de « Cazadores ».

On ne doit pas se faire d'illusion, ajoute Charlotte ; au Mexique sc préparent de nouvelles « Vêpres Siciliennes.3 Tout ce qui est français sera massacré. On vient d'en avoir la preuve à Badgad, à Hermosillo, à (page 228) Santiago, où plusieurs résidents, entr'autres un médecin fort honorable, ont été assassinés. (Archives. de Vienne. Lettre de Roger Dubos, consul de France à M. le capitaine Pierron du 7 août 1866.) Le même sort est réservé à tout ceux qui se trouveront isolés, à l'intérieur du pays, au moment de l'évacuation.

Au Sud, la situation militaire n'est pas meilleure qu'au Nord. Les troupes Juaristes du Guerrero ont passé le fleuve Mecala et marchent sur Tases, Porfirio Diaz serre Oaxaca ; Garcia menace Tlacotalpan qu'on a l'intention d'abandonner. Des bandes nombreuses se sont formées près de Vera Cruz. Elles ont donné l'assaut à Jalapa, mais sans succès.

Charlotte a décrit sincèrement l'état des choses, elle ne veut plus de demi mesures. Est-ce politique ? Non certes, car dans l'esprit de ses auditeurs, devant ce tableau navrant, une seule solution s'impose ; l'abdication. Malheureusement, personne n'ose prononcer le mot.

Finalement, l'impératrice du Mexique a le 22 août une dernière conversation avec Napoléon. Et comme ses demandes sont rejetées définitivement. elle dit avec vivacité : « Eh bien ! nous abdiquerons. »

« - Abdiquez, » réplique simplement l'Empereur. (G. Niox, ouvrage cité, p. 586, note.)

La souveraine comprend que tout espoir est perdu. Elle fixe son départ au 23 août.,mais auparavant elle adresse cette missive à Maximilien.

« Paris, 22 août.

« Mon bien aimé,

« Je pars d'ici demain matin la première heure pour Miramar par Milan, ce qui te prouve que je n'ai réussi en rien. J'avais l'intention d'obtenir le nouveau paiement des 2.500.000 francs mensuel avant le départ du dernier bateau. La question a été traitée en présence (page 229) de l'impératrice, et rejetée. Drouyn de Lhuys a invité Almonte et Castillo à se rendre chez lui pour leur lire la dépêche envoyée à ce sujet à Dano. Castillo s'est excusé, sous prétexte de maladie, et j'ai chargé Almonte de retenir si possible le télégramme officiel.

« Corta et Rouher sont venus me voir. J'ai la satisfaction d'avoir détruit tous leurs faux raisonnements et je t'ai donné par là un triomphe moral, mais l'Empereur ne veut pas. Ce n'est pas par crainte de l'opposition, encore moins par suite de l'attitude des Etats-Unis ; non, il exécute une mauvaise action, longuement préparée...

« Il est aimable comme Méphistophélès, il m'a même baisé la main, quand j'ai fait mes adieux aujourd'hui, mais c'était de la comédie...

« Bazaine et Fould sont ses satellites, et en gagnent d'autres ; si possible, tu devrais renvoyer du Mexique le premier de gré ou de force car si le commandement était mis entre les mains de Douay, il y aurait encore de l'espoir.

« Je lève tous les états de la commission des Finances franco-mexicaine. C'est de la boue depuis le commencement jusqu'à la fin. Germiny a consenti au paiement des pauvres légations ?

« J'aurai du moins obtenu cela, s'il le fait, car ici chaque mot est un mensonge, mais ne crois pas que j'ai mendié chez ces gens. Je leur ai dit seulement ce que je pensais et je leur ai enlevé leurs masques, pourtant sans manquer de politesse. Il est certain qu'il ne leur est jamais arrivé de chose aussi pénible dans leur existence. Qu'on désire ici que tu abdiques, je ne peux le voir nettement, mais je crois que tu dois résister aussi longtemps que possible... »

Avant de partir, elle écrivit également ces mots une de ses amies de Bruxelles, la comtesse de Grunne :

(page 230) « Priez pour moi et pour le Mexique ! J'y ai laissé des choses toutes susceptibles de s'arranger, mais de hautes volontés, de ce côté de l'Atlantique, en ont décidé autrement... « Lettre du 21 août 1866, publiée par la comtesse de Reinach dans l'Indépendance Belge du 27 juillet 1914.

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