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La tragédie mexicaine. Les impératrices Charlotte et Eugénie
BUFFIN Camille - 1925

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BUFFIN Camille, La tragédie mexicaine. Les impératrices Charlotte et Eugénie

(Paru en 1925 à Bruxelles, chez A. De Wit)

Chapitre XII. Retour à Miramar. Voyage à Rome. Mort de Maximilien. La folie de l'impératrice

(page 231) De Paris. l'impératrice s'est dirigée vers Miramar. Elle s'arrête quelques jours sur le lac de Côme, à la villa d'Este. De là, elle envoie le 26 août à Maximilien cette lettre, où elle semble d'une manière détournée, l'engager à abdiquer et à revenir en Europe :

« Dans ce pays rempli des souvenirs du bonheur des meilleures années de notre vie, je pense à toi et je t'envoie ccs quelques lignes. Tout parle de toi. Ce lac de Côme, que tu aimais tant, je l’ai devant les yeux dans son bleu uniforme. Tout est de même, seulement toi, tu es de l'autre côté du monde, loin... loin...

« Déjà dix ans se sont écoulés. et pourtant il me semble que tout cela s'est passé hier et que cette nature me parle seulement bonheur sans nuages, sans difficultés. sans déceptions.

« Tous les noms, tous les évènements surgissent d'un coin inutilisé de mon cerveau et je vis de nouveau dans notre Lombardie, comme si nous ne l'avions jamais (page 232) quittée. Je vis en deux jours les deux années qui nous sont si chères. Je voudrais te voir ici... » (Archives de Vienne.)

En arrivant à Miramar, Charlotte trouve des télégrammes du Mexique. Pour faciliter les démarches de l'impératrice à Paris et pour rendre plus difficile la retraite du corps expéditionnaire, Maximilien donne à sa politique une couleur plus française.

Sans demander l'assentiment de Bazaine, parti pour le nord, il nomme l'intendant général Friant, ministre des Finances, et le général Osmont, ministre de la guerre (26 juillet 1866). Il signe aussi la convention qui, sur les droits de douanes. cède à la France 50 p. c. dans les ports du golfe et 25 p.c. dans les ports du Pacifique. C'est la ruine. Mais il faut obtenir que la France maintienne ses troupes. Le découragement est partout. l'indiscipline règne. Les auxiliaires mexicains désertent, les contingents autrichiens et belges refusent d'obéir aux officiers étrangers... C'est l'anarchie !

Maximilien, qui se prétend un prince libéral, démocrate même, a toujours manifesté de l'éloignement pour les cléricaux, les Cancrejos (écrevisses) comme les appelait en plaisantant l'impératrice. (H. Niox, ouvrage cité, p. 595.) Il s'aperçoit que les libéraux. qu'il a attirés à lui, le servent mal et le trahissent. Il se retourne vers le parti conservateur qui, à cette heure d'agonie, est disposé le soutenir, Lares, ami de Mgr. Labastida, compose un ministère clérical ; le P. Fischer, devient chef du cabinet de l'empereur. Allemand et protestant, venu au Mexique comme colon, cet aventurier a été cowboy, clerc de notaire, chercheur d'or. S'étant converti, il entre dans les ordres et il occupait un presbytère ignoré au Mexique, lorsque Maximilien le rencontra dans un de ses voyages et le chargea d'une mission près de la cour de Rome. A son retour. il est (page 233) nommé chapelain de l'empereur et conseiller intime. Il traite d'abord les questions relatives au concordat et son influence s'étend ensuite. C'est un homme d'une intelligence remarquable. dénué de scrupules et qui entraîne l'empereur à des actes arbitraires.

Charlotte écrit tout de suite à Napoléon, pour lui annoncer ces nouvelles.

« Miramar, 2 septembre 1866.

« Sire,

« En remerciant V. M. du train spécial qu'Elle m'a cédé jusqu'à la frontière, je crois devoir lut communiquer un télégramme que je viens de recevoir de l'Empereur. Je pense que les raisons, que m'a dit V. M., lui imposaient une inaction forcée n'existent plus du moment, où le Mexique a de nouveau resserré les liens qui l'unissaient la France et V. M. ne voudra pas que cette dernière profite des nouveaux sacrifices que nous sommes en train de lui faire, sans assurer à notre pays le bénéfice qu'il a droit d'attendre de la politique si constamment loyale envers vous qu'a suivie son gouvernement.

« Je suis, Sire, en vous priant d'offrir mes amitiés à l'impératrice,

« de V. M. la bonne sœur, Charlotte.

« Annexe : Télégramme expédié de Chapultepec le 8 août par New York et reçu en Europe le 31 août :

« La situation morale est bonne. Mon nouveau ministère Salazar, général Osmont à la guerre, intendant Friant aux Finances, Lares accepte la Justice. La convention cédant à la France la moitié du produit des douanes maritimes été signée. Bazaine avait promis par écrit de pacifier le pays ; au lieu de le faire, la situation militaire est détestable. Les dissidents se sont emparés de Tampico. Le préfet de Tampico a été assassiné. Bazaine a fait évacuer Monterrey. Saltillo, Parras et va évacuer de plus Guaymas, le port de (page 234) Mazatlan, Tuxpan de Vera Cruz et Tlacotalpan. Les dissidents luttent à Vera Cruz et Jaapa. » (Archives de Vienne.)

Charlotte se figure que l'arrivée des conservateurs au pouvoir changera les dispositions du Saint Père. Depuis des années, Velasquez de Leon séjourne à Rome, luttant contre les atermoiements soulevés par la diplomatie romaine. Avant son départ du Mexique, l'impératrice, trouvant que son envoyé se laisse berner, avait écrit à M. Carolus, ministre de Belgique à Rome, lui demandant de prier le Souverain pontife, de consigner au crayon sur un papier, qui aurait été transmis confidentiellement à Mexico, les concessions à l'octroi desquelles Rome subordonne son adhésion au concordat.

Elle reçoit à Miramar cette réponse de Carolus :

« Conformément à la lettre que V. M. a daigné me faire l'honneur de m'écrire le 29 juin, je me suis empressé de solliciter du Saint Père une audience, qui m'a été immédiatement accordée. Je sors du Vatican et je m'empresse de faire connaître à V. M. ce qui s'est passé dans cette audience.

« Ce n'était pas la première fois que j'entretenais le Saint Père du concordat projeté avec le Mexique. S. S. connaissait le vif intérêt que S. M. le Roi des Belges porte à la solution heureuse de cette importante négociation... J'ai donné lecture de plusieurs passages de la lettre de V. M. Le Saint Père n'est pas, il s'en est fallu de beaucoup. resté indifférent à la vive émotion que je ne suis point parvenu à maîtriser et qui a, plusieurs fois, interrompu cette lecture. Celle-ci terminée. S. S. m'a dit à peu prés textuellement : Mon cher Ministre, je suis animé des meilleures dispositions pour l'Impératrice que j'estime et respecte beaucoup. Malheureusement. Elle n'a pu prévenir certaines mesures qui mettent le Saint-Siège dans le grand embarras ; avec la meilleure volonté possible, je ne puis pas, en ce moment, mettre sur un papier les causes du dissentiment qui existe entre Rome et Mexico. parce que je ne (page 325) connais pas encore les instructions que M. Velasquez de Leon recevra probablement dans quelques jours. Mais, ce que je puis vous dire, c'est que je ferai tout ce que je pourrai pour arriver a un arrangement, si ces instructions me viennent un peu en aide.

« Dans la conversation échangée ensuite, le Saint Père m'a laissé entendre que le conseil lui avait été et Lui est donné encore de temporiser, d'attendre que l'Empire Mexicain fut entièrement consolidé avant de laisser procéder à la signature du Concordat.

« J'ai répliqué que le Saint Siège devrait selon moi, être porté conclure dès à présent, un Concordat que les envahisseurs de l'Empire auraient évidemment l’intérêt à respecter, ne fut ce que pour parvenir plus facilement à l'assimilation du pays conquis. »

Mécontente de cette réponse, Charlotte se décide à aller elle-même à Rome, afin d'obtenir du pape la signature du concordat, qui doit assurer définitivement Maximilien l'appui du clergé mexicain. A son arrivée dans la ville éternelle, le 16 septembre, l'impératrice descend à l'Hôtel de Rome. Sa nervosité est extrême et elle attend avec impatience le moment de l'audience qu'elle a obtenue de Pie IX.

« Le 27 septembre, accompagnée d'une suite nombreuse, S. M. a été reçue par le Saint Père avec le cérémonial d'usage, » relate le Ministre de Belgique. « L'Impératrice est restée plus de 5 quarts d'heure avec Sa Sainteté, ce qui est une audience d'une longueur exceptionnelle. S. M. a daigné me dire qu'elle a lieu d'être satisfaite de l'ensemble de sa conversation avec le Saint Père et qu'il est permis d'en attendre un bon résultat, dans un temps plus moins éloigné ; une circonstance, qui en retardera forcément, sans doute, la solution, c'est la détermination mise à exécution par le Saint Père, il y a un mois environ, de soumettre à l'avis des évêques mexicains le projet de Concordat à peu près arrêté. Il est impossible de réunir (page 236) à Rome leur réponse avant 2 ou 3 mois. Cela rendra sans doute bien difficile la signature du traité... » (Archives du ministère des Affaires Etrangères de Belgique. Lettre du ministre de Belgique M. Carolus, du 29 septembre 1866.)

Le Pape rendit le 29 sa visite à l'impératrice dont l'agitation augmente de jour en jour. Ses préoccupations, ses illusions perdues, ses chagrins qu'elle s'efforce de dissimuler, même à ses confidents habituels, influencent son état de santé et provoquent une crise : Le 2 octobre à 9 heures du matin, à l'insu de son entourage, elle se précipite au Vatican : « Saint Père, s'écrie-t-elle en entrant chez le Souverain Pontife, Saint Père, sauvez-moi. » Et aussitôt elle expose la véritable situation de Maximilien, sans argent, sans armée, abandonné par l'empereur des Français. Elle supplie le Pape d'intervenir auprès de Napoléon et d'ordonner au clergé mexicain de soutenir leur empereur, dont la popularité a été minée par leur opposition.

Comme toujours, le Pape fait de vagues promesses et donne des assurances de bon vouloir et d'amitié. La pauvre princesse ne se doute pas qu'en avouant l'état précaire de l'empire, elle décide le pontife à persister dans son attitude passive. Il compte faire valoir auprès de Juarez vainqueur son opposition à Maximilien. Pour le surplus, Il avoue que ses rapports avec Napoléon sont peu amicaux, que son intervention sera inefficace, peut-être même nuisible.

Cependant, en voyant l'exaltation de l'impératrice, en constatant le désordre de ses discours, conséquence de ses émotions et de son surmenage, il promet de tenter une démarche. Charlotte reste de longues heures auprès du Pape, dont l'embarras est extrême. Enfin, dans la soirée, à sa demande, elle se retire dans l'appartement inoccupé de Mgr. Borromée, où elle passe la nuit sur une chaise.

Le lendemain, dans la matinée, elle revoit le Saint Père, qui l'invite à déjeuner. Elle est calme et, rassurée par les nouvelles promesses du pape, elle part visiter les églises, (page 237) puis elle rentre à l'hôtel où sa suite, très inquiète de sa disparition, ignore encore ce qu'elle est devenue.

A ce moment, l'impératrice se porte parfaitement et raisonne avec bon sens. Malheureusement, elle est obsédée par la pensée qu'elle est environnée de traîtres, qui cherchent à l'empoisonner. Son grand chambellan, le comte del Valle, sa dame d'honneur, Madame Kwatwilz sont surtout l'objet de sa suspicion. Le médecin du Vatican, qui vient la visiter, émet un avis très inquiétant. Il recommande le plus grand calme et ordonne de lui éviter toute contrariété.

Accompagnée de son secrétaire Batti, l'impératrice passe chaque jour plusieurs heures à Saint-Pierre et à Sainte-Marie-Majeure. Dans les églises, elle retrouve un peu de repos. Au dehors, elle est poursuivie par son idée fixe et montre une méfiance extrême pour toute nourriture.

Elle boit de l'eau d'une fontaine publique et se nourrit de marrons cuits achetés dans la rue. Aux offres de sa dame d'honneur de goûter des plats qui lui sont destinés, elle réplique : « Vous me faites cette proposition parce que vous avez du contrepoison. » Ensuite elle acquiert un chat, que pendant les repas, elle tient sur ses genoux et à qui elle fait d'abord manger ce dont elle a envie.

Le comte de Flandre voyageait à cette époque en Italie. Averti par un télégramme de Mgr. Antonelli, de la maladie de sa sœur, il part pour Rome, où il arrive dans la soirée du dimanche 7 octobre. L'impératrice l'attend la gare et, après l'avoir embrassé, elle lui recommande de se méfier de la nourriture de l'hôtel. A part cette crainte d'empoisonnement, elle est tranquille et cause raisonnablement.

Le lundi, le comte de Flandre déjeune avec sa sœur. A chaque plat, elle lui dit : « Prends garde, la dose est forte, n'en mange pas. » Et elle lui montre des objets contenant prétendument du poison, entre autres un canif (page 328) couvert d'encre séchée, qu'elle déclare être de la strychnine.

« Aucun grand personnage, prétend-elle, ne meurt de mort naturelle. Ainsi notre père, au mois de décembre, la reine Louise en 1850, Palmerston, le prince consort Albert, tous ont été empoisonnés. Quelques heures plus tard, le prince et son auguste sœur font ensemble une longue promenade, pendant laquelle l'impératrice étonne son frère par la lucidité de son esprit, sa profonde connaissance de Rome et même sa gaieté. (Archives du ministère des Affaires Etrangères de Belgique. Lettre de Blondeel de C. du 3 octobre 1866.)

Charlotte comptait repartir pour le Mexique et devait s'embarquer à Venise sur un navire autrichien. Elle songeait à retourner par New-York et Washington, dans l'espoir que cette visite non-officielle produirait une impression avantageuse. Le comte de Flandre lui propose de la ramener à son château de Miramar, près de Trieste, et d'y attendre le résultat des négociations entamées par le Saint Père. Elle accepte et part le mardi 9 octobre à 10 heures. Sa suite, qui lui est toujours suspecte, prend un train suivant. Sauf une crise à Foligno, le voyage se passe sans incident.

A Miramar, le docteur Riedel, aliéniste renommé, l'attendait. Il prescrit un repos absolu. L'impératrice refuse d'obéir. Elle veut se rendre à Vienne et Bruxelles pour tenter de nouvelles démarches en faveur de son mari. Plusieurs fois, elle échappe à ses surveillantes et s'enfuit sans chapeau. ni manteau, On l'installe dans un pavillon du parc, plus facile à garder. Seuls le docteur Filek, et M. de Radonetz, son intendant, la visitent. La malade recouvre le calme et un régime fortifiant écarte peu à peu son idée fixe. Chaque jour, elle attend l'empereur.

Malheureusement, au Mexique, la situation s'aggrave. Le départ de l'armée française devait entraîner le départ de l'Empereur. Lui-même le comprend, mais il (page 239) croit son honneur engagé à ne pas abandonner le parti qui s'est compromis pour lui : C’est une folie chevaleresque, un sacrifice sublime qui le mène au supplice. (Général du Barrail, ouvrage cité, t. II, p. 103.)

La nouvelle de son exécution parvient à Bruxelles, le 4 juillet 1867. Cette mort changeait la situation de Charlotte. C'est maintenant à la famille royale de Belgique qu'incombe le devoir de veiller sur elle.

« Devant la désastreuse nouvelle, écrit la reine Marie-Henriette le 4 juillet au vicomte de Conway, il n'y a pas à hésiter. Notre pauvre sœur doit être rendue a nos soins. Le Roi l'a admis, et je pars pour Vienne d'abord et Miramar ensuite, accompagnée d'un médecin spécialiste. J'espère ne revenir en Belgique qu'avec celle qui, m’étant confiée désormais. ne doit plus avoir un jour d'abandon. J 'emmène Marie d' Yve, prisse et Goffinet qui ont assez d'énergie pour lutter contre les difficultés que nous pourrions rencontrer. J'ai informé l'Empereur d'Autriche de mon arrivée et je traiterai directement avec lui seul. »

La reine fut fort aimablement reçue à Vienne par l'empereur François-Joseph, qui l'attendait à la gare et la logea au Palais, dans les appartements Marie-Thérèse. Le 14 juillet, elle partit pour Miramar, d'où le 16, elle envoie cette lettre à Conway :

« Cher et bon Vicomte.

« Après quelques difficultés et discussions, les portes de Miramar m'ont enfin été ouvertes. Le docteur belge, attendu avec la plus grande impatience, est arrivé seulement ce matin et il s'est rendu ainsi que moi auprès de mon infortunée. Nous examinerons ensuite quelle marche nous aurons à suivre pour la décider à partir pour la Belgique. Comme elle ignore (page 240) encore le coup qui vient de la frapper, je suis allée la voir en toilette de couleur. Je fus introduit dans le pavillon du parc, par Filek (qui a l'air d'un bon papa). Il tira le verrou et puis referma la parte dernière moi, après s'être retiré. Je restai seule, et, dès que j'eus traversé l'antichambre, Charlotte vint se jeter dans mes bras. Elle me serra, m'embrassa avec une touchante affection, puis me fit asseoir à côté d'elle, et retint ma main qu'elle caressa tout le temps. Je la crois folle. Le comte de Flandre l'atteste et trois médecins l'affirment mais je mentirais si je vous disais qu'elle en donne la moindre preuve. Non. pendant cinq quarts d'heure, elle me parla aussi raisonnablement que vous pourriez le faire ; parla avec émotion de la mort de Léopold Ier, de sa mère etc. Elle n'est pas changée, sauf une expression de mélancolie, mais qui se dissipe en parlant du passé et de la Belgique. Je la fis rire a plusieurs reprises. Elle me dit en soupirant : « Je m'enferme, car Max le veut, et je dois l'attendre ici. Il est bloqué là-bas et nous ne pouvons en avoir de nouvelles. » Je l'encourageai à la patience et lui promis de revenir. »

L'impératrice avait accepté immédiatement l'offre de la Reine de la ramener en Belgique ; mais le comte de Bombelles et d'autres personnages de sa suite, craignant de perdre leurs fonctions, s'efforcent de la garder à Miramar. Pendant plusieurs semaines, la malheureuse est ballotée entre ces influences diverses. Enfin, grâce à l'énergique attitude du Colonel Goffinet le départ est décidé.

Charlotte rentre en Belgique le 31 juillet 1867 et s'établit à Tervueren. Elle avait bien supporté le voyage et semblait heureuse de se retrouver au milieu des siens. Mais elle demande sans cesse des nouvelles de Maximilien, s'étonnant de son silence. Il devient chaque jour plus difficile de lui cacher le sort de l'empereur, et personne cependant n'ose lui annoncer la fatale nouvelle. A ce moment arrive à Bruxelles, M. Frédéric Hoorickx, secrétaire à la légation de Belgique à Mexico, porteur du testament de Maximilien, et de sa montre, dernier (page 241) souvenir qu'il a destiné à sa femme. (La Esperanza , journal de Queretaro, 26 juin 1867.)

)Il accepte la triste mission de prévenir l'impératrice.

L'entrevue a lieu au château de Laeken, dans un salon du rez-de-chaussée, en présence de la Reine Marie-Henriette. A la vue d'Hoorickx, vêtu de noir, dont le visage maigri par les fièvres est empreinte d'une profonde tristesse, Charlotte comprend. Elle surmonte son émotion et lui tendant la main : « Quelques douloureuses, dit-elle, que soient les nouvelles que vous apportez, croyez, Monsieur, que je vous serai toujours reconnaissante de votre dévouement à l'empereur. »

« - Si Votre Majesté le permet, répond Hoorickx, je lui exposerai les évènements qui se sont passés au Mexique depuis son départ. Et sur un signe d'assentiment de la souveraine, il commence ce récit :

« La nouvelle de la maladie de l'impératrice a produit au Mexique une anxiété douloureuse. Chacun répète qu'avec son ange tutélaire, l'Empire a perdu son meilleur soutien. Des prières publiques sont ordonnées. La foule remplit les églises, des processions, où figurent les images des saints les plus vénérés, parcourent les rues...

« L'Empereur, revenu souffrant de Cuernavaca, s'enferme dans son château de Chapultepec. Absorbé par sa douleur, il ne reçoit personne. Il est résolu à abdiquer. Des objets personnels du souverain sont emballés et transportés à Vera Cruz, à bord de l'aviso anglais, sur lequel il compte s'embarquer. Bazaine engage des pourparlers avec les chefs républicains, afin d'obtenir des garanties pour la sécurité des étrangers et pour le rapatriement des Autrichiens et des Belges. Et voilà qu'au moment de prendre une décision suprême, l'empereur se laisse convaincre par Lares, président du Conseil et par le baron de Magnus, ministre de Prusse. Le premier (page 242) agit par esprit de parti, croyant encore recouvrer les biens enlevés au clergé ; le dernier par politique, espérant abaisser la France en Amérique, peut-être en Europe. D'autre part, le P. Fischer garantit, au nom du clergé, la conclusion du concordat et un subside de 20 millions. Les généraux Miramon et Marquez, revenus d'une mission en Europe, se chargent de former une armée nationale, dont ils prendront le commandement. L'empereur cède : Un vrai Habsbourg, dit-il, n'abandonne pas son poste au moment du danger. »

« Dès son retour à Mexico, le monarque s'aperçoit que les ministres l'ont abusé. Quatre nouveaux impôts sont établis sans procurer de fonds, ce qui entrave l'organisation militaire. Bientôt l'Empire est réduit à Mexico, à l'exception des faubourgs, dans lesquels se tirent des coups de fusils. Sur toutes les hauteurs des environs, on aperçoit les républicains, qui n'osent attaquer ; mais chaque nuit des centaines de soldats de Marquez, commandant de la capitale, enrôlés de force, désertent. Maximilien est prisonnier dans son palais ; on intercepte (page 243) ses lettres et, sous son nom, les généraux se livrent à des exactions nombreuses.

« Bazaine s'embarque le 14 février. La veille, laissant à la garde de Mexico les corps étrangers, dont il est sûr, l'Empereur est parti pour Querctaro. où se trouve rassemblée l'armée nationale, composée de 9,000 hommes. Mais quelle armée. Comme uniforme, les soldats n'ont parfois qu'un ruban blanc enroulé autour de leur chapeau et portant le nom de leur district d'origine ; l'armement d'un certain nombre consiste en une courroie à cartouches. Et le trésor de l'armée ne contient que 250.000 francs !

« A Queretaro, l'Empereur déploie une activité extraordinaire. préside le conseil des généraux, visite les casernes et les hôpitaux, passe des revues. et, veillant à tout, il devient l'idole des troupes. Pendant 72 jours, l'armée impériale livre victorieusement 22 combats contre 40.000 Juaristes, commandés par le général Escobedo. Quoique les vivres ne consistent plus qu'en haricots, la résistance se serait prolongée longtemps, si le général Lopez, aide de camp de l'empereur, n'avait pendant la nuit du 14 mai. introduit les ennemis dans la place. Sa Majesté et sa petite armée sont faites prisonnières. » (Rapport de M. Hoorickx du 10 février 1867.)

Hoorickx s'arrête, de plus en plus ému. Un silence angoissant règne pendant quelques minutes, Enfin, d'une voix presque inintelligible, Charlotte murmure : « Et après ? »

« - Appelé à Queretaro par l'infortuné prince, je suis sorti déguisé de Mexico avec le baron de Magnus et M. Forest, consul de France. Nous employâmes trois jours et trois nuits à franchir 60 lieues et ce ne fut que le 5 juin que je pénétrai dans le couvent des Capucins. Dans une cellule de 16 pieds carrés, sans portes ni fenêtre, l'empereur est couché sur un lit, gardé à vue par (page 244) des soldats. Une dysenterie et une maladie de foie épuisent ses forces et semblent lutter avec les hommes pour enlever à la terre une existence sacrée, si sereine et si calme dans le malheur. S. M. me reçoit avec les marques de la plus grande satisfaction et de la plus vive gratitude. Depuis 20 jours que dure sa détention, pas un cœur ami n'a pu accourir à son appel...

« Ma mémoire conservera éternellement l'impression que je ressentis en voyant la tranquillité et la résignation de S. M., qui cause avec moi comme autrefois dans le palais de Mexico. Le premier entretien dure 2 heures : « J'ai été trahi, trompé et volé par tout le monde », me répète à plusieurs reprises l'empereur d'un ton plein de tristesse, et enfin j'ai été vendu pour onze réaux. Allusion à la trahison de Lopez. payée 15.000 piastres.

« S. M. rappelle ensuite en souriant les paroles du roi chevalier : Tout est perdu, fors l'honneur.

« Le souverain parle beaucoup de l'Europe, de sa mère, de l'impératrice : Je n'ose pas leur écrire, dit-il, de crainte de faire de la peine à ces deux êtres si chers,. qui ne m'en ont jamais fait et puis ce serait cruel de les jeter dans des perplexités. » L'Empereur s'étend aussi sur ses relations amicales avec le Roi, la Reine, et particulièrement avec S. A. R. le Comte de Flandre : « Ah ! j'ai toujours beaucoup aimé Philippe, c'était pour moi un ami intime, vous le lui répéterez, n'est-ce pas ? »

« Pendant tout cet entretien. l'Empereur me tenait la main droite entre les deux siennes, me témoignant ainsi sa reconnaissance d'être accouru près de lui. Comme par un surcroît de précaution ou d'atrocité, on lui avait, ce jour la, enlevé son médecin, le docteur Basch, et son aide de camp, le prince de Salm. Je lui offre de partager sa captivité et de le soigner, si on le permet. Il me remercie affectueusement, disant qu'il a une demie assurance que le docteur Pasch lui sera rendu et que je puis lui être plus utile au dehors.

(page 245) « Durant 10 jours, je fus chaque jour aux Capucins et passai chaque fois plusieurs heures avec S. M. Messieurs de Lago et Curtopassi, ministres d'Autriche et d'Italie, arrivés sur ces entrefaites, et moi, nous nous succédions dans nos visites, afin de tromper la solitude de l'auguste prisonnier. M. de Magnus, ayant reçu l'autorisation d'aller à San Luis parler à Juarez, s'y rendit aussitôt et M. Forest, malgré le désir de l'Empereur, n'obtint qu'une fois du général Escobedo la permission de le visiter.

« En dehors de ces moments, tout notre temps était occupé en efforts pour sauver la vie du prince. Des courriers étaient expédiés à tous les généraux libéraux que nous supposions pouvoir écouter la voix de la raison et de l'humanité. Nous discutions de la défense avec les avocats de Queretaro. A San Luis, deux illustrations du parti libéral, M. Mariano Riva Palacio et D. Martinez de la Pierr, agissaient avec M, de Magnus auprès du gouvernement suprême. M. Dano, me connaissant mieux que mes collègues. m'avait avec ses instructions et le pouvoir de parler en son nom, remis grand nombre de lettres pour tous les libéraux, auxquels il avait été utiles pendant l'intervention et pour plusieurs même, auxquels il avait sauvé la vie. Dans la fâcheuse position. où les circonstances le plaçaient vis-à-vis des républicains, il se donnait tout le mal possible pour nous seconder.

« Le 14 juin, au moment où M. M. de l.ago, Curtopassi, Forest et moi nous nous rendions au théâtre Iturbide, où siégeait le tribunal, composé de six capitaines, ceux dont les uniformes sont les moins sales, disait l'Empereurn un officier nous arrête dans la rue et nous conduit chez le général commandant l'Etat de Oucretaro. qui nous signifie, de la façon la plus brutale. que nous avions 2 heures pour quitter la ville. Le colonel, qui nous remit ensuite nos passeports, ajoute que s'il nous prend envie de revenir, nous serons fusillés.

Aucune raison de cet acte inqualifiable ne nous est (page 246) donnée ; nous ne pûmes l'expliquer que par la découverte d'un complot ourdi par la Princesse de Salm, qui avait promis 100,000 dollars à deux colonels mexicains pour faire évader le monarque. (Note de bas de page : Prince de Salm-Salm, Queretaro. Princesse de Salm : Dix ans de ma vie. 1862-1872.) Il fallut obéir, l'âme pleine d'anxiété, le cœur gros de tristesse, abandonnant à une si triste solitude le malheureux captif, sans pouvoir lui dire un dernier adieu.

« La Providence nous permit d'arriver sains et saufs dans le camp du général Porfirio Diaz, qui nous accueillit parfaitement. Là, nous reçûmes un mot de l'Empereur : « Le tribunal, devant lequel il avait refusé de comparaître, avait prononcé une condamnation décidée d'avance. » Nous tentons encore un dernier effort auprès des chefs de l'armée d'Orient, pour leur faire appuyer un recours en grâce transmis à San Luis par les avocats.

« Déjà des pétitions de ce genre avaient été adressées à Juarez par des artisans et par des veuves de soldats. Tout est inutile. Les atrocités commises dans la capitale par ce monstre de Marquez et par ses satellites ont surexcité les esprits.

« Le 19 juin. à 6 heures du matin, au Cerro de la Campana, à Queretaro, l’Empereur est fusillé avec les généraux Miramon et Méjia, Il est mort avec le courage d'un homme et la dignité d'un prince... »

A ces mots, brusquement, l'impératrice se lève, ouvre la porte et s'élance dans le parc, en poussant des cris de douleur...

De tous les personnages qui jouèrent un rôle dans la tragédie mexicaine, seule l'impératrice Charlotte survit. Agée de 85 ans. elle mène au château de Bouchout, près de Laeken, une vie paisible. Aucun souvenir du passé, aucun événement du présent ne trouble sa quiétude : Dieu a accordé ce don suprême : L'OUBLI.

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