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Léopold II, souvenirs des dernières années 1901-1909
CARTON DE WIART Edmont - 1944

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Edmond CARTON DE WIART, Léopold II, souvenirs des dernières années 1901-1909

(Paru à Bruxelles en 1944, chez Goemaere)

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Chapitre III

Réceptions du Jour de l'An - Campagne contre le Congo en Angleterre - Echos en France et en Allemagne - Attitude des socialistes belges - Note du gouvernement anglais - Les grands travaux publics - La Donation royale

(page 49) Les attaques contre l'Etat du Congo qui avaient déjà commencé depuis quelque temps, prirent au cours de l'année 1903 un caractère plus violent. Le Roi sentait venir l'orage et avait préparé la défense. Lors de la réception du premier janvier 1903, je l'entendis faire à certains diplomates des remarques sur les efforts civilisateurs de l'administration congolaise.

Cette cérémonie du jour de l'an était très fastidieuse. Néanmoins Léopold II s'y dérobait rarement, sauf dans les dernières années de sa vie, pas plus qu'aux grands dîners offerts au Palais aux parlementaires ; il y trouvait l'occasion d'entretiens utiles avec les mandataires de la nation. Elle commençait généralement très tôt dans la matinée. La mise en scène était toujours pareille. Après la réception par le Roi de ses Maisons civile et militaire, les portes sont ouvertes au flot chamarré des diplomates, conduits, cette année-là, par le nonce, monseigneur Granito di Belmonte, le seul qui ait belle prestance. Un bon point pourtant aux Chinois dont les robes multicolores sauvent le prestige de l'Orient compromis par les Japonais, assez empruntés dans leurs uniformes européens. Retraite des diplomates : efforts douloureux et touchants des puristes pour sortir à reculons.

Le défilé des corps constitués (page 50) commence, dans le salon bleu pour la Chambre et le Sénat, ensuite dans les grandes galeries donnant vers la place des Palais. Les chefs de chaque délégation lisent des discours auxquels le Roi répond par des allocutions appropriées qu'il improvise. Celles-ci sont toujours remplies d'idées et de substance : rien de la phraséologie habituelle en pareilles circonstances ; le Roi parle avec lenteur et avec un accent de conviction profonde qui donne du relief au moindre mot.

Cette année, on remarque trois leitmotive principaux : appel à la nation pour la création d'une marine marchande - préparation de l'Exposition de 1905 et « achèvement », pour cette date, de tous les travaux entrepris - mise en valeur rapide du nouveau bassin houiller du Nord. Le conseil des mines, soupçonné de vouloir faire trainer l'octroi des concessions, reçoit un avertissement fort net.

Le Roi m'a recommandé : « Tâchez, pendant la réception, de bien écouter mes réponses et de les faire noter, afin que l'an prochain je ne répète pas ce que j'aurai dit cette année. » Le défilé, interrompu une demi-heure à midi pour permettre au Roi et la Cour de luncher sommairement d'un sandwich, dure jusque près de six heures. Tout le monde est exténué, sauf le souverain, qui paraît prêt bien qu'il soit resté debout tout ce temps.

La journée n'était point terminée pour le Cabinet qui devait encore s'occuper des innombrables télégrammes de vœux adressés du pays ou de l'étranger, à l'occasion du Nouvel-An. Le Roi désirait qu'il fût répondu immédiatement, du moins aux plus importants : ceux des souverains, hommes d'Etats et personnalités marquantes. Je me chargeais moi-même de ceux-là en tâchant de mettre un peu de variété dans les remerciements, problème ardu. Quelquefois, la besogne (page 51) était facilitée : le président du Honduras trouvait plus simple d'envoyer à Léopold II sa carte de visite avec quelques mots. Cette bonhomie amusait le Roi qui répondait de la même façon, à l'insu du protocole heureusement.


Dans les premiers jours de janvier arriva Bruxelles une délégation de la « Société des missionnaires baptistes » de Londres, qui venait présenter au Roi une adresse de reconnaissance pour les grandes facilités accordées par l'Etat du Congo aux œuvres religieuses et philanthropiques. Le Roi donna beaucoup d'éclat à la réception qui se termina par un beau déjeuner au Palais de Bruxelles auquel assistaient, outre la princesse Clémentine et le prince et la princesse Albert, un grand nombre de hautes personnalités belges. J'eus, après le déjeuner. une longue conversation avec le prince. Sa grande réserve, à cette époque, le faisait croire distant, mais ceux qui avaient le privilège de l'approcher de plus près étaient frappés de la hauteur de vues de cet esprit réfléchi et observateur.

L'adresse des missionnaires baptistes, extrêmement élogieuse pour l'administration congolaise, venait à propos car elle était de nature à amortir l'effet de la campagne acerbe entreprise depuis quelque temps contre celle-ci. Le thème principal des attaques était le tort causé aux commerçants par les décrets incorporant les terres vacantes du Congo au domaine de l’Etat. Les entraves apportées aux opérations des trafiquants faisaient crier au monopole. Sur ce conflit de caractère commercial se greffaient des accusations très graves au sujet de prétendues atrocités dont se seraient rendus coupables les agents administratifs en (page 52) contraignant les indigènes à s'acquitter de l'impôt en travaillant dans les domaines de l'Etat pour la récolte du caoutchouc et de l'ivoire. Deux volumes remplis de calomnies odieuses, incriminant le Roi ct ses agents d'Afrique, presque tous Belges, parurent coup sur coup.

L'amitié traditionnelle et plusieurs fois séculaire entre la Belgique et l'Angleterre, qui jusqu'alors n'avait jamais connu et ne connut plus par la suite aucune ombre, souffrit un peu de ces polémiques. Celles-ci tendaient exercer une pression sur le gouvernement britannique ; les influences qui les encourageaient, s'inspirant de mobiles divers, allant de la compassion mal éclairée pour le sort des indigènes jusqu'aux simples préoccupations mercantiles, convergeaient vers le même but : anéantir la création de Léopold II.

Il faut reconnaître que la fondation et la prospérité de cet empire colonial étaient quelque chose de paradoxal. Imaginé par un homme, constitué de toutes pièces avec des ressources matérielles insignifiantes, sans autre soutien politique que l'appui moral, et encore bien mesuré, d'un petit pays européen, il avait en vingt-cinq ans surmonté victorieusement les difficultés les plus graves et traitait en Etat souverain avec les grandes puissances. Les explorations de ses agents qui avaient reconnu son immense territoire, l'habileté et le courage de ses officiers et de ses administrateurs qui l'avaient pacifié et organisé, les encouragements extraordinaires qu'il avait donnés aux missionnaires de toutes les nations avaient fait du Congo léopoldien une colonie qui tenait le premier rang parmi celles de l' Afrique tropicale.

Sans doute, l'occupation rapide par une poignée de blancs d'un aussi vaste territoire peuplé de tribus indigènes complètement barbares n'avait pu s'effectuer sans quelques erreurs et quelques fautes, mais (page 53) elles étaient relativement rares. Maintenant, après les embarras financiers du début qui l'avaient mis au bord de la faillite et n'avaient été conjurés que parce que le Roi avait engagé pour le sauver toute sa fortune, la prospérité était venue et l'envie avec elle. Plusieurs Puissances se repentaient d'avoir laissé échapper cet empire dont Léopold II leur révélait les immenses possibilités. Il n'est pas douteux que quelques commerçants de Liverpool étaient ulcérés de voir battre en brèche le monopole qu'ils prétendaient conserver dans le bassin conventionnel du Congo.


Le soutien que la campagne anti-congolaise rencontrait chez quelques journaux en France faisait croire que les cercles coloniaux de ce pays cherchaient à dégoûter le Roi de son œuvre, espérant provoquer une occasion d'exercer le droit de préemption qu'avait la France sur le Congo si la Belgique y renonçait pour elle-même. Ces dénonciations des « atrocités » congolaises trouvaient, d'autre part, un accueil attendri auprès d'un certain public anglais, toujours enclin à s'indigner lorsqu'on lui parle des souffrances supportées par les pauvres « natives ». En Allemagne, bien que le gouvernement affectât de se tenir sur la réserve, on remarquait aussi que plusieurs quotidiens en relations avec les milieux coloniaux reproduisaient « con amore » les critiques anglaises, trop heureux d'envenimer les relations entre Londres et Bruxelles. Ils insistaient sur la disproportion entre la tâche entreprise par les Belges et les moyens dont ils disposaient.

Ce devait être le leitmotiv de toute la campagne : Léopold II est incapable de poursuivre la mise en valeur de ce vaste territoire, parce que trop faible, selon les uns, parce que (page 54) moralement indigne, selon les autres. Le Congo doit donc redevenir « res nullius » en attendant que chacun parvienne à s'approprier un morceau de sa succession.

Hélas, ces attaques de l'étranger trouvaient un écho en Belgique même où quelques hommes les répétaient volontiers, soit qu'ils eussent à satisfaire des rancunes personnelles contre le Roi, soit comme les socialistes, par passion antidynastique, enchantés de tout ce qui pourrait, croyaient-ils, discréditer la monarchie. En mars le leader socialiste Vandervelde avait violemment pris partie à la Chambre l'administration congolaise et son chef.

Léopold II, tout en méprisant les injures, tenait tête l'orage dont il sentait les dangers, car la menace lointaine était, sur le plan international, une demande de révision de l'Acte de Berlin. Avec l'aide des secrétaires généraux, il préparait une documentation abondante sur le développement de la civilisation au Congo. Je le vis passer des journées entières et une partie des nuits à sa table à écrire sans qu'il marquât jamais aucune fatigue. J'ai le souvenir d'une période de trois jours pendant lesquels il poursuivait son travail de huit heures du matin à minuit, en l'interrompant seulement deux fois pendant un quart d'heure pour prendre une légère collation.

La lutte lui plaisait et il exprimait sa satisfaction en termes parfois assez crus : relisant une riposte qu'il venait de rédiger en réponse à certaines accusations circonstanciées des gens de Liverpool, il s'exclamait joyeusement : « Voilà qui est bougrement bien ! »

(page 55) En Belgique même, la masse de l'opinion restait fermement groupée autour du Roi. On le vit bien quand Vandervelde, ayant interrogé le Gouvernement au sujet des mesures proposées par des groupements étrangers relativement au Congo, Woeste fit voter par quatre-vingt. onze voix contre trente-cinq une motion ainsi conçue : « La Chambre confiante, d'accord avec le gouvernement, dans le développement normal et progressif de l'Etat du Congo, sous l'égide du Roi, passe à l'ordre du jour. »

Il y eut au surplus, dans le pays, un grand nombre de manifestations de loyalisme envers le Roi à l'occasion de ces attaques, notamment une imposante réunion d'anciens militaires sous la présidence du lieutenant général baron Wallis, ancien gouverneur général du Congo, au cours de laquelle on acclama chaleureusement le Roi.


La situation devint plus aiguë lorsqu'on apprit qu'un membre influent de la Chambre des Communes, Herbert Samuel, allait interpeller le Foreign Secretary sur les « atrocités congolaises » Je devais retrouver plus tard ce député libéral comme ministre dans le Cabinet Asquith pendant la Grande Guerre et entretenir avec lui de fréquents et excellents rapports, étant alors chargé par notre gouvernement de régler avec lui de nombreuses et difficiles questions relatives aux réfugiés belges dont il avait la surveillance dans ses attributions, Il était, lors des incidents congolais, de tendance très radicale et avait accepté d'être le porte-voix des intérêts moraux ou matériels ligués contre l'Etat du Congo.

Le Roi n'avait pas ménagé ses efforts pour contrebattre cette agression. Il avait fait préparer (page 56) par le baron Descamps un gros volume « L'Afrique Nouvelle » exposant en détail l'œuvre civilisatrice de l'Etat Indépendant en Afrique. Dès l'annonce de l'interpellation Samuel, il me chargea d'assurer la traduction de cet ouvrage en anglais, de le faire imprimer et de l'envoyer aux membres les plus connus de la Chambre des Communes. J'avais moins de quinze jours pour achever ce travail : l'avant-veille de l'ouverture des débats, quelques centaines d'exemplaires de cette publication, bien reliés, furent remis au domicile des destinataires. Ce petit tour de force me valut de la part du Roi ces mots dont il n'était pas prodigue : « C'est très bien, je vous remercie » et je dormis vingt-quatre heures d'affilée.

L'interpellation eut lieu le 20 mai. Herbert Samuel, très acerbe, proposa le vote d'une résolution affirmant que l'Etat du Congo avait constamment violé les garanties données par l'Acte de Berlin, que les indigènes étaient traités avec inhumanité, et demandant au gouvernement de conférer avec les autres Puissances signataires de l'Acte de Berlin sur la situation. D'autres députés, notamment Sir Charles Dilke et Lord Fitz Maurice appuyèrent Herbert Samuel en renchérissant sur ce qu'il avait dit. Lord Cramborne, au nom du gouvernement, accepta le principe de la motion. mais en s'abstenant soigneusement des violences de langage qui avaient été prodiguées aux autorités congolaises. Peu après, le ministre d'Angleterre à Bruxelles, Sir Constantine Phipps, remettait au gouvernement belge la copie de la note anglaise aux Puissances signataires de l'Acte de Berlin sur les prétendus abus de travail forcé et de monopole commercial au Congo.

Cette note était, à la vérité, très faible et il semblait (page 57) que le Foreign Office ne l'eût rédigé qu'avec hésitation, pour donner une certaine satisfaction à l'opinion publique. Il prévoyait sans doute que l'accueil à l'étranger serait assez froid et le mettrait en mauvaise posture.

L'énergie du Roi dans la défense était inlassable. Il n'était pas de jour où il n'imaginât une nouvelle arme ou ne découvrit la possibilité d'un nouvel allié.

« Vous voudrez bien aller chez le nonce, m'écrivait- il, et lui signaler les attaques furibondes des missionnaires protestants, spécialement contre le Congo. Vous demanderez au nonce s'il n'y aurait pas moyen que lui-même ou Rome ou les évêques belges (le cardinal) écrivent en Allemagne et en Angleterre aux cardinaux et aux évêques pour que les journaux catholiques dans ces pays cessent leurs injustes accusations contre le Congo, que l'on attaque seulement pour le piller. On l'accuse de tous les crimes pour pouvoir le dépouiller sans trop révolter l'opinion. Vous me rendrez compte de ce que le nonce conseillera de faire. »

Quelques jours plus tard, ce dernier m 'apporta une dépêche qu'il venait de recevoir du cardinal Rampolla, secrétaire d'Etat, annonçant que le Pape Léon XIII avait agi en Angleterre et en Allemagne dans le sens désiré. Ce fut l'un des derniers actes politiques du grand pontife, qui mourut peu après, le 20 juillet. A la réunion du conclave qui suivit sa mort, le cardinal Goossens, archevêque de Malines, reçut du Roi une très pressante demande d'intéresser au Congo les cardinaux ses collègues.

D'autre part, en Angleterre même, il s'assurait des appuis, écrivant de longues lettres à certains hommes politiques qu'il connaissait personnellement, tels que Joseph Chamberlain. Il me chargeait d'obtenir en Allemagne des articles dans la presse catholique par le Dr Trimborn, membre du Reichstag, qui était de mes (page 58) amis.

J'avais d'anciennes relations avec le fameux Bennet Burleigh, familièrement connu sous le nom de B. B., le correspondant de guerre du Daily Telegraph qui depuis trente ans avait assisté toutes les guerres ou révolutions dans les deux mondes et qui jouissait en Angleterre d'une immense popularité en même temps que d'une réelle autorité. Je suggérai au Roi de proposer à B. B. de faire un voyage de grand reportage au Congo, et de publier avec la plus entière liberté ses impressions dans son journal, se bornant à faciliter son expédition. Rassurés comme nous l'étions sur la véritable situation en Afrique, nous n'avions rien à craindre d'un voyageur indépendant et impartial, et l'effet d'un tel témoignage sur l'opinion anglaise aurait été excellent. Le Roi approuva mon idée et me permit de la réaliser. B. B. vint me voir à Bruxelles et, au cours de conversations extrêmement intéressantes où il me conta les derniers épisodes extraordinaires de sa vie, nous convînmes d'un programme qui lui souriait beaucoup. Deux jours plus tard, malheureusement, B. B. était envoyé d'urgence par son journal en Macédoine où les affaires se gâtaient.

Le 21 juillet arriva à Bruxelles le grand financier anglais, Sir Ernest Cassel, ami personnel d'Edouard VII ; le Roi me le confia, tandis qu'il se rendait aux cérémonies officielles du jour de fête nationale. Cassel était très lié avec mon cousin Léon Carton de Wiart, conseiller juridique du gouvernement égyptien, chez qui je l'avais rencontré au Caire. Il jouissait d'une influence considérable auprès de son souverain et j'avais pu le faire venir à Bruxelles espérant que le Roi, en déployant ses séductions, pourrait, par lui, agir utilement à Londres. Ses conversations avec Léopold II lui firent une grande impression ; il ne cacha point que les DES esprits étaient très montés en Angleterre et combien il était difficile de réagir mais il promit(page 59) de ne négliger aucun effort.

Les sentiments du Roi Léopold pour Edouard VII étaient devenus peu chaleureux. Le 9 novembre, jour du « King's Birthday », il s'était nettement refusé à me laisser envoyer l'habituel télégramme de félicitations à Sandringham. Où était le temps où l'on s'écrivait : « Dear Leopold » par-ci et « Dear Bertie » par-là ? Le Roi avait même décidé que sa Maison devait s'abstenir de se rendre à la réception officielle donnée pour l'anniversaire à la légation britannique, « les grands dignitaires pour bien témoigner de la froideur de la Cour, les autres, de crainte qu'ils ne disent des mots imprudents. » Je fus prié cependant d'y aller, pour qu'on ne puisse pas prétendre qu'il n'y avait personne, ma présence étant moins importante que certaines et moins dangereuse que d'autres. Je m'y rendis donc et passai une heure dans des salons d'une froideur que ne réchauffait pas l'humeur de Sir Constantine Phipps, et où, par surcroî, quelques bonnes gens, remarquant que j'étais seul de la Cour, crurent que je m'étais compromis par distraction ou légèreté.

La note aux Puissances signataires fit long feu. L'Allemagne, l'Autriche - où le roi Léopold s'était rendu pour saluer le vieil Empereur et le détourner de jouer dans les cartes anglaises - et la plupart des autres pays ne répondirent pas ou répondirent évasèrent. La riposte de l'Etat du Congo fut péremptoire et décisive pour tout observateur impartial, mais elle avait un ton agressif qui fut particulièrement peu goûté de ses adversaires et le débat n'en resta point là.


(page 60) Au cours de cette année, pourtant si absorbante, le Roi avait formé un projet qui, pour l'époque, paraissait bien audacieux et qui n'était pas étranger à son désir de se concilier l'opinion publique anglo-saxonne. Il voulait aller visiter les Etats-Unis sans cérémonie et m'avait désigné pour l'accompagner. Les premiers sondages à Washington avaient été bien accueillis et quelques milliardaires américains qui avaient eu vent des intentions de Léopold Il s'étaient empressés de mettre leurs palais, leurs trains spéciaux et leurs yachts à la disposition du souverain qui, le premier parmi les têtes couronnées, se rendait aux Etats-Unis. Sa réputation d'esprit ouvert et moderne lui assurait là-bas une réception enthousiaste.

Le président, Théodore Roosevelt, consulté, avait répondu très aimablement. Nous en étions déjà aux préparatifs de ce départ quand le gouvernement américain fit entendre, sans bien préciser ses motifs, qu'il préfèrerait voir un peu ajourner le projet. En fin de compte, notre ministre à Washington, le baron Moncheur, découvrit que les conseillers de la White House, encore sous le coup de l'assassinat du Président Mac Kinley, étaient fort préoccupés de leur responsabilité si un attentat des groupes anarchistes, alors très actifs aux Etats-Unis, était commis sur le territoire de ceux-ci contre un chef d'Etat étranger. Et ce beau voyage, qui promettait d'être exceptionnellement intéressant et qui aurait pu avoir, j'en suis convaincu, de très heureux résultats pour la Belgique, car Léopold II eût conquis les Américains par son génie et son charme, fut d'abord ajourné et puis finalement abandonné.

Indépendamment de l'intérêt politique que lui offrait sa visite aux Etats-Unis, la traversée l'attirait, car il a toujours aimé les voyages en mer, tout en n'étant pas très bon marin. Au mois d'avril, j'allai le rejoindre à (page 61) bord de son yacht l'Alberta, à Boulogne, pour lui apporter certains documents qui demandaient un examen d'urgence. Il me fit lui-même les honneurs du bateau, qui était magnifique. C'était un yacht de construction anglaise, de 1.500 tonnes, décoré et meublé avec un grand luxe. Il me conduisit partout, me montra sa cabine et dans la grande salle à manger fit présenter par les stewards l'opulente vaisselle de vermeil.

Je passai trois ou quatre jours à bord : l'Alberta fit quelques sorties en mer, et le Roi m'entraîna aussi dans la campagne environnante où je suivais son pas rapide, quoique claudicant, écoutant ses observations sur les choses et les gens.

Il prenait plaisir à taquiner son interlocuteur. Je me rappelle qu'alors - j 'étais encore assez jeune dans son service, plein d'enthousiasme et d'un patriotisme extrêmement chatouilleux - il s'avisa de prendre vivement à partie les Belges, les traitant de routiniers, de paresseux, etc. Je subissais cette diatribe faite sur un ton mi-plaisant, mi-sérieux, sans parvenir dissimuler mon agacement, lorsque s'arrêtant brusquement de marcher et, me regardant dans îes yeux, il m'apostropha de sa voix trainante : « C'est vrai ce que je vous dis là, M. Carton de Wiart ! » et, comme je n'osais plus protester, il se mit à rire de bon cœur. Un peu plus tard, comme nous revenions aux quais, une grosse pêcheuse boulonnaise, au bonnet en forme d'auréole, entourée de quelques autres femmes se campa devant lui les deux poings sur les hanches et l'interpella joyeusement : « Bonjour, Monsieur le Roi : nous vous avons bien reconnu, va. » Le Roi s'arrêta et lui faisant un grand salut, lui répondit très sérieusement : « Mais, Madame, quand on est honnête homme, il n'y a pas de honte à être reconnu. » Et toutes les commères d'applaudir.


(page 62) Les préoccupations de politique extérieure relatives au Congo qui avaient principalement retenu son attention pendant le cours de cette année ne l'avaient point cependant laissé indifférent aux affaires intérieures du pays.

A la Chambre, le débat sur l'assurance contre les accidents du travail avait eu beaucoup d'ampleur et d'élévation. La discussion portait surtout sur le caractère obligatoire de l'assurance, le gouvernement s'étant d'ailleurs gardé de poser à ce sujet la question de cabinet. Le Roi n'intervint pas auprès de ses ministres à cette occasion, mais, par contre, il les pourchassa, et particulièrement M. Francotte, ministre de l'Industrie, pour qu'ils se décidassent mettre en valeur le basin houiller de la Campine dont les découvertes d'André Dumont avaient révélé la richesse et que la routine administrative laissait dormir. Sans Léopold II, son exploitation n'eût peut-être pas encore commencé à l'heure présente.


Tandis qu'il promouvait sans relâche le développement matériel du pays, il ne négligeait point ses intérêts spirituels : c'est dans le courant de cette année qu'il mit au point son grand projet de construire à Koekelberg, sur la colline qui domine la rive gauche de la vallée de la Senne, une immense basilique. Un jour que je l'avais accompagné sur l'emplacement de l'ancien quartier de la Montagne de la Cour, appelé aujourd'hui le Mont des Arts, il me dit, en montrant le panorama bruxellois et désignant d'abord le Palais de Justice, inauguré sous son règne : « Il y a là le mont de la Justice, il faut là-bas à Koekelberg, le mont du Bon Dieu, et ici, le Mont des Arts. » C'est de cette boutade que celui-ci tire son nom.

Le dessein du Roi, qui voulait y créer un ensemble architectural, formé des Musées et de la Bibliothèque, abandonné après sa mort et qu'on avait pu (page 63) croire ensuite tout à. fait oublié, va reprendre vie et sera sans doute réalisé avant peu d'années, grâce à la construction de la Bibliothèque Albertine en cet endroit.

Le ministre de l'Intérieur, Jules de Trooz, voulait constituer une Commission pour tracer le programme des fêtes du 75ème anniversaire de l'indépendance nationale, qui devaient être célébrées deux ans plus tard, en 1905. Le Roi lui répondit : C'est bien simple : le programme de la Commission doit consister, non à préparer des kermesses, mais à pousser l'exécution des grands travaux qui embelliront ou enrichiront la Belgique : Bruxelles et Bruges ports de mer ; le Mont des Arts ; la basilique de Koekelberg ; la grande coupure de l'Escaut à Anvers ; la mise en valeur du bassin houiller de la Campine. » Ceci ne faisait pas l'affaire du ministre de l'Intérieur qui comprenait autrement le jubilé national, y voyant surtout l'organisation de festivités et de cérémonies, sauf à laisser à. son collègue des Finances et des Travaux Publics, le comte de Smet de Naeyer, l'exécution de tous ces projets. En fin de compte, le Roi et le ministre se mirent d'accord pour comprendre seulement dans la liste des cérémonies « l'inauguration des travaux qui seront terminés. »

La politique des grands travaux était singulièrement chère au cœur du Roi et c'est en partie à cause de la collaboration effective qu'il trouvait en ce domaine chez le comte de Smet de Naeyer qu'il appréciait cet homme d'Etat. Il m'en fournit la preuve en me chargeant d'écrire à l'administration communale de Jette-Saint-Pierre pour la féliciter d'avoir donné un nouveau boulevard, à l'ouest de la capitale, le nom de ce ministre : « J'applaudis au témoignage de gratitude ainsi donné au ministre pour ses efforts afin d'assurer à l'agglomération bruxelloise une voie de ceinture indispensable et (page 64) actuellement réalisable dans des conditions de dépenses modérées


On a dit parfois que Léopold II était ingrat envers ses anciens collaborateurs. C'est fort injuste. Assurément, lorsqu'un ministre, un général, un haut fonctionnaire habitués à être reçus souvent par lui pendant qu'ils exerçaient certaines fonctions, abandonnaient celles-ci, Léopold II, n'ayant plus l'occasion de les rencontrer, paraissait les négliger un peu. S'ils étaient susceptibles ou vaniteux, il en résultait des froissements qui, se manifestant en paroles aigres qu'on ne manquait pas de rapporter au souverain, entraînaient une désaffection chez celui-ci et quelquefois davantage. Mais il n'oubliait nullement les services rendus, et il le montra encore cette même année lorsque le vénérable baron Lambermont, le doyen de nos diplomates, célébra son jubilé administratif de cinquante années. Il voulut aller en personne le féliciter dans son cabinet au ministère des Affaires Etrangères, et il se fit accompagner par son neveu et héritier présomptif, le prince Albert, afin de rendre, par cette démarche d'un caractère tout à fait exceptionnel, un éclatant hommage un grand serviteur de l'Etat et de la Couronne.

Ce reproche d'ingratitude que l'on a tant de fois entendu formuler l'adresse de Léopold II est d'autant plus surprenant que, s'il est vrai que lui-même a souvent et très justement pu se plaindre, tout au moins de l'indifférence et de l'incompréhension de ses concitoyens, il ne leur a jamais ménagé les témoignages de sa générosité et n'a point pour cela laissé tiédir, dans la moindre mesure, son zèle à servir le pays.


(page 65) Au cours de cette année 1903. il eut la satisfaction de promulguer la loi acceptant la Donation royale, acte magnifique qui, complétant celui par lequel il assurait à la nation le don de sa colonie africaine, attribuait en sus à celle-ci la propriété de ses vastes domaines en Belgique.

La méchanceté de certaines critiques a voulu y voir le seul souci de dépouiller ses filles. Mais on n'a pas oublié qu'il avait toujours déclaré sa ferme volonté de leur laisser la fortune que lui-même avait reçue de son père - en fait, elles l'ont recueillie et même davantage - et, au surplus, son désaccord avec deux d'entre elles était récent et postérieur au premier projet de la Donation royale, ainsi qu'il ressort de la date de la lettre si noble qu'il avait écrite le 9 avril 1900 au chef du gouvernement :

« Cher ministre,

« A l'occasion du soixante-cinquième anniversaire de ma naissance, j'ai à cœur de transmettre à l'Etat celles de mes propriétés qui contribuent à l'agrément et la beauté des localités où elles se trouvent.

« Préoccupé du désir de conserver à ces biens leur destination d'embellissement, j'ai constamment veillé pendant mon règne à ce qu'ils ne fussent déparés par aucune construction qui pût changer leur caractère.

« Il serait regrettable tous égards de voir anéantir après moi leur affectation actuelle, au détriment de l'aspect et de la salubrité de diverses agglomérations de plus en plus populeuses.

« Etant persuadé qu'il est convenable que ces biens appartiennent au pays, j'ai formé la résolution, qui ne peut soulever aucune critique fondée, de les offrir la Belgique, et je vous prie de soumettre aux Chambres (page 66) l'acte de donation que je joins à cette lettre et qui précise les conditions de leur cession.

« Surtout près des grandes villes, il est fort utile, pour ne pas dire indispensable, de créer ou de conserver des espaces libres avec des décorations naturelles, et cela dans l'intérêt de l'esthétique et de l'hygiène. Il en est particulièrement ainsi lorsque ces espaces sont, comme c'est le cas ici, ornés de plantations déjà grandes, divisés en pelouses et jardins bordant des boulevards.

« C'est l'existence de ces aménagements qui n'ont rien coûté au trésor public qu'il s'agit de sauvegarder dans l'avenir. Cette préservation n'a que des avantageux. Si, sur ces terrains, il ne peut être élevé des bâtisses de rapport, il ne faut pas perdre de vue que, dans leur voisinage immédiat, pourront s'élever des quartiers nouveaux dans des conditions exceptionnellement favorables.

« Quelque modestes que soient les travaux et embellissements que j'ai faits jusqu'ici, il importe qu'ils ne soient point perdus pour les générations qui nous suivront.

« C'est par un ensemble d'améliorations et une série continue de progrès que l'on doit accroître la beauté de notre pays et l'attrait qu'il offre à nos compatriotes et tous ceux qui le visitent.

« Croyez-moi, cher ministre,

« Votre très affectionné,

« Léopold. »

La Donation Royale comportait :

- A Bruxelles : les magnifiques squares qui s'étendent entre le rond-Point de l'avenue Louise et les étangs d'Ixelles, achetés et aménagés par Léopold II aux frais (page 67) de sa cassette privée dès 1874 en vue de sauvegarder les points de vue sur les étangs.

- A Laeken : plus de soixante-quinze hectares de terrains formant les extensions du parc royal ou embellissant ses abords.

- A Tervueren : le Bois des Capucins, d'une superficie de plus de trois cents hectares qui, admirablement aménagé en Arboretum, est vraiment le joyau de la Forêt de Soignes ; le Domaine de Ravenstein, son charmant manoir et ses grands espaces transformés par le Roi en links de golf, une vingtaine d'hectares ayant servi à former l'assiette de l'avenue de Tervueren.

- A Forest : le Pare Duden, d'une étendue de vingt-trois hectares, auquel il faut ajouter les terrains voisins acquis par le Roi pour permettre la jonction avec le parc de Forest (appelé souvent par erreur le parc de Saint-Gilles), créé par lui à ses frais quelques années plus tôt.

- A Ostende : le Chalet royal et ses dépendances. On croit généralement que ce chalet est un cadeau fait au Roi par la reine Victoria. Il n'en est rien, comme témoigne ce billet que je reçus un jour à la suite d'une information de presse qui l'accusait de vouloir démolir ce souvenir historique : « Il est faux que j'aie cette intention, et jamais la reine Victoria ne m'a donné de chalet. Je l'ai payé, j'y tiens et je suis mille lieues de l'abattre. » La Donation comportait encore, à Ostende, d'importants biens immeubles dans les environs de la résidence royale.

- Dans les Ardennes : 6.500 hectares dont 4.500 de et forêts et 2.000 hectares de fermes et terres de culture. Dans cet ancien domaine royal d'Ardenne, devenu (page 68) domaine « national », selon la volonté du Roi, on comptait plusieurs châteaux avec leurs parcs : Ciergnon, Villers-sur-Lesse, Ardenne (transformé plus tard en un hôtel connu dans le monde entier), Fenffe, Ferage.

Combien de souverains connaît-on dans l'histoire qui, loin de grossir leur fortune personnelle, s'en soient dépouillés de leur vivant au profit de la nation ?

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