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Le Congrès national. L’œuvre et les hommes
DE LICHTERVELDE Louis - 1945

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Louis DE LICHTERVELDE, Le Congrès national. L’œuvre et les hommes

(Paru à Bruxelles en 1945, chez La Renaissance du Livre)

Chapitre VI. La crise de la révolution et de la régence

1. Les conséquences sur l’opinion publique du refus français d’accepter la couronne belge

(page 94) Le refus de la Couronne par le duc de Nemours ouvrit une crise dont les historiens officiels de la Révolution ont eu tendance dans leurs écrits à dissimuler toute la gravité.

Dès que le Congrès se rendit compte que la délégation qu’il avait envoyée à Paris allait droit à un échec — ce fut l’affaire de quelques jours en dépit des démentis officieux — il y eut dans l’assemblée comme dans l’opinion un vif mouvement de déception qui se tourna en colère contre le Gouvernement Provisoire, contre le Comité Diplomatique et contre le comte de Celles qui représentait la Belgique auprès de Louis-Philippe. Les assurances qu’ils avaient prodiguées quant à l’acceptation, sur la foi des confidences reçues et gobées, se retournaient contre leurs auteurs et devenaient des motifs de défiance et de blâme. Du même coup, Joseph Lebeau, le vaincu de la veille, voyait sa vive opposition à l’élection du duc de Nemours se transformer aux yeux d’un nombre croissant de députés en un titre à la confiance de tous. Bien que son candidat ne fût pas meilleur, la rancune suscitée par la mystification qu’on pressentait était si vive que Joseph Lebeau apparut en face des dirigeants du moment comme l’homme qui avait vu clair et qui ne s’était pas laissé tromper. Il en profita aussitôt. Avant même la notification officielle du refus du roi des Français, Joseph Lebeau fit devant le Congrès acte de représentant d’une politique nouvelle en proposant, pour sortir du régime informe de gouvernement qui faisait notre faiblesse, de mettre la Constitution partiellement en vigueur et de nommer un lieutenant général du Royaume pour remplir jusqu’à l’élection d’un roi les fonctions de chef de l’Etat.

La situation devenait fort inquiétante et le découragement se répandait dans le Congrès et dans tout le pays. Les exigences des Puissances, tant en ce qui concerne le tracé des frontières que le partage des dettes, semblaient rendre impossible la fondation d’un Etat viable. On avait proclamé l’indépendance et l’on se heurtait chaque jour aux arrêts formulés dans les Protocoles successifs de la Conférence de Londres au nom d’un droit supérieur fondé sur l’intérêt européen. On avait proclamé la monarchie et, après avoir passé en revue les princes disponibles, on ne trouvait pas de roi. On avait exclu les Nassau et voici que les Orangistes, soutenus presque ouvertement par l’envoyé anglais, Lord Ponsonby, relevaient la tête en province et jusqu’au sein de l’assemblée.

Au dehors, les choses n’allaient pas mieux. L’impuissance des Belges à se constituer suivant leurs vœux comme la difficulté d’opérer une restauration dont ils ne voulaient pas donnaient aux partisans d’un partage fructueux l’occasion de murmurer des propos tentateurs. Le pessimisme atteint son comble quand, le 21 février, le baron Surlet de Chokier eut fait rapport au Congrès sur l’inutile mission remplie à Paris par la délégation. Le petit groupe républicain reprit espoir et d’accord avec De Potter qui sortit de l’oubli, déposa une motion qui fut écartée, mais qui impressionna l’opinion. Il y avait urgence à resserrer les liens trop lâches de l’autorité publique et à tenter quelque chose de neuf.

L’idée, plus républicaine que monarchique, d’appeler au trône une personnalité belge avait toujours eu (page 96) quelques partisans au sein du Congrès. Joseph Lebeau, qui cherchait sa voie en tâtonnant, songea un moment au jeune prince de Ligne et il se rendit même auprès de lui au château de Rœulx pour lui faire des ouvertures formelles. Le prince avait pris part au. mouvement national à la veille des Journées de Septembre et ses qualités personnelles comme sa haute position sociale auraient pu faire de lui un candidat acceptable à condition qu’il se portât résolument en avant. Il ne se laissa pas convaincre et il fallut chercher autre chose.

Le Congrès sentait que toutes sortes de dangers grandissaient autour de lui. Le 18 février, le roi de Hollande, adoptant envers la Révolution une tactique nouvelle, adhérait expressément aux « Bases de séparation », ce qui laissait la Belgique seule en révolte contre la Conférence. Le 19, celle-ci, repoussant dédaigneusement la protestation du Congrès, prenait la peine d’exposer solennellement ses vues dans un nouveau protocole et donnait un caractère « irrévocable » à ses décisions comme à ses exclusives. A l’intérieur, le désarroi augmentait parmi les Patriotes ; les plus exaltés ne voyaient de solution que dans la guerre ; dans d’autres milieux, les défaitistes prenaient le dessus. Il y avait des conspirations dans l’armée, peu nombreuse et indisciplinée. Les partisans d’une réunion à la France regagnaient quelque faveur auprès de l’opinion déçue et lassée. D’autre part des citoyens dévoués, que la fièvre obsidionale n’avait pas gagnés, se souvenaient des avantages politiques et économiques d’une union entre la Belgique et la Hollande et ils se demandaient si la force des choses n’exigeait pas un pas en arrière. La solution orangiste n’était-elle pas la seule qui pût empêcher le démembrement du territoire ? Ces dangers de toute sorte, es courants divergents, ces forces tumultueuses et hostiles qui s’affrontaient rendaient de jour en jour plus ardue la tâche’ de gouverner.

2. Le recours à la régence

Le Gouvernement Provisoire, sur ces entrefaites, se rallia à l’idée de nommer un chef d’Etat à titre temporaire et proposa au Congrès d’élire un régent qui serait chargé, dans les termes de la Constitution, de l’exercice du pouvoir exécutif. Joseph Lebeau se rallia à cette formule qui fut mise au point par la section centrale. Pour les uns il s’agissait de gagner simplement du temps de façon à revenir à la combinaison Nemours ; pour les autres il s’agissait de travailler une candidature nouvelle ou de rendre possible, par la force de l’habitude, l’accès au trône du régent qu’on allait nommer. Mais on discernait mal l’importance de la fonction ; on ne saisissait pas les qualités nécessaires pour la bien remplir à cette heure de crise. Il ne suffisait pas de sortir juridiquement du provisoire en instituant une magistrature nouvelle. Ce dont la Belgique avait besoin, c’était d’un homme. En placer un à la tête de l’Etat c’eût été tout sauver. Mais le Congrès fit si bien que si la Belgique échappa au désastre ce ne fut pas à cause du Régent, mais malgré le Régent.

Dans la bousculade des événements il n’y eut le temps que pour deux candidatures. La meilleure était sans doute celle du comte Félix de Mérode. Membre du Gouvernement Provisoire, il s’était jeté avec courage dans la vie publique. Son ardent patriotisme, son caractère loyal et généreux lui avaient assuré une grosse influence. Appartenant à une famille de la haute noblesse, que le sang versé par son frère, le héros de Berchem, avait rendue particulièrement populaire, il possédait plusieurs des qualités d’un chef. S’il manquait de calme et de pondération, il avait de l’énergie, de l’indépendance et du goût pour les responsabilités, mais il appartenait à la majorité catholique du Congrès et pour ce motif, les libéraux avancés le considéraient, avec méfiance. Au surplus, son nom provoquait un sentiment de jalousie parmi les nombreux députés de la même catégorie sociale qui éprouvaient de la répugnance à mettre la Couronne trop à la portée d’un de leurs pairs. Mérode eut pour lui beaucoup de députés flamands, mais tous les nobles sauf quatre votèrent contre lui.

(page 98) La candidature du baron Surlet de Chokier résultait de sa position même de président du Congrès. Peu connu au début de la session, il avait gagné de vives sympathies au sein de l’assemblée par la manière heureuse dont il s’était acquitté de ses fonctions difficiles, appliquant le règlement avec bonhomie et apaisant les orages par une contenance toujours égale et par des mots malicieux. C’était un homme spirituel et intelligent, d’un abord facile, de manières polies et bienveillantes. Mais léger, sceptique et de peu de caractère, il n’était pas fait pour tenir le gouvernail en une période de crise. Sa haute taille, ses longs cheveux qui tombaient en boucles grises sur ses épaules lui donnaient un air d’austérité républicaine qui plaisait aux blouses bleues. C’était, cependant, dans l’intimité un bon vivant qui recevait volontiers ses collègues dans son appartement du Cantersteen, régi par une gouvernante. On chuchotait qu’il vivait avec la femme de son jardinier de Gingelom qui lui aurait donné plusieurs enfants. Il n’avait en politique ni doctrine ni plan précis et, en février 1831, il partageait, au fond, le découragement de la plupart de ceux qui étaient disposés à voter pour lui. Il ne croyait plus au succès de la Révolution et dans le secret de son cœur il ne voyait de salut que dans l’union directe ou indirecte avec la France. Il était étranger aux choses de la diplomatie et de l’armée. Le « bon régent » comme on l’appela très vite après son élection, recueillit dans le public une popularité étendue grâce à son air vénérable, à la simplicité un peu affectée de sa mise, à son absence d’ambition. Comme le roi d’Yvetot auquel il se comparait quand il voulait rire, il plut par sa médiocrité même qui ne portait ombrage à personne.

Surlet de Chokier et Mérode se mirent d’accord pour éviter toute brigue, si bien que le premier fut élu le 24 février, par 108 voix contre 43 données à son concurrent et 5 données è M. de Gerlache. Le Régent fut inauguré le lendemain au sein du Congrès, avec une certaine pompe. Il prêta le serment royal debout devant un trône de velours rouge sur lequel il refusa modestement de s’asseoir. La cérémonie se déroula au milieu d’une satisfaction qui frisait l’enthousiasme parce qu’on aspirait à un changement. Le Régent fit de larges promesses. Pour faire taire certaines suspicions, il proclama hautement sa volonté de maintenir contre toute atteinte l’indépendance nationale ; mais il ne put s’empêcher de prévoir le cas où « les événements plus forts que notre puissance, en disposeraient autrement ». Dans ce cas, le Régent ne parlait pas de mourir, mais seulement d’abdiquer. Le peuple de Bruxelles était accouru en foule pour participer à la fête, courte halte dans une course qui risquait de mener tout le monde à l’abîme qu’on refusait de voir. Le Régent, en sortant du Palais de la Nation, échappa à l’escorte d’honneur qu’on lui avait préparée ; selon les récits du temps, il emprunta « le parapluie d’un citoyen » et gagna tout seul l’hôtel de la rue Ducale qui avait été mis à sa disposition pour la durée de son règne.

3. Le premier gouvernement du régent et les troubles du mois de mars 1831

De tout le pouvoir royal, le Congrès n’avait soustrait au Régent que la participation au pouvoir législatif. Il lui appartenait donc de gouverner avec le concours et sous la responsabilité de ministres dont la nomination lui incombait. Il devait commander l’armée, faire les traités, administrer le pays. Mais la Constitution est impuissante à déterminer la part personnelle qui revient au chef de l’Etat dans l’exercice de ces hautes prérogatives. En l’absence de toute tradition, devant une assemblée souveraine, cette part ne pouvait être que faible à moins que le Régent n’en imposât à tout le monde par ses capacités. On pouvait au moins espérer qu’il assurerait l’unité d’action au sein du gouvernement. Joseph Lebeau avait proposé d’adjoindre au Régent un conseil privé, mais cette suggestion avait été écartée comme étant de nature à contrarier le jeu de la responsabilité ministérielle ; méfiant, il avait alors demandé de confier non pas au Gouvernement, mais à une commission élue par le Congrès, la conduite des négociations relatives à l’élection d’un roi. Cette idée, dont l’adoption eut (page 100) créé un dualisme désastreux, fut combattue par Jean-Baptiste Nothomb, qui démontra que ce serait en revenir au temps des comités multiples et irresponsables dont on avait eu tant à se plaindre. Elle ne fut pas admise, heureusement.

Le régent donna tout de suite la preuve de son absence de sens politique en n’appelant au gouvernement aucun homme nouveau. Il forma son premier ministère uniquement de libéraux issus du Gouvernement Provisoire et des comités diplomatiques : Alexandre Gendebien eut la Justice, Sylvain Van de Weyer les Affaires étrangères, Charles de Brouckere les Finances, Tielemans l’Intérieur, le général Goblet la Guerre. Composé de la sorte, il était impossible que le cabinet eût l’oreille du Congrès. Au bout de quelques jours, il sentit lui-même sa faiblesse et voulut s’adjoindre Gerlache comme président, mais sans portefeuille ni même voix délibérative. Gerlache accepta tout d’abord, puis il sentit la fausseté et même le ridicule de la position qui lui était faite et s’esquiva au grand chagrin du Régent.

D’ailleurs, le ministère à peine formé était déjà branlant, car il n’était que le résidu d’une combinaison usée. Il ne s’était pas constitué sur un programme ; il était obligé, par les antécédents de ses membres, de maintenir une attitude intransigeante devant les exigences de l’Europe, mais il ne disposait d’aucun moyen pour la faire prévaloir, ni par la force – l’armée était quasi inexistante – ni par la diplomatie – il s’était pratiquement interdit de négocier. Le protocole du 19 février semblait fermer toutes les issues ; de plus, la Confédération Germanique annonçait son intention d’envoyer des troupes dans le Luxembourg. Le faible gouvernement du Régent crut faire face à la situation en adressant aux habitants de cette province une déclaration audacieuse qui affirmait qu’ils seraient défendus par les armes et qui see terminait par un cri de révolte. « Nous avons commencé notre révolution malgré les traités de 1815 ; nous la finirons malgré les Protocoles de Londres. » Par une singulière incohérence, le Gouvernement (page 101) s’efforçait au même moment de nouer des relations diplomatiques régulières avec la Cour d’Angleterre et il mettait tout son espoir dans un retour à la combinaison Nemours. Quand il se rendit compte combien tout cela était contradictoire, il tomba en dissolution. Pour mettre le comble au trouble dans les esprits, il y eut des coups de main orangistes à Gand et à Grammont, des émeutes à Bruxelles et dans plusieurs villes, des séditions, des trahisons inquiétantes. L’Etat paraissait à la veille de s’effondrer. Alexandre Gendebien, abandonnant le pouvoir impuissant, fonda l’Association Nationale, groupement de patriotes exaltés, ayant des affiliés partout, qui se donna pour mission de combattre l’orangisme ainsi que toute transaction avec l’Europe sur les questions disputées. Le 27 février, l’Association lançait un manifeste retentissant : « Belges, nos compatriotes, nos amis, nos frères ! » Il les invitait à se souvenir des journées de Septembre et à ne pas s’inquiéter plus longtemps de l’Europe. « Avec un chef imposé ou seulement indiqué par l’étranger, notre indépendance ne serait qu’une chimère et notre révolution que du sang perdu. Soyons Belges et terminons la révolution comme nous l’avons commencée, par nous-mêmes ! » Le morceau, romantique à souhait, se terminait par un appel à la guerre. « Il est temps d’opposer le fer à l’or. » « La liberté se prend et ne se demande pas. »

4. Constitution du second gouvernement du régent

Le Congrès s’était ajournée jusqu’au 15 avril. La dissolution du ministère, l’anarchie qui montait de toutes parts exigeaient des mesures immédiates. Le Régent fit appel pour former un nouveau cabinet à un de ses amis, le chevalier de Sauvage, magistrat liégeois d’esprit distingué. M. de Sauvage, qui n’était pas fait pour tenir le premier rôle, eut le courage d’accepter et de demander le concours de Joseph Lebeau. Celui-ci posa comme condition d’avoir le portefeuille des Affaires Etrangères et d’être assisté de Paul Devaux comme membre du conseil des ministres. Le Régent voulut se défendre comme ces exigences. Il sentait qu’avec M. de sauvage à l’Intérieur, M. Barthélemy (page 102) à la Justice, Charles de Brouckère aux Finances, le général d’Hane à la Guerre, les deux amis si étroitement liés par la communauté de leurs vues domineraient le ministère de toute leur supériorité. Joseph Lebeau, qui n’avait d’autre ambition que de servir et d’être utile, tint bon. Le Régent finit par s’incliner. Le 27 mars, Sylvain Van de Weyer céda le portefeuille des Affaires Etrangères à son rival. Jean-Baptiste Nothomb prenait place à côté de Joseph Lebeau en qualité de secrétaire général du département. Voilà enfin, aux leviers de commande, les trois hommes les plus capables de sauver la Révolution en réconciliant la Belgique avec l’Europe. Mais avec quel retard et dans quelles conditions précaires !

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