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Esquisses historiques de la révolution de la Belgique en 1830
DE WARGNY Auguste - 1830

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DE WARGNY, Esquisses historiques de la révolution de la Belgique en 1830 (1830)

(Paru à Bruxelles en 1830, chez H. Tarlier)

Chapitre XX. Journée du samedi 25 septembre 1830

Bataille de Bruxelles, troisième jour. Don Juan Van Halen, général en chef

(page 358) La lutte durait depuis quatre jours, la bataille depuis quarante heures ; les plus animés commençaient à éprouver de la lassitude et cette sorte d'abattement inévitable pour le peuple, quand son ennemi parvient à gagner sur le temps ; la fusillade, le tocsin, le canon même étaient insuffisants pour remuer les esprits ; on aurait fini par s'y habituer comme à tout autre chose !

Mais le bombardement et les incendies de la soirée du 24 vinrent fort heureusement retremper les âmes et rappeler à chacun de nous ce que la patrie avait à craindre et ce qu'elle attendait de ses défenseurs ! La menace de deux heures de pillage adroitement insérée dans la proclamation de la nuit fit le reste.

Ce spectacle affreux, ces colonnes de fumée et de flammes, ces gerbes immenses qui éclairaient l'horizon et dont toute la ville réfléchissait les sinistres lueurs, parties du centre d'un quartier populeux, au milieu des horreurs d'une bataille, d'un siège, d'une guerre civile ! tout cet ensemble de crimes et de malheurs produisirent encore un effet diamétralement contraire à celui qu'en attendaient leurs auteurs; ils exaspérèrent de plus en plus (page 359) les courages au lieu de les intimider, et si les ravages se fussent encore étendus, si les obus eussent continué leurs explosions destructives, la rage du peuple portée à l'excès aurait pu devenir fatale, dès cette même nuit, à l'armée entière, dont peut-être il ne se serait pas échappé un seul homme ; mais les balles et la mitraille cessèrent de siffler vers dix heures du soir, soit que l'on fût satisfait d'avoir brûlé les ateliers du Courrier (car on n'en doutait pas à l'armée) soit que la menace que l'on assure avoir été faite par la Commission administrative de faire fusiller tous les prisonniers hollandais au premier obus qui tomberait encore sur la ville, eût paralysé les plans de nos cruels et implacables ennemis.

Après la cessation du feu vers dix heures et des incendies vers minuit, un tambour parcourut la plupart des rues de la ville, et un individu qui l'accompagnait donnait lecture à haute voix et à chaque carrefour, de la pièce ci-dessus, no 3, ( V. page 356) qualifiée de proclamation. On reconnut les ordres de la Commission administrative, on les respecta, et tous les habitants, encore retardataires en fait de dépavement, se hâtèrent, sans exception cette fois, de mettre la main à l'œuvre et de s'approvisionner à l'intérieur, et sans doute aux divers étages, des redoutables projectiles ! Ces mots deux heures de pillage étaient un stimulant plus fort que tous les ordres possibles ; ils firent un effet magique, et ceux qui employèrent cet épouvantail atteignirent complètement leur but, quoiqu'il soit bien certain maintenant que jamais cette menace de pillage n'ait été proférée par les ennemis et que la pensée même ne leur en soit pas (page 360) venue ; quoi qu'il en soit, on vit, jusqu'à trois heures du matin, des dames mêmes sortir des caves et se mettre à l'ouvrage ; les rues devinrent alors des vrais chemins de terre, et l'on a calculé que plus de 200,000 pavés furent remués dans la seconde partie de cette seule nuit.

Dans plusieurs quartiers habités par la classe qui, n'ayant pas tant à perdre, devait moins redouter le pillage, l'élan fut cependant encore plus vif et plus hostile ; on faisait bouillir de l'eau, on faisait provision de chaux vive ! les femmes d'ouvriers réunissaient les plus gros outils de leurs maris ; on vit monter des roues dans les chambres et les greniers, des échelles, des tonneaux, des cuves, des établis, des brancards ; on se rappelait la rue de Flandre ; nul doute que l'armée entière n'eût été exterminée avant d'avoir occupé la moitié de la ville !

Ce bruit seul troubla le profond silence qui régna alors dans Bruxelles ; ce calme était aussi étonnant que complet ! Pas le moindre excès, pas le moindre désordre, ni parmi le peuple où tant d'hommes armés étaient exaspérés et ivres, ni parmi les troupes, ni dans les intervalles qui les séparaient ! Répétons encore que ce fait est caractéristique des temps, des lieux et des hommes !

Vers quatre heures du matin, on entendit cependant quelques volées de coups de fusil. Des grenadiers sortis à la sourdine du Palais du roi et du Parc faisaient une tentative pour pénétrer dans l'hôtel de Belle-Vue par la terrasse ; ils y croyaient tout le monde endormi. Mais les braves Pellabon et Vereecken qui gardaient ce poste avec trois hommes seulement, leur prouvèrent bientôt qu'ils ne dormaient pas ; embusqués avec leurs intrépides (page 361) compagnons dans les étages supérieurs de l'hôtel, leur feu força bientôt les grenadiers à la retraite avec perte de plusieurs hommes.

L'autorité centrale qui s'était enfin organisée la veille à l'Hôtel-de-Ville, sous le nom de Commission administrative, comme nous l'avons vu, resta en permanence toute la nuit ; l'excès du péril fut égalé par le sang-froid et le courage que lui opposèrent quelques hommes de cœur et de tête, restés impassibles au milieu des boulets et des flammes et qui, placés au poste où les avaient jeté les événements, surent y faire face et sauver leur patrie.

Le premier résultat de leurs travaux de cette nuit fut la publication des sept pièces suivantes qui furent toutes affichées dans la matinée. (V. ci-après, pièces 1 à 7.) La première encourageait les habitants, et les tranquillisait ; mais elle annonçait prématurément la victoire et la cessation de la veille que nous avons insérée ci-dessus, sous le no 4, page 357.

Les quatrième et cinquième rappellent l'arrivée continuelle de nos auxiliaires et les premières mesures qui furent prises pour régulariser leur service et les héberger ; c'est là l'origine de la charge des logements à domicile, suite pénible, mais inévitable de tout conflit militaire.

La sixième ordonnait une mesure de précaution indispensable et qui démontre l'imminence du péril que courait alors la ville ; mais elle l'exagérait à dessein sans (page 362) doute, car l'explosion du gaz ne serait pas aussi terrible qu'on l'y dépeignait ; si c'eût été réel nous serions donc réduits à trembler encore à chaque instant sur la possibilité des malheurs que pourrait causer ce fâcheux voisinage ! Mais l'intention fut comprise et approuvée, et pendant toutes ces nuits d'alarmes, jamais Bruxelles ne fut mieux éclairé.

La septième enfin était à la fois un grand acte de justice, de reconnaissance et de politique ; il fixait, consacrait, immortalisait et sanctifiait en quelque sorte, notre défense et notre révolution ! Dès ce même jour, la terre profane fut bénie avec appareil par les ministres de réconciliation entre les hommes et leur Créateur ; une fosse y fut creusée et les cercueils ne tardèrent pas à s'y accumuler ; on porte à 200 environ le nombre de ceux qui y furent déposés pendant les mois suivants ; on prit toutes les mesures de salubrité publique ; on creusa profondément, mais on fit la remarque que l'on jetait de la chaux vive sur les cercueils pour dissoudre plus vite, sans réfléchir que si la chaux dissout les corps, elle conserve le bois ! Une croix fut plantée, la place changea de nom et d'aspect, et au lieu de Saint-Michel elle s'appela des Martyrs ; plusieurs inhumations y furent faites avec pompe ; nous mentionnerons à leurs dates, celles des braves Fellner, Jenneval, Niellon, Van Eechout, etc. Le 2 octobre, après le Te Deum d'actions de grâces, une grande solennité funéraire y fut célébrée par ordre du gouvernement provisoire qui s'y rendit en cortège, accompagné de 3000 hommes de garde bourgeoise et d'un nombreux clergé, pour la (page 363) bénédiction définitive du sol ; enfin le 4 décembre suivant, la première pierre du monument à y élever fut posée par le président du congrès, aidé de tous les membres du gouvernement provisoire, et avec un plus grand appareil encore ; nous en rapporterons les détails sous cette dernière date ; une médaille fut frappée pour en perpétuer la mémoire.

Le même jour dans la matinée un arrêté institua l'administration de la sûreté publique, destinée à remplacer l'ancienne police et mit à la tête de ce département, le plus essentiel de tous dans ces premiers moments, un homme d'une capacité et d'un dévouement éprouvés, M. l'avocat Plaisant.

Mais ces actes d'un intérêt accessoire et secondaire ne faisaient, pour ainsi dire, que constater l'existence d'un pouvoir central ; on était alors sur le cratère d'un volcan, et il s'agissait maintenant de prouver, non plus qu'on existait, mais qu'on possédait réellement la volonté et la force ; il s'agissait d'une grande mesure, d'une mesure d'urgence qui peut-être aurait dû être la première à prendre ; il fallait enfin organiser une défense, trop long- désordonnée sans doute, et dont l'anarchie et l'insubordination pouvaient à chaque minute compromettre le succès ; il fallait plus encore ; on devait la métamorphoser en attaque décisive, déployer tous nos moyens, sauver Bruxelles et la Belgique ! en un mot il était devenu nécessaire de donner un chef à notre armée de volontaires et d'empêcher une plus longue indiscipline militaire ; on sentait que le défaut d'ordre allait bientôt paralyser le courage du peuple ; les incendies venaient de montrer toute l'imminence du danger ; il fallait sortir (page 364) du chaos, car, comme on l'a fort bien fait observer, vedettes, postes avancés, corps réguliers, discipline, subordination, officiers, état-major, général, tout manquait, excepté la valeur !

Dès le 22, M. le comte Vandermeeren nommé, au milieu du désordre et de l'anarchie, chef de la défense extérieure, s'était absenté ; MM. Pletinckx, Grégoire, Niellon, Rodenbach, Mellinet, Borremans et autres chefs du peuple n'avaient pas assez d'influence, n'étaient pas assez obéis ; il y avait excès d'urgence ! et autant un général eût été inutile et même nuisible le 23, autant le 25, devenait-il indispensable. Il avait trop longtemps que la population abandonnée à elle-même continuait ses prodiges d'audace et d'héroïsme ; il était instant de les régulariser et de contenir un désordre qui ne pouvait plus se prolonger sans danger ; tout cela se fit à point nommé, ni trop tôt, ni trop tard et précisément autant qu'il le fallait et sans dépasser le but. L'on n'a pas assez réfléchi peut-être que c'est là un de ces hasards, de ces bonheurs qui décident du sort des batailles, des révolutions et des empires.

Le salut de notre patrie dépendait donc du choix qu'on allait faire, et certes il n'y avait alors à Bruxelles concurrence, ni de réputations, ni de capacités patriotiques, libérales ou militaires.

Un étranger, espagnol de naissance, mais belge d'origine, dont le nom, les actions, les persécutions et les malheurs seront toujours inséparables des événements de la Belgique en 1830, connu par les antécédents les plus honorables et par la publication de Mémoires qui nous avaient révélé qu'il fut jadis l'ami, le compagnon, (page 365) l'aide-de-camp, le chef d'état-major du célèbre et infortuné Mina et que, depuis longtemps, il avait combattu pour la même cause que la nôtre ; qui, réfugié depuis plusieurs années parmi nous, avec son épouse sœur de Quiroga, s'était, dès le principe de notre révolution, hautement déclaré et compromis (V. ci-dessus, page 110, pièce no 5) qui, dès le 22, avait voulu accompagner M. Ducpétiaux dans sa périlleuse mission près du prince Frédéric, se trouvait alors à Bruxelles où il combattait depuis deux jours parmi nos tirailleurs en exposant à chaque instant sa vie. Nos lecteurs ont reconnu Don Juan Van Halen.

La Commission de gouvernement se décida, dans la nuit du 24 au 25, à nommer Don Juan Van Halen général en chef des Belges.

Il n'y eut aucun contradicteur à ce choix ; on tomba d'accord que cet ancien officier supérieur, d'une bravoure reconnue, doué de tous les avantages de la nature, de l'éducation et y joignant même ceux du malheur, possédant en outre des qualités militaires et politiques non contestées, était seul capable de compléter les avantages obtenus dans les deux journées du 23 et du 24, d'organiser et d'assurer notre triomphe définitif.

Dans la soirée du 24, vers 11 heures, M. Juan Van Halen reçut le billet suivant :

« La Commission centrale invite le colonel Don Juan Van Halen à passer à l'Hôtel-de-Ville pour une affaire qui le concerne.

« Bruxelles, le 24 septembre 1830.

« Signés Ch. Rogier et Vanderlinden d'Hoogvorst. »

(page 366) Arrivé peu après à l'Hôtel-de-Ville dont les antichambres étaient lugubres et désertes, M. Van Halen fut introduit dans le salon où, autour d'une table éclairée d'une lampe, se trouvaient assis MM. d'Hoogvorst, Rogier et Jolly.

«Nos volontaires ont besoin d'un chef, dit M. Rogier, vous allez vous mettre à leur tête ; il faut prendre le Parc.

« - Messieurs, accordez-moi deux heures pour me décider et vous répondre ».

« - Pas même deux minutes, interrompit M. Rogier, allons, dépêchons-nous. »

M. Van Halen ne fit plus alors qu'une seule observation ; elle était relative au sort de sa famille et donna lieu à M. d'Hoogvorst de faire une réponse empreinte de toute la noblesse et de la générosité de son caractère ; enfin il accepta.

Son brevet écrit à la hâte était ainsi conçu :

« La Commission centrale nomme par le présent, M. Juan Van Halen commandant en chef des forces actives de la Belgique ».

« Bruxelles, le 24 septembre 1830.

« Suivent les trois signatures. »

« - Messieurs, donnez-moi la main, ajouta Van Halen, et votre parole d'honneur que l'Hôtel-de-Ville ne sera plus abandonné et que je vous trouverai toujours à votre poste ; quant à moi, je vous réponds de bien le défendre. »

Il reçut cette assurance de la part de trois hommes (page 367) qui avaient accepté la tâche de diriger nos efforts pour sauver notre patrie ; de Ch. Rogier, dans toute la force de l'âge, d'un caractère inébranlable et plein de pensées les plus nobles ; du baron Em. Vanderlinden d'Hoogvorst, encore dans l'âge de l'énergie, joignant à la plus rare modestie, un civisme à toute épreuve ; enfin de ce Jolly, doué de qualités et de talents supérieurs qui chez lui avaient devancé les années, et honoré de tels suffrages, enivré par le spectacle de deux jours d'héroïsme, où l'on ne connaissait d'autre alternative que celle de vaincre ou de mourir, M. Van Halen en acceptant le commandement, recevait le plus beau titre de confiance que jamais homme libre pût ambitionner.

La pièce suivante imprimée et affichée de grand matin le 25, apprit au peuple le choix que venait de faire le gouvernement. (V. ci-après, pièce no 8.)

MM. Pletinckx, E. Grégoire, Mellinet, Fellner, Jalhau, Kessels, le comte Vandermeeren, Elskens dit Borremans et quelques autres plus ou moins remarquables par leur dévouement depuis quatre jours, formèrent, dès cet instant, le noyau de cet état-major improvisé dont nous aurons quelquefois occasion de parler. Nous verrons que M. Vandermeeren a dirigé l'attaque du palais des États-généraux, et M. Borremans toutes celles de la rue de Namur et de l'athénée où se multiplièrent surtout des épisodes de bravoure.

M. Kessels, ancien officier d'artillerie au service de France et de Hollande, né de parents belges, s'était déjà fait un nom par son entreprise gigantesque de conserver le squelette de la baleine d'Ostende, entreprise dont le succès si douteux et si inespéré lui avait valu la croix française, (page 368) accordée par Charles X. Il se trouvait à Lyon lors des événements du mois d'août ; accouru sur le champ à Bruxelles, il offrit ses services dès le 14 septembre ; rebuté d'abord, il se rendit à Anvers près de son épouse et de ses sept enfants ; ce fut de là qu'il sut deviner, l'un des premiers, les plans et les projets de l'ennemi, et qu'il alla s'assurer par ses yeux de la marche des 9me, 10me et 11me divisions sur Bruxelles, avec 6 batteries, les dragons, les lanciers et les cuirassiers.

Le 22 il était à Bruxelles et prévint la Commission de défense du péril que courait la ville ; dans la nuit et sans ordre, il fit construire la barricade qui lia l'hôtel de Belle-Vue à celui de l'Amitié, et qui devint plus tard le palladium de Bruxelles ; le 23 et le 24, il combattit aux différents postes en simple tirailleur avec une carabine qu'il avait achetée, et placé dans l'hôtel du prince de Chimay, il abattit nombre d'hommes et un officier ; ce ne fut que le 25 qu'il fut désigné comme officier d'artillerie par le général en chef qui lui confia la batterie de la Place-Royale, composée de deux pièces. Charlier, jambe de bois, servait sous lui, et lui-même était commandé par Mellinet.

Ce dernier, ancien officier supérieur de la garde de Napoléon, était, depuis 12 ans, retiré à Bruxelles où il vivait du produit de sa plume et de son crayon. Le 23 et le 24, vêtu très simplement en bourgeois, il s'était borné à se mêler aux tirailleurs et à donner quelques conseils, en simple spectateur, aux hommes qui manœuvraient les pièces. Mais il fut bientôt connu et apprécié ; il avait retrouvé sous ses cheveux demi gris, toute l'activité et l'ardeur d'un jeune officier, et avait pris dès lors sur la (page 369) foule armée, un ascendant justifié de reste par toute sa conduite pendant la bataille de Bruxelles, la campagne qui la suivit, les événements d'Anvers etc., auxquels nous verrons qu'il prit part en qualité de commandant en chef de l'artillerie belge.

Le reste de la nuit du 24 au 25 fut employé par le nouveau général en chef à projeter des travaux de défense ; mais non seulement les outils et les instruments nécessaires manquaient, mais encore les ouvriers capables de les faire. La lutte, comme une journée d'artisan, commençait le matin et finissait le soir. De son côté, l'ennemi, soit fatigue, soit démoralisation, repliait ses forces à la chute du jour vers ses principaux retranchements et passait les nuits au bivouac, tandis que les nôtres, déjà habitués à l'absence de tout ordre et de toute subordination, allaient de nouveau remplir les cafés et les tavernes où, groupés comme la veille autour d'une table couverte de flacons de bière, chaque combattant racontait ses exploits et écoutait en échange les récits prodigieux de ses camarades. Telle était la manière de se délasser de ces hommes qui n'attendaient que le retour du soleil pour demander des cartouches et retourner au combat.

Cependant M. E. Grégoire, étant parvenu à réunir sous ses ordres quelques-uns de ces volontaires, et à se procurer quelques mauvaises haches et pioches, se mit en devoir, pendant cette nuit même, d'exécuter les travaux que le général lui avait indiqués.

Il importait de pratiquer, autant que possible, des communications intérieures entre les maisons de la rue de Louvain jusqu'à celles de la rue de la Loi, afin de (page 370) pouvoir s'approcher, inaperçus, du palais des États-Généraux par l'hôtel Torrington, et s'emparer de ces vastes édifices qui dominaient tout le champ de bataille. M. Grégoire, presque seul, mit la main à l'œuvre, sans s'inquiéter même s'il était à l'abri d'une surprise de l'ennemi.

Après avoir pris ces dispositions préliminaires, le commandant en chef fit, vers la pointe du jour, une reconnaissance générale des positions et des postes des deux armées. Il établit son quartier-général dans l'hôtel du prince de Chimay, rue Royale, au centre des opérations.

L'état-major, quoique composé d'hommes dévoués, ne comptait, dans ces premiers moments, que MM. Pletinckx, Mellinet et Grégoire capables d'agir avec intelligence. Le premier, nommé chef d'état-major, fut chargé, de concert avec M. E. Grégoire, des opérations sur notre gauche ; une pièce de canon fut mise à sa disposition.

Au lever du soleil il fut facile de voir que les troupes occupaient toujours les mêmes positions principales que la veille au soir, et n'avaient encore, pendant cette deuxième nuit, ni avancé ni reculé d'un pas, sauf quelques progrès de peu d'importance dans les rues de Namur, de l'Orangerie et de Louvain ; elles étaient restées immobiles, impassibles ; on ne voyait, ni leurs feux ni leurs factionnaires ; elles ne tentèrent aucun mouvement pour reconnaître ou pour enlever nos postes ; nous ne nous gardions pas mieux cependant que la nuit précédente ; une pièce de canon restée pendant toute celle-ci à la garde d'un seul homme, Piérard de Namur, sur la Place-Royale, ne fut pas même attaquée ; nous (page 371) verrons pl<us tard que cette même pièce de canon fut ensuite sauvée par Cohen et Charlier, jambe de bois. Après dix heures du soir, il n'y avait à la lettre, personne, à nos trois barricades d'attaque ; l'ennemi ne pouvait guère ignorer cette circonstance ; au surplus, il ne chercha pas même à s'en assurer. Ses généraux éprouvaient sans doute la même inquiétude, la même consternation que leurs troupes ; on pouvait supposer qu'ils songeaient dès lors à la retraite.

Dès six heures, notre ligne se regarnissait insensiblement de tirailleurs ; la fusillade recommença.

Vers sept heures du matin, l'on entendit enfin les tambours de la garde bourgeoise.

La générale et le tocsin appelaient déjà tout le peuple aux armes, lorsque deux propriétaires de la campagne, étant parvenus jusqu'au commandant en chef, lui communiquèrent la mission dont les avait chargés le prince Frédéric. Une suspension d'armes était offerte, mais il était aisé de voir qu'on la devait bien moins à l'humanité du Prince, qu'aux vives sollicitations de ces Messieurs. Communiquée à la Commission centrale, cette proposition fut jugée tellement vague et dépourvue de franchise qu'on trouva fort inutile d'en faire l'objet d'une discussion sérieuse. On a même ajouté que, durant cette journée, le Prince fit remettre deux lettres à M. d'Hoogvorst, et qu'il en reçut chaque fois des réponses fermes et énergiques qui ne pouvaient pas même lui laisser l'excuse de l'ignorance sur nos déterminations.

L'ennemi avait donc repris de grand matin les positions qu'il avait quittées la veille au soir. Nos tirailleurs, dès (page 372) qu'ils s'en aperçurent, décidèrent à coups de fusil la question d'une trêve devenue impossible depuis que l'exaspération avait été portée au comble par le spectacle des braves volontaires mutilés qui encombraient déjà nos ambulances, de tant de familles en deuil, de tant d'édifices dévorés par les flammes !

Les nouveaux renforts qui arrivaient constamment d'autres villes et communes, compensaient amplement les pertes des journées précédentes et ne contribuaient pas peu à entretenir l'élan de nos patriotes ; une partie de ces renforts rassemblés par M. l'avocat Plaisant, dans les environs de Binch, du Fayt, de Charleroy, de Marimont, et de Morlanwelz, fut dirigée sur les points les plus menacés et alors on put, pour la première fois, organiser en avant des trois barricades avancées, une attaque qui présentait quelqu'apparence d'ordre et de régularité ; mais elle n'eut point de succès et nos auxiliaires tentèrent vainement de profiter des travaux que M. Grégoire avait faits pendant la nuit.

En général la fusillade fut moins soutenue ce troisième jour que les deux précédents, surtout jusques vers dix heures du matin. Nos artilleurs et tirailleurs devenus plus expérimentés, perdaient bien moins leur poudre, s'embusquaient mieux et d'ailleurs étaient visiblement moins nombreux, malgré les renforts arrivés ; ce fait certain est remarquable ; on ne peut élever au nombre de 1,000 ceux qui se trouvèrent ensemble sur la ligne de bataille ce jour-là, mais ils se renouvelaient souvent. Ils consommèrent, dit-on, 40,000 cartouches ; on tira environ 600 coups de canon.

(page 373) On reconnaissait de plus en plus, parmi les tirailleurs, des visages et des costumes étrangers à la ville de Bruxelles ; au surplus toujours même absence de chefs, d'ordre et de commandement au milieu de tous ces groupes de volontaires ; on parlait vaguement d'un général en chef nommé et de ses aides-de-camp, mais bien rarement ces messieurs parvenaient à se faire reconnaître, écouter et obéir ; ils se montrèrent souvent à la tête des attaques, s'exposaient à tous les dangers, mais n'étaient suivis que par un très petit nombre et pour un moment. L'on peut dire encore que, pendant tout ce troisième jour, malgré la nomination d'un général en chef, malgré l'organisation de son état-major décoré des insignes du pouvoir militaire, aucun homme, sauf parmi les Liégeois et quelques contingents auxiliaires, ne put se vanter d'avoir commandé à deux autres.

On voyait cependant au milieu des nôtres, moins d'individus pauvres ou mal vêtus ; il était facile de reconnaître que la victoire alors certaine, avait rappelé de leur court voyage d'émigration, ou fait sortir de leurs retraites, des bourgeois et habitants d'une classe plus élevée, bien vêtus, quoique couverts d'une blouse bleue et qui, armés de leurs riches fusils de chasse à piston, venaient faire la guerre en amateurs. Ceux-là surtout n'étaient pas d'humeur à souffrir de commandement ; ils paraissaient isolément aux trois attaques, tiraient quelques coups de fusil et, après avoir contenté leur périlleuse curiosité, recommençaient leurs courses dans le bas de la ville où ils donnaient des nouvelles du champ de bataille. Il fut grand, ce jour-là, le nombre de ces guerriers momentanés.

(page 374) Du haut des tours de l'église de Sainte-Gudule et aussi loin la vue pouvait s'étendre à l'aide de bonnes lunettes, on n'apercevait pas le moindre mouvement de troupes sur aucune route ; aucun renfort n'arriva en effet à l'ennemi, le secours principal qu'il attendait du corps d'armée de Cort-Heiligers venant de Maestricht, montant à plus de 6,000 hommes avec 20 bouches à feu, ayant été honteusement repoussé et battu à Louvain le 23. Cependant de ce point élevé, on ne découvrait point le champ de bataille ; on ne voyait bien que la fumée des feux et des incendies ; on ne distinguait que les cimes des arbres du Parc et les toits des bâtiments, sans que la vue pût plonger sur les mouvements des combattants à cause de la direction des rues et du mode de construction des édifices ; à cette hauteur surtout, les balles, biscayens et boulets sifflaient continuellement et battaient les tours, mais sans dégâts majeurs.

Le quartier-général du Prince était toujours à Schaerbeek, derrière le bâtiment du Jardin botanique ; on voyait la cavalerie circuler à l'extérieur des boulevards ainsi que les deux batteries d'artillerie légère de la réserve. Il était évident que leur mission était, non pas d'attaquer, mais de se porter rapidement comme les deux jours précédents, aux points les plus menacés ; elles détachèrent entre autres à plusieurs reprises, 3 à 4 pièces à la porte de Schaerbeek pour soutenir la demi-batterie qui dominait et balayait la rue Royale jusqu'à la rue de Louvain, espace dans lequel pas un homme n'osa paraître de tout le jour, et 2 pièces au boulevard en face de la rue de la Loi qui resta aussi totalement (page 375) déserte et où leur mitraille produisait le même effet ; elles étaient attelées chacune de 6 chevaux et arrivèrent au galop par la rue Ducale vers dix heures du matin ; elles tirèrent plusieurs volées à droite et à gauche du Wauxhall avant de prendre position ; on voyait qu'elles cherchaient la meilleure. Ces 6 à 8 pièces de renfort tirèrent une centaine de coups ; de dix heures à midi le feu redoubla ; le Parc, la rue Ducale, les boulevards étaient enveloppés d'un nuage de fumée sans cesse renouvelé ; les maisons tremblaient ; le tonnerre de l'artillerie empêchait d'y entendre le tocsin. On conçoit que ces feux devaient encore répandre des boulets et des biscayens sur tous les points de la ville et tuer ou blesser au loin des individus bien paisibles et bien inoffensifs. Ces accidents cependant furent assez rares ; quant à la batterie d'obusiers placée derrière le palais du prince d'Orange depuis deux jours, elle resta immobile et se reposa le 25.

La batterie volante de 6 pièces toujours postée dans le Parc paraissait de temps à autre aux débouchés des allées et vomissait alors sa mitraille sur les groupes de tirailleurs qui harcelaient de trop près ou qui se montraient trop hardis ou trop nombreux. Ce fut là ce qui fit le plus grand carnage de cette journée ; ces groupes se retiraient à l'instant même et n'étaient jamais poursuivis en dehors des haies du Parc lorsqu'ils avaient osé y pénétrer ; cela arriva plusieurs fois, entre autres vers dix heures du matin, en face de l'hôtel du prince de Galles ; il y avait là quelques Liégeois qui criaient sans cesse qu'il fallait attaquer le Parc à l'arme blanche, que (page 376) peu importait le nombre des ennemis, qu'on les compterait quand ils seraient morts, etc. Ils entraînèrent quelques courages ; un drapeau brabançon porté par un très jeune homme de Waterloo, pénétra jusque sur l'emplacement de la tente de l'Harmonie ; il n'y avait absolument personne dans ce bosquet ; c'était une sorte d'élan spontané toujours non durable ; une vingtaine de braves au plus se lancèrent dans le Parc ! mais ils étaient trop faibles, en trop petit nombre ; ils ne furent ni suivis, ni soutenus et d'ailleurs ils l'eussent été en vain ! l'artillerie tonna, quelques feux de pelotons croisés s'y joignirent, plusieurs des nôtres tombèrent et l'étendard reprit sa place accoutumée sur le sommet de la barricade avancée du Treuremberg ! Ce fut cette tentative si vaine, si irréussible, répétée plusieurs fois dans cette journée aux trois attaques et entre autres par le général en chef lui-même dans l'après-dîner et au même lieu, comme nous le verrons bientôt, qui fit répandre si souvent le bruit dans toute la ville ce jour-là, de la prise et de l'évacuation du Parc.

Vers onze heures il n'y avait plus ni canons, ni troupes dans la rue Ducale, mais seulement quelques tirailleurs traînards, fatigués ou blessés, l'arme au bras ; l'attaque du peuple paraissait plus vive et tout s'était porté en avant, surtout vis-à-vis du Wauxhall qui était vivement canonné par nous. A midi juste, deux escadrons de lanciers arrivèrent dans cette rue, y mirent pied à terre et marchèrent en fantassins ; on entendit bientôt leurs feux de mousquetons par pelotons ; ils se jetèrent dans le palais des États-Généraux et prouvèrent ainsi que (page 377) l'infanterie, toute nombreuse qu'elle était, devenait insuffisante. A onze heures et demie, le feu se ralentit ; il redoubla une heure après. Vers deux heures des blessés hollandais arrivèrent dans toutes les maisons de ces quartiers ; eux et leurs conducteurs étaient complétement démoralisés ; ils exagéraient eux-mêmes leurs pertes ; des officiers affirmaient « que la moitié de leur armée avait péri ; qu'on les tuerait tous ; que le premier bataillon de grenadiers avait perdu un quart, le deuxième la moitié de son monde ; qu'on tirait sur eux de toutes les fenêtres de la rue Royale sans qu'ils pussent riposter, parce qu'ils ne voyaient jamais personne ; qu'ils devaient donc tirer au hasard, tandis qu'on les attaquait de tous côtés ; que ne pouvant emporter leurs morts, on les jetait dans le puits du Parc ; qu'on pansait les blessés dans les trois palais et qu'on transportait à Vilvorde ceux qui étaient transportables ; qu'il en était ainsi parti 40 chariots dans ce seul jour du 25 ; qu'on leur avait dit en entrant à Bruxelles, qu'on ne tirerait pas sur eux ; qu'on leur avait lu, depuis l'avant-veille, des ordres du jour où l'on annonçait à l'armée qu'elle était victorieuse ; qu'on ne pouvait prendre l'hôtel de Belle-Vue, mais qu'on avait brûlé la veille sept maisons de la rue d'Isabelle (incendie du Manège) ; que le colonel d'artillerie, ses canonniers, des officiers, deux canons, des chevaux et grand nombre de grenadiers avaient été perdus, pris ou tués dans l'attaque de la Place-Royale de la veille et du jour ; qu'une nuée de balles crevait sur eux et qu'ils avaient dû se retirer, etc. ».

Vers trois heures le signal de cesser le feu fut donné, (page 378) rue Ducale, par les trompettes et non par les tambours ! il cessa en effet et jusque vers sept heures, deux fois ce même signal se fit entendre sur ce point ; les officiers disaient alors que les bourgeois se présentaient avec le drapeau blanc, tandis que d'autres venaient en même temps les attaquer en tiraillant continuellement, et que l'on venait enfin d'annoncer au quartier-général que le lendemain on tirerait à boulets rouges sur les maisons d'où l'on aurait fait feu sur eux.

Cependant vers midi on s'aperçut que les réserves ennemies placées aux portes de Schaerbeek et de Namur avaient un peu étendu leurs ailes sur les boulevards ; du premier point jusques vers la Senne dont le pont était brûlé, et du second jusqu'à une demi portée de canon de la porte de Halle vers le nouveau Pachéco ; l'une de nos deux pièces de canon fut encore chargée et prise ce jour-là par les lanciers ; mais attelée de mauvais chevaux de la halle qui refusaient de marcher, ils durent l'abandonner encore à 40 pas de là ; elle fut reprise aussitôt et recommença à tirer une demi-heure après ; nos artilleurs, au nombre de 8, perdirent deux hommes.

La ligne de bataille avait alors acquis son plus grand développement ; les ennemis cernaient complétement plus de deux tiers de l'enceinte de la ville. ( V. le plan.)

Mais les soldats ne pouvaient entrer dans toutes les maisons des boulevards et des rues qu'ils occupèrent successivement et partiellement ; nos tirailleurs infatigables les suivaient partout, s'introduisaient par les jardins et les cours dans toutes les maisons non occupées et tuaient à l'improviste les ennemis qui (page 379) s'avançaient sur les boulevards et dans les rues ; les soldats irrités s'emparaient alors des maisons et tiraient par les derrières sur les bourgeois qu'ils avaient chassés. Ce genre de guerre dura longtemps ce jour-là, surtout au boulevard de Waterloo, aux murs extérieurs de la prison et de l'hôtel d'Aremberg et sur toute la longueur de la rue aux Laines ; il y eut là nombre d'hommes tués, de même qu'aux issues de plusieurs maisons des rues de Namur, Verte, de Louvain et de Notre-Dame-aux-Neiges. Inutile d'ajouter que toutes les habitations où entraient les soldats étaient dévastées et ruinées de fond en comble ; plusieurs offrirent des traces évidentes des tentatives faites pour y mettre le feu ; mais les incendiaires ne réussirent pas, ou l'on parvint sur le champ à l'éteindre.

Les Liégeois, après avoir dû évacuer, dès le 23 comme nous l'avons dit, le poste de l'Observatoire qu'ils avaient si vaillamment défendu, étaient venus occuper toutes les dangereuses positions de la Place-Royale et les arcades qui s'étendent jusque vers la maison Hennessy ; ils y avaient placé une pièce de canon qui foudroyait toute la plaine, sillonnait de ses boulets le Palais du roi et plongeait même dans les bas-fonds du Parc. On lui tira, de toutes les directions, pendant trois jours entiers, plus de 200 coups de canon, sans pouvoir la démonter, ni déloger les Liégeois de ce poste périlleux ; c'est à cette circonstance qu'il faut attribuer la dévastation de l'ancien hôtel de l'Empereur, maintenant maison Benard, qui fut criblé de mitraille et de boulets.

L'ennemi comprenait si bien l'importance de cette (page 380° position qu'il sembla déroger un instant à son plan de bataille pour s'en emparer. Vers deux heures, un demi-bataillon de grenadiers sortit du Parc et fit mine d'attaquer, la baïonnette croisée ; mais ils n'allèrent pas loin ; le feu redoubla de toutes parts autour d'eux et ils durent se borner à renforcer les leurs à l'escalier de la Bibliothèque et dans la rue d'Isabelle dont ils occupèrent quelques nouvelles maisons et où ils se maintinrent jusqu'au soir, mais sans autre résultat et sans pouvoir faire reculer les nôtres d'un pas. Au contraire, nos tirailleurs, attirés par la vivacité croissante du feu, accoururent plus nombreux sur ce point et se rapprochèrent de plus en plus par toutes les maisons voisines ; ils étaient parvenus, en perçant les murs intérieurs, à établir des galeries de communication, d'un côté depuis la Montagne du Parc jusqu'à la maison qui forme l'angle de droite du passage des escaliers de la Bibliothèque, et de l'autre, en passant par le quartier-général, jusqu'à l'angle du cul-de-sac du Parc, ancien hôtel de Lannoy ; ils fusillaient donc le Parc dans toutes les directions, sur la longueur de la rue Royale, par les fenêtres, et surtout par les trous pratiqués sous les gouttières pour le placement des échafaudages ; c'étaient autant de meurtrières presqu'inaccessibles à la riposte ; de chaque bout de la rue Royale on voyait sans cesse se renouveler le mouvement des extrémités des canons de fusils bien alignés sans baïonnettes, faisant par là un feu roulant et continuel beaucoup mieux nourri que celui qui partait des croisées des mêmes maisons où l'on était bien plus à découvert et plus exposé, quoique garanti (page 381) par des matelas placés en boucliers, par de gros livres etc.

Le médaillier et la bibliothèque de M. Van Hulthem, placés dans la maison formant l'angle de droite de la Montagne du Parc furent complétement abimés et détruits ; ce fut une perte irréparable évaluée à plus de 60,000 florins.

C'était un coup-d’œil singulier et sans exemple ; ce feu qui ne cessa point, durant les quatre jours, était la terreur et la ruine des troupes du Parc. On perçait surtout les murs des greniers, tandis que les étages de plusieurs maisons étaient remplis de soldats ; on parvint souvent ainsi au-dessus de leurs têtes et cette manœuvre peu remarquée d'abord, conçue, non par des chefs mais par des simples volontaires, eut le lendemain les plus grands résultats.

Vers le soir, nos braves étaient parvenus, à force de travail, à percer aussi tous les murs intérieurs de l'hôtel de Galles et à occuper une partie de celui de Torington en se glissant en outre le long des toits et de gouttière en gouttière.

Quelques-uns d'entre eux, guidés par M. Germain, arrivèrent même, sans être aperçus, jusqu'au pied des hauts murs du palais des États-Généraux et tuèrent sur-le-champ un officier et plusieurs soldats qui regardaient aux fenêtres de ce côté sans s'attendre à une telle attaque ; mais ils se renforcèrent bientôt et nos tirailleurs, loin de pouvoir les déloger ainsi, en reconnurent l'impossibilité et durent se retirer avec perte de deux hommes fusillés perpendiculairement.

(page 382)Ils hésitèrent un instant s'ils y mettraient le feu ; ils avaient déjà la torche à la main, il ne fallait que percer un mur ; mais ils n'avaient pas d'ordre, ils s'arrêtèrent ; ils ne voulurent point détruire ainsi le plus beau monument de Bruxelles ; ils préférèrent attendre encore et espérèrent de s'emparer, par d'autres moyens que par l'incendie, de ce poste important qui dominait à la fois le Parc et les rues de la Loi, de l'Orangerie, de Louvain et dont la plupart des coups de feu étaient assurés et meurtriers. On a avancé, bien à tort, qu'un des nôtres avait alors été enlever le drapeau orange qui flottait au fronton du palais des Etats-Généraux. Ce fait est impossible à croire. On a aussi ajouté que le bataillon de la 10me division qui se trouvait sur les derrières de l'édifice vers la rue de Louvain, montra encore dans cette occasion, autant de perfidie que peu de courage ; que des soldats appelèrent des gens du peuple en leur demandant d'acheter des vivres, en offrant de parlementer, etc,. et que quatre hommes sans armes s'étant avancés, furent perfidement saisis, faits prisonniers et emmenés à Anvers ; mais ce fait est loin d'être avéré.

Ce ne fut guère que ce jour-là qu'on s'aperçut de la manœuvre de l'ennemi depuis le commencement de l'attaque ; que l'on vit que toute son infanterie était aux boulevards, la cavalerie et la réserve au-dehors ainsi que la batterie d'obusiers, et que le Parc n'était jamais occupé, ni défendu que par un bataillon de 5 à 600 hommes, relevé toutes les six heures, sauf au moment des deux attaques faites par l'ennemi le 23, de celle du 25, et lorsqu'il fut lui-même vivement pressé par les attaques du 26.

Depuis trois jours aucun journal n'avait paru ; le Courrier des Pays-Bas fut distribué le soir du 25, imprimé sur une demi-feuille.

Il est certain qu'à diverses reprises, dans le cours de la journée, des habitants notables de Bruxelles, sans autre mission que leur zèle et leur humanité, bravèrent tous les dangers pour parvenir jusqu'au quartier-général du prince Frédéric à Schaerbeek, en qualité de députés, de suppliants, de conciliateurs, comme l'on voudra, pour tacher d'obtenir à tout prix et par des moyens quelconques, la cessation du feu et du carnage. On a varié sur leurs noms, sur leur nombre, sur le ton qu'ils prirent, sur les réponses qu'ils reçurent ; mais on est d'accord qu'on ne lui déguisa pas l'état réel des choses et la rage du peuple depuis le bombardement et les incendies de la veille, faits qui criaient vengeance et accusaient les chefs plus encore que les soldats ; on a dit que le prince versa des larmes aux paroles énergiques qu'on lui faisait entendre ; qu'il demandait toujours des renseignements exacts et semblait sans cesse douter de ceux qu'on lui donnait ; qu'enfin il montra encore une ignorance totale des dispositions des Belges envers lui et sa famille à dater du 25 août ; au surplus aucune de ses réponses ne fut satisfaisante et ne pouvait l'être, puisque la condition sine qua non de l'un, était toujours la soumission de la ville et celle des autres la retraite des troupes à Malines. On assure cependant que le Prince affirma n'avoir point donné l'ordre du bombardement et des incendies de la veille : En ce cas, répondit un des nôtres, c'est donc votre père, et c'est mille fois pis encore ; ne (page 384) voyez-vous donc pas que chaque goutte de sang qui coule et chaque étincelle qui s'élève fait tomber un fragment de la couronne du roi ? Mais ces ambassades durent bientôt cesser ; nous avons déjà dit qu'elles devenaient par trop dangereuses ; le peuple était alors en général tellement exaspéré, sa rage était montée, par les événements de la veille surtout, au point qu'il paraissait décidé à fusiller tout bourgeois qui aurait encore tenté de sortir en parlementaire. On entendait crier : Tirons sur eux, ils nous ont trahis, vendus, ils vont nous livrer ; plus d'accord, plus de paix, plus même de capitulation avec les Hollandais ; nous ne voulons pas qu'ils se rendent ; il faut les massacrer jusqu'au dernier ! Ces cris étaient généraux et répétés partout avec fureur et frénésie par les Liégeois, par les Wallons ou autres auxiliaires, comme par les Bruxellois.

Aussi quelle différence dans le moral des combattants ! Le peuple plein d'espoir s'élance à la victoire, les soldats se plaignent d'être conduits à la boucherie ; plusieurs fois des bataillons refusèrent de marcher. La garde royale obéissait à la voix de ses officiers mais à regret et presque par force ; les grenadiers et les chasseurs étaient en partie belges, et sentaient le remords de combattre contre leur pays ; on s'en défiait, et surveillés de toutes parts ils ne pouvaient déserter ; on assure qu'un chasseur du 2ème bataillon, nommé Desmet, fils d'un plafonneur de Bruxelles, fut au moment d'être fusillé pour avoir dépassé les avant-postes ; un grenadier de Perwez se trouva ce jour-là en face de son frère qui lui criait de se rendre : Si je fais un pas, répondit-il de loin, mes camarades vont me tuer ; mais je te jure, mon frère, que je n'ai point (page 685) tiré sur les Bruxellois ! Cinq minutes après ce malheureux tomba mort, sans vouloir se venger sur ses compatriotes ! son frère put embrasser son cadavre ! Obscur mais noble martyr des discordes civiles son nom était Terley ! Son sang retombera, non sur ses concitoyens qui l'ont versé, mais sur celui qui eut la barbarie de conduire Belges contre Belges, frères contre frères ! Eh ! que d'exemples semblables pourraient grossir notre recueil !

Les 9me et 10me divisions continuèrent encore de se souiller dans le courant de cette journée, comme les nuits précédentes, des excès les plus honteux ; il y eut pillages et meurtres dans tous les lieux qu'elles parvinrent à occuper et dans toutes les maisons où elles pénétrèrent. On a peine à comprendre comment cette conduite fut tolérée ; des officiers les guidaient cependant, et l'on dit que plusieurs tâchaient de contenir leurs gens ; mais quel empire pouvaient-ils avoir sur des soldats qui venaient, sous les yeux du Prince lui-même, de saccager la maison du traiteur Dubos à Schaerbeek, sans autre motif que la soif du pillage !

Dès le 24 au soir la poudre manquait au dépôt général établi à l'Hôtel-de-Ville ; c'était là que s'étaient toujours faites jusqu'à ce moment, les principales distributions. La Commission administrative fit partir dans la nuit M. Snel pour Castiaux, près de Mons, avec mission d'acheter à tout prix les 80 barils de poudre que l'on disait s'y trouver à vendre. M. Engelspach, agent général, donna en même temps l'ordre aux dépositaires des cartouches de n'en plus distribuer une seule sans un bon signé de lui. Malgré toutes ces précautions et la surveillance (page 386) régulièrement et sévèrement économique établie pour les distributions, les cartouches manquèrent totalement à l'Hôtel-de-Ville le 25 à 11 heures du matin, et, depuis ce moment jusqu'à minuit, l'agent général n'eut plus une once de poudre à sa disposition. Le peuple ne l'ignorait pas et montrait de l'inquiétude et même de la défiance. M. Engelspach envoya partout et dans toutes les directions pour s'en procurer ; il remit au sieur Londerzeel, marchand de poudre, un rouleau d'or en l'autorisant à donner jusqu'à 5 fl. pour un demi-kilogramme ; deux heures après, Londerzeel revint rapporter le rouleau en disant que dans Bruxelles et les faubourgs on ne pouvait obtenir de la poudre à aucun prix. Enfin à minuit, M. Niellon en amena 4 barils ; les commissionnaires envoyés par M. Engelspach dans les villes voisines et dans tous les dépôts connus, arrivèrent successivement, et le 26, à 6 heures du matin, il y avait dans les corridors de l'Hôtel-de-Ville, 145 barils de poudre qui furent en entier distribués et consommés dans la même journée. L'insouciance des gardiens de cette poudre était effrayante ; on vit l'un d'eux, assis sur un baril, secouer les cendre de son cigare allumé sur les douves du tonneau.

Nous avons dit que, de grand matin, le Prince avait envoyé, de son côté, deux habitants de la campagne à la Commission administrative, avec des propositions que l'on dédaigna même de discuter et qu'il écrivit ensuite à M. d'Hoogvorst, dans la journée, deux lettres qui reçurent des réponses fermes et décisives.

Vers trois heures du soir, on vit se présenter à la porte de Schaerbeek un prêtre, vêtu d'habits sacerdotaux, (page 387) précédé d'une croix voilée de noir, accompagné de deux hommes en surplis et suivi de quelques paysans ; ce cortège silencieux avait quelque chose de lugubre. Il descendit le boulevard sans opposition et sans danger, entra par le Meyboom et se rendit à l'Hôtel-de-Ville. Les uns disaient que c'était un domino, ministre du culte protestant ; les autres que c'était le curé de Schaerbeek ; tout le monde était d'accord que c'était un nouvel envoyé du Prince ; c'était M. l'abbé Félix qui avait pris sur lui, sans mission assure-t-on, de venir faire des nouvelles ouvertures ou propositions qui furent repoussées énergiquement comme les premières. Ou assurait pourtant alors l'armée consentait à se retirer, mais que les patriotes exigeaient qu'elle mît bas les armes.

Cependant il est certain que les dernières propositions du Prince occupèrent sérieusement la Commission administrative peut-être alors un peu effrayée du défaut de poudre, et qu'on rédigea à la hâte une proclamation où l'on annonçait l'intention de traiter avec Frédéric ! Elle fut envoyée sur-le-champ chez l'imprimeur, Bols-Wittouck, et la première épreuve fut remise à M. Engelspach pour qu'il y mît son bon ou approuvé. Ce dernier qui ignorait cette mesure en fut indigné et prit sur lui d'envoyer à l'instant chez l'imprimeur deux de ses officiers pour briser la forme. S'adressant ensuite avec vivacité à l'un des membres de la Commission (M. Rogier), il lui demanda si son intention était de les faire tous massacrer à l'Hôtel-de-Ville et lui démontra que ce serait l'infaillible résultat de la démarche qu'ils faisaient et qui, dès ce moment, fut abandonnée et n'eut (page 388) aucune suite. Et en effet ! la simultanéité d'une telle proclamation et du défaut de poudre eût suffi pour justifier toutes les défiances du peuple et pour l'exaspérer avec excès. Nul doute que la fermeté et la présence d'esprit de M. Engelspach ne sauvèrent dans ce moment la ville des plus épouvantables malheurs et notre patrie d'un inévitable asservissement.

Dans les guerres ordinaires, on foudroie une ville forte ; on la brûle, et ce moyen réussit quelquefois à amener sa reddition sans assaut et quand ses défenses sont encore intactes. Le malheureux Frédéric et ceux qui lui donnèrent ou des ordres ou des conseils, ou des inspirations, raisonnèrent ainsi à l'égard de Bruxelles, ville ouverte ! et ils se trompèrent cruellement. Le bombardement et les incendies du 24, au lieu d'inspirer la terreur comme ils l'espéraient, redoublèrent l'animosité du peuple et décidèrent même ceux qui, jusque-là encore, étaient restés douteux ou tièdes ; ces désastres décuplèrent les forces, la résolution et la colère des Bruxellois et de leurs braves auxiliaires, et surtout leur haine contre le nom hollandais. Malheureux Frédéric !

Le cri de trahison retentit souvent dans les rues ce jour-là ; on s'irritait de tout, on soupçonnait tout. Nombre de personnes furent arrêtées et surtout des femmes et filles publiques toujours accusées d'aller voir et secourir leurs amants hollandais. On prétendait avoir retrouvé sur des soldats prisonniers, des cartouches qu'au papier on avait reconnues avoir été fabriquées pour nous. On répandait le bruit qu'il y avait des espions jusques dans l'Hôtel-de-Ville ; le brave De Valck, (page 389) ancien sergent à la première division et alors cocher de place, le même qui, vers cinq heures du soir, le 25, alla planter un drapeau dans le Parc à la tête d'un de nos plus intrépides pelotons de volontaires, arrêta presqu'au milieu des ennemis, un homme qui leur portait, disait-on, du pain et des cartouches dont sans doute ils ne manquaient pas !

Mais les membres de la Commission administrative, le général en chef et autres dépositaires momentanés du pouvoir surent allier la justice avec les ménagements qu'on devait aux masses et remédier autant que possible à ces excès toujours inévitables au milieu des révolutions et des combats ; la nuit voyait sortir de prison la plupart de ceux que le peuple y avait amenés durant le jour.

Cette exaspération s'entretenait et s'augmentait sans cesse d'elle-même, tant par les faits réels déjà bien suffisants sans doute, que par les bruits exagérés qu'on répandait à chaque instant et qui se propageaient partout avec une rapidité incroyable. On ramassait dans les rues des morceaux de goudron ou de poix résine enveloppés de linge et envoyés avec la mitraille pour incendier la ville ; on les suspendait aux murs des maisons à côté des gros obus de 8 pouces qui n'avaient pas éclaté la veille, avec cette inscription au-dessous : Parlementaires hollandais ; on disait que, dès qu'un bourgeois était blessé et fait prisonnier dans le Parc, on lui coupait le nez et les oreilles ; que s'il était pris intact, il était lié à un arbre et fusillé sur-le-champ ; qu'à la plupart des arbres du Parc il y avait un cadavre attaché ; que les soldats avaient égorgé tous les habitants (page 390) de la rue Ducale, etc. ! et il ne manquait pas de gens qui affirmaient avoir vu quoique tout fut faux ou exagéré !

Depuis la matinée du 23, quarante étrangers environ, la plupart anglais, parmi lesquels se trouvaient plusieurs dames de distinction, s'étaient réfugiés dans les caves de l'hôtel de Belle-Vue ; les vivres et les munitions commencèrent à manquer ; Vereecken entreprit d'y pourvoir ; il se rendit à l'Hôtel-de-ville en ordonnance et revint bientôt après avec M. Degamond, avocat, portant plusieurs paniers de pain et 2000 cartouches que M. Engelspach, agent général du gouvernement provisoire, s'était empressé de leur faire délivrer. Il avait dû courir les plus grands dangers en traversant deux fois la Place-Royale au milieu du feu.

Les étrangers voyant le péril augmenter à chaque minute et s'attendant à voir bientôt l'hôtel en flammes, demandèrent à pouvoir se sauver. MM. Proft, Pellabon et Vereecken leur répondirent qu'il n'y avait pas d'autre moyen, d'autre issue qu'à travers la Place-Royale ; ils s'y décidèrent et il était grand temps, car si l'ennemi n'eut alors ralenti son feu, ils étaient infailliblement tous écrasés sous les décombres de l'hôtel.

Vers 3 heures de relevée, le 25, ils quittèrent donc leurs caves ; Pellabon se mit à leur tête en prenant toutes les précautions possibles et en choisissant le moment le plus opportun. Le groupe traversa la Place-Royale en désordre et en courant ; mais le feu était si vif et la mitraille sifflait de si près qu'au milieu de la place une dame âgée tomba en faiblesse. Vereecken la prit sur ses épaules et on arriva sain et sauf au Palais de l'Industrie que l'on (page 391) traversa pour être plutôt à l'abri. Par une espèce de miracle aucun de ces étrangers ne fut atteint ni blessé. La plupart acceptèrent pour asyle les maisons de MM. le notaire Thomas père, Pellabon et Vereecken ; ces deux derniers retournèrent aussitôt à leur poste et trouvèrent encore le moyen de faire parvenir aux étrangers tous leurs effets avant la fin du jour, non sans courir de nouveaux dangers. Les personnes qui furent ainsi sauvées sont entre autres ; Lady Bentinck et ses deux demoiselles ; M. et Mme Drummond et leur fils, Mme et Mile Wolesley, les capitaines Dent et Siborn avec plusieurs domestiques. Nous perdîmes les 25 et 26 à ce seul poste 11 hommes tués et le double blessés, parmi lesquels l'intrépides Maurice Decker, imprimeur, très grièvement.

Pour achever la peinture de Bruxelles dans ce troisième jour de malheurs, qu'on se représente toutes les rues désertes, sauf sur la ligne des points d'attaque, ou sillonnées par des bandes de pauvres sonnant à chaque porte, en demandant non de l'argent, mais du pain, parcourues encore par d'autres quêteurs réclamant le prix de leur sang ou de leurs services, par des hommes armés de fusils allant au feu ou qui en revenaient, par les brancards des blessés, et par quelques femmes qui sauvaient leurs effets loin du combat ; qu'on y joigne le tintement continuel du tocsin de Sainte-Gudule, le tonnerre de l'artillerie, le fracas de la mousqueterie qui retentissait partout, et le sifflement continu des balles, biscayens et boulets qui pleuvaient sur toute la ville, et l'on pourra se former une idée du tableau de Bruxelles ce jour-là et le comparer à celui qu'elle offrait encore un (page 392) mois auparavant, jour pour jour, avant dix heures du soir !

Cependant l'observateur froid et attentif pouvait dès lors faire une remarque profonde ; c'est que l'esprit humain s'habitue à tout, même à la terreur, même aux malheurs ! Ce tocsin, ce fracas, ces lueurs affreuses des incendies duraient depuis trois jours entiers et ne produisaient plus la même impression d'effroi ; on s'y accoutumait à la fin, et tels qui étaient morts de peur dans le fond de leurs caves depuis 48 heures, commençaient à reparaître à la lumière du jour ; la consternation était bien moins grande qu'aux premiers coups de canon ; tout était confondu et convergeait vers un sentiment unique ; horreur pour les Hollandais ! mort aux Hollandais !

Néanmoins plusieurs voulaient encore fuir le champ de bataille, c'est-à-dire, quitter Bruxelles ; mais les ordres sévères donnés aux postes des portes restées en notre pouvoir, mirent enfin des bornes à cette égoïste et peu patriotique émigration.

Le cours de la justice était tout-à-fait interrompu ; bien peu de magistrats de l'ordre judiciaire étaient restés à leur poste ; grâce à leur zèle et à leurs soins, le calme et l'ordre ne cessèrent de régner aux prisons où se trouvaient près de 300 détenus, dont 46 pour les pillages et les incendies du mois d'août, et où M. de Thisbaert, commandant un poste de garde bourgeoise de la huitième section, fort d'environ 30 hommes, passa quatre jours et quatre nuits sans bouger et sans être relevé et sut toujours imposer aux turbulents par son activité et sa fermeté.

(page 393) Une vérité peu contestable et qui domine tous les événements dans cette journée comme dans la précédente, ressort de ce qu'on vient de lire ; c'est que les troupes ennemies placées sur toute la ligne des positions indiquées sur le plan, n'eussent ni attaqué une seule barricade, ni tiré même un seul coup de fusil, si on les eût laissées tranquilles. Les obstacles opposés à leur entrée le 23 au matin, la manière désespérée dont on avait repoussé leurs deux tentatives un peu sérieuses du 23 et du 24, suffisaient de reste pour convaincre leurs chefs qu'il était bien inutile de vouloir s'obstiner à prendre de vive force une ville ainsi barricadée et défendue, et surtout que, quand ils l'auraient prise, ils n'en seraient pas plus avancés et devraient toujours finir par succomber à la longue et périr jusqu'au dernier ; peu de personnes ont voulu comprendre cette vérité dans le premier moment ; le prince et ses généraux ont prouvé par leur retraite du 27 qu'elle leur était bien démontrée, et s'ils ont attendu si longtemps pour se décider, c'est qu'ils espéraient sans doute d'arriver au succès par une autre voie que par la force des armes !

Personne au reste ne se dissimulait que les palais du roi et du prince d'Orange seraient infailliblement réduits en cendres si les troupes hollandaises y étaient forcées ou les abandonnaient un seul instant et que toute la rue Royale aurait le même sort, si elles parvenaient à s'en emparer de vive force.

Le bruit se répandit plus de dix fois pendant les quatre jours que les palais de Laeken et de Tervueren étaient en flammes ; on disait l'avoir vu ! on montait sur les toits pour s'en assurer.

(page 394) On a répété et imprimé que le prince Frédéric, joignant la lâcheté à une froide et inutile cruauté, n'osait pas quitter son quartier-général, ou que s'il se hasardait à approcher de la ville, il se cachait dans les fossés des boulevards, pour se mettre à l'abri des balles, demandant avec inquiétude s'il était en sûreté, etc. Ce sont des fables ! Ceux qui connaissent ce prince savent assez que la poltronnerie n'est pas son défaut. Il vint chaque jour en ville, visita les postes, les trois Palais et le Parc, non sans courir des dangers personnels ; le 25, entre autres, il se promenait vers trois heures, au boulevard près de la porte de Louvain devant le front de la troupe. Les maisons en face n'étaient alors occupées par personne ; on ne tirait pas des croisées ; mais dans ce moment trois de nos tirailleurs les plus hardis venaient d'y pénétrer par les derrières et de s'y embusquer après avoir traversé la ligne ennemie ; accueillis et protégés par les habitants, ils allaient faire feu lorsqu'ils reconnurent le Prince ; on le mit en joue à demi-portée, on était exaspéré, on le regardait comme l'auteur unique des horreurs de la veille ; son titre de prince, sa qualité de général en chef, de fils du roi, le droit de la guerre, rien ne pouvait le garantir et il allait indubitablement périr, lorsqu'on se rappela l'atrocité des vengeances hollandaises, le bombardement du 24 et les incendies du boulevard inférieur près de la porte de Schaerbeek pour quelques coups de fusil sortis des fenêtres ! on sentit que si le Prince périssait là de cette manière, tout ce quartier allait disparaître dans les flammes et Frédéric fut sauvé ! Mais par ce seul motif ! on connaît ceux qui daignèrent alors (page 395) à regret épargner ses jours par calcul et non par respect !

Honneur aux chirurgiens et médecins de Bruxelles qui, pendant cette crise, ne quittèrent pas un instant les ambulances provisoires et autres alors encombrées de blessés à qui tous les secours étaient prodigués et qui offraient un spectacle déchirant. Les grands hospices de Saint-Pierre, de Saint-Jean et des Minimes étaient remplis avant la fin de la journée. Ceux établis aux chapelles de Sante Anne, de la Magdelaine et de Salasar ne pouvaient plus admettre aucune victime ; ceux improvisés à la place de Louvain, chez le ministre Van Gobbelschroy et chez le bourgmestre de Wellens rendirent les plus grands services ; avant la nuit du 25 au 26, on comptait 27 ambulances provisoires. Nous donnerons à cet égard quelques détails dans le chapitre 24.

Un nouveau renfort de volontaires nivellois arriva dans la soirée ; ils apportèrent la nouvelle des événements de leur ville ; la garde communale avait fait feu sur le peuple dans la matinée. Le sang avait coulé ! Trois hommes bons bourgeois avaient été tués et 17 blessés par la seule décharge qui fut faite ; la plus belle maison de la ville avait été attaquée et en partie dévastée.

Des détachements d'auxiliaires de Fleurus, Gosselies, Jumet, Gilly, Perwez, Leuze, une avant-garde de Borains et 60 hommes venant de Lierre, arrivèrent dans la nuit, chaque contingent ayant un drapeau en tête et chaque volontaire portant les initiales du nom de sa commune sur son bonnet. Une vingtaine de déserteurs se présentèrent aussi, tambour battant, à la porte d'Anderlecht conduits par des sous-officiers.

(page 396) On apprit le soir que le nombreux renfort qui arrivait de Liége avait rencontré au-dessus de Louvain un corps ennemi qui lui barrait le passage ; que les Liégeois l'avaient attaqué, mis en déroute et pris la caisse militaire contenant 30,000 florins, mais que n'étant pas en force et rencontrant sans cesse de nouveaux obstacles et de nouveaux ennemis, ils n'avaient pas encore pu dépasser Louvain ; on répandit en même en même temps les nouvelles reçues de Gand et de Bruges dont les populations commençaient à s'agiter à mesure qu'on y connaissait les événements de Bruxelles.

Les faits suivants dont l'exactitude peut être garantie se passèrent dans cette journée ; c'est ici le lieu de les consigner ; ils caractérisent l'espèce de guerre que nous faisaient nos ennemis.

Une compagnie de grenadiers avait repris, pendant la nuit, la position de l'impasse de la rue de l'Orangerie que nous avions si chèrement achetée la veille. Ces soldats se trouvant vivement attaqués et sans retraite, mirent la crosse en l'air et s'avancèrent sur notre barricade pour parlementer, demandant que quelques-uns des nôtres les accompagnassent dans la rue de l'Orangerie où était leur capitaine.

Grégoire et les siens étaient en pourparlers lorsque le commandant en chef arriva au retranchement ; il s'était déjà élancé au milieu des troupes ennemies, lorsque Grégoire qui connaissait mieux que lui la perfidie hollandaise, courut le saisir par le bras et le fit rentrer dans la barricade ; moins de cinq minutes après, les grenadiers soutenant leur retraite par une vive fusillade dont (page 397) un de nos jeunes tambours qui battait la charge fut une des premières victimes, nous apprirent combien la défiance de M. E. Grégoire était fondée.

Deux heures après, vers midi, le chef d'état-major Pletinckx qui soutenait avec sa pièce de canon les efforts réitérés que faisait l'ennemi pour l'éloigner de la caserne des Annonciades, dans cette même rue de Louvain, s'étant avancé, seul et en parlementaire, pour se faire expliquer quelques malentendus entre les avant-postes, fut arrêté et conduit prisonnier au quartier-général du prince ; malgré ses justes réclamations et tous les droits de l'honneur et de la guerre, il fut transporté comme un malfaiteur à Anvers, où l'escorte hollandaise présentait au peuple une pareille prise comme un éclatant triomphe.

La perte de Pletinckx nous fut des plus sensibles et sans la présence de Grégoire et de Simon, elle aurait répandu peut-être le découragement et la confusion parmi les nôtres ; ce brave officier avait arraché de sa boutonnière, depuis quatre jours, la décoration qu'il tenait d'un roi injuste et cruel, parce que, disait-il, elle lui paraissait souillée du sang de ses anciens sujets !

Sur notre droite, à la Place-Royale, le général Mellinet, qui y avait combattu la veille en simple tirailleur, venait de se présenter comme nommé commandant de l'artillerie, au milieu de cette petite batterie, d'où Charlier, jambe de bois, en habile pointeur et conservant toujours ses pièces intactes, envoya tant de fois la mort et la destruction au milieu des rangs et de l'artillerie ennemie. La bravoure et l'expérience militaire de Mellinet (page 398) qui avait sous ses ordres MM. Parent et Kessels, anciens sous-officiers français pleins d'honneur et de courage, redoublèrent la confiance de ceux qui combattaient à ce poste et garantissaient au général en chef le succès de toute opération entreprise sur ce point important de nos attaques. Dès lors l'ennemi qui avait abandonné deux caissons dans la rue royale, en face des escaliers de la Bibliothèque, à portée de fusil de nos tirailleurs, n'osa pas tenter de les reprendre et fut forcé de se borner à soutenir ses retranchements principaux dans les massifs du Parc et dans les palais et hôtels environnants ; son artillerie joua principalement toute la journée contre l'hôtel de Belle-Vue où se trouvaient toujours les inévitables Pellabon et Vereecken avec leurs braves compagnons tirailleurs qui ne cessèrent de riposter avec un sang-froid, une adresse et une persévérance admirables. Au surplus la nôtre placée sur ce point ne fut point attaquée ce troisième jour ; il est hors de tout doute qu'elle contint l'ennemi, lui en imposa et l'empêcha de songer à aucune tentative sérieuse ; elle fit les mêmes manœuvres que les deux jours précédents avec la même précision, la même hardiesse et le même succès, en dominant de ce côté exclusivement la rue Royale et la plaine des Palais,

Depuis que le quartier-général avait été établi dans l'hôtel de Chimay, près de la Montagne du Parc, les opérations offensives du peuple qui, jusqu'alors, n'avaient encore eu nulle part un succès avantageux ou marquant, à cause de la nombreuse artillerie ennemie dirigée sur ce point principal, commencèrent à (page 399) prendre de l'activité, de la vigueur et un ensemble inconnu jusqu'à ce moment. Nos volontaires parvinrent peu-à-peu à se loger dans quelques maisons adjacentes d'où ils inquiétèrent tellement l'ennemi qu'il fut contraint de faire faire à sa batterie, placée jusque-là près de la grille, plusieurs mouvements rétrogrades ; nul doute que si nous avions eu des canons sur ce point la journée eût été décisive ; mais toutes nos pièces étaient engagées sur nos deux ailes.

Le caractère particulier des combattants qui composaient notre armée patriotique, joint aux habitudes qu'ils avaient contractées dans les deux journées précédentes d'agir sans ordre, ni subordination, en avait fait autant de généraux que de soldats. Aux difficultés sans nombre qui entravaient toutes les opérations du général en chef, se joignait le désagrément d'être sans cesse assailli par une foule de faiseurs de plans de bataille dont chacun présentait le sien comme le meilleur et le plus infaillible. Il est aussi à remarquer que les plus ardents de ces tacticiens avaient toujours la prudence de se tenir à l'écart lorsqu'il s'agissait d'en venir à l'exécution. Cependant tout parut se disposer dans la ville pour une tentative décisive contre le Parc ; vers une heure le général en chef ordonna de former une colonne d'attaque sur la Montagne de la Cour et enjoignit à M. Kessels de la soutenir avec sa batterie de deux pièces et Charlier, jambe de bois ; l'ordre portait de prendre toutes les gargousses de réserve, vu que l'attaque générale du Parc allait avoir lieu immédiatement. Cette batterie attaqua en effet, mais après plusieurs décharges et (page 400) toujours abandonnée par les volontaires, elle ne put produire aucun résultat ; alors Charlier, par les ordres de Kessels, fit avancer une pièce jusqu'en avant du café de l'Amitié ; de là sa mitraille plongeait dans le fond du premier ravin du Parc d'où l'ennemi n'osa plus sortir, ni se montrer. On vit un moment des masses de volontaires bruxellois et wallons se former en colonnes avec ordre, sous des chefs qui étaient partiellement obéis, et en arrière des trois barricades d'attaque seules issues par où l'on pouvait déboucher sur l'ennemi. La fusillade redoublait tout autour du Parc surtout vers la Place-Royale. Quatre pelotons de la 10me division qui voulurent se hasarder de sortir par les derrières du palais du Roi furent repoussés et écrasés par nos tirailleurs qui garnissaient les fenêtres de l'Athénée. L'ardeur des nôtres était telle que l'on vit encore maintes fois des individus non armés, traverser la Place-Royale au milieu de la mitraille, pour courir enlever les fusils des soldats à mesure que ceux-ci tombaient ; il y avait sans nul doute commencement de succès ; mais une pluie continuelle et quelques désordres inévitables parmi une foule peu disciplinée, empêchèrent d'exécuter une attaque réelle à la baïonnette dans les massifs du Parc ; ce plan qui pouvait séduire au premier coup-d'œil était peut-être le moins praticable ; l'on avait à la vérité des hommes déterminés, mais on ne pouvait les faire marcher avec l'ordre, la précision, l'ensemble qu'exigeait une telle tentative. Pour pénétrer dans le Parc, il fallait d'abord affronter à portée de pistolet le feu des canons ennemis et descendre ensuite dans des ravins (page 401) escarpés au fond desquels on trouverait les bataillons hollandais rangés en bataille. Tout cela devait s'exécuter à la vue et sous le feu des troupes qui garnissaient les trois palais et qui se trouvaient en seconde où troisième ligne, derrière les massifs, dans la rue Ducale et sur les boulevards ; enfin la cavalerie ennemie, cuirassiers et lanciers, placée vers la porte de Namur, pouvait charger à l'improviste nos tirailleurs épars et nécessairement un peu en désordre et les détruire aisément sans danger pour elle. Ce fut donc probablement un grand bonheur pour nous que l'on renonçât à une attaque sérieuse et générale contre le Parc.

Cependant le général en chef résolut de s'assurer de plus près de l'état de choses chez l'ennemi et d'essayer les dispositions des volontaires au moins pour une attaque en dehors des barricades. En conséquence il monta pour la première fois à cheval vers trois heures de relevée et se rendit au poste nombreux qui tiraillait à l'ancienne place de Louvain sur la gauche de notre ligne ; l'ayant à peu-près formé en bataille il invita les plus déterminés à l'accompagner et suivi d'une cinquantaine de braves tout au plus, il se mit en marche et pénétra dans le Parc par l'angle de l'hôtel de Galles ; il poussa sa reconnaissance dans le premier grand massif attenant au bassin vert, Jusque sous les feux multipliés des ennemis embusqués en tirailleurs le long des talus. Après avoir atteint son but et reconnu les positions ennemies, le brave Van Halen, constamment entouré de Fellner et de Dekyn qui fut immédiatement nommé son adjudant, essuya à son retour les feux croisés qui partaient de l'angle du palais des États-Généraux et du Wauxhall et rentra (page 402) dans les barricades n'ayant perdu que deux hommes. Cette expédition que sa petite troupe fit avec assez d'ardeur contribua puissamment à donner de l'assurance et de l'aplomb à nos gens ; l'intrépide Renard de Tournay et un anglo-américain dont on ignore le nom, s'y firent remarquer. Quelques hommes du peuple sans armes qui avaient suivi nos braves portèrent l'audace jusqu'à aller remplir leurs sabots avec l'eau du bassin qu'ils rapportaient ensuite en triomphe comme un trophée ; mais plusieurs la rougirent de leur sang ; d'autres volontaires isolés, animés par l'exemple de leur général, franchirent la haie pour aller planter des drapeaux dans l'enceinte du Parc sur d'autres points et soutinrent longtemps le feu de l'ennemi ; mais les soldats étaient postés avec trop d'avantage dans les deux ravins ou dans des fossés creusés à la main et qui les mettaient à couvert ; il fallut se retirer assez vite et renoncer à cette manière de combattre.

Nous répétons qu'il est très difficile de pouvoir évaluer la perte des ennemis pendant cette troisième journée ; mais elle dut être considérable, surtout dans la direction de la Place-Royale, à cause de nos moyens d'attaque et de défense réunis sur ce point et des charges réitérées tentées de ce côté par Mellinet avec son énergie habituelle. On la calcula à plus de 300 hommes. Leurs ambulances étaient d'abord établies dans les palais du roi et du prince d'Orange ; ensuite les boulets et les balles y arrivant bientôt jusqu'au milieu des blessés, on les transporta, ce même jour 25, dans trois maisons hors de la porte de Schaerbeek ; on creusa deux grandes fosses pour enterrer les morts, l'une sur la (page 403) hauteur derrière le palais du prince d'Orange, près de la batterie d'obusiers ; l'autre à droite en sortant par la porte de Schaerbeek.

De notre côté nous eûmes environ 120 braves mis hors de combat parmi lesquels on comptait plusieurs curieux ou spectateurs ; mais cette perte était d'autant plus douloureuse qu'ils étaient presque tous pères de famille. Nous eûmes 8 chevaux d'artillerie tués sur la Place-Royale ou environs. Cependant cette journée, tout bien considéré, avait été la moins meurtrière et la moins chaude ; le combat avait commencé plus tard et aucune attaque générale ou sérieuse n'avait eu lieu ; on compta cependant au-delà de 60 charriots de soldats blessés qui sortirent par les portes de Louvain et de Schaerbeek ; preuve sanglante et terrible de l'adresse de nos tirailleurs !

Mais ce qui se passa à l'Hôtel-de-Ville dans cet intervalle, rendit cette journée la plus remarquable et peut-être la plus décisive de notre révolution ; le pouvoir provisoire s'y consolidait de minute en minute au bruit du canon et presque sous les boulets de l'ennemi, et affermissait dans ses mains l'autorité abandonnée ou méconnue qu'il avait ramassée dans la boue. Tout marchait et s'organisait comme par enchantement ; service des vivres et des munitions, logements aux braves auxiliaires des Bruxellois, il était pourvu à tous les besoins autant qu'il était possible aux ressources humaines ; les pièces ci-après-insérées le prouvent de reste et par ces actes de force et de vigueur accomplis dans les 48 heures de son existence, surtout par la nomination d'un général (page 404) en chef, le troisième gouvernement provisoire de la Belgique a mieux affermi l'indépendance et la liberté de notre patrie que par le gain d'une bataille et a marqué honorablement sa place dans les fastes de notre histoire.

Les trois hommes qui étaient alors seuls debout au milieu de la populace armée n'avaient en effet d'autres titres que leurs intentions, leur dévouement et l'estime générale ; MM. d'Hoogvorst et Rogier, chef des Liégeois, dont on connaissait le zèle et la bravoure, possédaient en outre une immense popularité ; la multitude se groupait autour d'eux et professait un respect presque religieux pour leurs personnes et leurs paroles ; ils avaient pour assistants un bien petit nombre d'hommes mais infatigables et déterminés ; nous citerons parmi ces derniers M. Engelspach, agent général du gouvernement. On les écoutait toujours, et peut-être que jamais à l'Hôtel-de-Ville, autorités belges quelconques n'avaient trouvé autant d'empressement et d'obéissance.

Le feu cessa de part et d'autre avec le jour ; le dernier coup de fusil fut tiré à 7 heures, et, soit terreur chez l'ennemi, soit lâcheté ou incapacité de ses chefs, il ne fit encore aucune tentative pour surprendre nos postes qui restèrent de nouveau dégarnis cette troisième nuit. L'artillerie, par mesure de précaution et pour être à l'abri de toute attaque nocturne, avait reçu ordre de rentrer dans les barricades. On dut remarquer encore, pour la troisième fois, que la nuit seule mettait fin au combat, qu'il y avait toujours une sorte de trêve nocturne tacitement convenue et que le feu cessait comme de guerre (page 405) lasse, sans le moindre résultat ; chacun en effet resta encore dans les mêmes positions que la veille ; le peuple quoique commandé enfin, de nom au moins, avait encore attaqué de loin, avec mollesse, sans ensemble, sans résolution décidée ; les troupes, de leur côté, ne se défendaient qu'à l'extrémité et seulement quand elles étaient comme poussées à bout ; des feux de peloton sortaient alors de toutes les allées du Parc.

Voici au surplus le laconique rapport qui fut publié sur les dernières opérations de la journée du 25 (V. ci-après, pièce n° 9.)

Le brave J. A. Cohen de Molenbeek, dont nous avons déjà parlé, fut blessé au bras vers le soir au café de l'Amitié ; cependant placé dans la nuit comme chef de poste à la montagne de la Cour, il fit sa ronde habituelle vers le Parc à 11 heures du soir, accompagné de Charlier, Jambe-de-bois ; entre l'hôtel de Belle-Vue et le café de l'Amitié en avant de la barricade, ils virent une pièce de 6 abandonnée par les bourgeois ; un seul artilleur s'y trouvait, Piérard de Namur ; les ennemis n'avaient que quelques pas à faire pour la prendre ; il n'y avait de corps de garde, ni à la Place-Royale, ni aux environs ! nos deux braves revinrent sur leurs pas, prirent les premiers chevaux qu'ils trouvèrent et suivis seulement de 4 hommes de bonne volonté ils parvinrent, malgré les balles qu'on leur envoya du Parc, à sauver la pièce et à la conduire par le pont de fer jusqu'au grand sablon où elle fut sur-le-champ remise en état de service pour le lendemain.

Après cette troisième journée de combats acharnés, (page 406) la fatigue des nôtres fut telle que la sécurité de la ville et le succès de notre cause étaient abandonnés à une centaine de braves au plus qui, dociles aux ordres de leur général, avaient consenti à veiller pour la première fois comme sentinelles le long de notre ligne et en avant de nos trois barricades d'attaque. On pouvait aussi se reposer sur la vigilance d'un commandant en chef qui, toujours infatigable, se multipliait, pour ainsi dire, en faisant face à tous les devoirs d'un chef et d'un soldat, et passa la nuit entière à observer les moindres mouvements de l'ennemi et à méditer les attaques du lendemain. Le grand nombre savait à peine qu'il fut nommé général en chef ; on ne le connaissait pas, et cette circonstance, jointe au désordre continuel des combattants, lui fit souvent éprouver tous les dégoûts inséparables du commandement d'un peuple qui se réveille. Le soir son inquiétude redoubla quand il vit de nouveau tous les postes se dégarnir ; les Wallons nouveaux-venus étaient épuisés d'une marche ou plutôt d'une course de 9 à 10 lieues ; les autres volontaires étaient déjà, depuis 3 ou 4 jours, sous les armes ; il ne restait presque personne pour surveiller l'ennemi ; don Juan fit sentinelle lui-même à la Place-Royale et avant qu'il pût renforcer un peu notre ligne de vedettes, il trouva, vers minuit, 6 hommes de garde à la place de Louvain et deux à la montagne du Parc ! Mais enfin on l'écouta, on lui obéit ; tout consistait à attendre le point du jour, moment où l'on était certain de voir reparaître les tirailleurs en foule, et dès lors on ne craignait plus l'ennemi ; au surplus toutes ces appréhensions étaient bien chimériques ; on ne devait pas redouter les (page 407) Hollandais dans les ténèbres plus que pendant le jour ; mais nous dûmes voir néanmoins avec grand plaisir et un surcroît de sécurité que le silence de cette nuit fut, pour la première fois, interrompu de temps à autre par les alertes de nos factionnaires et même par le tintement du tocsin ; cependant il contrastait encore singulièrement avec le tumulte et le fracas effrayant qui avaient continuellement retenti dans Bruxelles pendant ce troisième jour de carnage, lequel fut au moins un jour de repos pour les incendiaires.


Pièces publiées à Bruxelles le 25 septembre 1830

No 1. Ordre du jour

Hier à huit heures du soir l'ennemi incendiait Bruxelles ; aujourd'hui à huit heures du matin l'ennemi est dans le plus grand désordre devant notre bourgeoisie aidée de ses alliés.

Le sang belge va cesser de couler.

Bruxelles, le 25 septembre 1830.

La commission administrative,

Baron VANDERLINDEN D'HOOGVORST, ROGIER, JOLLY.


No 2. Ordre du jour

Braves habitants des campagnes et des villes voisines ! Les Bruxellois acceptent avec reconnaissance les secours en hommes et en armes que vous venez leur offrir. Mais plus l'affluence des Patriotes est grande, plus il est urgent de veiller à ce qu'ils ne manquent point de subsistances ; apportez donc avec vous des (page 408) denrées en abondance ; elles entreront libres de tous droits et seront vendues, comme d'habitude, sur les marchés ordinaires. Mêmes date et signatures.


No 3. Avis

Les chefs des postes aux portes de la ville sont chargés de laisser sortir les paysans qui, étant venus en ville avec des denrées pour les marchés, éprouvent un refus à leur sortie.

Les individus qui entreront en ville avec des denrées recevront à leur arrivée, un passe-avant qu'ils montreront à leur sortie.

Les chefs des postes sont tenus de leur prêter toute aide et secours s'ils le réclament.

Mêmes date et signatures.


No 4. Avis

Messieurs les chefs des détachements patriotes arrivés des communes et villes environnantes, pour coopérer au triomphe de la bonne cause, sont invités par la commission administrative, à se réunir au lieu de ses séances, à l'Hôtel-de-Ville, aujourd'hui samedi, à trois heures.

Mêmes date et signatures.


No 5. Avis

Vu l'affluence, à chaque heure croissante, des patriotes accourus à Bruxelles de toutes les villes et communes environnantes pour coopérer au succès de la bonne cause, les habitants de Bruxelles sont prévenus qu'ils recevront en logement, dans une (page 409) juste proportion, et pour le peu de jours nécessaires au triomphe irrévocable de la liberté, ceux d'entre nos braves défenseurs dont on nous annonce la prochaine arrivée.

Mêmes date et signatures.


No 6. Avis

La commission administrative voulant pourvoir à la sûreté générale de la ville ; attendu que, si un obus ou tout projectile enflammé tombait sur l'établissement du gaz, il produirait une explosion aussi terrible que celle d'un magasin à poudre et ferait sauter une partie de la ville, a ordonné de faire écouler le gaz.

Pour empêcher que la ville ne soit dans l'obscurité, la commission invite tous les habitants à illuminer les façades de leurs maisons.

Mèmes date et signatures.


N° 7. Arrêté

La commission administrative, vu le nombre de victimes qui ont succombé dans notre lutte glorieuse ; vu la nécessité de veiller à la salubrité publique et voulant en même temps donner de dignes funérailles aux braves défenseurs des libertés ; arrête :

Une fosse sera creusée sur la place Saint-Michel ; elle sera destinée à recevoir les restes des citoyens morts dans les mémorables journées de septembre.

Un monument transmettra à la postérité les noms des héros et la reconnaissance de la patrie.

Les patriotes belges prennent sous leur protection les veuves et les enfants des généreuses victimes.

Mêmes date et signatures.


(page 419) No 8. Ordre du jour

Messieurs les membres de la commission administrative,

L'amour de la liberté, le devoir de défendre tant de familles dans la consternation, l'irritation dont mon âme est animée en voyant assassiner les habitants et brûler leurs foyers, m'ont fait sortir de l'obscurité dans laquelle je m'étais placé.

J'accepte avec l'orgueil d'un admirateur de la victoire du peuple contre des incendiaires et des dévastateurs, j'accepte, fier aujourd'hui du nom Belge allié à celui d'un espagnol libre, un commandement dont je suis loin de me croire digne.

Bruxelles, 25 septembre,

Dévouément et fraternité sincère,

JUAN VAN HALEN.


No 9. Rapport officiel sur les dernières opérations de la journée du 25

L'hôtel de Belle-Vue et la partie opposée qui conduit aux Etats Généraux ont continué d'être occupés par nos braves patriotes.

Une reconnaissance a été faite dans le Parc vers le soir ; les tirailleurs les plus déterminés ont été conduits du côté de la Place royale par M. Parent, et du côté des Etats-Généraux par le commandant en chef qui y a pénétré à cheval, à la tête d'une poignée de braves, parmi lesquels il faut distinguer un jeune Belge dont il désire savoir le nom et un Anglais fort dévoué, domestique de M. Mac Gregor, domicilié rue d'Assaut.

Sûrs de nous-mêmes, nous n'avons eu besoin d'autre garde, pour nous reposer de trois jours de combats, que du commandant en chef, d'un chef de poste et d'une centaine de vedettes. L'enthousiasme s'accroît de toutes parts.

Bruxelles, 25 septembre 1830.

Signé JUAN VAN HALEN.

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