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Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

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Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

Deuxième partie. Rogier pendant la lutte pour l’indépendance (1830-1839)

Chapitre III. Le Congrès national. Seconde période du Gouvernement provisoire (du 10 novembre 1830 au 25 février 1831)

1. Proclamation de l’indépendance. Adoption du principe monarchique. Exclusion des Nassau

(page 50) Le jour où le Congrès se réunirait, le Gouvernement provisoire devrait déposer un rapport sur ses actes et lui faire des propositions.

La discussion de ce rapport et de ces propositions ne fit qu'accentuer les divergences qui s'étaient manifestées entre De Potter et ses collègues dès qu'il avait été question de la forme du gouvernement.

Le comité de Constitution s'était prononcé pour la monarchie.

Quand De Potter vit que la majorité de ses collègues continuait à être hostile à la République et faisait sien le projet du Comité, il s'écria avec colère : « Ce n'était pas la peine de verser tant de sang pour si peu de chose ! »

Il y a de nombreux échos de cette colère dans ses Souvenirs personnels, où il montre beaucoup de sévérité et peu d'affectuosité à l'égard de ses collègues et spécialement de Rogier qu'il avait espéré rallier à la cause républicaine.

Faut-il voir là le commencement de la guerre, sourde (page 51) tout d'abord et bientôt franchement déclarée, que les amis de De Potter firent à Rogier dans certains journaux bruxellois, et à laquelle font allusion quelques lettres de Firmin dont nous parlerons plus loin ?...

Quoi qu'il en soit, c'était De Potter qui, en sa qualité de doyen d'âge, présidait le Gouvernement quand il se présenta le 10 novembre dans l'ancien palais des Etats Généraux où était réuni le Congrès.

Ici se produit un incident bizarre.

Le doyen d'âge du Congrès, M. Gendebien père, occupait provisoirement le fauteuil de la présidence, ayant à ses côtés, en qualité de secrétaires, les quatre plus jeunes membres, MM. Nothomb, De Haerne, Vilain XIIII et Liedts :

«...Ne serait-il pas convenable, dit-il, de charger une députation de recevoir le gouvernement provisoire ?

« M. de Muelenaere : Le Congrès représente la nation : le gouvernement provisoire n'est qu'un pouvoir temporaire ; il serait contraire à la dignité nationale d'envoyer une députation au-devant du gouvernement. Il suffit de charger un membre du bureau ou un huissier de salle de le prévenir que l'assemblée est prête à le recevoir.

« M. Van Snick : Le gouvernement provisoire a rendu les plus grands services à la patrie : il importe de l'entourer de considération ; c'est appelés par lui que nous sommes ici. Nous pourrons sans montrer adulateurs lui envoyer une députation. »

L'immense majorité du Congrès eut le bon sens et le tact de se rallier à l'opinion de M. Van Snick.

(Note de bas de page : Cet incident, qui aurait pu avoir des conséquences fâcheuses pour la bonne entente entre les deux pouvoirs, provoqua de la part du « Politique » quelques observations assez piquantes, à l'adresse de M. de Muelenaere qui après tout n'était représentant du peuple belge que parce qu'il y avait eu un gouvernement provisoire. Le « Politique » voulait bien que les vieux (de l'école de M. de Meulenaere) servissent de guides aux jeunes, que leur expérience dirigeât l'élan généreux et le patriotisme des mandataires de la nation qui naissaient à la vie publique : mais rien de plus. M. Van Snick qui avait dans cette circonstance donné une leçon de convenance et de reconnaissance à plus vieux que lui, était un député d'Ath.)

(page 52) Quand parurent les membres du Gouvernement, accompagnés des chefs des différentes administrations et des officiers supérieurs de l'armée et de la garde civique, ils furent accueillis par des applaudissements enthousiastes.

Ils se placèrent au bas de l'estrade où siégeait le bureau provisoire du Congrès :

« Au nom du peuple belge, dit De Potter, le Gouvernement provisoire ouvre l'assemblée des représentants de la nation.

« Ces représentants, la nation les a chargés de l'auguste mission de fonder, sur les bases larges et solides de la liberté, l'édifice du nouvel ordre social qui sera pour la Belgique le principe et la garantie d'un bonheur durable. »

Le discours de De Potter, œuvre de tout le gouvernement qui y avait consacré de longues heures, rappelait l'origine et les causes de la Révolution.

Il montrait comment la loi fondamentale avait été, par un subterfuge sans exemple et grâce à ce que l'on appela « l'arithmétique néerlandaise », imposé à la Belgique qui l'avait rejetée. Elle n'avait pas même été franchement exécutée dans toutes ses dispositions.

Les consciences violées ; l'enseignement enchaîné ; la presse condamnée à n'être plus que l'instrument du pouvoir, ou forcée au silence ; un langage privilégié imposé despotiquement ; des impôts exorbitants répartis arbitrairement ; une partialité révoltante dans la distribution des emplois civils et militaires : tous ces abus, toutes ces injustices avaient rendu la révolution inévitable.

Le peuple, dans un élan superbe, avait renversé ce gouvernement oppresseur et il avait proclamé l'indépendance de la Belgique par l'organe d'un gouvernement provisoire qui, suppléant temporairement à l'absence de tout pouvoir, avait fait œuvre de réorganisation.

C'était avec une noble et légitime fierté que le Gouvernement provisoire énumérait ses actes :

« L'impôt odieux de l'abatage aboli ; une entière publicité rendue (page 53) aux procédures criminelles ; l'institution du jury promise, et de nouvelles garanties assurées aux prévenus devant les cours d'assises ; l'abolition de la dégradante punition de la bastonnade ; les élections populaires des bourgmestres et des régences, et l'élection directe des députés au Congrès national ; plus de direction générale de police, plus de haute police ; affranchissement de l'art dramatique ; abolition de la loterie ; publicité des comptes et budgets des communes ; et finalement liberté pleine et entière pour la presse, pour l'enseignement, pour les associations de toute espèce, et pour les opinions et les cultes, désormais délivrés de toute crainte de persécution et de tout danger de protection. »

Le discours était sobre d'indications sur les relations extérieures : nous saurons bientôt pourquoi.

Le principe de non-intervention devait être strictement maintenu à l'égard de la Révolution ; c'est tout ce qu'il était possible d'affirmer pour le moment.

Seulement, le Gouvernement provisoire déclarait que des communications récentes (et officielles) reçues des cinq grandes puissances faisaient espérer, avec la cessation prochaine des hostilités, l'évacuation, sans condition aucune, de tout le territoire de la Belgique.

Au moment de se confondre dans les rangs du peuple, les membres du Gouvernement exprimaient le vœu que le Congrès qui allait achever et consolider leur ouvrage, fondât l'édifice de la prospérité future de la Belgique sur les principes de la liberté de tous, de l'égalité de tous devant la loi, et de l'économie la plus sévère...

« ... Que le peuple soit appelé à profiter de notre révolution. Les charges de l’Etat diminuées dans les proportions de ses vrais besoins, le salaire des fonctionnaires publics réduit de manière à ne plus être que la juste indemnité du temps et des talents qu'ils consacrent à la patrie, enfin la suppression des emplois inutiles et de ces nombreuses pensions, récompenses trop souvent accordées à la servilité, vous mettront à mème de couronner l'œuvre de notre régénération nationale,.»

Il y a assurément dans ce discours des De Potter, des Rogier, des de Mérode, des Gendebien - qui en ont été (page 54) les principaux rédacteurs - un souffle démocratique qu'il importe de signaler à l'heure présente.

Le parti catholique et le parti libéral semblèrent vouloir se compter dès le premier jour sur l'élection du président du Congrès.

Les catholiques qui formaient la grande majorité de l'assemblée (les deux tiers environ) désiraient M. de Gerlache ; les libéraux auraient préféré M. de Stassart, ancien préfet de l'Empire, qui avait été membre des Etats Généraux des Pays-Bas comme M. de Gerlache.

Mais parmi les libéraux comme parmi les catholiques, il y avait des esprits pratiques, qui trouvaient infiniment plus sage de ne pas rompre dès le premier jour le pacte d'union auquel était dû le succès de l'opposition sous le gouvernement hollandais. M. de Gerlache, comme Rogier, comme Lebeau et Devaux, était de ceux-là. Il déclina l'honneur de la présidence et engagea ses amis à reporter leurs suffrages sur M. le baron Surlet de Chokier, un ancien membre des Etats Généraux, qui appartenait à une nuance du parti libéral beaucoup moins accentuée que la nuance de Stassart.

Une partie des députés catholiques écouta M. de Gerlache.

Un premier tour de scrutin donna 51 voix à M. Surlet de Chokier, 51 à M. de Gerlache, 50 à M. de Stassart.

Au second tour, M. Surlet obtint 63 voix, M. de Gerlache 62, M. de Stassart 43.

M. Surlet ayant au ballottage rallié les suffrages des partisans de M. de Stassart, fut élu par 106 voix contre 61 restées fidèles à M. de Gerlache.

La première vice-présidence fut donnée à M. de Gerlache, la seconde à M. de Stassart,

MM. Liedts, Ch. Vilain XIIII, Nothomb et Forgeur furent nommés secrétaires.

Il y avait eu de nouveau des discussions assez vives (page 52) dans le sein du Gouvernement provisoire sur la question de savoir s'il remettrait ses pouvoirs entre les mains des députés de la nation, lorsque le bureau du Congrès aurait été constitué.

De Potter était d'avis de n'en rien faire. « Ce n'est pas, disait-il, le Congrès qui nous a donné notre mandat : nous n'avons donc pas à le lui rendre. Nous sommes antérieurs à lui. Tenons-nous en dehors de lui, tout en exécutant les mesures qu'il décrètera au nom de la nation. Si ses actes ne nous paraissent pas conformes à la volonté du peuple, nous interviendrons. »

Aucun des collègues de De Potter ne se rallia à sa manière de voir. Rogier et de Mérode qui marchèrent presque constamment d'accord pendant toute cette période, refusèrent énergiquement de conserver, sans l'assentiment du Congrès, une autorité qui n'avait eu d'autre raison d'être que l'absence de tout pouvoir. Si le Congrès, dépositaire des volontés de la nation, et désormais son organe légal, jugeait convenable de leur laisser quelque temps encore le pouvoir exécutif, ils aviseraient. Il ne pouvait pas d'ailleurs leur convenir d'ériger en face du Congrès une autorité rivale.

Le lendemain de la constitution du bureau du Congrès, à la séance du 12, Rogier, qui présidait ce jour-là le Gouvernement provisoire, vint en son nom donner lecture de la déclaration suivante :

«Le Gouvernement provisoire ayant reçu notification de la constitution du Congrès National, vient remettre à cet organe légal et régulier du peuple belge le pouvoir provisoire qu'il a exercé depuis le 24 septembre 1830 dans l'intérêt et avec l'assentiment du pays. Il dépose sur le bureau du président la collection des actes et des arrêtés que la nécessité des circonstances l'a déterminé à prendre. »

La déclaration portait les signatures de tous les membres du Congrès, sauf celles de De Potter opposant et de MM. Van de Weyer et d'Hooghvorst qui, étant absents de Bruxelles au moment de la délibération, firent (page 56) connaître ultérieurement au Congrès leur acquiescement à la résolution prise par leurs collègues.

Pour la première fois Rogier prenait la parole dans ce palais de la Nation qui devait retentir si souvent des accents de sa noble éloquence.


La génération qui l'a vu à la tribune en 1848, en pleine tourmente révolutionnaire, en 1857 comme chef de l'opposition prenant devant le pays, plus prêt encore à se soulever qu'en 1848, l'engagement de discuter la loi dite des couvents « jusqu'à extinction de chaleur physique », cette génération se figurera facilement ce que devait être en 1830, dans toute la force de l'âge et l'éclat de la santé, ce type si complet de la race puissante qui s'était formée sous un régime d'oppression en se nourrissant l'intelligence de la moelle de l'antiquité et en se pénétrant l'esprit et le cœur des immortelles vérités de 1789.

L'encolure est puissante ; la chevelure broussailleuse a quelque chose de la crinière du lion ; le regard est sympathique et pénétrant ; la physionomie est souriante... elle sera adoucie encore par l'agrément d'une fossette ( la trace de la balle de Gendebien) qui fera sur sa joue droite l'effet d'une mouche appliquée par coquetterie.

La voix est pleine, sonore, vibrante ; elle va à l'âme. Rogier, qui faisait cas de l'art de dire (cf. vol. I, pp. 58 et 70), disait bien . A l'occasion, il aura des traits aussi fins qu'inattendus. Ce n'est pas inutilement qu'il a cultivé son esprit dès sa jeunesse par des lectures sérieuses, puisant aux sources de l'éloquence, s'imprégnant du sentiment de l'art, se familiarisant avec les leçons de l'histoire et les trésors de la littérature.

Outre tant de qualités, il aura de la bonhomie quand le sujet la comportera, mais avec la hâte de reprendre le ton grave de l'orateur parlementaire ayant dépouillé la chrysalide du tribun des heures révolutionnaires.

Dès le Congrès, il lui suffira de se lever pour commander (page 57) le silence dans les séances les plus troublées et il imposera immédiatement l'attention, car, nous le répétons, c'est avant tout un parlementaire sérieux, et la note grave, toujours prête à éclater, aura dans sa bouche un accent particulièrement solennel. Ses adversaires l'écouteront avec autant, si pas plus de respect que ses amis, car bon nombre de ceux-ci jalousent un peu sa grande influence. On ne l'interrompra guère, les futilités ne l'arrêtant jamais ; il est d'ailleurs prompt à la riposte courtoise, sans avoir la susceptibilité des hommes faibles.


La réponse que fit l'assemblée au Gouvernement provisoire fut digne d'elle et de lui.

A peine Rogier était-il sorti de la salle que MM. de Stassart, Le Hon et De Foere exprimèrent à l'envi le désir que le Congrès priât les membres du Gouvernement provisoire de continuer leurs fonctions.

« ... Nous devons, dit M. Le Hon aux applaudissements de toute la salle, remercier les hommes qui ont pris le pouvoir dans des circonstances difficiles et qui viennent de le déposer en grands citoyens. Nous devons aussi leur rendre ce pouvoir qu'ils ont si noblement exercé.

« - Je vais, dit le président, vous donner lecture de notre résolution ; car dans une circonstance aussi grave, aussi solennelle, le bureau ne veut pas assumer sur lui de responsabilité :

« Le Congrès National, appréciant les grands services que le Gouvernement provisoire a rendus au peuple belge, nous a chargés de vous en témoigner sa vive reconnaissance et celle de la Nation dont il est l'organe. Il nous a chargés également de vous manifester son désir, sa volonté même, de tous voir conserver le pouvoir exécutif jusqu'à ce qu'il y ait été autrement pourvu par le Congrès. »

L'assemblée ayant adopté à l'unanimité la résolution rédigée par le bureau, le Président et les quatre secrétaires s'en allèrent la porter au Gouvernement provisoire, pendant qu'on suspendait la séance.

(page 58) L'heure des grandes responsabilités étant loin d'être passée, le Gouvernement provisoire se soumit respectueusement en ces termes au désir, à la volonté du Congrès :

« Le Gouvernement provisoire, soumis à la volonté nationale, continuera d'exercer le pouvoir exécutif provisoire, jusqu'à ce que le Congrès National l'ait remplacé par un pouvoir définitif. Il est heureux et fier de se voir confirmer dans ces hautes et difficiles fonctions par l'assentiment du Congrès National.

« (Signé) Ch. Rogier, Alex. Gendebien, Félix de Mérode, Jolly, de Copppyn, Vanderlinden. »

De Potter, lui, refusa de continuer ce mandat. Sa lettre de démission fut lue au Congrès le 15 novembre : elle fut acceptée sans observation.

« Belle séance », voilà les deux mots qu’écrit Rogier dans ses Notes et Souvenirs à la suite du paragraphe où il consigne, sans phrases, l'acte de haute dignité que ses collègues et lui venaient d'accomplir.

Belle séance en effet et dont le souvenir restera !


La famille de Rogier avait le droit d'être fière de son Charles.

(Note de bas de page : Firmin, qui lui adressait de Liège, en termes chaleureux, les félicitations de tous les siens, lui écrivait en même temps qu'il n'acceptait pas la place d'inspecteur des études et de secrétaire du département de l'instruction publique, à laquelle il avait été nommé. (Le « Politique » du 16 novembre parla de cette nomination.))

Entre autres félicitations qu'il reçut, celles de son frère Tell ne sont pas les moins intéressantes.

« Je te félicite, mon bon ami, sur l'opinion que tes collègues du Congrès ont eue du Gouvernement provisoire. Il est beau pour vous qu'après une administration aussi difficile, vos pouvoirs vous soient continués par acclamation. Du reste, c'est une récompense qui vous était due... »


A vrai dire, la nouvelle responsabilité qu'il s'agissait (page 59) d'assumer à la face du pays et de l'Europe attentive n'était pas plus grande que celle que le Gouvernement provisoire avait encourue jusque-là ; mais, comme récompense, c'était un peu lourd !

Quelle était, en effet, la situation du pays en ce moment ? C'est ce que va nous apprendre une proclamation du gouverneur provisoire du Brabant, M. Van Meenen, aux habitants de la province, proclamation datée de Bruxelles le 15 novembre, c'est-à-dire trois jours après la constitution définitive du Congrès national :

« … L'ennemi déclaré de nos libertés ne souille plus de sa présence et de ses excès le sol de la patrie ; mais ses agents secrets circulent encore au milieu de nous ; à l'emploi des armes, désormais hors de son pouvoir, il a substitué l'intrigue et la corruption. Des bruits alarmants sont répandus, et ni leur absurdité, ni l'expérience qui les a toujours démentis, ne peuvent empêcher qu'ils ne répandent l'inquiétude.

« Il faut y mettre promptement un terme.

« Veillons avec une attention sévère sur ceux qui propagent les nouvelles alarmantes...

« Que chaque citoyen s'informe du point d'où elles partent, afin qu'on puisse remonter jusqu'à leurs auteurs et les poursuivre avec toute la rigueur des lois... »

Les amis du roi Guillaume, escomptant surtout les sympathies non suspectes de la Prusse pour la maison d'Orange et les répugnances bien connues de la Russie pour un gouvernement issu d'une révolution qui lui rappelait celle de Pologne, n'avaient pas en effet désespéré de rendre stériles le sang des martyrs de Septembre et l'audace infatigable des héros de Waelhem et de Berchem. Ils se vantaient de renverser bientôt, avec l'aide de l'étranger, l'œuvre de transformation et de réorganisation que poursuivaient avec une ténacité toujours vigilante les membres du Gouvernement provisoire.

Il importait que le Congrès anéantît le plus rapidement possible les espérances des orangistes, en rompant tous les ponts avec la Hollande ; il importait que la nation légale (page 60) affirmât dès le premier jour sa volonté d'être à elle-même.

Le Congrès brûla ses vaisseaux (qu'on nous passe l'expression) le 18 novembre, en proclamant à l'unanimité des 188 membres présents l'indépendance du peuple belge, sauf les relations du Luxembourg avec la Confédération germanique.

(Note de bas de page : La difficulté des opérations électorales dans certains districts où l'on votait presque sous le feu de l'ennemi, la lenteur des communications et le mauvais état des routes avaient empêché plus d'un député d'être à son poste au jour de l'ouverture du Congrès : on a vu que 152 membres seulement avaient pris part au premier vote du 13 novembre. Nil sub sole novi !... Le referendum fait alors son apparition. M. de Robaulx demanda que l'on soumît le vote du 18 à l'approbation du peuple. Sa proposition fut écartée par la question préalable. (Voir l' « Histoire du Congrès », par Juste, et l'ouvrage de Huyttens : « Discussions du Congrès National de Belgique », 1844.)

Disons un mot des débats qui précédèrent le vote.

Pendant trois jours on discuta cette question : Faut-il, avant de proclamer l'indépendance du pays, vider la question de la forme du gouvernement et de l'exclusion à perpétuité des Nassau de tout pouvoir en Belgique ?

Beaucoup de membres auraient voulu qu'on votât l'exclusion tout d'abord.

Quoique Rogier et la plupart de ses amis fussent d'avis que « le sang répandu par les Nassau en Belgique les avait rendus indignes de la royauté aussi bien que de la présidence d'une république », ils demandèrent instamment que le Congrès commençât par proclamer l'indépendance du peuple belge.

Ils rappelèrent que le traité de 1814 dirigé contre l'empire français nous avait fait perdre notre indépendance dans la prévision d'une idée qui n'existait plus. Invoquant cette phrase de la proclamation adressée aux Belges par les généraux alliés Bulow et Saxe-Weimar en février 1814 : « L'indépendance de la Belgique n'est plus douteuse », ils prouvèrent que le traité de Londres qui, méconnaissant (page 61) l'engagement de ces généraux, constituait le royaume des Pays-Bas, avait été violé et ne liait plus personne.

On leur objecta qu'avant de proclamer l'indépendance il fallait examiner la question du Luxembourg...

« Notre indépendance, dit Rogier dans la séance du 17, est un fait que ne peut détruire la diplomatie. Il faut la proclamer sans désemparer... Je demande que dorénavant on écarte toutes les questions incidentes par l'ordre du jour. »

On l'écouta : 97 voix contre 77 donnèrent la priorité à la question de l'indépendance, et le 18, comme nous venons de le dire, cette indépendance fut proclamée à l'unanimité.


Le Congrès s'occupa, le lendemain, de la forme du gouvernement.

Quoique la discussion n'ait duré que trois jours, elle fut aussi large, aussi complète qu'imposante. On ne connaissait pas encore la logomachie parlementaire qui nous énerve à présent... et les minutes valaient des années.

La monarchie constitutionnelle représentative l’emporta par 174 voix contre 13 (MM. Seron et de Robaulx, députés de Philippeville ; Lardinois, David et de Thier, députés de Verviers ; l'abbé De Haerne, député de Thielt ; Jean Goethals, député de Courtrai ; Camille Desmet, député d'Audenarde ; Fransman et Delwarde, députés d'Alost ; Goffint, député de Mons ; de Labbeville, député de Namur ; et Pirson, député de Dinant).

Cette ligne des Notes et Souvenirs de Rogier nous avait, à ce propos, assez intrigué : « Au Congrès, je prépare un discours inclinant à la république. »

Avait-il donc modifié sa première manière de voir ? Pensait-il que, depuis six semaines, la Belgique était devenue assez forte pour se permettre cette forme de gouvernement qui lui paraissait dangereuse à la fin de septembre ?

(page 62) Nous avons le manuscrit du discours, qui (Rogier lui-même le dit) n'a jamais été prononcé, apparemment parce que les arguments des royalistes avaient fait revenir Rogier à sa première idée.

On n'en lira pas moins avec curiosité, pensons-nous, une courte analyse.

Rogier reconnaissait tout d'abord que la majorité n'était pas acquise à la République :

« La République, je le sais, compte ici et hors d'ici trop peu de partisans pour espérer un triomphe immédiat... Si je parle pour la forme républicaine, c'est qu'à mon avis elle vaut qu'on la défende pour elle-même... c'est que, soit ressouvenirs domestiques, soit préjugés d'enfance, je me sens au fond du cœur, et mes amis le savent, quelque chose qui me crie : République ! c'est qu'enfin je saurai, tout porté que je me montre vers la forme élective, céder à la forme héréditaire, la respecter et la défendre du moment que le Congrès aura décrété cette forme comme première base de l'édifice qu'il élève à nos libertés. »

A ceux qui avaient dit que « la société, régie par un pouvoir inamovible, héréditaire, serait plus stable » et qu'il fallait que la première place fût occupée à perpétuité « par les membres d'une famille prédestinée » pour empêcher les ambitions de s'éveiller à chaque avènement nouveau, pour éloigner les commotions intérieures Rogier répondait :

« ... Voici ce que nous avons sous les yeux : deux royautés constitutionnelles héréditaires renversées de fond en comble en quinze années ; un pouvoir électif maintenu florissant pendant ses 40 premières années de vie sans que rien n'annonce sa prochaine décrépitude !... Si, après dix années de règne Guillaume s'était vu soumis aux chances d'une réélection, qui oserait soutenir que sa conduite eût été la même !... Si nous avions pu dire au peuple : Encore quelques mois, quelques années même et cela changera, et nous renverrons les entêtés, ce seul espoir eût épargné aux uns bien des ennuis, aux autres bien des maux, et nous aurions laissé là cette terrible ressource, le redoutable devoir d'une révolution armée... »

Les partisans de la monarchie objectaient que les (page 63) mœurs des Belges n'étaient « pas assez pures, pas assez fortes pour la République » :

« Qu'est-ce à dire ? Est-ce au moment où le courage, le dévouement, l'énergie sont devenus vertus vulgaires, qu’un semblable reproche nous est adressé ! Qu'est-ce que ce découragement de nous-mêmes ? Et quelle liaison d'ailleurs entre l’Etat des mœurs et l'hérédité du chef de l’Etat ? Si vous doutez des mœurs du peuple belge, si vous croyez le fardeau de la liberté trop pesant pour lui, ce n'est pas seulement d'un chef électif qu'il est indigne, mais de toute constitution républicaine avec un chef héréditaire, telle que se proposent de la voter ceux-là mêmes qui ne nous accordent un chef électif qu'à la condition d'être des anges. »

Rogier contestait également que la royauté héréditaire fût dans les traditions du pays :

«... L'ancienne histoire de la Belgique est surtout municipale. C'est dans chacune de nos fortes et remuantes communes que se faisait l'histoire, et la récente Révolution a suivi le même cours : or, on trouve le principe électif dominant dans ces communes... La classe d'hommes connue en France, en Angleterre et en Espagne sous le nom de royalistes, on ne la rencontre pas en Belgique. On est bien royaliste chez nous en théorie, par réflexion, par crainte... mais la royauté n'est pas dans les mœurs... » (Nous ne discutons ni le fond ni la forme de l'argumentation. Il est fort à supposer que Rogier eût modifié l'une et l'autre, s'il avait prononcé le discours projeté).

Rogier invoquait enfin des raisons d'économie et les dangers de l'hérédité au point de vue de l'incapacité et des vices. Pour remédier aux inconvénients des agitations qui pouvaient se produire au renouvellement des pouvoirs du chef de la République, il préconisait certaines mesures d'ailleurs assez sages.


A la date historique du 18 novembre se rattache un autre souvenir.

MM. Chazal et F. Duchêne avaient pris l'initiative d'une réunion dont le but est indiqué dans cette lettre :

(page 64) « Bruxelles, le 13 novembre 1830.

« Monsieur,

« Convaincus que dans les circonstances actuelles il est de la plus haute importance que les personnes qui ont contribué au triomphe de l'indépendance belge se réunissent et s'éclairent mutuellement, nous espérons que vous voudrez bien nous faire l'honneur d'assister à une réunion préparatoire composée de vrais patriotes, qui aura lieu jeudi 18 novembre, à 8 heures du soir, à l'hôtel de la Paix, rue de la Violette.

« Vous trouverez inclus une liste des personnes convoquées... etc. »

La liste contenait les noms suivants : Ch. Rogier, , F. Rogier (Firmin était rentré à Bruxelles quelques jours après l'ouverture du Congrès), Chazal, F. Duchêne, Lemaire, A. Duchêne, Tilmans, Evrard, C. Rodenbach, A. Rodenbach, Nothomb, Leclercq, Wannaar, Delehaye, Feden fils, Camille Desmet, Campen, Bourson, Faignaux, Froidmont, A. Duchêne, Delfosse, Levae, Devaux, Niellon, J. Kint, Levesque, Achard, Soudain de Niederwerth. Nous avons respecté l'orthographe des noms ainsi que l'ordre dans lequel ils figurent.)

Il y avait dans ce projet de réunion comme une réminiscence des sociétés, des clubs de la Révolution française.

Chazal et Duchêne avaient-ils songé à organiser une espèce de comité de direction politique, en même temps qu'un centre de propagande, un foyer de patriotisme où seraient venus se réchauffer et se retremper les courages ?

Nous ne savons trop.

Ce qui est certain, c'est que ce projet n'aboutit pas.

Du moins n'avons-nous trouvé ni dans les papiers de Rogier ni dans les journaux du temps aucune trace de l'existence d'une société créée à la suite de la réunion du 18.

2. Rogier va inspecter les troupes

(page 65) Rogier ne prit point part à la discussion relative à l'exclusion des membres de la famille d'Orange-Nassau de tout pouvoir en Belgique, exclusion qui fut votée à la majorité de 161 voix contre 28 le 23 novembre.

A cette date il était en mission près des armées de la Révolution.

Ses collègues du Gouvernement provisoire avaient chargé M. Jolly et lui d'aller inspecter les différents corps de troupe établis dans le sud et l'ouest du pays. Voici deux passages de ses lettres au Gouvernement :

« Gand, le 23 novembre 1830. Arrivés à Gand ce matin, nous avons passé la revue de la garnison. L'ex 17e division est en état d'entrer de suite en campagne : elle présente un effectif de 2000 hommes bien armés. Il est à désirer que vous donniez l'ordre de les faire marcher sur Anvers. Le corps d'officiers semble animé d'un très bon esprit... »

« Tournai, le 27... Depuis notre départ de Gand le 23 au soir, nous avons successivement visité Bruges, Ostende, Nieuport, Ypres et Menin, et nous voici à Tournai où la revue la plus brillante semble se préparer... En général, officiers et soldats jusqu'ici écrasés sous le despotisme hollandais, semblent étonnés de voir accueillir leurs réclamations... »

De Tournai, Rogier alla à Mons et à Namur.

Il consigna ses remarques et ses propositions dans un rapport très détaillé ou nous lisons :

« Habillement et Armement. - La plupart des soldats d'infanterie n'ont encore que le bonnet de police pour coiffure... Il n'y a pas de fusils en nombre suffisant. L'armement des soldats de cavalerie et d'artillerie est jusqu'à présent entièrement nul...

« Tenue. - L'espèce d'hommes est belle dans toutes les armes...

« Instruction. - Elle laisse beaucoup à désirer. Il est nécessaire que les chefs de corps s'occupent sans délai de l'instruction théorique des officiers et sous-officiers...

(page 66) « Nourriture. - Le soldat vit bien et à un prix modéré... Le pain distribué est bon... Le soldat est mal couché ; il faudra un autre modèle de lit et de matelas.

« Casernes. - Dans plusieurs garnisons ce ne sont que des logements sans air et malsains... A une exception près, les prisons et salles de police sont partout des cachots affreux. Il est urgent qu'on avise...

« Discipline. - Elle commence à reprendre sa force... Dans la prison d'un régiment un homme portait ces fers qui, avec les coups de bâton, étaient les moyens de discipline employés par les Hollandais. Un ordre doit être donné par M. le commissaire général de la Guerre pour que ces instruments soient sur-le-champ détruits dans tous les corps.

« Administration. - L'administration des corps est paternelle, les deniers du soldat ne seront plus détournés...

« Gendarmerie. - Quelques hommes et quelques chevaux manquent. Les plus grands soins sont recommandés pour faire un bon choix d'hommes...

« Arsenaux. - Toutes les places fortes et citadelles sont pourvues du matériel nécessaire à leur armement... Il manque des affûts de rechange et des effets de harnachement des chevaux du train...

« Fortifications. - Elles sont en bon état, sauf à Ostende.

« Hôpitaux. - Le service est partout assuré ; dans quelques places il manque néanmoins encore des officiers de santé... »

Le rapport concluait que les différents corps inspectés méritaient des éloges, surtout si on comparait leur état actuel à celui dans lequel ils étaient à la fin d'octobre et si l'on tenait compte du peu de ressources qu'avaient laissé les Hollandais.

On aurait tort toutefois de conclure de l'enquête faite par MM. Rogier et Jolly, que tout fût pour le mieux dans la meilleure des armées et qu'il n'y eut plus qu'à écouter les exaltés ou les provocateurs qui ne parlaient de rien moins que d'aller porter la guerre sur le sol hollandais.

C'est ce que Rogier essaya de faire entendre dans la proclamation du Gouvernement à l'armée, dont la rédaction lui avait été confiée.

Après avoir annoncé aux soldats qu'il leur prouverait (page 67) sa satisfaction en s'occupant de leurs besoins et en faisant droit à toutes les réclamations fondées sur d'anciens ou de nouveaux services, le Gouvernement provisoire disait : « Rappelez-vous seulement que l'armée belge ne doit être désormais qu'une armée libre et citoyenne, toujours prête à repousser la tyrannie de l'étranger (rien de l'invasion en Hollande) et à protéger la liberté et l'indépendance de la patrie » (3 décembre 1830).

Les soins généraux à donner à l'armée et les graves questions politiques dont nous allons parler n'empêchaient pas Rogier de veiller tout particulièrement aux intérêts de son corps de volontaires liégeois.

Un arrêté du gouvernement en avait fait le noyau d'un bataillon de tirailleurs en donnant à leur chef le grade de colonel.

Rogier, retenu au Gouvernement provisoire ou mission, avait laissé le commandement au major Lochtmans. Mais il entretenait avec son suppléant une correspondance assidue, s'intéressant aux plus petits détails de l'administration du corps (il y a dans un dossier spécial quantité de lettres de Lochtmans, à cet égard). Aussitôt d'ailleurs qu'il pouvait quitter Bruxelles, il allait voir ses chers Liégeois à Termonde où ils tenaient garnison depuis la mi-octobre.


Des préoccupations d'un autre ordre allaient attirer toute son attention pendant les deux mois suivants : il s'agissait du choix d'un souverain.

Lequel des princes dont les noms étaient déjà prononcés alors : prince Othon de Bavière, duc de Nemours, archiduc Charles d'Autriche, duc de Leuchtenberg, prince de Naples, lequel de ces candidats convenait le mieux à la Belgique ? Sur quel nom l'entente des puissances était-elle le plus facilement réalisable ?

(page 68) Rogier avait, depuis la fin de novembre, à Paris un autre lui-même, son frère Firmin, qui travaillait à conquérir les sympathies des hommes politiques de ce pays pour notre cause.

Quoiqu'il fût sans mandat officiel (son titre de secrétaire de la légation belge ne lui fut reconnu que quelques semaines après), Firmin se trouvait alors, de l'assentiment du Gouvernement provisoire et du comité diplomatique, comme le représentant officieux de la Belgique près du gouvernement français.

Rogier n'ignorait rien de ce qui se passait dans les sphères ministérielles et parlementaires de Paris. Jusque deux fois par semaine, Firmin lui écrivait ce qui se disait au Palais Royal ou au Palais Bourbon, et ce que paraissaient vouloir les ministres de Louis-Philippe.

Rogier communiquait les lettres de Firmin à ses collègues du Gouvernement. Il les montrait même confidentiellement à quelques-uns des membres du Congrès, qui ne furent pas toujours d'une discrétion absolue, comme nous aurons l'occasion de l'établir.

Avant de parler de cette grave affaire du choix d'un souverain qui se débattit en décembre 1830 et en janvier 1831, il importe que nous montrions ce qu'avaient été les relations de la Belgique révolutionnaire et des grandes puissances depuis l'évacuation de Bruxelles par les Hollandais.

3. Relations du gouvernement provisoire avec les puissances étrangères. Lettres de Firmin Rogier, secrétaire de la légation belge à Paris. Le Congrès nomme le duc de Nemours roi des Belges

Aussitôt que le roi Guillaume avait appris l'échec de ses troupes, il avait réclamé l'aide de l'Angleterre pour vaincre la rébellion des Belges.

(page 69) Mais le cabinet tory que présidait Wellington était alors préoccupé d'un bien autre problème.

Menacé de succomber sous les coups répétés des whigs qui réclamaient la réforme parlementaire, il concentrait toute son énergie dans la résistance à cette réforme.

Les objurgations de l'ambassadeur hollandais le trouvèrent d'abord assez tiède.

Le 17 octobre, il refusa nettement d'envoyer des troupes en Belgique, puis il fit savoir à Guillaume que les plénipotentiaires des puissances signataires du traité de 1814 allaient se réunir à Londres, mais que, quant au gouvernement britannique, il aurait pour « principal but d'empêcher les troubles des Pays-Bas de conduire à une interruption de la paix générale. »

Van de Weyer, celui des membres du Gouvernement provisoire qui avait été envoyé à Londres le 1er novembre pour travailler à rendre les hommes d'Etat anglais favorables à la cause de la Révolution belge, est entré à cet égard dans des détails nombreux que le lecteur retrouvera dans la biographie que Th. Juste lui a consacrée.

Il paraîtrait, au dire de White dont nous avons cité l'ouvrage plus haut, que le roi d'Angleterre était fort hostile à toute intervention des troupes anglaises aux Pays-Bas. « Si, disait-il, le roi des Pays-Bas ne peut maintenir la couronne qui a été placée sur sa tête, je mériterais de perdre la mienne dans le cas où, seulement pour la lui rendre, je plongerais l'Europe dans une guerre générale. »

Il y eut bien à certain moment cependant quelques velléités d'intervention chez Wellington ; on peut même voir des menaces contre la Révolution dans le discours du trône du 2 novembre. Mais l'attitude ferme des whigs réprima les unes et fit taire les autres. Wellington finit par déclarer au Parlement que son désir était de voir résoudre la question de la Belgique, s'il était possible, par des négociations.

(page 70) Comment le gouvernement français avait-il, de son côté, accueilli la nouvelle de notre Révolution ?

Consultons à cet égard les Mémoires de Guizot, qui était alors ministre de l'intérieur.

Après avoir signalé dans les troubles qui eurent lieu à Bruxelles à la fin du mois d'août, la présence de plusieurs Français, meneurs ardents du parti impérial et du parti républicain, Guizot nous dit que ces meneurs s'agitaient non point pour soutenir la Belgique dans ses élans vers l'indépendance, mais pour la conquérir de nouveau ; que l'on envoya de Paris à Bruxelles des émissaires chargés de s'entendre avec les partisans (il y en avait chez nous sûrement) de la réunion à la France ; que la société des Amis du peuple recruta un bataillon de volontaires qui devaient se porter en Belgique pour y seconder le mouvement français...

« Mais, ajoute-t-il, le roi Louis-Philippe et nous ses conseillers, nous étions résolus à soutenir la Belgique dans son indépendance et à ne prétendre rien de plus. Point de réunion territoriale, point de prince français sur le trône belge. La France avait là un grand et pressant intérêt de dignité comme de sûreté à satisfaire, la substitution d'un Etat neutre et inoffensif à ce royaume des Pays-Bas qui, en 1814, avait été fondé contre elle. Notre renoncement à toute autre ambition était à ce prix .. »

(Note de bas de page : l’existence de meneurs désireux de conquérir la Belgique en France est incontestable ; mais M. De Bavay, dans un travail paru il y a quelques années, a singulièrement exagéré le nombre de ces meneurs, qui n'était pas bien considérable, et leur influence, qui fut nulle. Sans doute, ils avaient réussi, par surprise, à arborer à l'hôtel de ville, le 26 août, un drapeau français ; mais presque immédiatement des Belges, parmi lesquels M. Jottrand, l'avaient arraché et remplacé par le drapeau brabançon.)

Il est certain qu'au prix de ce renoncement, la France pouvait s'assurer la bonne entente et l'action commune avec l'Angleterre dans presque toutes les affaires de l'Europe.

Guizot dit encore que Louis-Philippe s'entretenant un (page 71) jour avec lui de cette position « qu'il eût fallu aussi peu d'intelligence que de courage pour hésiter à prendre », lui signala un autre avantage d'un ordre encore plus élevé, car il était plus général et plus permanent. Le Roi lui aurait dit :

« Les Pays-Bas ont toujours été la pierre d'achoppement de la paix en Europe ; aucune des grandes puissances ne peut, sans inquiétude et jalousie, les voir aux mains d'une autre. Qu'ils soient du consentement général un Etat indépendant et neutre, cet Etat deviendra la clef de voûte de l'ordre européen. »

Nous aurons à voir si cette attitude du gouvernement français n'a pas été modifiée, avec l'assentiment ou non de Guizot et du Roi.


Si la Russie et l'Autriche, après avoir dans le premier moment émis l'avis d'une intervention armée, semblèrent ensuite hésiter à guerroyer pour relever le royaume des Pays-Bas qui s'écroulait, c'est que l'attitude des cabinets de Paris et de Londres leur donnait à réfléchir et que d'ailleurs elles avaient besoin de toutes leurs forces pour parer aux éventualités de troubles locaux.

La Prusse, elle, eût accordé volontiers des soldats à Guillaume, mais elle attendait les événements.

Le 4 novembre, les plénipotentiaires des cinq puissances - la Conférence de Londres - rédigèrent un premier protocole qui protestait d'intentions pacifiques, réclamait l'armistice immédiat et complet et assignait à la Hollande comme ligne d'armistice les limites qu'elle avait avant le traité de 1814 ; l'armistice ne devait d'ailleurs préjuger en rien la question dont les cinq cours auraient à faciliter la solution.

Le Gouvernement provisoire envoya le 10 novembre son adhésion éventuelle à ce premier protocole. Il lui eût été, quoiqu'on ait dit le contraire, impossible de ne pas l'accepter et de chercher à profiter du désarroi où étaient les Hollandais pour reconquérir, malgré l’Europe, les (page 72) anciennes limites de la Belgique, toute la rive gauche de l'Escaut, Maestricht et Luxembourg. Il déclara à la Conférence que par ligne de l'armistice, il entendait les limites qui, conformément à l'article 2 de la loi fondamentale des Pays-Bas, séparaient les provinces septentrionales des provinces méridionales, y compris toute la rive gauche de l'Escaut.

Un second protocole, du 17, ayant annoncé que le roi Guillaume adhérait à l'armistice, le Gouvernement provisoire y adhéra définitivement.

La suspension d'armes prit alors un caractère illimité.

Deux délégués de la Conférence, sir Carthwright et M. Bresson, qui étaient comme qui dirait les ambassadeurs des puissances auprès du Gouvernement provisoire, vinrent veiller à ce que l'armistice fut respecté.

En ce moment se produisit en Angleterre un changement ministériel qui fut accueilli avec une vive satisfaction par les Belges. Le cabinet Wellington à qui l'on supposait toujours, et non sans raison, une arrière-pensée de reconstitution du royaume des Pays-Bas, faisait place à un cabinet whig.

Lord Palmerston prenait dans le nouveau ministère la direction des affaires étrangères. Il n'est pas douteux que ce soit sous son énergique impulsion, suivant l'expression de M. Juste, que les whigs aidèrent puissamment et sincèrement les Belges à consolider leur indépendance.

Il est assurément très intéressant de constater que, vers la fin de 1830, Palmerston avait fini par émettre l'avis que, après tout, le meilleur roi des Belges serait le prince Léopold de Saxe-Cobourg marié à une princesse française, et qu'il avait prédit que tel serait le dénouement de la crise. (Cf. The Life of Lord Palmerston.)

Seulement, il se produisit bien des péripéties avant que cette prédiction se réalisât : ce dénouement tarda bien des semaines.


Les relations du Gouvernement avec les cinq (page 73) puissances en étaient là, quand le Congrès national prit les trois résolutions importantes que nous avons relatées : la proclamation de l'indépendance, le vote de la monarchie constitutionnelle, et l'exclusion des Orange-Nassau de tout pouvoir en Belgique.

On dirait que devant cette affirmation virile de notre volonté de vivre indépendants, devant le gage de sagesse donné par l'adoption de la monarchie, les puissances aient cru devoir faire de leur côté un pas en avant.

Le 20 décembre, elles déclarèrent dissoute l'union de la Belgique avec la Hollande.

Mais tout en proclamant notre indépendance - ce qui, après tout, était dur pour elles ... on ne reconnait pas volontiers qu'on s'est trompé - elles entendaient intervenir pour régler les conditions définitives de la séparation. Elles concerteraient, disait la Conférence, les mesures les plus propices à combiner l'indépendance future de la Belgique avec les stipulations des traités, les intérêts et la sécurité des autres puissances, et la conservation de l'équilibre européen. (Voir la collection des protocoles.)

MM. Van de Weyer et Vilain XIIII reçurent mission de dire à la Conférence que la Belgique ne pouvait constituer un Etat indépendant sans la garantie immédiate de la liberté de l'Escaut, de la possession de la rive gauche de ce fleuve, de la province du Limbourg en entier, et du grand-duché de Luxembourg, sauf les relations avec la Confédération germanique (note du 3 janvier 1831).

Assurément, ce n'était pas sans répugnance que des hommes comme Rogier pouvaient accepter la restriction mise par la Conférence à la reconnaissance de l'indépendance de la Belgique. Seulement, avec cet esprit éminemment pratique qui le distinguait, il jugea la situation plus sainement que beaucoup de ses collègues du Congrès, qui, comme M. de Robaulx, auraient voulu qu'on renvoyât dédaigneusement le protocole à la Conférence.

(page 74) « ... Je ne veux certes pas, disait-il, défendre cet acte (les restrictions), mais enfin, quand après quelques mois un peuple révolté conduit les représentants de ceux qui s'appellent légitimes à traiter avec lui, quand ces puissances légitimes en viennent à dire au roi légitime de ce peuple : Vous traiterez de puissance à puissance avec vos anciens sujets, ou je vous y forcerai par le canon, il faut convenir que la diplomatie de ce peuple n'a pas si mal agi dans ses intérêts... »


Nous avons dit tout à l'heure que son frère Firmin lui faisait connaître les impressions du gouvernement de Louis-Philippe et des députés français sur le travail de la Conférence de Londres.

Elles sont très curieuses, les lettres de Firmin. L'analyse que nous allons en faire nous fournira le moyen d'éclairer certains points obscurs de cette histoire de protocoles grosse de péripéties, d'incertitudes et de fluctuations. En même temps, le lecteur y verra des passages intimes qui contribueront, pensons-nous, à l'intérêt particulier que comporte une biographie.

En manière de préambule aux lettres écrites par Firmin Rogier, donnons d'abord quelques lignes qu'il adressait à sa mère le 2 décembre.

Après avoir dit que ses journées se passent en courses et en visites chez les hommes les plus remarquables, il continue en ces termes :

« Je suis accueilli avec un intérêt bien flatteur. Le nom de Rogier est un passe-partout de bon aloi. Partout on s'exprime sur le compte des Belges et sur la conduite de Charles avec une sorte d'enthousiasme. Le vénérable La Fayette me témoigne une véritable amitié... Il porte à la cause de la liberté belge un intérêt passionné ; et si le gouvernement français s'est enfin franchement prononcé pour nous, s'il a déclaré qu'il ne souffrirait aucune intervention des puissances étrangères, c'est à l'influence de La Fayette qu'on le doit en partie. »

Voici maintenant des extraits de la première lettre de Firmin à Charles, du 8 décembre, au moment où celui-ci venait de terminer l'inspection des troupes de l'Ouest et du Sud :

(page 75) « ... Pendant que tu parcourais ainsi la Belgique, les journaux français voulaient absolument que tu fusses à Paris comme voyageur faisant dans les couronnes. De là plus d'une méprise à mon égard, plus d'une rectification à faire, fort humiliante pour ma vanité. « Messieurs, ce n'est pas moi, c'est mon frère, » Mais, mon bon ami, tu sais bien que loin d'en souffrir, rien ne plait plus à mon oreille que la voix d'un ami ou d'un étranger faisant ton éloge. C'est moi qui de nous deux suis alors le felicior... J'ai été bien flatté de l'approbation donnée par les personnes (le Comité diplomatique) dont l'estime et la confiance me sont d'un si haut prix... et puis, toi, si peu louangeur, tu y avais glissé quelques lignes qui ont chatouillé de mon cœur l'orgueilleuse faiblesse... Je vais m'efforcer de continuer à les mériter. S'il ne fallait que du zèle, du dévouement et un ardent désir de voir notre chère Belgique heureuse et libre, je serais assuré d'y parvenir... Puisse mon voyage me fournir l'occasion de pouvoir dire que dans notre Révolution je n'ai pas été un citoyen complètement inutile et que comme tant d'autres j'ai apporté ma pierre pour notre nouvel édifice social... »

On comprendra que nous ayons tenu à publier ces lignes qui montrent que les deux excellents frères aimaient la patrie belge d'un égal amour.

Dans la même lettre du 8 décembre, Firmin estime que la Belgique ressentira aussi vivement que la France la perte immense, irréparable, que les libertés publiques ont faite en la personne de Benjamin Constant. Lui plus que tout autre aurait élevé la voix en faveur de l'indépendance belge :

« …Il s'y était engagé devant moi et j'allais encore avant-hier pour l'entretenir des affaires de notre Belgique, quand son épouse m'apprit qu'il était à l'extrémité... »

Firmin va souvent chez La Fayette :

« ... Indépendamment de ses jours de réception, je le visite encore trois ou quatre fois la semaine, parce qu'il a une prodigieuse influence, qu'il peut nous être très utile, et qu'enfin on rencontre dans son salon tout ce qu'il y a de distingué.. »

De tous les hommes marquants que Firmin Rogier rencontre dans ce salon, M. Bignon est celui qui lui paraît le mieux comprendre l’union des catholiques et des libéraux belges ; mais il ne parvient pas à le convaincre (page 76) sur la question du Luxembourg, M. Bignon persistant à croire que les princes de la Confédération germanique ne voudront pas reconnaître le nouveau chef de cette province. Dans la pensée de M. Bignon, ce serait pour conserver à Guillaume la province de Luxembourg que les confédérés lèveraient leurs contingents et feraient la guerre aux Belges, s'ils se décidaient à la guerre. Ce fut pendant longtemps ce qui en effet excita le plus les esprits en Allemagne.


Chez le duc de Choiseul où il a déjeuné, Firmin a rencontré, entre autres personnages distingués, l'ambassadeur de Naples, qui a profité de la circonstance pour lui offrir son candidat, le second fils du roi de Naples, ou plutôt le frère du prince qui régnait alors à Naples.

« ... C'est une chose étonnante que l'intérêt avec lequel ils écoutent tous le récit des événements de la Belgique, comme ils s'empressent tous de nous élever aux nues, de dire que nous les avons surpassés, de protester que jamais la France ne souffrira qu'on intervienne dans nos affaires... »

Il s'est produit un incident assez piquant dans ce déjeuner chez le duc de Choiseul - incident dont Charles Rogier fera son profit pour expliquer quelque jour à la tribune ce que fut l'Union :

J'ai eu, chez le duc de Choiseul comme presque partout ailleurs, j'ai eu à combattre et à détruire de singulières préventions. On croyait que nous étions dominés par le parti prêtre, que la Révolution s'était faite au profit des Jésuites ; et quand je leur dis que chez nous les prêtres sont du parti libéral, qu'ils ont suivi le mouvement et ne l'ont pas dirigé : Ah ! tant mieux, s'écrie-t-on ; que nous sommes aises de nous être trompés ! et l'on croirait voir des gens délivrés d'un cauchemar... »

Non seulement les sympathies des hommes politiques sont acquises à la Belgique : elle peut aussi compter sur celles des hommes de lettres et des artistes. Dans une soirée littéraire chez Lacretelle, qui lui a promis de parler encore de la Belgique dans ses cours, Firmin a (page 77) trouvé Casimir Bonjour, Parceval de Grandmaison, Campenon, Alexandre Dumas (l'auteur d'Henri III) :

«... Ces Messieurs, auxquels il m'a fallu dépeindre l’Etat de la Belgique, l'incendie d'Anvers, etc., sympathisent si bien avec nous qu'ils veulent faire en notre honneur l'un un poème, l'autre un drame, celui-ci un récit historique, celui-là un discours académique... que sais-je, moi ! Nous sommes pour eux des héros, des Romains, des Grecs, un peuple digne de la liberté... »

Les renseignements que Firmin donnait à Charles sur l’Etat des esprits à Paris et sur les dispositions de l'opinion en faveur de la Belgique, le réconfortaient au milieu des énervements que provoquait l'attitude de la Conférence.


Le 14 décembre, Firmin écrit qu'il a tout lieu de croire que le gouvernement français n'hésite plus à reconnaître l'indépendance de la Belgique. Deux députés, Grammont et Mauguin, lui ont annoncé que la notification officielle de cette résolution vient d'être envoyée au gouvernement anglais. Ils ont ajouté que l'Angleterre et la France proposent « pour roi ou grand-duc de la Belgique un prince de Bavière, lequel épouserait une princesse d'Orléans » (à rapprocher de la combinaison Saxe-Cobourg et Orléans) ; mais l'indépendance de la Belgique est en dehors de cette dernière proposition.

Le chef du cabinet, le général Sébastiani, qui faisait des façons pour admettre le frère de Rogier à une audience comme délégué du Gouvernement belge - Firmin n'avait pas encore de titre officiel alors - a reçu du Roi l'ordre de le recevoir. Après la réception du Ministre, Firmin sera reçu chez le Roi.

La question de la domination du parti prêtre au Congrès est revenue de nouveau sur le tapis :

« … J'ai hier passé la soirée chez le duc Decazes. J'y suis resté près de trois heures. J'ai beaucoup entretenu l'ex-favori et ministre de Louis XVIII de la Belgique, de notre Révolution et surtout de notre commerce. Il se trouvait là beaucoup de pairs et de députés.. Comme (page 78) tant d'autres, ils s'imaginaient tous que nous étions dominés par le parti prêtre, et que notre mouvement révolutionnaire n'avait été que de l'eau bénite en ébullition. J'étais bien aise d'avoir occasion de les désabuser... »

Firmin recevait de Charles moins de renseignements qu'il ne lui en envoyait. Il s'en plaint (18 décembre). M. Van de Weyer, au nom du Comité diplomatique, lui avait fait savoir, le 29 novembre, que des instructions officielles allaient lui être expédiées ; et le 3 décembre, qu'il lui transmettrait des extraits de ce qu'il recevrait de Londres ; il lui avait aussi écrit que lui-même d'ailleurs allait venir à Paris. Or, ni M. Van de Weyer, ni ses extraits de lettres d'Angleterre, ni ses instructions officielles ne sont arrivées. Il a été entendu que le Gouvernement donnerait un caractère officiel à sa mission, qui au début était toute officieuse... Pourquoi ne donne-t-on pas suite à ce projet ? Sa position n'est pas seulement désagréable : elle en devient fausse...

« ... J'avais l'assurance positive (Sébastiani me l'avait fait savoir par Fabvier ) et je te l'avais mandé, que le Roi et les ministres me recevraient à leur audience comme agent officiel du Gouvernement provisoire. La conséquence de cette réception était une reconnaissance formelle de l'indépendance de la Belgique... »


Le Gouvernement provisoire finit par déléguer à Paris à titre officiel deux de ses membres, Gendebien et Van de Weyer : Firmin est le secrétaire de la délégation (20 décembre).

« ... Je ne saurais te dire (lettre du 22) avec quel plaisir j'ai reçu et embrassé Gendebien et Van de Weyer. J'avais réellement faim et soif de voir des hommes qui te connaissent...L'entretien avec Sébastiani a eu lieu... C'est à merveille et l'indépendance de la Belgique va être proclamée. Cette adjonction à la grande famille européenne consolidera notre crédit et ranimera notre industrie... »

Il passe ensuite la plume à Gendebien « qui embrasse Rogier et vigoureusement, dit-il... », Gendebien qui depuis...

Gendebien, dans les trois pages qu'il a écrites à la suite de Firmin, entretient Rogier du procès des ministres de (page 79) Charles X condamnés par la Cour des pairs. Il compare certains agitateurs parisiens qui reprochent violemment à la cour son excessive indulgence, à « quelques égoïstes de Belgique qui n'ont pas eu le courage de se prononcer au jour du danger et qui voudraient aujourd'hui recueillir le fruit d'un état de choses que d'autres ont constitué avec un désintéressement qu'ils feignent de ne pas comprendre... »

Il y a là une allusion à des attaques acrimonieuses dirigées vers ce temps-là contre Rogier et ses collègues du Gouvernement provisoire par deux journaux bruxellois, Le Belge et L'Emancipation, et par un journal de Liège, organe de quelques industriels mécontents de la stagnation des affaires, dont Rogier n'était pas, assurément, responsable.

Quoique la confirmation officielle de son titre de secrétaire de la légation belge lui ait été apportée par Gendebien et Van de Weyer, Firmin Rogier ne se croit pas obligé pour cela à employer « le langage des chancelleries » dans la lettre « indignée » qu'il envoie deux jours après à Charles au sujet de la conduite de la Conférence :

« …Voilà donc (lettre du 24 décembre) la sympathie diplomatique et les fruits qu'elle produit ! Eh bien ! mon cher Charles, faisons nos affaires nous-mêmes ; séparons-nous avec éclat de cette tourbe fallacieuse des diplomates... répudions hautement son intervention malheureuse et de mauvaise foi... que notre chère et jusqu'ici glorieuse Belgique ne soit pas dupe et victime ! que ce soit le canon qui la tue et non l'astuce diplomatique... ! »

Ce langage-là n'était pas trop diplomatique : il le reconnaissait, mais il disait, pour sa justification, qu'il n'était officiel que de l'avant-veille... « ... et d'ailleurs fi de la diplomatie si elle doit étouffer le cri d'une âme indignée à la vue de tant de perfidie, de mollesse ou d'indifférence ! Je dirais encore fi de la diplomatie et je lui fausserais bientôt compagnie si je croyais qu'elle dut en effet nous faire vivre éternellement à 80 lieues l'un de l'autre. Nous ne sommes pas de ces frères-là... »

Il y a là un mélange de fierté, de susceptibilité nationale (page 80) et d'affection fraternelle qui n'était pas pour déplaire à Charles Rogier. Sans doute, lui qui connaissait les ressources du pays et qui voyait de plus près ce que l'on pouvait faire réellement dans les conjonctures difficiles ou l'on se trouvait, ne croyait pas qu'il fallût se séparer avec éclat de la tourbe fallacieuse des diplomates et en venir aux armes immédiatement avec la Hollande, alors que les grandes puissances exigeaient de nous un armistice. Mais tout en différant d'opinion avec Firmin sur ce point-là, il le félicitait de sa virile énergie et de la franchise de ses sentiments patriotiques.


Les attaques dirigées contre Charles par les feuilles citées tout à l'heure indignaient Firmin. Il estimait parfois qu'il valait mieux couvrir du plus profond mépris les aboiements de quelques misérables roquets ainsi que ceux qui les faisaient aboyer, parce que Rogier trouvait un ample dédommagement dans l'estime des honnêtes gens et dans la voix de sa conscience. D'autres fois, il l'engageait à « faire taire les roquets » en leur répondant dans L’Union.

Ce journal était dirigé par M. Feuillet-Dumus, avec la collaboration de quelques hommes de lettres tels que MM. Baron, Faure et Campan. Il contenait dans sa partie officielle les actes et les arrêtés du Gouvernement provisoire, les décrets du Congrès national, et dans la partie non officielle les discours des députés, les rapports des sections, etc.

Un contrat du 21 décembre, dont nous avons vu la minute, stipule, entre autres articles, que les actes ou arrêtés du Gouvernement seront communiqués à L'Union de manière qu'aucun journal ne puisse les donner avant elle ; qu'il en sera de même pour tous les rapports de situation et d'opérations militaires ; que L'Union contiendra suivant les circonstances un ou plusieurs articles de fond dans la proportion de deux articles importants au moins sur trois jours, des extraits des autres journaux, et disposés de (page 81) manière que « sur chaque question le pour et le contre soient en présence, et qu'on ne laisse passer, sans y ajouter un mot de réfutation, aucun article soit contre le Gouvernement ou les principes de la Révolution, soit contenant des nouvelles ou fausses, ou faites pour inquiéter ou alarmer... »

Les frères Rogier savaient, pour l'avoir expérimentée, toute la puissance de la presse. Sur la recommandation de Charles, Firmin travailla à rendre les principaux journaux de Paris favorables à la cause de l'indépendance belge. Firmin inspirait par exemple des articles du Constitutionnel ; il en rédigeait lui-même. Il en faisait publier que Charles lui envoyait.

Après que le gouvernement français eut reconnu notre indépendance, Van de Weyer était rentré à Bruxelles. Gendebien et Firmin Rogier, restés à Paris, eurent à traiter les questions délicates relatives au choix du souverain.


Charles Rogier, au nom du Gouvernement provisoire, avait réclamé du Congrès national l'urgence de la nomination du roi. Cette urgence était indéniable.

« ... Plusieurs partis, disait-il dans la séance du 5 janvier 1831, divisent la Belgique : telle est la suite inévitable des révolutions. Ces partis sont : les orangistes, les Français, les anarchistes. La masse de la nation les repousse tous. Le parti orangiste, qui poursuit la plus impossible des impossibilités politiques, a néanmoins des complices au sein même du Congrès. Le parti français peut faire valoir des motifs plausibles, puissants même. Le parti anarchiste a pour système d'attaquer tout ce qui est, n'ayant de chances que dans les bouleversements successifs qu'il espère continuellement opérer. C'est dans le provisoire des affaires que ces partis trouvent et retrempent leur audace et leur activité. Le parti national, si l'expression de parti peut s'appliquer à la volonté générale, le parti national s'impatiente, se décourage et nous demande où nous allons. Ne soyez donc pas étonnés, messieurs, si j'insiste pour une décision. Du moment où le Congrès aura prononcé, l'agitation publique s'apaisera. Quel chef allons-nous choisir ? La question est nouvelle et bizarre, mais enfin elle est sur le tapis, et l'Europe attend votre réponse. Je ne demande pas un excès de promptitude, mais enfin il faut dissiper les espérances de l'intrigue et les complots de nos ennemis... Que notre résolution souveraine coupe court aux lenteurs de la diplomatie et que l’Europe sache à quoi s'en tenir. »

Le Congrès commença l'examen de cette grave affaire dès le 5 janvier 1831.

En comité secret, Rogier fournit à ses collègues, sur les dispositions du gouvernement de Louis-Philippe, des renseignements très circonstanciés qu'il puisait dans les lettres intimes de Firmin.

On voit par ces lettres, comme par les communications officielles de la délégation belge, que le cabinet français (spécialement son chef Sébastiani) manqua de franchise vis-à-vis de Gendebien et de Firmin Rogier. De la part de Sébastiani il y eut même de la duplicité. Firmin s'en plaignit avec raison, comme il se plaignit du manque de discrétion de quelques membres du Congrès qui ne surent pas garder pour eux certaines confidences extra-diplomatiques.

Nous passons sur plusieurs détails que l'on pourra retrouver au besoin dans les Discussions du Congrès (recueillies par Huyttens).

Ce qui ressort à toute évidence de la correspondance de Rogier et de son frère, c'est que, en fait de candidats au trône de la Belgique, le ministère français avait des sympathies et des antipathies également prononcées. (page 83) A aucun prix il ne voulait du duc de Leuchtenberg à cause de son origine impériale ; et il aurait désiré vivement, sans oser cependant l'avouer, que le choix du Congrès se portât sur le duc de Nemours.

Quand il apprît par Talleyrand, l'ambassadeur à Londres, que jamais les puissances alliées n'accepteraient le duc de Nemours, il envisagea assez sympathiquement la nomination du duc de Saxe-Cobourg, « quoiqu'il arrivât d'Angleterre », à la condition qu'il épousât une princesse française. (C'était, on se le rappellera, la pensée de Palmerston.) Toutefois, il fut entendu qu'on n'en soufflerait mot avant que le Congrès eût fait son choix.

D'ailleurs, on savait que chez quelques membres du Congrès et hors du Congrès la question de la réunion de nos provinces à la France était agitée plus sérieusement que M. de Gerlache ne le prétend dans son Histoire du Royaume des Pays-Bas. Comment s'expliquerait-on sans cela que M. Blargnies, député de Mons, ait pu, appuyé par un nombre assez considérable de députés wallons et spécialement de députés de Verviers, proposer l'annexion de la Belgique à la France avec une vice-royauté à Bruxelles et l'acceptation de la Constitution belge ?

Il y a des traces de ce projet de réunion dans les lettres de Firmin Rogier :

«... Il se trouve ici (lettre du 30 décembre) des hommes qui se disent envoyés par les provinces de Flandre et d'Anvers auprès du gouvernement français pour savoir si dans le cas où ces provinces se soulèveraient en arborant des couleurs françaises et en demandant la réunion immédiate et complète à la France, celle-ci protégerait ou ne désavouerait pas le mouvement. Ces envoyés, au nombre desquels on cite un M. Bast ou de Bast, prétendent que tout est prêt pour ce soulèvement ; qu'on n'attend que le signal. Si la France croit pouvoir permettre qu'il soit donné, à l'instant tout éclate. D'autre part, à Liège, à Verviers, à Mons, à Namur le même mouvement est préparé. Déjà les pétitions se signent pour demander la réunion...

« …Louis-Philippe serait roi des Français et des Belges. Son fils ainé serait envoyé à Bruxelles et obligé d'en faire sa résidence comme vice-roi. On stipulerait que les emplois en Belgique seraient (page 84) seulement occupés par des Belges ; les lignes des douanes seraient supprimées de part et d'autre. On déciderait si nos places fortes doivent être occupées par des garnisons belges, ou gallo-belges ; etc., etc. »


L’Etat de malaise, d'incertitude et d'agitation où se trouvait la Belgique n'était plus tenable. La crainte de l'anarchie, de la conquête, de la guerre civile était si grande chez certains hommes politiques, les exigences de la Conférence de Londres et les difficultés incroyables auxquelles on se heurtait pour trouver un roi qui agréât à toutes les puissances, les avaient tellement exaspérés qu'ils se ralliaient même à l'idée du partage de nos provinces.

Nous ne savons s'il faut aller jusqu'à croire, comme le dit M. Carlier dans son étude sur Talleyrand et la Belgique (Revue de Belgique, février et mars 1892), que M. de Celles, membre actif du comité diplomatique, se fût lui aussi rallié à cette idée ; mais ce qui est hors de doute - et l'attitude de certaines villes du sud de la Belgique en est la preuve - c'est que l'on a discuté réellement à Bruxelles et à Paris la question du partage de la Belgique sur ces bases : la plus grande partie à la France avec d'importantes concessions en Flandre pour Guillaume, quelques territoires sur notre frontière orientale pour la Prusse, et Anvers à l'Angleterre.


Ce qui aggravait le danger et était de nature à provoquer le découragement, c'était la mésintelligence qui parfois encore éclatait entre les membres du Gouvernement provisoire.

Gendebien n'aimait guère de Mérode (« ... Il paraît que M. de Mérode a fait de la diplomatie à sa manière, car son nom a été prononcé à propos d'indiscrétion. » (Lettre de Gendebien à Charles Rogier, du 30 décembre.) L'accusation était imméritée.). Il semblait peu porté à croire à la sincérité de ses sentiments unionistes et aurait voulu l'éloigner du pouvoir, s'il en faut juger par une lettre que, le 31 décembre 1830, il écrivait de (page 85) Paris à Rogier avec, dans le coin de la première page, ces mots : « Pour mon ami Rogier exclusivement et bien confidentiel » :

« … On dit qu'il pourrait bien y avoir division au Congrès et même au Gouvernement provisoire au sujet de la prétention des prêtres. Nous sommes tous deux aussi libéraux, en toutes matières, qu'on puisse le désirer, mais aussi nous avons la rectitude du jugement et la fermeté que donne l'esprit de justice et d'équité. Eh bien ! ménagez-nous un tête-à-tête, préparez une mission à M. de Mérode soit en province, soit à l'armée près des volontaires, afin que nous puissions agir librement et avec toute l'équité et la fermeté et la promptitude qu'exigent les circonstances graves dans lesquelles nous allons nous trouver... On me dit que de Mérode est ou veut se mettre à la tête du parti prêtre. Je ne puis croire ni au parti prêtre ni à son chef ; mais évitons même les apparences d'une pareille réalité... Je suis prêt à m'unir à vous pour frapper un grand coup s'il le faut. »

Rogier refusa de se prêter au tête-à-tête demandé par Gendebien : il avait foi en de Mérode, nous dirons plus loin pourquoi. Ne faut-il pas voir dans son refus d'éloigner de Mérode la première cause d'un refroidissement qui dégénéra en mésintelligence et qui aboutit, à travers toute espèces de péripéties, à son duel avec Gendebien en 1833 ?


Quoi qu'il en soit, Rogier resté fidèle à l'Union trouvait dans l'estime publique et dans une popularité de bon aloi un dédommagement nouveau contre les attaques des orangistes ou des esprits exaltés du parti national, en même temps qu'une récompense de la fatigue énorme que lui causaient tous les travaux auxquels on s'étonnait qu'il pût suffire.

Un ami commun de Firmin et de Charles, - Constant Materne qui fit une carrière brillante dans l'administration et qui est mort secrétaire général du ministère des affaires étrangères, – Materne écrivait vers ce temps(page 86) à Firmin : « Votre frère grandit tous les jours en popularité ; on aime son talent, on admire son patriotisme et l'on vénère son caractère si noble et si pur. Son éloge est dans toutes les bouches. On dit de lui que c'est le désintéressement incarné et son dévouement à la chose publique est devenu proverbe... »

Et Firmin en reproduisant dans sa lettre du 1er janvier 1831 ces « choses charmantes et douces à lire pour un frère » ajoutait :

« … Ces quelques lignes d'un brave et digne jeune homme comme Materne dédommagent amplement des insultes grossières d'un L. et des attaques d'un D. R. »

(Note de bas de page : Voici encore un extrait d'une lettre de janvier 1831 : « Gendebien me recommande de te dire qu'il faut absolument attacher au Comité central un ou deux hommes capables de s'occuper des détails qui vous échappent, et de rédiger des articles et des notes pour la défense des actes du Gouvernement, et pour repousser les attaques indécentes et grossières auxquelles des misérables ne craignent pas de se livrer contre vous... » On leur donnait du « tyran », du « dictateur » tous les jours ce qui faisait quelquefois bien rire Firmin. (Voir entre autres sa lettre du 24 janvier.))

Nous avons, dans cette même note sympathique, une lettre curieuse adressée à Charles Rogier par M. Godin, de Huy, le 7 janvier 1831 :

« … On parle beaucoup de vous mettre un sceptre en main : je le désire moins pour vous que pour nous...

« J'étais dernièrement à Bruxelles où je m'informais à nos camarades de diverses notabilités ... Et Charles, comment est-il ? - C'est toujours Charles. - Quel éloge pour un bourgeois devenu dictateur en 24 heures ! Je suis à vos pieds avec toute la Belgique. »

La première phrase de cette lettre peut paraître dictée par l'enthousiasme de l'amitié : elle n'en est pas moins l'expression de la vérité. Lebeau, dans ses Souvenirs personnels (p. 117-118 de l'ouvrage de M. Freson), affirme que « le nom de Charles Rogier fut prononcé par quelques-uns… » pour la royauté.

(page 87) Evidemment, Rogier ne songea pas un seul instant au « sceptre » : mais cet hommage rendu, comme dit Lebeau, « à d'éminents services et à un noble caractère », était de nature à le consoler des attaques de maints envieux que l'éclat de sa renommée et son intégrité offusquaient fortement.

Déjà, plus d'un Belge n'aurait pas été éloigné de refaire le mot du paysan athénien contre l'Aristide liégeois. Mais l'heure de l'ingratitude n'avait pas encore sonné.


Dans un accès de colère provoqué par le double jeu du chef du cabinet français, Sébastiani, qui en était arrivé à nier ses propres paroles (cf. Discussions du Congrès), Firmin parlait de la constitution d'un Etat fédératif avec président héréditaire, une république dont le chef serait choisi parmi les Belges ou même parmi les Français.

Sa lettre du 12 janvier 1831 proposait comme président de cet Etat le général La Fayette : c'était aussi l'idée de quelques hommes politiques français, de Mauguin, par exemple.

Mais il reconnaissait que le nom de La Fayette serait moins sympathique aux Belges que celui du comte de Mérode, auquel on pensait également.

Devant l'éventualité de cette présidence de de Mérode, la crainte de la domination du parti prêtre, comme on continuait à dire en France, devint assez vive.

Certains membres de la Chambre française, même les plus favorables à notre Révolution, la manifestèrent non seulement à la tribune, mais dans leurs entretiens avec Firmin Rogier, qui ne manqua pas d'en prévenir son frère.

Celui-ci en prit texte pour écrire à Mauguin une lettre qui avait pour but, tout en le remerciant de l'intérêt que lui et ses amis portaient à la Belgique, de mettre fin à la légende de la « révolution dans un bénitier » :

« ... Vous n'êtes pas, j'en suis certain, de ces prétendus libéraux qui prennent en pitié notre Révolution parce qu'ils voient figurer des (page 88) prêtres au Congrès... qu'il vous suffise de remarquer que cette soi-disant révolution de sacristie a aujourd'hui à la tête de son gouvernement tous jeunes hommes libéraux n'allant pas à l'église : M. de Mérode et un autre font seuls exception. Encore M. de Mérode est-il le catholique le plus large et le plus impartial que je connaisse. Les ministres sont exclusivement philosophes, ainsi que la plupart de nos gouverneurs de provinces. Ce seul fait, monsieur, vous suffira sans doute pour apprécier la valeur de l'opinion qui méprise et redoute la Belgique et n'y voit qu'un magasin de jésuites prêts à fondre sur cette France si disposée, comme on sait, à se laisser encapuciner... » (Nous avons vu la minute de cette lettre de Rogier, datée du 25 janvier 1837.)

On remarquera l'éloge que fait Rogier de la largeur d'idées de son collègue catholique. Rien en effet ne l'autorisait à douter de de Mérode sous ce rapport. Et voilà pourquoi il avait déjà refusé à Gendebien de se séparer de lui ; voilà pourquoi aussi il l'aurait vu sans crainte élevé à la présidence d'un état fédératif ou à la royauté belge, quelque vifs que fussent les sentiments religieux du comte, quelque peu libérales que fussent ses attaches de famille.

De Mérode avait d'ailleurs un répondant dont nul ne pouvait suspecter la sincérité et le libéralisme : La Fayette.

L'ancien ami de Washington écrivait à Charles Rogier le 18 janvier 1831 :

« Paris, 18 janvier 1831.

« Vous me demandez, mon cher Monsieur, ce que je pense du libéralisme religieux de mon neveu Félix de Mérode qu'il est question de nommer dans votre gouvernement. Déjà lorsque vous me fîtes l'insigne faveur, vos deux collègues (Gendebien et...) et vous, de m'exprimer un vœu bien honorable pour moi, et que j'eus répondu franchement que c'était déjà « beaucoup pour un républicain de s'être sacrifié jadis à la défense d'un trône, et d'avoir récemment contribué à en élever un autre, mais que d'en accepter un pour moi-même serait plus qu'il n'était dans ma nature de pouvoir faire », vous vous rappelez qu'après avoir parlé de réunion à la France régénérée, de l'idée d'une république intimement liée avec nous, enfin de l'élection d'un chef unique, je penchai en général dans les deux derniers cas pour les choix indigènes. Aujourd'hui, je ne chercherai pas à prévoir quelles résolutions, au milieu des difficultés qui vous entourent, et de (page 89) la complète indépendance qui vous appartient, vous jugerez à propos de prendre. Mais puisque Félix de Mérode est un des éléments de vos combinaisons et que vous m'interrogez sur un fait, je dois vous répondre en conscience. Je dirai donc que si je l'ai toujours connu catholique très sincère et très zélé, il n'en a pas moins toujours été l'ami également prononcé de toutes les libertés et nommément de la liberté religieuse. Au reste, vous pouvez le lui demander à lui-même, car il est aussi incapable de mensonge que fidèle à sa parole. Recevez l'expression de mes vœux pour votre belle, bonne et glorieuse patrie, ainsi que celle de l'attachement personnel que je lui ai voué.

« (Signé) LAFAYETTE. »

Ecoutons aussi le langage que Félix de Mérode lui-même tenait vers cette époque et nous verrons si la confiance de Rogier n'était pas bien placée.

Ecrivant de Paris à Rogier le 10 février 1831 , de Mérode passe en revue le « personnel couronnable » de l'Europe pour le trône de Belgique, sans songer d'ailleurs à lui-même :

« ... Plût à Dieu que tout le monde fût à l'égard du personnel royal d'aussi bonne composition que moi, et les choses s'arrangeraient bientôt. Ce n'est pas de mes collègues députés à Paris que je parle, mais du Congrès et du pays. Le roi Louis-Philippe nous a dit plusieurs fois : Prenez ma fille. Elle est douce, elle est bonne, elle aime la liberté constitutionnelle, elle connait l'histoire de la Belgique, nous aimons tous les Belges...

« Malheureusement, le prince de Naples est si loin (le prince de Naples aurait épousé la fille de Louis-Philippe) que cela nous laisse dans le provisoire encore pour longtemps. Au reste, M. Sébastiani nous a plusieurs fois répété : Trouvez-en un autre qui vous convienne et nous l'accepterons avec joie. Il est de fait qu'en passant en revue les cours de l'Europe on ne rencontre parmi elles de catholiques que l'Espagne, le Portugal, l'Autriche, la Saxe, la Bavière et Naples. Les deux premières n'offrent rien de supportable. L'Autriche est une des grandes puissances. En Saxe on ne rencontre personne. Restent donc la Bavière et Naples. Othon est trop jeune, puis s'appelle Othon, sujet inépuisable de plaisanteries pour les goguenards du Congrès belge. En définitive, Naples seul possède un prince qui n'a pas l'inconvénient de se nommer Othon et a d'ailleurs près de vingt ans. S'il épouse, comme on nous le promet positivement, la princesse Marie en nous apportant la paix, la reconnaissance des puissances, l'alliance et la protection de la France, je ne conçois pas qu'il éprouve des obstacles (page 90) insurmontables en Belgique. Vous savez que je ne crains pas un prince protestant, mais tant pour la facilité d'un mariage avec une princesse de France que pour satisfaire l'opinion la plus générale dans notre pays, un catholique est beaucoup préférable. Une de mes parentes, Mme de Vérac, qui a passé à Naples l'hiver dernier et qui n'a aucun motif de vanter le prince Charles, m'a dit que l'on regrettait généralement que ce prince n'eût pas été appelé au trône et que le roi actuel fût son aîné. Je finis ce griffonnage en réitérant à mon cher collègue et excellent ami l'assurance de mon très sincère attachement.

« (Signé) F. de Mérode. »

Rogier était d'autant plus en droit, en ce temps-là, de ne se point défier d'un catholique de l'école de Montalembert et de Lamennais, que la célèbre encyclique de Grégoire XVI condamnant cette école n'avait pas encore vu le jour (elle est de 1832), et qu'il fallut de longues années pour qu'on s'aperçût de sa portée en Belgique.

Après tout, si les événements ont fini par donner longtemps après raison aux pressentiments de Gendebien qui supposait, dès le 31 décembre 1830, la possibilité de la reconstitution du « parti prêtre » avec Félix de Mérode, il n'est pas un homme d'honneur qui ne fasse un titre à Rogier de n'avoir point cédé aux suggestions de Gendebien le poussant à abandonner un ami dont rien ne l'autorisait à suspecter les visées. Pour nous, nous aimerions mieux avoir eu tort avec Rogier par excès de loyauté que raison avec Gendebien par excès de prévoyance, car Félix de Mérode, dont la conscience catholique était assez large pour s'accommoder d'un roi protestant, ne songeait certainement pas lụi-même, en 1830 ni en 1831, à devenir l'un des chefs du « parti prêtre ».

Ce qu'il se faisait de combinaisons, ce qui se produisait de candidatures pour le trône de Belgique est inouï. Nous avons découvert, dans la correspondance que nous analysons, une combinaison sur laquelle l'attention a passé à peu près inaperçue : elle est de Gendebien...

«... Pour moi, écrivait-il à Rogier, j'aurais grande répugnance à faire choix d'un prince allemand et s'il fallait en subir un, je préférerais (page 91) le roi de Saxe... lequel apporterait en dot les provinces rhénanes qu'il obtiendrait de la Prusse en échange de son ancien royaume. » (4 janvier 1831.)

Cette combinaison n'était du reste qu'un pis-aller pour lui : il en convenait avec Rogier qui lui en avait montré les impossibilités ou tout au moins les graves inconvénients. Et il finissait par reconnaître qu'avant de battre les buissons princiers de l'Allemagne, et à défaut de la France, il fallait jeter les yeux vers l'Angleterre.


Nous avons cité tout à l'heure un passage de la lettre de Charles Rogier au député français Mauguin, qui était comme une profession de foi.

Rogier décrivant dans cette même lettre les difficultés de la situation, en attribuait avec raison la cause aux hésitations, aux répugnances ou aux indécisions de la France, qui n'osait ni ne savait vouloir.

Les difficultés qui paraissaient inextricables provoquaient des impatiences folles, des colères injustes contre le Gouvernement provisoire qui n'en pouvait mais Van de Weyer avait bien raison d’écrire à Rogier :

« Je conçois toute l'inquiétude du Gouvernement et de la nation. Mais qu'y faire ? On ne rebâtit pas en un jour un Etat nouveau sur les ruines d'un royaume que cinq puissances ont créé... »

Mais le moyen de faire entendre raison aux masses que surexcitaient les articles de la presse orangiste ou ceux des jaloux !

A Liège, où l'industrie souffrait de la stagnation forcée des affaires, on en arrivait insensiblement au dénigrement, aux reproches contre ce même Rogier que l'on portait aux nues peu auparavant. On le rendait responsable d'une situation qu'il déplorait plus amèrement que personne, comme en font foi ses lettres à Firmin.

Pour le soutenir contre des injustices qui ne laissaient pas de le rendre triste, ceux de ses anciens collaborateurs (page 92) du Politique lui envoyaient comme Firmin les lettres les plus affectueuses.

Constant Materne, qui était devenu un des rédacteurs en titre du journal depuis que les travaux du Congrès national avaient appelé Devaux et Lebeau à Bruxelles, tenait régulièrement Rogier au courant de ce qui se passait à Liège :

Ne vous effrayez pas, lui écrivait-il le 11 janvier, des hostilités taquines et méchantes auxquelles se livre la coterie que j'intitule opposition. Je vous le dis dans toute la sincérité de ma pensée, tous les Liégeois véritablement honnêtes vous aiment et vous honorent. Les patriotes sont pour vous. Songez d'ailleurs que la justice populaire ressemble aux prières dont parle Homère : elle est boiteuse et ne marche qu'à pas lents. Du courage, mon cher Rogier ! Du courage et de la patience. Persévérez... »


Le Gouvernement provisoire avait cru devoir attirer l'attention des députés du pays sur les difficultés de la situation. Il avait chargé Rogier de jeter le cri d'alarme au Congrès le 5 janvier 1831. Če jour-là, effrayé par l'hostilité sourde de la Conférence, énervé par ses lenteurs (il en devait voir bien d'autres encore), surexcité par la mauvaise foi dont le général Sébastiani avait fait preuve dans ses relations avec la délégation belge et spécialement avec Firmin, indigné de voir avec quelle perfidie Firmin et lui-même étaient attaqués par la presse dévouée au roi Guillaume, Rogier avait peut-être dépassé le but en montrant sous des couleurs extrêmement noires le danger que courait le pays.

A ce sujet, un ancien compagnon de luttes littéraires et politiques, Néoclès Hennequin, lui écrivait, six jours après, une lettre bien utile à connaître, au point de vue de l'histoire du temps comme au point de vue personnel :

« … Je voudrais, mon cher Charles, te voir plus ferme et plus confiant que tu ne le parais. Le cri d'alarme que tu as jeté au Congrès est la première faute que l'on puisse te (page 93) reprocher ; il a contribué à donner de la consistance à des partis qui jusqu'à présent ne se montraient guère que dans les gazettes, et qui n'avaient pas encore pris corps. Ils existaient cependant. Aujourd'hui que le Gouvernement les a en quelque sorte reconnus, il est à craindre qu'ils ne gagnent de la confiance et de la force.

« Le courage que tu as montré dans des périls plus grands ne doit pas t'abandonner en face d'une opposition criarde et d'obstacles prévus. «Macte animo... » le plus difficile est fait. Encore quelques coups de rame et tu es au port... Cette fièvre d'abattement qui a saisi Devaux et les autres, dont tu as été atteint par contagion, elle règne ici depuis quinze jours et l'événement seul la guérira... »

Rogier avait, dans le discours auquel Hennequin fait allusion, signalé trois partis qui lui paraissaient à craindre ; le parti républicain, la faction orangiste, le parti français.

Hennequin ne trouvait de sérieux que le dernier, qui se composait d'affections et d'intérêts. Il ne fallait pas se le dissimuler : sauf les fabricants de tabac et les imprimeurs-éditeurs, tout le commerce à Liège était français. La jeunesse penchait vers la réunion à la France :

« ... Sauf quelques esprits généreux qui comprennent l'honneur national, toute la jeunesse est française... « »

Hennequin conseillait, lui aussi, au tyran (!) et au dictateur (!), à l'incapable (!), de mépriser les injures et les calomnies dont on cherchait à l'affliger :

« Elles sont sans écho et même sans conscience. Homme de cœur et de tête, tu obtiens l'honneur d'une exception dans presque tous les reproches qu’on adresse au Gouvernement provisoire ; et si tu ne te laisses pas abattre par les derniers efforts des D. R. et de leurs journaux, je te garantis sans tache pour la postérité. »

Prenons également dans une lettre écrite à Rogier vers le même temps par Jamme, l'ancien officier de la garde communale, devenu bourgmestre de Liège, quelques passages qui prouvent que Materne et Hennequin n'exagéraient pas :

« ... Personne plus que moi ne sait apprécier votre patriotisme si pur, si dépouillé de tout intérêt particulier et si exempt de vanité... aujourd'hui surtout que l'intérêt particulier obscurcit tant de réputations qui brillaient au premier rang de notre Révolution... Un tel état (page 94) de choses doit amener le découragement et le dégout, mais les circonstances difficiles où se trouve notre belle patrie ne peuvent que vous animer davantage... Quelle que puisse être l'issue des événements, un cœur aussi noble et aussi généreux que le vôtre est toujours sûr de se retirer avec l'affection de ses concitoyens... »

Rogier ne se laissera pas abattre. Les âmes les plus viriles peuvent connaître les heures de lassitude et de désespoir, mais ces heures-là passent vite.


Dans les derniers jours de janvier, le cabinet français apprit à n'en pas douter - car tous ses agents en Belgique confirmaient à cet égard les assertions de la légation belge à Paris - que la candidature du duc de Leuchtenberg gagnait considérablement de terrain. Comme il désirait à tout prix lui faire échec, il fallait bien qu'il sortît enfin de sa réserve obligée.

« … L'élection future du duc de Leuchtenberg, écrit Firmin le 24 janvier, a jeté ici un grand trouble dans le cabinet, et la crainte de voir ce prince proclamé va imprimer au ministère un peu stationnaire de Louis-Philippe un mouvement en avant, auquel jusqu'ici il s'était refusé. Ce mouvement pourra le conduire loin, trop loin peut-être pour notre indépendance nationale, puisqu'en cas du choix si redouté on ne parle rien moins que de procéder à une réunion pure et simple... Qu'on ne s'y trompe pas, la pensée de nous englober un jour le domine : il n'attend que le moment favorable... »

Mais le moment n'était pas favorable. Il fallait donc gagner du temps, tout en essayant de leurrer de belles promesses les délégués belges de Paris et de Londres. Le chef du cabinet s'y employait à Paris : il n'y réussissait pas toujours, on le voit par les lettres de Firmin. L'ambassadeur à Londres, le rusé Talleyrand, qui était passé maitre dans l'art de « déguiser sa pensée », faisait merveilles au milieu de ces intrigues. Van de Weyer était sur le point de s'y laisser prendre. Ne pouvant pas surcharger notre travail de détails qui n'ont qu'un rapport éloigné avec la biographie de Rogier, nous renvoyons (page 95) le lecteur tout à la fois aux Mémoires de Metternich et à la Vie de Palmerston, publiés déjà depuis plusieurs années, ainsi qu'aux Mémoires de Talleyrand qui ont paru il y a quelques mois. Reproduisons seulement cette phrase qu’on attribue à Talleyrand : « Les Belges peuvent choisir pour roi celui qu'ils voudront, pourvu qu'ils n'en prennent aucun. » Elle est peut-être apocryphe... mais on ne prête qu'aux riches. (Il est bien certain que Talleyrand ne nous aimait pas. Qu'on lise plutôt dans la dernière partie de ses Mémoires comme il traite de haut les Belges « étourdis et turbulents », comme il se moque de nos « folles prétentions », sur quel ton de persiflage il parle de ces Belges « arrogants » qui « ne méritent pas qu'un gouvernement se compromette pour eux » !)

Le cabinet Sébastiani employa enfin deux moyens pour faire échouer la candidature Leuchtenberg. Le premier consistait en une lettre par laquelle M. Bresson était chargé de faire savoir au Gouvernement provisoire que tous les ministres du roi Louis-Philippe regarderaient le choix du duc de Leuchtenberg comme un acte d'hostilité envers la France (lettre du 26 janvier). Le second moyen, c'était de donner à entendre aux membres du Gouvernement, ainsi qu'aux députés les plus influents du Congrès, que Louis-Philippe accepterait éventuellement pour son fils la couronne de Belgique.

Le feuillet des Notes et Souvenirs de Charles Rogier relatif à cette acceptation inattendue porte :

« En désaccord avec Lebeau et Devaux - désaccord rare et qui semble lui avoir été pénible, - je parle et vote pour le duc de Nemours, sur la parole d'honneur donnée par le général La Woestine et Bresson que le roi accepterait pour Nemours. »

La parole d'honneur avait été donnée en effet, mais le bon billet qu'avait Lachâtre !

L'un des deux répondants d'honneur de janvier 1831, M. Bresson, écrivait treize ans plus tard, lors de l'affaire des mariages espagnols : « Un beau jour, pour nous épargner (page 96) un sanglant affront, je me trouverai subitement ramené à treize ans en arrière, et obligé de faire à Madrid ce que j'ai fait à Bruxelles. Mais il est périlleux de répéter ce jeu-là. - Quel était ce jeu, monsieur Bresson ? disait la reine Christine. ) Quand lord Ponsonby, il y a treize ans, a essayé de pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j'ai fait élire en quarante-huit heures le duc de Nemours. » (Voir Mémoires de Guizot.)

Non seulement Rogier et ses collègues du Gouvernement provisoire, mais tous les membres du comité diplomatique travaillèrent dès les derniers jours de janvier à faire réussir la candidature de Nemours.

Et il ne fallut pas moins que leur influence pour empêcher le succès de Leuchtenberg, auquel le cabinet anglais se montrait favorable, ne fût-ce que pour écarter la combinaison Nemours considérée comme dangereuse et anti-européenne.

White, qui était secrétaire de lord Ponsonby, l'a fort bien expliqué dans son ouvrage sur la Révolution belge.

On conçoit l'agitation que devait provoquer cette question du choix du souverain, étant donnés surtout les fluctuations et les revirements qui se produisaient à tout instant. L'agitation n'était pas spéciale à Bruxelles : elle était grande partout.


La mère et les sœurs de Rogier lui avaient demandé de les rassurer au sujet des bruits de contre-révolution qui couraient à Liège ; il leur écrivait le 28 janvier 1831 :

« ... Il n'y a rien jusqu'à présent qui annonce du danger pour personne. Les avis sont partagés entre Leuchtenberg et Nemours : ce dernier, quoique venu après l'autre, gagne des partisans d'heure en heure et je suis un de ces partisans, sans avoir pourtant aucune répugnance irrévocable contre Leuchtenberg... »

Les débats pour le choix du souverain durèrent six jours.

Le discours que Rogier prononça le 2 février en faveur du duc de Nemours fit sensation :

(page 97) « Il y a six mois à peine, un joug avilissant pesait sur notre chère patrie. Toute nationalité avait disparu, la Hollande nous tenait écrasés sous sa dette, pas une garantie n'était respectée... jusqu'à l'usage de notre langue nous était interdit ; dans l'armée, dans l'administration, dans les Chambres, le nom de Belge était réprouvé ; une industrie factice menaçait incessamment de sa chute la classe ouvrière, et la classe riche de la misère de celle-ci ; jours de honte et de malheur, où le découragement commençait à saisir jusqu'aux plus fortes âmes... »

Tel était le tableau que Rogier, dans son exorde, traçait de la Belgique avant les journées de septembre 1830.

Il la montrait ensuite se faisant, par une glorieuse révolution, sa place au soleil, se créant en trois mois une armée, une administration, une constitution ; une armée qui déjà avait fait ses preuves, une administration « purgée de tous les privilèges hollandais », , une constitution « à faire envie aux peuples les plus avances en liberté politique et religieuse... »

« J'ai cru longtemps, ajoutait-il, qu'après avoir proclamé notre nationalité et notre indépendance, pour clore avec dignité, promptitude et bonheur une Révolution faite par nous seuls et pour nous-mêmes, le Congrès ne devait pas choisir notre chef en dehors de cette nation sortie si pure et si radieuse de sa victoire ; qu'il devait, avant tout, la couronne à un prince d'origine belge et révolutionnaire, qui fût à la fois le représentant de la Révolution et la garantie de sa durée.

« Ce chef eût été temporaire ou héréditaire : peu importe… Le choix s'est trouvé empêché… Aujourd'hui qu'on est convenu de prendre ailleurs que chez nous celui qui doit présider à nos destinées, où convient-il d'aller le prendre ? Chez une nation amie avec laquelle nous avons déjà été réunis, à qui nous devons le signal de notre émancipation et probablement son maintien, une nation de même origine, de mêmes mœurs, de même langue, de même religion, de mêmes intérêts commerciaux et politiques... »

Il établissait que le choix du duc de Nemours offrait, surtout au point de vue des intérêts du commerce et de l'industrie, des avantages plus positifs, plus nombreux, plus assurés que le choix de Leuchtenberg. Il ne croyait pas qu'une guerre européenne pût être provoquée par une (page 98) décision que la nation belge prenait en pleine liberté et sans arrière-pensée de défi pour aucune nation.

Le duc de Nemours, fils d'un roi élu et populaire, élevé dans les principes plébéiens, apporterait d'après lui à la Belgique l'alliance, l'amitié et le marché de la France, et l'associerait, sans l'y enchaîner, au sort de ce glorieux pays. Un pareil choix serait une garantie pour l'indépendance belge tout à la fois contre les projets de restauration de la famille déchue que pourrait essayer l'Europe, et contre les tentatives d'annexion auxquelles la France pourrait à la longue se laisser entraîner.

Dans la péroraison du discours il y avait une note toute personnelle :

« ... Il me reste un aveu à faire. J'ai hésité quelque temps à prendre la parole dans cette circonstance. Des souvenirs d'enfance me rattachent à la France, et j'avais des scrupules à parler ici d'un prince français. Mais j'ai vu de vieux et purs Belges défendre le même prince et mes scrupules alors ont été levés... »


Rogier avait plusieurs fois insisté sur la nécessité de hâter la nomination du roi, pour couper court à toutes les tentatives de restauration, à toutes les menaces de contre-révolution. Il avait dit dès le 5 janvier :

« ... Le parti orangiste a des complices au sein même du Congrès. Des complots se trament, une prompte décision peut seule les déjouer... »

Il était arrivé au Gouvernement des renseignements inquiétants, mais manquant cependant de précision, sur un coup qui devait, disait-on, éclater avant que le Congrès eût élu un roi.

Le coup éclata à Gand, justement pendant les débats relatifs au choix d'un souverain.

Le lieutenant-colonel Ernest Grégoire, à la tête d'une partie du régiment de chasseurs qu'il commandait à Bruges, était venu de cette ville à Gand qui était le foyer le plus ardent de l'orangisme. Soit maladresse, soit faiblesse de l'autorité militaire qui aurait dû le (page 99) faire arrêter sur-le-champ, il avait réussi à pénétrer jusque dans l'hôtel du gouverneur civil de la province. Le sang-froid du gouverneur et l'intervention habile du corps des pompiers et des chasseurs volontaires de Bruxelles eurent raison de cet acte d'audace, dont l'or du prince d'Orange avait fait les frais.

Cette affaire ne fut jamais bien éclaircie, d'ailleurs. Il existait encore dans le public trois ans plus tard des préventions contre toutes les autorités militaires qui se trouvaient à Gand le 2 février 1831. C'est ce que reconnait l'inspecteur général de l'infanterie De Wautier, dans une note explicative de sa conduite adressée le 4 mars 1834 à Rogier, alors ministre de l'intérieur. Nous ne donnerons que quelques lignes de cette note où De Wautier affirme nettement qu'un colonel (qui est mort général de division) lui aurait dit : « Mettez-vous à la tête du mouvement d'Ernest Grégoire et je vous soutiendrai avec mon régiment... » Le général termine ainsi :

«... Je n'ai eu d'autre but que de détruire, en ce qui me concerne directement, l'impression défavorable que la journée d'Ernest Grégoire a produite sur le public, qui inculpe sans distinction tous les chefs militaires. J'espère qu'aux yeux de tout homme impartial ce récit est plus que suffisant pour faire disparaître jusqu'au moindre doute sur la loyauté de ma conduite et de mon dévouement. Je regrette d'avoir été dans la nécessité de la comparer avec celle d'autres chefs. Il leur est loisible, s'ils le jugent à propos, d'expliquer aussi leur conduite et d'être aussi vrais que moi... »


L'élection du souverain eut lieu le surlendemain de l'échauffourée de Grégoire (4 février).

Il fallut procéder à un double scrutin, tant la lutte fut acharnée.

Sur 191 membres présents au premier tour, 89 votèrent (page 100) pour le duc de Nemours, 67 pour le duc de Leuchtenberg, 35 pour l'archiduc Charles d'Autriche.

Des 192 membres qui prirent part au second scrutin, 97 donnèrent leurs suffrages à Nemours, 74 à Leuchtenberg, 21 à l'archiduc.

Connue à Paris le jour même par le télégraphe, l'élection du duc de Nemours fut notifiée immédiatement à l'ambassadeur d'Angleterre par le général Sébastiani, qui en même temps annonça le refus de Louis-Philippe.

Et le serment d'honneur de MM. La Woestine et Bresson ?...

Le refus du roi de France ne devait toutefois être connu officiellement que quinze jours plus tard.

Une délégation du Congrès et du Gouvernement provisoire fut envoyée à Paris.

Rogier ne put en faire partie, malgré son vif désir de profiter de cette occasion pour aller embrasser son cher Firmin.

Ses collègues du Gouvernement provisoire avaient songé à lui pour une autre mission urgente : il s'agissait d'aller rétablir l'ordre et la discipline dans la partie de l'armée qui était campée le long de la Meuse.

4. Mission de Rogier à l’armée de la Meuse : il y rétablit la discipline

L'armée de la Meuse avait pour commandant le général Daine, qui comptait parmi ses brigadiers un soldat énergique, mais peu obéissant, le général Mellinet.

Daine avait déjà eu à se plaindre de Mellinet ; mais soit que la fermeté lui manquât, soit que ses griefs n'eussent pas trouvé d'écho à l'administration supérieure de la guerre, il en était arrivé à voir méconnaître ouvertement par son subordonné ses ordres les plus formels. C'est ce qu'une enquête faite par Rogier allait établir.

D'autre part, la brigade de Mellinet, campée sur la rive droite de la Meuse, montrait fort peu de bienveillance (page 101) pour la population de cette partie du Limbourg que les traités de 1839 ont fini par attribuer à la Hollande, mais qui était Belge de cœur. Des éléments assez disparates composaient la brigade de Mellinet : à côté d'anciens soldats de l'armée des Pays-Bas habitués à l'ordre, il y avait des corps francs, des irréguliers à la tête un peu chaude, qui ne savaient guère, eux non plus que leur chef, se plier à la discipline. C'était de ces corps francs que se plaignaient les administrations communales : de leurs exigences incessantes, de leurs procédés par trop sans gêne, de leurs brutalités même.

Voici un échantillon des reproches continuels qui étaient adressés au Gouvernement provisoire à charge des irréguliers de Mellinet :

« ... D'après leurs procédés, écrit le bourgmestre de Meerssen le 9 février 1831, nous n'avons jamais vu chez eux que le dessein bien prononcé de nous tracasser et de nous chagriner de toutes les manières... Jamais l'autorité militaire ne nous manifeste quelque affection... L'autre jour, un commandant s'est emparé d'un champ ensemencé pour y faire les exercices et les manœuvres du bataillon, et par suite les semailles sont totalement abimées... Il est à remarquer que nous avons un pré communal où on pourrait manœuvrer avec 6000 hommes, et ce pré est très propre à pareil usage. Quel dessein peut-on donc raisonnablement supposer au commandant, si ce n'est de nous chagriner et de nous ruiner ! Il ne leur suffit point que toutes les provisions d'hiver soient mangées, que les habitants aient dû s'endetter pour subvenir à des exigences multipliées : il faut détruire encore le seul espoir qu'ils placent dans leur moisson future... »

L'administration de Meerssen allait jusqu'à prétendre qu'il suffirait que quelque habitant du village se plaignît pour qu'on le punît de suite par quelque vexation, quelque brutalité nouvelle. Les Hollandais eux-mêmes ne l'auraient pas plus mal traitée. Elle ne pouvait pas continuer à vivre davantage « avec de pareilles gens » ; elle s'acquittait d'un devoir en sollicitant leur prompt éloignement.

Rogier, après avoir passé quelques heures à Liège, avait (page 102) commencé une enquête sévère et impartiale sur les faits reprochés aux soldats de Mellinet et à Mellinet lui-même.

Successivement à Tongres, à Hasselt, à Visé, à Fauquemont, au quartier général de Mellinet, il recueillit des renseignements qui établissaient que s'il y avait eu parfois de l'exagération dans les reproches dont les corps francs étaient l'objet, les communes de la rive droite de la Meuse avaient incontestablement été victimes d'injustices et étaient exposées à des souffrances auxquelles il devenait urgent de remédier par l'éloignement des irréguliers.

« .. J'ai, écrit Rogier de Visé le 9 février à ses collègues du Gouvernement provisoire, convoqué tous les bourgmestres de la rive droite à Fauquemont. Leur réunion nombreuse ne m'a appris aucun fait nouveau (il en savait déjà assez par l'enquête des jours précédents), bien que je les aie interrogés assez longtemps en français, et en flamand par interprète. Il est possible qu'ils aient eu peur de plus mauvais traitements s'ils dénonçaient ceux dont ils avaient à se plaindre... Du reste, dès que le départ de Mellinet sera effectué, il faudra peu de temps aux communes pour oublier leurs souffrances passagères. Je les ai exhortées à la patience et j'ai tâché de rassurer ceux des bourgmestres qui, par suite du protocole du 20 janvier, craignent de retomber sous la Hollande.

« J'ai donné l'ordre formel à Mellinet d'exécuter sans tarder les injonctions du général Daine relativement au transport de ses troupes sur la rive gauche de la Meuse et comme il biaisait encore au moment de mon départ, j'ai cru utile de lui adresser de Visé, où je me suis arrêté, la lettre ci-jointe... »

Dans cette lettre, Rogier réitérait formellement à Mellinet les ordres du Gouvernement, dont il était chargé de surveiller l'exécution. L'armistice allait, disait-il, fournir l'occasion d'introduire une organisation définitive et régulière dans les troupes de volontaires, qui seraient deux fois plus fortes pour vaincre « lorsqu'elles joindraient au courage dont elles avaient fait preuve la discipline sans laquelle il n'y a pas d'armée possible ».

Si Mellinet « biaisait », c'est qu'apparemment il espérait que ses relations d'amitié avec Rogier détourneraient (page 103) celui-ci de l'exécution rigoureuse de sa mission. En outre, il craignait de ne pas être aux avant-postes (Mellinet était la bravoure même) quand reprendraient les hostilités en ce moment interrompues par l'armistice.

(Note de bas de page : Une pièce de l'enquête, l'interrogatoire de Mellinet, est signée Ch. Rogier et Général Mellinet. Au-dessus de sa signature, Mellinet a écrit : « Point de Venloo, je vous supplie. » Les notes de l'enquête, de la main de Rogier, portent : « Venloo ! le général n'aimerait pas à s'y renfermer. »)

Rogier lui écrit alors une lettre particulière (ce mot est en tête de la minute). Il est amical, mais en même temps décidé à se faire obéir :

« Je ne conçois rien, général, à toutes vos tergiversations. Il n'est pas dans mes habitudes de traiter officiellement avec qui que ce soit, et vous sentez combien il me serait pénible d'en venir à un éclat officiel. Que vous soyez sur la rive gauche ou la rive droite, vous n'en resterez pas moins à même de servir la Révolution avec zèle et courage. Je vous parle ici en volontaire et en compatriote et plus en délégué du Gouvernement. Je vous certifie qu'il n'existe aucune intention hostile contre vous, ni contre votre brigade. On apprécie même vos services, mais on a voulu soulager un peu le pays du séjour d'une armée de volontaires, toujours plus pesante et plus exigeante qu'une armée disciplinée. Voilà la seule cause du déplacement. S'il venait du nouveau du côté de la Prusse, je vous promets même d'être des premiers à provoquer votre rappel dans vos anciennes positions. Quant à la réunion à Reckhem, je l'ai demandée et je la demande pour me mettre en rapport avec vos officiers que je n'ai pas cru devoir entretenir sur la rive gauche et aux environs de Maestricht, attendu qu'ils occupaient là une position contraire à l'armistice et aux instructions du Gouvernement.

« Voilà, général, ce qu'un bon et loyal patriote, en qui vous pouvez avoir confiance, vous répète.

« Si cette démarche toute amicale vous trouve encore récalcitrant, je croirai devoir douter de la sincérité des protestations d'estime particulière que vous m'avez faites, et je me verrai forcé, quoique à regret, de cesser toute correspondance avec vous... Je vous déclare de nouveau que ma mission sera remplie... »

Il le fera comme il l'a dit.

Rogier tenait absolument à organiser régulièrement (page 104) les corps francs : il exposa son plan aux officiers qu'il avait réunis à Reckhem.

Le Politique du 14 février, sous la rubrique : Nouvelles de l'armée, publie le compte rendu de cette réunion qui lui avait été envoyé par Rogier lui-même (nous avons son manuscrit sous les yeux) :

« Hier, dimanche, a eu lieu à Reckhem une réunion des différents chefs et officiers des corps francs qui composent la brigade du général Mellinet. Ils avaient été convoqués en cet endroit par M. Charles Rogier, délégué par le Gouvernement provisoire afin de presser l'organisation régulière de ces divers corps. M. Rogier a fait sentir à ces messieurs la nécessité de profiter de l'armistice pour procéder à cette organisation et il leur a présenté M. le colonel Vanden Broeck, ancien officier de la garde impériale, comme préposé par le Gouvernement à cette opération désirée par messieurs les chefs eux-mêmes, qui comprennent très bien que la bravoure sans la discipline ne suffit pas pour constituer une bonne armée.

« Demain 14 commencera le mouvement de la brigade Dufresnel, destinée à remplacer sur la rive droite de la Meuse la brigade du général Mellinet qui viendra à son tour occuper la position de la brigade Dufresnel sur la rive gauche. »


Rogier avait profité de son séjour à l'armée de la Meuse pour obtenir son adhésion au choix du souverain nommé par le Congrès.

Le 10 février, il avait écrit aux trois généraux Daine, Tieken de Terhove et Mellinet :

« ... La nécessité de faire comprendre à la France et à l'Europe que le vœu qui appelle le duc de Nemours au trône de la Belgique est unanime, m'engage à vous prier de faire signer par les corps sous vos ordres une adhésion au choix fait par le Congrès national du duc de Nemours pour roi des Belges. Vous voudrez bien adresser cette adhésion dans le plus court délai possible au Gouvernement de la Belgique... »


Si Rogier avait provoqué cette adhésion, s'il avait pris cette mesure qu'on lui a reprochée et qui d'ailleurs ne se peut expliquer que par les circonstances absolument exceptionnelles où l'on se trouvait, c'est qu'il y avait été (page 105) invité expressément par ses collègues du Gouvernement provisoire.

En leur nom, Gendebien lui transmettait le 7 février les nouvelles récemment envoyées par MM. le comte d'Aerschot, Le Hon et H. de Brouckere, membres de la députation du Congrès arrivés les premiers à Paris. Ces messieurs, tout en se louant fort de l'accueil du roi Louis-Philippe, de son langage « tout d'émotion et de reconnaissance », de la prévenance si flatteuse laquelle on mettait le palais de la princesse Adélaïde à la disposition des députés, comme « des arrivants qui font plaisir », ajoutaient toutefois que les ennemis de la nationalité belge tâchaient de tirer un grand parti de la faible majorité et que si l'on offrait des adhésions au vote de la majorité, il ne fallait pas les négliger. Gendebien recommandait à Rogier d'instruire l'armée de la bonne impression qu'avaient ressentie MM. d'Aerschot, Le Hon et de Brouckere (la réception officielle ne devait venir que plus tard) et de « ne négliger aucun moyen pour détruire ainsi l'effet des bruits alarmants que la malveillance s'était plu à répandre d'un refus de la part du roi des Français ».

Firmin écrivait dans le même sens à Rogier le 6 février :

« ... Le Roi a fait un accueil touchant et distingué à ces messieurs... Il a à lutter contre ses ministres et surtout contre Sébastiani qui, piqué des attaques dont il a été l'objet à la tribune française et belge (Rogier avait prouvé que dans ses entretiens avec son frère relativement à la couronne de Belgique, le général Sébastiani avait positivement tenu un langage qu'il avait ensuite démenti à la Chambre française), est tout à fait opposé à l'acceptation. Mais on triomphera, j'en ai la confiance, des superbes dédains du ministre sultan. L'opinion publique qui se déclare ici pour nous poussera le gouvernement... Seulement, la seule voix de majorité obtenue par Nemours a été d'un fâcheux effet et c'est le plus puissant des motifs allégués par ceux qui poussent à un refus. Il serait donc très utile que bon nombre de membres qui ont voté contre adhérassent à la nomination... Ce qui ne le serait pas moins, ce seraient des adresses d'adhésion venues de l'armée et de (page 106) nos principales villes. Ceci me semble important : ne le néglige donc pas...”

Dans des lettres des 9, 10 et 12 février, Firmin nous montre Louis-Philippe incertain, hésitant, semblant regretter que son ministère ne veuille pas de la couronne pour Nemours :

« 9 février ... Rien encore de positivement décidé : ni refus formel, ni acceptation conditionnelle. Ces retards ne peuvent durer. Il est facile de se les expliquer toutefois. On espère toujours que quelque circonstance imprévue, quelque nouvelle favorable placera le gouvernement français dans une position qui lui permettra de dire oui... »

Il parle de l'audience que Louis-Philippe a accordée la veille à cinq ou six membres de la députation, audience toujours officieuse, car la présentation solennelle de la députation est encore ajournée.

«... J'ai eu l'avantage d'entretenir assez longtemps Louis-Philippe, qui a débuté par me dire des choses fort flatteuses pour moi et pour toi, mon cher Charles (car je dois te renvoyer la meilleure part du bon accueil que je reçois ici). J'ai répondu de mon mieux et il paraît assez heureusement, car le Roi m’a serré la main avec vivacité... »

Le Roi n'aurait pas hésité un instant à donner son fils aux Belges, sans la perspective de la guerre, sans la crainte d'être accusé de l'avoir provoquée par ambition personnelle. Jamais il ne se prêterait aux offres que lui faisaient les nations étrangères, de partager avec elles une nation dont l'indépendance reposait sur le même principe que celle de la France... De son côté, la Reine avait dit à Firmin que voir les Belges libres et heureux serait le plus cher de ses vœux... Examinant avec la députation la combinaison du prince de Naples très sympathique aux puissances étrangères, Louis-Philippe s'était déclaré tout prêt à accorder la main de sa fille Marie à ce prince, s'il était roi des Belges. Cette combinaison paraissait très acceptable à Firmin :

« Après tout, mon cher Charles, si les puissances nous garantissaient, dans le cas où le Napolitain serait mis à la place du jeune duc (page 107) de Nemours, les conditions telles que Le Constitutionnel les indique aujourd'hui (c'est-à-dire le Luxembourg, Maestricht. Venloo, la Flandre hollandaise et pas de dettes à payer ), il me semble que la proposition ne serait pas à dédaigner et que notre situation n'en serait pas plus mauvaise. Ne crois pas que je me laisse prendre aux paroles ni aux caresses royales : mais qu'avons-nous voulu, après tout, par notre Révolution ? n'est-ce pas l'indépendance du pays avec des institutions libérales et l'intégrité du territoire ? Eh bien ! si ce but est atteint avec le Napolitain et que sa nomination n'entraîne pas de guerre, que nous importe, lorsque surtout son union avec la princesse Marie nous garantit l'alliance et la protection de la France ; qu'on y réfléchisse bien et l'on verra que c'est peut-être le parti le plus avangtaeux et le plus prompt pour sortir d'embarras... »

Sans doute mais il était à prévoir qu'on aurait quelque peine à faire revenir le Congrès sur sa résolution. Comment surtout faire comprendre cette combinaison au peuple belge qui se passionnait pour Nemours ?

Rogier ne pouvait manquer de faire ces objections à son frère ; mais celui-ci va au-devant des objections (10 février) :

« … Après tout, si nous n'avons pas Nemours, nous aurons sa sœur avec un prince qui sera sous l'influence de la France et qui nous apportera une dot plus belle, que n'aurait pu apporter le duc de Nemours ; car la France, pour prix du sacrifice qu'elle fera à la paix de l'Europe, sera en droit d'exiger beaucoup pour nous ; et elle le fera afin que le Napolitain soit le bienvenu en arrivant avec des conditions favorables... »

Firmin ne songeait pas qu'en ce moment la grande majorité des membres du Congrès et la plupart des Belges, se faisant illusion sur les intentions réelles de la Conférence de Londres, étaient convaincus qu'en toute hypothèse le Luxembourg, Maestricht, etc. (les « conditions indiquées dans Le Constitutionnel ») seraient acquis à la Belgique. La perspective de la dot territoriale de Marie d'Orléans, épouse du prince de Naples, ne suffirait pas pour décider le Congrès et le peuple à changer d'avis.

Soit que Rogier l'ait convaincu de la difficulté, de l'impossibilité (page 108) de la combinaison nouvelle, soit que Firmin ait eu le pressentiment qu'elle n'était pas viable, il dit :

« ... Ma crainte est qu'on ne puisse faire entendre tout cela à certains membres du Congrès : il faudra bien pourtant qu'on sorte de ce fatal labyrinthe où nous sommes entrés !... »


Oh ! oui... un labyrinthe ! et plus d'un esprit politique, à l'étranger comme chez nous, a désespéré de nous en voir sortir.

Il a fallu aux chefs de la Révolution étonnamment de patience, de courage et de sang-froid à ces heures-là, comme à d'autres heures qui vont venir.

Les lettres de Firmin Rogier nous permettent d'apprécier le tact de son frère et de ceux des membres du Congrès qui suivirent son inspiration résolument froide, qui se rendirent aux conseils de sa politique essentiellement pratique, au lieu de se laisser entraîner par l'exaltation de quelques passionnés, incapables d'édifier.

Ces passionnés, parmi lesquels de Robaulx, prêtaient trop volontiers l'oreille eux-mêmes aux objurgations de certains radicaux de Paris, qui conseillaient aux Belges de se mettre en République, comme du reste De Potter le proposait dans une pétition adressée au Congrès.

On parle de République, écrit alors Firmin ; hélas ! mon bon ami, sommes-nous faits pour ce régime ? Toutes nos provinces s'y soumettront-elles, supposé même que nos puissants voisins agréent cette forme de gouvernement ? Cependant je ne serais pas surpris d'apprendre avant quelques jours qu'elle est proclamée et que le président est ou Surlet de Chokier ou La Fayette ou notre Latour (Le mot est souligné par Firmin Rogier). Les têtes chaudes de Paris le conseillent... Mais les hommes sages du Congrès sauveront la patrie... »

Notre Latour... (Charles-Latour Rogier) ! A rapprocher ce passage de ceux de la lettre de Godin et des Souvenirs personnels de Lebeau cités plus haut ; à rapprocher aussi (page 109) des attaques dont les journaux orangistes honoraient celui qu'ils appelaient « le dictateur »...

Firmin, revenant dans cette même lettre (qui est du 12 février) sur la royauté hypothétique du prince de Naples qui épouserait Marie d'Orléans, donne un renseignement curieux sur le caractère et les sentiments de la princesse qui fut la femme de Léopold Ier :

« ... Il faut que je te dise que cette jeune princesse est républicaine ; qu'elle se proclame elle-même du parti du mouvement (Le mot est souligné par Firmin Rogier) ; qu'elle est libérale très éclairée et qu'avec son esprit supérieur elle prendra sur son mari, quel qu'il soit, un grand empire. C'est la fille chérie de Louis-Philippe, qui certes ne consentirait pas à la donner à un homme qui ne méritât pas une telle alliance par ses qualités... »

Le comte de Mérode dit la même chose dans sa lettre du 10 février que nous avons reproduite à la page 89.

5. Promulgation de la Constitution. Louis-Philippe refuse la couronne pour le duc de Nemours. Nomination du Régent

Pendant que Louis-Philippe hésitait, le Congrès national avait continué sa tâche de constituant. Remarquons ici un vote de Rogier, que lui-même a tenu à consigner dans ses Notes et souvenirs :

« Je propose avec de Mérode le Sénat électif. »

Mais Rogier n'a pas été mêlé à la discussion - intéressante à relire aujourd'hui - des origines du cens électoral dont s'occupa alors le Congrès : il était en mission à l'armée de la Meuse.

Tout démocrate, tout bourgeois qu'il était et qu'il est resté, Roger a défendu contre d'autres démocrates tels que Jottrand et Seron, le droit pour le Roi de conférer des titres de noblesse. Seulement, il y mettait pour condition (et la condition a passé dans la Constitution) (page 110) que le Roi ne pourrait jamais attacher à ces titres aucun privilège :

« .. En empêchant le chef de l’Etat de créer des nobles, non seulement vous privez la jeunesse ou les hommes de la génération nouvelle de l'espoir de recevoir une récompense pour les services qu'ils peuvent rendre au pays, mais vous donnez en quelque sorte une nouvelle vie aux titres de la noblesse ancienne ; car vous la concentrez dans le nombre d'individus qui en jouissent, et vous savez que la noblesse a d'autant plus d'éclat qu'elle est moins prodiguée. En un mot vous perpétuez dans le pays une caste à part, qui en sera d'autant plus fière que le nombre de ses membres sera plus restreint... »


La Constitution fut promulguée le 11 février.

L'acte capital de la mission que le Congrès avait reçue de la nation, l'acte destiné à lui créer une vie propre en fondant l’Etat belge était donc accompli.

L'un de ceux qui y avaient le plus brillamment travaillé, M. Leclercq, l'ancien procureur général à la cour de cassation, l'ancien collègue de Rogier dans son ministère de 1840, après avoir analysé cette œuvre restée grande en dépit du temps, faisait cette remarque qui ne manque pas de piquant dans les temps de lenteurs parlementaires et de discussions superficielles où nous vivons :

« Trois mois ont suffi pour cette œuvre et malgré ce court espace de temps, malgré tant de causes d'inquiétude et de troubles, malgré tant de soins et de travaux incessants, il est peu de ses dispositions qui n'aient été l'objet du plus sérieux examen et des plus profondes discussions...

« Produit non seulement de la civilisation générale, ajoute M. Leclercq, mais aussi et avant tout de l'histoire des anciennes institutions du pays et de son attachement constant au droit et à la liberté dont le droit est l'expressive, cet acte a été accompli au milieu des troubles qui agitaient toute l'Europe, au milieu des dangers extérieurs dont nous menaçait l'hostilité de la plupart des grandes puissances effrayées de tant d'agitations, au milieu des (page 111) dangers non moins grands dont nous menaçait à l'intérieur le relâchement continu des liens sociaux dans ce temps où tout est remis en question et où l'autorité publique à la merci des factions n'a plus qu'une force précaire ; il l'a été au milieu des mesures de tout genre que réclamait chaque jour un pareil état de choses... »

Nous n'ajouterons qu'un mot à cet éloge si juste, si noblement exprimé : par leurs travaux dans le Mathieu Laensberg et Le Politique, les Rogier, les Devaux, les Lebeau, avaient préparé le terrain.

Si après soixante-deux ans, l'œuvre, comme toutes les œuvres humaines, a vieilli, elle n'en est pas moins encore un monument superbe.

Soyons fiers de nos pères et tâchons d'être dignes d'eux !


Le refus définitif de Louis-Philippe, quoique prévu depuis quelques jours, n'en fut pas moins un coup pénible pour Rogier.

Firmin, au sortir de l'audience solennelle où le Roi avait refusé officiellement la couronne pour le duc de Nemours, dans un langage d'ailleurs aussi noble, aussi digne que l'avait été celui de M. de Gerlache, président de la députation belge, Firmin en écrivit à son frère les divers incidents, et comme il pressentait bien sa tristesse, comme il devinait bien tout le parti qu'allaient tirer de cet échec les ennemis de Rogier, les envieux, les jaloux et non seulement ceux qui n'aspiraient qu'à l'anarchie, mais ceux qui voulaient le rétablissement de la maison d'Orange : « Courage ! criait-il à Charles... la providence des peuples libres est là ! »

Oui... pourvu qu'ils ne s'abandonnent pas. Et c'est ce que Rogier s'attache immédiatement à faire comprendre à ceux de ses amis qui doutaient de l'avenir : Aide-toi ! le ciel t'aidera !


(page 112) Rogier ne désespérait pas de trouver le roi qui convenait à la Belgique, que ce fut un étranger, ou que ce fut un Belge comme le prince de Ligne auquel quelques membres du Congrès avaient un instant songé, mais qui se déroba (Histoire du Congrès national, par Juste, I, 277 à 280).

La République d'ailleurs excitait autant de répugnances dans le Congrès que chez le gouvernement français qu'il fallait absolument ménager.

Rogier proposa donc à ses collègues du Gouvernement provisoire de provoquer la nomination d'un Régent, aux termes mêmes de la Constitution. Il était évident que le pays se trouvait dans le cas prévu par l'article 85 : « En cas de vacance du trône, il y est pourvu par une régence. »

Lebeau (Souvenirs personnels, p. 125) raconte que Rogier l'avait souvent entretenu de la nécessité de remplacer le Gouvernement provisoire par un pouvoir « plus concentré », se rapprochant davantage du pouvoir exécutif tel que la Constitution venait de l'instituer. Ce gouvernement excellent pour une époque de crise et dont la formation dans les journées de Septembre avait été un acte de courage et de patriotisme destiné à convertir une émeute en une révolution, était « un peu usé, comme cela arrive d'ordinaire, par plusieurs mois d'un pouvoir exercé dans les circonstances où le pouvoir s'use si vite ». Il ne lui paraissait plus suffire aux besoins du pays :

« ... Il faut autre chose, disait Rogier à Lebeau : à tort ou à raison, l'opinion le veut ainsi : nous sommes usés. Un pouvoir tel que le nôtre ne saurait être accepté que comme du provisoire. C'est encore du provisoire que nous ferons, mais ce sera sous une autre forme qui permettra mieux à l'opinion de prendre patience et d'attendre du définitif. »

Le 21, le Gouvernement provisoire avait écrit à l'assemblée que, la Constitution étant promulguée, il lui semblait indispensable qu'un pouvoir exécutif fût nommé.

(page 113) Le 22, comme on proposait de nommer un Lieutenant-général : « Il ne peut, dit Rogier, être question que de nommer un Régent, la Constitution le dit formellement et il y a urgence. »

En effet, il y avait urgence : les orangistes et les partisans de l'annexion à la France redoublaient d'audace. Une preuve entre cent : à Liège, là d'où était en quelque sorte partie la Révolution, on demandait ouvertement le retour de Guillaume ! Lignac écrit à Rogier le 21 février :

«... On parle beaucoup ici d'une démarche de X... et de Y... qui, à la tête d'une trentaine d'industriels, se seraient rendus chez M. de Sauvage, le gouverneur, pour lui signifier qu'ils allaient renvoyer leurs ouvriers si le gouverneur ne rappelait S. M. Guillaume. Ceci te paraîtra fabuleux et à moi aussi. Mais cependant il y a eu une démarche orangiste très prononcée de la part de ces messieurs... Materne est à Bruxelles ; fais-lui part de tes idées, il les développera dans Le Politique... Il faut réveiller les sentiments généreux s'il en reste encore... »

La création d'un Régent ne plaisait pas aux puissances étrangères. Rogier en est informé par Firmin :

« ... D'après la conversation que j'ai eue avec Sébastiani, il paraît que la création d'un Régent déplaît beaucoup à Londres et ailleurs : on voudrait un Lieutenant-général, un Dictateur, mais pas de Régent (merveilleuse distinction et qui prouve qu'avec des gens qui ont ou peur ou de la mauvaise volonté, il est bien difficile de rencontrer la chose convenable). Le Régent, prétend-on, ne régirait que pour le compte du duc de Nemours jusqu'à la majorité de ce prince !! Comme si un Lieutenant-général, qu'on consent à nous laisser créer, ne pouvait pas régir pour ce duc, aussi bien que s'il avait l'autre titre... »

Le Congrès ne s'arrêtera pas à ces chicanes. 112 voix contre 12 votèrent la Régence le 23 février.

Le 24 février, date fatidique d'une autre révolution ou s'effrondra dix-sept ans plus tard le gouvernement de Juillet, le Congrès national procéda au choix du Régent.

Après avoir déclaré, dans un nouvel arrêté, que c'était « comme corps constituant qu'il avait porté ses décrets (page 114) des 18 et 24 novembre 1830 relatifs à l'indépendance du peuple belge et à l'exclusion à perpétuité des membres de la famille d'Orange-Nassau », il nomma Régent de la Belgique son président, le baron Surlet de Chokier.

Surlet de Chokier fut élu par 108 suffrages contre 43 donnés à Félix de Mérode et 5 à de Gerlache. Rogier avait voté pour « Félix de Mérode, frère de Frédéric de Mérode ».


La tâche du Gouvernement provisoire était finie.

Ses adieux au pays sont une des pages les plus belles de l'histoire de notre temps. En les transcrivant nous ressentons une émotion dont nous avons peine à nous défendre :

« En quittant le pouvoir, où nous avait appelés l'énergie révolutionnaire, et dans lequel le Congrès national nous a maintenus, nous nous faisons un devoir de proclamer à la face de l'Europe, que la conduite pleine de loyauté, de bon sens et de dévouement de la nation belge ne s'est pas démentie un seul jour, pendant toute la durée de notre pouvoir. Le Gouvernement provisoire emporte la satisfaction bien chère de s'être vu dans les moments les plus difficiles toujours obéi, toujours secondé.

» Si, en retour de ses efforts, il pouvait avoir quelque chose à demander à ses concitoyens, ce serait de les voir continuer à suivre, sous le vénérable Régent que le Congrès vient de leur donner, cette admirable conduite qui leur a mérité la réputation du peuple le plus raisonnable de l'Europe, après s'être montré l'égal des plus braves. » Vive la Belgique ! Vive le Régent ! Vive la liberté !

« Alex. Gendebien, Ch. Rogier, Sylvain Van de Weyer, Comte Félix de Mérode, Jolly, F. de Coppin, J. Vanderlinden. »

A l'unanimité, et par acclamation, le Congrès décréta :

« Le Gouvernement provisoire a bien mérité de la patrie. »

« Les félicitations ne suffisent pas, s'écria alors M. Beyts, (page 115) nous devons autre chose à des hommes qui ont donné à la patrie pendant cinq mois tout ce qu'ils avaient d'énergie et de talent. Parmi eux il en est qui, sortis sans fortune du rang des simples citoyens, vont y rentrer plus pauvres qu'ils n'étaient auparavant : ils peuvent se contenter d'avoir fait leur devoir, mais la Belgique ne peut pas se contenter de leur voter des remerciements. »

Une commission, dont les membres avaient été choisis parmi les diverses fractions de l'assemblée, proposa de leur allouer une indemnité de 150.000 florins que le Congrès vota le lendemain.

Nous lisons dans les Notes et Souvenirs de Rogier :

« Le Congrès vote, sur la proposition de Beyts, une indemnité en faveur des membres du Gouvernement provisoire ; ma part est de 18.318 florins. »

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