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Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

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Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

Deuxième partie. Rogier pendant la lutte pour l’indépendance (1830-1839)

Chapitre VI. Rogier pendant la première session législative. Son administration à Anvers

1. Travaux parlementaires. Le traité des 24 articles

(page 183) La première session des Chambres s'ouvrit le 8 septembre.

On avait émis l'avis que le Sénat et la Chambre des représentants répondissent par une adresse collective au discours du trône. Rogier fit adopter l'avis contraire dans la séance du 14 septembre. En quelques mots, il avait montré que les véritables intérêts du régime parlementaire demandaient deux adresses :

«... Il est utile que chaque chambre réponde séparément. Dans la nation il y a plusieurs nuances d'opinion : ces nuances doivent être représentées par les deux chambres et il est nécessaire qu'elles se manifestent dans l'adresse. Que chaque chambre fasse donc la sienne... »

La section centrale qui fit un projet d'adresse en réponse au discours du trône était composée de MM. de Gerlache, président, Destouvelles, de Theux, Devaux, Dumortier, Fleussu, Gendebien, Jamme, Julien, Lebègue, Lebeau, Rodenbach, Rogier (rapporteur). Nous remarquons dans son travail ce passage énergique :

« ... Non, sire, cette patrie adoptive qui vous est chère, et dans laquelle vous n'avez jamais cessé d'espérer, ne trahira ni ses devoirs, ni votre confiance. Non, la crise d'où sort la Belgique n'aura point pour elle les conséquences fâcheuses qu'en espéraient ses ennemis. Vous la retrouverez aujourd'hui plus forte, plus dévouée, plus déterminée à (page 184) soutenir, par tous ses efforts, ses droits et les vôtres. Nous savons que pour fonder son indépendance et ses libertés, une nation a besoin de courage et de constance ; qu'elle s'instruit et retrempe ses forces aux épreuves mêmes de l'adversité. Les Belges n'ont pas oublié non plus qu'il y a un an, à pareille époque, il ne leur fallut que quatre jours pour s'élever au rang de nation. Fiers d'un si beau souvenir, fiers d'avoir à leur tête le roi de leur affection et de leur choix, si le salut du pays le demande, ils combattront pour lui avec la même ardeur qu'ils l'ont vu combattre pour eux, et la victoire n'abandonnera pas le drapeau qui porte pour devise : Justice et liberté ! »

La Chambre remplaça les neuf derniers mots par ceux-ci : « ... la cause de la justice et de la liberté ».

Au cours de la discussion, M. Lardinois défendant un amendement avait dit : « L'armée n'a pas rempli entièrement son devoir... »

Rogier blâma sévèrement cette expression qui tendait à déshonorer une armée sans preuves et sans attendre des explications qui la laveraient peut-être de tout reproche.

M. Lardinois retira sa phrase (séance du 15 septembre).


Pendant les deux premières semaines de la session, nous voyons Rogier s'occuper plus particulièrement des questions relatives à la garde civique et à l'armée. Il s'agissait de l'interprétation de la loi dans ses dispositions relatives à la dépense à faire pour l'équipement du premier ban mobilisé, et d'un crédit au ministère de la guerre.

« ... Un capitaine, dit-il le 17 septembre, ne fait pas moins bien son devoir et ne se bat pas plus mal parce que ses appointements ne sont pas énormes. Nous avons vu le soldat français, sa propreté, sa bonne tenue, sa bonne humeur. Eh bien ! il n'est pas aussi bien payé que le soldat belge, et cela ne l'empêche pas de faire son devoir... »

Grand partisan des économies, Rogier propose (15 octobre) « que l'indemnité parlementaire ne soit due qu'au prorata du temps écoulé », c'est-à-dire que « si la session finit le 15 d'un mois, il ne sera dû que quinze jours ».

(page 185) La Chambre adopta la proposition... Elle revint plus tard sur ce vote, qui avait du bon assurément.

Un débat fort vif s'engagea à la mi-octobre au sujet d'un projet de loi sur la sûreté de l’Etat.

Ce projet avait pour but principal d'empêcher les relations avec l'ennemi. L'article premier était destiné à procurer au gouvernement le moyen d'atteindre ce but et constituait ainsi la loi tout entière.

M. De Robaulx, fort hostile à ce projet, ne s'était pas contenté de le combattre par des arguments juridiques ou pour des raisons politiques : il s'était lancé, comme cela lui arrivait souvent, dans la voie des attaques personnelles, des récriminations acrimonieuses. Après avoir dit qu'il ne voyait pas où pouvaient être les traîtres que visait le projet de loi, qu'on n'en avait point vu jusque-là, il ajoutait :

« A cette occasion, je me souviens qu'un membre du gouvernement provisoire (Rogier) est venu l'hiver dernier entretenir le Congrès de prétendues conspirations et de complots qu'il attribuait aux orangistes, au parti français et aux républicains. Je me souviens que, dans le comité secret où ces graves révélations venaient d'être faites, un membre (Devaux) qui siège encore ici, trouva l'occasion propice pour faire créer une espèce de dictature. Eh bien ! messieurs, le Congrès ne crut pas aux complots, le dictateur fut désappointé ; l'on épargna au pays les dangers d'une pareille administration, et tout se passa fort tranquillement. »

Rogier va répondre à De Robaulx de façon à lui faire regretter tout à la fois sa critique du projet et ses personnalités :

« ... On a attaqué le projet comme étant d'un vague effrayant, d'un arbitraire terrible, d'une inhumanité révoltante... Voyons les choses et les personnes dans leur réalité. Soyons humains, mais ne soyons pas dupes ; la duperie d'ailleurs pourrait avoir, cette fois, des conséquences pleines d'inhumanité... La loi ne sera sévère qu'à ceux des (page 186) étrangers qui seront hostiles au pays, à ceux qui chercheraient par leurs intrigues à compromettre notre salut commun... La mesure est commandée par les circonstances et doit cesser avec elles. Nous sommes en état de guerre, c'est-à-dire dans un état de choses extraordinaire, ou la ruse, l'espionnage, la violence sont admis comme moyen de succès. Voulez-vous que vis-à-vis de ces armes familières à nos ennemis, le gouvernement ait la bonhomie de demeurer désarmé ; qu'il respecte, par honneur pour les principes, les entreprises de ceux qui veulent sa ruine ?... Le premier des principes, c'est de sauver le pays...

La sûreté du pays, notre sûreté à tous exige que le gouvernement soit fort et paraisse fort ; et n'est-ce point pitié, à peine l'arbre commence-t-il à prendre racine, de le battre de tous les vents de l'opposition ?... »

M. De Robaulx s'était étonné que le Gouvernement provisoire eût trouvé sage et utile de signaler au Congrès des conspirations qui d'après l'orateur n'auraient existé que dans l'imagination de ses membres affolés par la peur. – Assurément, ripostait narquoisement Rogier, il eût dû se croiser les bras et laisser faire :

« ... Le gouvernement provisoire, après avoir jeté à pleines mains sur le pays toutes les libertés, toutes les garanties, rendu à chaque pouvoir son action et son indépendance, s'aperçut à la fin qu'en donnant tout aux autres, il n'avait rien réservé pour lui. Poussé par une foule d'excellents patriotes qui criaient sans cesse d'être fort, de sauver le pays ; instruit que des complots se tramaient contre le Congrès lui-même, il vint lui demander les moyens de déjouer la conspiration. On les refusa, et ajoute M. De Robaulx, tout se passa fort tranquillement. Oui, messieurs, fort tranquillement et si tranquillement que, peu de temps après, deux ou trois conspirations éclatèrent successivement ; fort tranquillement, en effet, pour les conspirateurs que l'on vit déclarer coupables de crime d'Etat... »

Il faut avouer que M. De Robaulx faisait bon marché du complot du colonel Grégoire, pour ne parler que de celui-là. Il y a des gens qui ont la mémoire courte, ou plutôt que la passion aveugle !

Rogier avait été fort sensible au reproche, que lui faisait son adversaire, d'avoir aspiré à la dictature.

Voici par quel coup droit il répond à De Robaulx :

(page 187) « ...On a prétendu qu'en parlant au Congrès de complots, on avait voulu l'effrayer, afin d'ouvrir à quelqu'un la voie à la dictature. Et, si je ne me trompe, ce serait moi que l'honorable M. De Robaulx aurait voulu désigner. Si telle a été son intention, je n'ai qu'un mot à lui répondre : Si j'avais voulu devenir dictateur, si cette folle idée avait pu me passer par la tête, je l'aurais pu tenter dans les temps difficiles de notre révolution, ou lui-même n'avait pas encore commencé son rôle politique ; je n'aurais pas attendu qu'il vint, par son opposition dans le Congrès belge, désappointer les dictateurs...

« Je me résume. La mesure proposée est-elle, dans quelques dispositions, inconstitutionnelle ? Corrigez-la. Mais est-elle nécessaire ? Oui. Est-elle seulement utile ? Oui encore. Je lui donnerai donc mon vote... »

Le nouveau ministre de la guerre, M. Ch. de Brouckere, apportait dans la réorganisation de l'armée une activité et une intelligence qui lui ont mérité toutes les sympathies des esprits impartiaux. M. Thonissen (La Belgique sous le règne de Léopold Ier) a donné des détails nombreux sur l'insuffisance, l'indiscipline, l'indignité même d'un certain nombre d'officiers subalternes qui avaient été nommés souvent à la légère au milieu de l'effervescence populaire. Que M. de Brouckere ait été parfois un peu sévère dans les exécutions auxquelles il dut se livrer ; qu'il ait, sur la foi de certains rapports trop rapidement faits par ses sous-ordres, été trop rigoureux pour quelques officiers, c'est ce qui nous paraît ressortir d'un incident provoqué par une intervention de Rogier, le 21 octobre, en faveur d'officiers du 3ème chasseurs à pied qui se plaignaient d'avoir été démissionnés sans motifs graves. Analysant leur pétition à la Chambre, Rogier disait :

« ... Au nombre des motifs on en trouve de la force de celui-ci : « Comme n'étant bon à rien ». Et ce motif frappe sur un homme qui a été assez bon pour se battre et pour se faire cribler de blessures. Au deuxième motif est celui-ci : ne connaissant rien ; au 3ème : raisonneur ; au 4ème : médisant.....

« C'est l'effet de toute révolution de placer certains hommes plus haut qu'ils n'étaient auparavant et de les élever même à une position pour laquelle d'abord ils ne semblent pas faits. Mais qu'on s'en (page 188° rapporte à eux : par respect pour eux-mêmes, pour le rang qu'ils ont acquis, pour leur propre dignité, ces gens-là se forment bientôt... C'est un des résultats les plus remarquables de notre révolution. Des hommes qui, jusque-là, avaient vécu dans une position modeste, se sont trouvés élevés aux postes les plus éminents : ils avaient acquis ce droit par leurs services ; je ne sais s'ils y ont gagné en bonheur... Pourquoi ne verrait-on pas dans la carrière militaire ce qu'on a vu dans le civil ? Les officiers dont vous vous plaignez acquerront avec un peu d'habitude et par leurs nouvelles relations tout ce qui leur manque. Craignait-on pour la discipline en les conservant dans les régiments où ils étaient ? On aurait pu les disséminer, les faire passer dans d'autres corps et là, sous les yeux d'officiers moins familiers avec eux et plus sévères, ils auraient acquis l'amour de la discipline, les connaissances qui leur manquent, et les bonnes manières puisqu'on semble les exiger d'eux.

« Je ne prends pas la défense de tous les officiers en masse ; je sais qu'il s'était introduit dans l'armée des hommes qui n'avaient jamais figuré dans les journées de septembre. Mais s'il est telle exclusion qui mérite l'approbation de tous les bons patriotes, il en est beaucoup qui ne sauraient être approuvées : c'est pour cela que j'appuie le renvoi au ministre de la guerre. »

Le renvoi fut voté à une grande majorité.


Ses devoirs de gouverneur empêchèrent Rogier d'assister à un assez grand nombre de séances dans les mois de janvier et de février ; mais tous les débats importants le trouvaient à son poste. Ce n'était pas seulement de son vote, c'était de sa parole qu'il appuyait le ministère dans les circonstances, trop fréquentes, où l'impatience et la défiance de quelques députés à l'esprit facilement irritable, provoquaient des explications orageuses.

Certains de ces députés, tels que Gendebien et De Robaulx, ne savaient pas tenir compte au ministère des difficultés de toute nature qu'avait amenées l'échec militaire d'août 1831. Ils s'obstinaient à ne pas lui faire le moindre crédit pour l'organisation de services nouveaux qui ne pouvaient s'improviser, pour la réforme d'abus dont le temps seul aurait raison. Au lieu de prêter au cabinet le concours de leurs bonnes volontés, ils (page 189) refusaient même de lui rendre justice, et suspectaient la sincérité de leurs collègues qui défendaient sa conduite.

Rogier estimait, lui, que dans des temps si difficiles, au milieu de ces incertitudes toujours renaissantes, le devoir de tout bon citoyen était d'offrir son appui, d'accorder ses encouragements à ceux qui gouvernaient. Il eût compris de la défiance et de la sévérité à l'endroit d'un gouvernement vieilli dans le despotisme, inaccessible à toutes les vues d'amélioration, en révolte permanente et ouverte contre le pays. Mais ce n'était pas le cas du gouvernement de 1831-1832, dont l'opiniâtreté, disait-il le 8 mars, n'était certes pas le défaut.

Il prévoyait bien que l'épithète de « ministériel », que les orateurs de l'opposition prenaient plaisir à lancer par manière de blâme aux adversaires d'une politique irritante et cassante, allait lui être appliquée à lui aussi. Il me semble, disait-il, que je l'entends déjà résonner à mes oreilles :

« … Eh bien, oui, je suis ministériel si par cette qualification on prétend désigner les députés qui, sans se refuser le droit de conseiller, d'avertir, de contrôler le ministère, sentent toutefois en ce moment et par dessus tout le besoin de le rendre fort à l'intérieur, de le montrer respecté à l'étranger. Si pour vouloir rallier à une communauté de sentiments et d'action tous les citoyens qui ont le ferme propos de défendre la révolution ; si parce qu'on aura continué de marcher sous la bannière de ceux avec lesquels on a longtemps combattu ; si parce qu'on répugne à voir dans ses amis politiques de la veille de dangereux ennemis du lendemain ; si à ces divers signes se reconnait le ministérialisme, je le déclare sans détour : Tombe sur moi l'anathème ! je suis ministériel ! ... »

Il faisait un assez piquant croquis de ceux qui, comme M. De Robaulx, mettaient toute leur gloire à ne jamais être de l'avis du gouvernement ; et en même temps il prouvait que ce que l'on appelait l'opposition ne se faisait pas une idée bien exacte de ce qu'est et de ce que devrait être un gouvernement constitutionnel :

« ... Il se rencontre par le monde une certaine espèce d'hommes qui ne peuvent parler du gouvernement sans frémir de colère... Ces hommes-là (page 190) ne prennent pas la peine de voir ce que c'est au fond que le gouvernement sous un régime constitutionnel. Le gouvernement d'un pays constitutionnel ne se résume pas dans les personnes de trois ou quatre ministres : il faut y voir la réunion, la pensée, l'action de tous les mandataires auxquels le pays, à divers titres, a délégué la direction de ses affaires générales. C'est ainsi que les députés qui font les lois, les juges qui les appliquent, font, à vrai dire, aussi bien partie du gouvernement du pays que les ministres qui les exécutent !... »

Rogier qui n'avait pas, qui n'eut jamais à se louer de ses rapports avec M. De Robaulx, pas plus que ses amis Lebeau et Devaux, Rogier prend un malin plaisir à relever, dans le discours, d'un anti-ministérialisme farouche, que ce député avait prononcé le 6 mars, éloge, tout au moins bizarre, du roi Guillaume :

« ... Du reste, il ne faut pas croire que tout ce qui fait de l'opposition invariable contre le gouvernement belge enveloppe dans une même antipathie tout ce qui gouverne. Etre homme de l'opposition en tout et contre tous les gouvernements de son pays n'empêche pas de conserver pour certaines têtes couronnées de ces égards dont nos ennemis ne manqueront pas sans doute d'apprécier toute la délicatesse. Qui de vous, messieurs, n'a pas été édifié du compliment tout à fait galant adressé par la même bouche qui n'a pas eu de paroles assez énergiques pour flétrir le gouvernement belge, adressé, sis-je, par cette même bouche au roi Guillaume, respecté et considéré à juste titre !

« … Car voilà, messieurs, jusqu'où conduit l'entraînement d'un certain genre d'opposition : mépris pour le gouvernement belge ; contre lui les attaques, les injures, la défiance - respect et considération pour le roi de Hollande ; à lui les hommages, à lui les flatteries républicaines. Si c'est là, messieurs, du patriotisme ; si, pour avoir la satisfaction de se dire : « Je suis, moi, de l'opposition », il faut descendre jusque-là, je le répète de nouveau, plus que jamais je suis et me déclare ministériel. »


L'opposition ne se bornait pas à attaquer avec virulence le ministère et ses amis dans les séances de la Chambre ; elle les attaquait aussi âprement dans les journaux et par voie de circulaires. Un exemple entre cent :

Le président de la Chambre, M. de Gerlache, un ministériel du temps, était (qu'on nous passe l'expression) la bête noire de Gendebien.

(page 191) Gendebien trouvant trop aimable le discours de nouvel an que de Gerlache avait adressé au Roi au nom des représentants, s'était, dans une lettre publiée par un journal de l'opposition et répandu à profusion dans Bruxelles, exprimé comme suit :

« ... J'ai lu sans surprise, mais non sans dégoût, le discours adressé à S. M. le premier jour de l'an de grâce 1832, par M. de Gerlache en sa qualité de président de la Chambre,

« Il est vraiment déplorable qu'en 1832, et quinze mois après une des plus rudes leçons données aux flatteurs et aux flattés, il se trouve encore, sur le sol libre de la Belgique, un homme qui ne rougisse pas de recourir à des formules servilement adulatrices et plus humiliantes encore pour celui qui en est l'objet que pour celui qui s'humilie.

« De quel droit, monsieur de Gerlache, mettez-vous la Chambre et la nation qu'elle représente, aux pieds de Sa Majesté, pour lui adresser l'hommage de son profond respect et de son dévouement ?

« ... Pourquoi rappeler sans cesse les nobles sacrifices que le prince de Saxe-Cobourg a faits en acceptant la couronne !...

« M. de Gerlache est descendu jusque dans le vallon boueux des antichambres des cours ! Lisez et jugez, mes chers compatriotes qui êtes devenus des sujets : V. M. a su conquérir, dans des temps si difficiles, l'amour et la vénération de ses sujets... »

Une réponse de M. de Gerlache lui avait valu une nouvelle diatribe de Gendebien.

M. de Gerlache écrivit, le 16 janvier, aux journaux qu'après trois jours de réflexion il avait jugé convenable de ne plus répondre à Gendebien... « Hier, un portefaix ivre, ou furieux, ou méchant, me jette de la boue. Je fus fâché d'abord, mais je me consolai en songeant d'où venait cette boue : la leçon m'a profité. Je me suis déjà mépris en répondant une fois : c'en est bien assez. Les honnêtes gens comprendront, du reste, les motifs de mon silence. »

Gendebien doit avoir envoyé des témoins à M. de Gerlache... Nous ne nous expliquerions pas sans cela ces lignes que M. de Gerlache envoya le 19 au Courrier belge :

«... Dans ma dernière lettre que vous avez insérée dans votre numéro d'avant-hier, je n'ai pas entendu attaquer l'honneur de M. Alexandre (page 192) Gendebien, que je tiens, comme je l'ai déclaré dans ma première lettre, pour un homme d'honneur cédant trop facilement à l'impétuosité de son caractère ... »

Quelques semaines après, l'acrimonie de Gendebien se donna encore carrière dans la discussion des marchés Hombrouck, où il échangea avec le comte de Mérode, son ancien collègue du Gouvernement provisoire, des mots assez vifs.

Avec un autre collègue et ami de septembre 1830, avec Rogier, il faillit avoir une affaire le 14 mars.

Il s'agissait d'allocations votées pour les traitements de non-activité.

Rogier, qui ne voulait ni gaspillages ni injustices, avait demandé qu'on n'appliquât la somme votée qu'aux volontaires « qui avaient pris réellement part aux combats et aux dangers des journées de la Révolution, et non pas à ceux qui étaient arrivés quand tout était terminé ».

Gendebien, qui est d'un avis différent, fait allusion à « ceux qui sont jaloux aujourd'hui de la faible récompense que l'on veut accorder aux hommes qui les ont faits ce qu'ils sont ».

Et Rogier à l'instant : « ... Je ne sais si dans l'intention de M. Gendebien ses allusions peuvent s'appliquer à moi... MV. Gendebien , dit le Moniteur, fait un signe négatif)... mais dans ce cas il faudrait qu'on s'expliquât un peu plus clairement... »

L'atmosphère était, on le voit, aussi chargée d'électricité dans la Chambre des représentants que dans le Congrès.

Gendebien et Rogier s'entendaient du reste de moins en moins : ils finiront par se rencontrer sur un autre terrain que celui du Parlement.


Revenons à la séance du 8 mars 1832 où Rogier se déclarait nettement ministériel.

(page 193) Il commençait son « rôle ministériel » par s'expliquer au sujet d'un des griefs imputés au ministre de l'intérieur, auquel De Robaulx reprochait sa tendance à favoriser « l'esprit de castes qui veut tout envahir et confisquer la liberté à son profit ».

Rogier apprécie le rôle du clergé dans la révolution de 1830 en des termes qui eurent un grand retentissement en France, où le libéralisme avancé persistait à penser que cette révolution était comme une seconde édition de celle de 1790 (cf. lettres de Firmin Rogier de décembre 1830 (pages 76 à 87) :

« La Révolution s'est, dit-on, faite par et pour les catholiques. Je ne nie pas l'influence du catholicisme dans notre révolution ; mais combien étaient guidés par des sentiments purement catholiques parmi les volontaires accourus à Bruxelles ? Combien de jésuites dans les légions parisiennes qui venaient de frapper d'un coup mortel le jésuitisme au sein de la capitale des Français ? Combien de catholiques, j'entends ce mot dans son acception la plus étroite, figuraient au gouvernement provisoire ? Un seul. Combien dans les divers ministres qui se succédèrent ? Pas un seul. Singulière influence du catholicisme ; étranges envahissements du clergé, qui, ayant à choisir entre un régent libéral et un régent catholique, donna la préférence au régent libéral ; qui, plus tard, se choisit un roi protestant ; qui dans le Congrès, où il est certain que les catholiques étaient en majorité, abolit le dimanche et les jours de fête, et ne voulut ni cette religion d'Etat, ni cette religion de la majorité, dont la France de Juillet fit encore un axiome politique de sa charte régénérée.

« L'influence du clergé envahit tout ?... Mais si du trône nous descendons à tous les pouvoirs publics, je demanderai dans quel cercle de fonctions se manifestent ces envahissements ? Je vois le ministère partagé par les deux opinions. Mais où se fait sentir l'influence catholique après cela ? Est-ce dans les administrateurs généraux ? Voyez les noms qui figurent aux finances, aux prisons, à l'instruction publique, à la sûreté publique. Est-ce dans les gouvernements des provinces ? Voyez Liège, Mons, le Limbourg, le Luxembourg, Anvers, la Flandre occidentale et d'autres encore. Est-ce dans les commissariats de districts ? Faites, je vous prie, le même calcul et voyez sans sortir de la Chambre. Est-ce dans les parquets que domine le parti prêtre ? Est-ce dans les cours ? Qu'à plus juste raison peut-être ils pourraient adresser le reproche contraire au parti libéral ! Serait-ce par hasard dans l'armée ? Et combien comptons-nous de chefs portant de la même main le cierge et l'épée ?... »

(page 194) Le registre des Notes et Souvenirs ne donne sur la première session que deux lignes :

« Session de 1831 et 1832 : mon discours sur les catholiques est, je pense, de cette époque. J'y soutiens qu'ils ne dominent pas. »

Le « je pense » prouve que Rogier n'a jamais songé sérieusement à écrire des Mémoires.


Une des préoccupations de Rogier, c'était de ne laisser passer sans la relever aucune attaque contre le Gouvernement dont il avait fait partie. M. Jaminé, député du Limbourg, avait accusé le Gouvernement provisoire d'avoir commis une faute capitale en signant l'armistice du 15 décembre 1830. Rogier relève l'accusation d'une façon victorieuse dans la séance du 14 mars 1832 :

« ... Quand on veut parler des premiers pas des gouvernements révolutionnaires dans les sentiers tortueux de la diplomatie, ce n'est pas à l'armistice signé le 15 décembre qu'il faut s'arrêter, mais bien à la suspension d'armes acceptée plus d'un mois auparavant, dès le 10 novembre, par tous les membres du Gouvernement provisoire, avec remerciements aux puissances, et signé le 21 du même mois encore par tous les membres, à l'exception cette fois de l'honorable M. De Potter, qui avait quitté le Gouvernement non pour une question de politique extérieure.

« Si donc on a des malédictions pour l'initiation de la Révolution belge aux actes de la Conférence ; cette révolution s'est perdue, s'est flétrie, s'est suicidée en cherchant, dès le second mois de sa naissance, à se faire reconnaître par le droit européen, alors qu'elle n'avait pas à elle un bataillon organisé pour résister à l'invasion étrangère, que ces malédictions, du moins, ne fassent pas anachronisme... »

Après tout, était-il bien vrai qu'une faute eût été commise les 10 et 21 novembre par le Gouvernement provisoire ? La chose était tout au moins douteuse :

«... S'il fallait justifier ici l'opinion du Gouvernement par celle du pays, on rappellerait quelle sensation de surprise et quelles marques unanimes de satisfaction éclatèrent dans le Congrès, quand le Gouvernement (page 195) vint, par l'organe de M. De Potter, annoncer qu'il venait de recevoir des cinq puissances des communications officielles d'où l'on pouvait présager la fin prochaine des hostilités. Si donc il y eut faute, le Gouvernement provisoire ne fut pas le seul coupable ; il faudra citer comme complices depuis le premier jusqu'au dernier membre du Congrès, car l'assentiment fut unanime, et jamais gouvernement ne fut plus fortement soutenu, plus impérieusement poussé dans un système dont, plus tard, on a trouvé commode de lui laisser toute la responsabilité... »

Tout en défendant ses actes et ceux de ses collègues du Gouvernement provisoire, tout en donnant les raisons d'actes et de résolutions qui pouvaient n'avoir pas tous été féconds en bons résultats, mais qui avaient été inspirés par un dévouement sans bornes à la nation et par une étude consciencieuse de ses ressources, Rogier demandait qu'on en finît une bonne fois avec des reproches et des récriminations qui ne pouvaient que provoquer des colères et nuire aux intérêts de la Belgique. Voici ses nobles et patriotiques paroles :

« … Je ne sais pas m'ingénier à retourner la Belgique dans tous les sens pour en trouver et faire ressortir les défauts. Il me semble qu'une sorte de piété filiale nous ordonnerait plutôt de jeter un voile sur les faiblesses et les malheurs de la patrie ; il n'y a vraiment ni générosité ni sentiment national à chercher ainsi sans cesse à découvrir les plaies du pays, et à les mettre sans prudence, sans pitié, aux yeux de nos ennemis, comme pour leur montrer la place où ils devront porter leurs coups ; aux yeux des étrangers, comme pour achever de détruire en eux ce qu'ils peuvent, après nos derniers malheurs, avoir conservé de sympathies pour nous... »


Une des questions qui furent souvent traitées en 1832, celle des économies, amena aussi Rogier à la tribune. Il voulait assurément que l'on fût économe des deniers de l’Etat, mais c'était à la condition que le pays n'en souffrît ni dans ses intérêts ni dans son honneur. Lors de la discussion du budget des relations extérieures, le 21 mars, il disait :

« Des économies raisonnables et réfléchies sont dans les devoirs (page 196) comme dans les vœux de tout bon député, mais à la condition qu'elles soient en rapport avec les intérêts du pays et qu'elles n'aillent pas jusqu'à blesser sa dignité. Je veux, quant à moi, que ceux qui représentent le pays à l'extérieur soient dans une position honorable ; et je désire qu'ils y parviennent par leur talent, à moins qu'ici encore on ne veuille laisser à la richesse le monopole des fonctions diplomatiques.

« Il faut que vous accordiez des frais de représentation aux ministres étrangers... Est-ce qu'ils devront puiser dans leur propre cassette ou dans celle du Roi les moyens de rendre aux agents des autres puissances à Bruxelles, les politesses que leur qualité de ministre les oblige à recevoir ?... »

Ses fonctions de gouverneur d'Anvers le mettaient à même de recueillir chaque jour des renseignements sur l’Etat du commerce et sur les besoins de la marine marchande. Il se fit un devoir de les signaler au gouvernement et à la Chambre au cours de cette session. Les droits de pilotage, les entrepôts, les péages, l'exportation, la législation sur les distilleries, tels sont les principaux points qu'il traite de mars à juillet.

« … Je ne suis pas, disait-il, de ceux qui pensent que la Révolution ait frappé d'un coup mortel notre commerce maritime. Si le débouché de Java est fermé à nos produits, si la Hollande les repousse momentanément, d'autres débouchés restent ouverts. Et pour en faciliter l'accès l'on verra le gouvernement, je n'en fais aucun doute, seconder avec énergie les vœux du commerce : un pilotage affranchi d'entraves et de droits élevés (Note de bas de page : A qui veut la guerre, il fait la guerre. Il faut voir avec quelle verdeur narquoise (il a la note ironique heureuse) il relève cette assertion de M. De Robaulx que le système de fiscalité de la Belgique de 1832 était plus pesant que sous l'administration du Roi si justement aimé et considéré !... (Cf. le Moniteur.) ; un entrepôt général où pourront être déposés, manipulés, échangés les produits de toutes les nations ; le libre transit vers l'Allemagne et de grandes communications joignant l'Escaut à la Meuse et ce dernier fleuve au Rhin - le futur chemin en fer... »

Notons encore pendant cette session son intervention dans un débat provoqué par des critiques de la loi sur la garde civique :

(page 197) «... Je nie que tout le mal dont on se plaint provienne des vices de la loi : il faut l'attribuer à ce que la loi n'est pas exécutée à la lettre... Que l'inspecteur général commence par remplir exactement ses fonctions !... »

Et ses plaintes relatives au retard apporté à l'exécution du décret que le Gouvernement provisoire avait rendu, sur sa proposition, le 26 septembre 1830 :

« ... Le Gouvernement provisoire avait décidé qu'un monument serait élevé sur la place Saint-Michel en mémoire des victimes généreuses de septembre ; dix-huit mois se sont écoulés depuis et rien n'est fait.

« Le peuple seul a pris soin d'orner leur tombeau d'arbustes et de fleurs ; mais on y cherche vainement le monument promis...

« La Hollande n'entend pas les choses comme nous. Voyez les honneurs qu'elle décerne à ceux qu'elle appelle ses héros et les monuments qu'elle leur élève... »

A sa demande, la Chambre augmenta de 5.000 florins la somme de 10.000 qui était inscrite au budget pour ce poste.


Tout ministériel qu'il était, il ne vota pas avec le cabinet le traité des vingt-quatre articles : nous allons dire pourquoi.

Revenons d'abord un peu en arrière : examinons ce qui s'était passé à la Conférence de Londres depuis l'inauguration de Léopold Ier.

Quatre jours après cette inauguration (25 juillet 1831), les puissances avaient fait savoir au cabinet hollandais qu'elles tiendraient la main à l'exécution de l'armistice conclu en novembre 1830. Etait-ce pour empêcher une reprise d'hostilités que certains renseignements disaient imminente ? Etait-ce pour dégager simplement leur responsabilité vis-à-vis du roi Léopold ? Etait-ce... comédie ?...

Aussitôt qu'elles eurent appris le peu de cas que le roi Guillaume avait fait de cette déclaration, elles décidèrent l'envoi d'une armée française en Belgique et d'une flotte anglaise vers la côte hollandaise. Avant que l'une et (page 198) l'autre fussent prêtes à entrer en ligne, l'armée hollandaise avait battu les Belges pris à l'improviste.

Guillaume avait-il des raisons de croire que la Conférence ne serait pas bien terrible à son égard, ou que tout au moins elle n'interviendrait que quand il aurait eu le temps de prendre sa revanche de la défaite de 1830 ? « Comment, s'était-on dit en août 1831, comment ose-t-il braver les puissances qui ne peuvent pas, sous peine de se déconsidérer, laisser protester leur signature ? On ne peut pourtant pas admettre que la diplomatie européenne ait peur de Guillaume... »

La lecture des protocoles, comme des Mémoires de Palmerston et de Talleyrand, nous autorise à penser que si la France et l'Angleterre avaient, depuis l'avénement de Léopold Ier, l'intention formelle de faire respecter l'armistice et de châtier la Hollande pour l'avoir enfreint, il y eut une volonté absolument opposée chez les trois autres puissances, dont les délégués ont positivement joué leurs collègues, et la nation belge et son Roi, dès le 25 juillet.

L'attaque du roi Guillaume est bien compréhensible : il savait que trois arbitres sur cinq étaient décidés, quoi qu'il arrivât, à lui donner raison. En cas d'échec, il en serait quitte pour signer le traité des dix-huit articles ; en cas de succès, il pourrait réclamer des conditions meilleures.

Voilà ce qui explique qu'un nouveau traité, une « chose injuste et impolitique », comme a dit Rogier, allait nous être imposé de par la volonté de la Conférence, sous le nom de traité des vingt-quatre articles (protocole du 14 octobre 1831 ).

Pas plus que ne l'a fait M. Thonissen, nous n'analyserons les notes, les mémoires, les projets et les articles présentés à l'occasion de ce traité. Mais en comparant les vingt-quatre articles aux dix-huit qu'on avait déjà eu tant de peine à faire accepter par le Congrès le 26 juin, chacun s'aperçoit qu'un pas immense a été fait au détriment de la (page 199) Belgique, qui allait être cruellement punie de sa défaite. M. Thonissen a établi cette comparaison de manière à écarter toute controverse ultérieure (I, 265).

Les dix-huit articles admettaient, dit-il, sous la médiation des cinq cours, une négociation séparée entre la Belgique et la Hollande. Ils proclamaient la libre navigation de l'Escaut. Ils se référaient aux règles de la justice et de l'équité pour le partage des dettes et l'échange des enclaves. Ils n'écartaient en aucune manière l'offre d'une indemnité pécuniaire pour la conservation du Luxembourg et de la ville de Maestricht.

« Dans les vingt-quatre articles, tous les points en discussion sont tranchés au préjudice de la Belgique. Notre territoire est odieusement mutilé, et plus de 350.000 de nos concitoyens sont replacés sous la domination hollandaise. L'Escaut n'est déclaré libre que moyennant une redevance à la Hollande. La Belgique est chargée de la somme énorme de 8.400.000 florins de rentes. Ses réclamations relatives à la flotte et aux autres richesses acquises en commun sont rejetées. Toute indemnité lui est refusée pour les dégâts de la guerre et le bombardement d'Anvers. La Nouvelle-Guinée et les îles avoisinantes acquises pendant la réunion restent à la Hollande. On impose à la Belgique la moitié des dettes contractées pour les colonies néerlandaises, sans même lui garantir le libre accès de ces possessions. On lui impose la moitié des charges de la communauté, et l'on abandonne tout l'actif de cette même communauté à la Hollande ! Le seul avantage positif que la Belgique conserve dans les vingt-quatre articles, c'est la neutralité perpétuelle sous la garantie des puissances. »

Le ministère belge était aussi convaincu que Rogier du caractère injuste et impolitique de ce traité. Mais devait-il proposer de le repousser ? et dans le cas où nous le repousserions, serions-nous assurés de l'appui des deux (page 200) puissances auprès desquelles nous avions jusque-là trouvé un peu plus de sympathies que chez les autres ? La France, l'Angleterre nous seconderaient-elles ? Tout au moins, pourrions-nous compter sur leur neutralité ?

Des entretiens qui eurent lieu successivement entre le cabinet belge et les ambassadeurs de France et d'Angleterre à Bruxelles, il résulte que tout ce que nous pouvions espérer, c'était la neutralité de la France. Sir Adair n'avait pas même pu garantir que la marine anglaise n'interviendrait pas pour assurer au roi Guillaume les avantages que lui valaient les sympathies avouées des diplomates du Nord, la faiblesse du cabinet anglais et la duplicité de Talleyrand.

Notre défaite du mois d'août avait détaché de nous jusqu'aux amis de la première heure, qui avaient cessé d'avoir foi dans les hommes de septembre 1830.

Dans de pareilles conditions, le ministère avait cru devoir demander aux Chambres de s'incliner : 59 voix à la Chambre des représentants et 35 au Sénat lui donnèrent raison ; 38 représentants et 8 sénateurs repoussèrent le traité.

Rogier fut du nombre des opposants.

La colère et l'indignation l'avaient empêché de juger la situation avec autant de sang-froid et d'esprit politique que ses amis Devaux et Lebeau ; mais nous ne nous sentons pas le courage de lui reprocher un vote que n'avait que trop provoqué la partialité de la Conférence de Londres.

Faut-il s'étonner que Guillaume, fort de l'amitié des cours du Nord, qui semblaient heureuses de son entêtement et qui ne cessaient de l'encourager, ait eu l'audace d'émettre de nouvelles prétentions ! Le moment est proche où, devant son obstination, il faudra bien cependant que la Conférence élève la voix. Il s'entêtera de plus en plus dans le fameux système de persévérance qui lui avait déjà réussi. Mais il est des bornes à tout : la Conférence se (page 201) verra contrainte à employer les armes pour lui faire évacuer les territoires que le traité des vingt-quatre articles ne lui a pas attribués.

2. Rogier au gouvernement de la province d’Anvers. Première période (1831-1832)

Les questions d'intérêt général que Rogier étudiait plus particulièrement à la Chambre ne lui faisaient pas négliger l'examen des questions qui intéressaient la province dont l'administration lui était confiée. Il s'occupa tout d'abord d'une réforme dont l'urgence était incontestable : la réorganisation du pilotage sur l'Escaut.

Ce service était divisé en deux parties distinctes.

Le pilotage de l'intérieur, nommé le pilotage d'Anvers, comprenait la navigation d'Anvers à Flessingue ; celui de l'extérieur, connu sous la dénomination de pilotage des bouches de l'Escaut, comprenait la navigation de la mer à Flessingue et de Flessingue à Anvers.

La première partie, placée, conformément à un arrêté du roi Guillaume, sous la surveillance immédiate de l'autorité locale d'Anvers, était dirigée par une commission de trois membres choisis par le conseil de Régence parmi les armateurs et les négociants les plus instruits dans les sciences nautiques.

Cette commission, recomplétée récemment et qui était liée elle-même par un règlement ancien approuvé sous l'Empire français, avait sous ses ordres immédiats un nombre suffisant de pilotes et un greffier chargé de la recette des droits du pilotage d'après un tarif arrêté par le gouvernement précédent.

Sous le rapport de l'activité, des connaissances et de la probité des administrateurs, ce service ne laissait rien à désirer ; mais l'expérience avait prouvé l'indispensable (page 202) nécessité d'apporter quelques modifications au règlement, et le tarif des droits était susceptible de recevoir des réductions que réclamaient le commerce et la navigation.

Le pilotage des bouches de l'Escaut était abandonné à l'administration hollandaise de Flessingue, qui avait cherché à lier le pilotage du commerce à celui de la marine militaire, afin de faire servir le premier aux dépenses qu’exigeait le second.

Bien souvent, la chambre de commerce et des fabriques avait réclamé contre cet état de choses, d'autant plus nuisible que le gouvernement précédent avait toujours maintenu les droits pour le pilotage de l'Escaut à une hauteur démesurée, soit qu'il voulût par-là favoriser les ports de la Hollande, soit qu'il voulût prélever d'une manière indirecte et occulte les sommes nécessaires à d'autres services.

Il importait de faire disparaître ces criants abus et d'affranchir entièrement le port d'Anvers du pilotage hollandais, tant pour l'intérieur que pour l'extérieur du fleuve.

Rogier, de l'avis de la chambre de commerce, prit des mesures pour que le pilotage de l'extérieur, réorganisé d'après un nouveau mode, fut réuni à celui de l'intérieur. Les deux services ne formèrent désormais qu'une seule administration, dont le siège serait à Anvers et qui n'aurait à répondre de ses actes qu'à l'autorité locale.

Dans le discours du trône en septembre 1831, le Roi avait dit que ses premiers soins tendraient à encourager le commerce, l'industrie et la navigation, qu'il aurait à cœur de cicatriser les plaies dont souffraient momentanément les intérêts matériels du pays.

Rogier demanda à la chambre de commerce d'Anvers de l'aider à fournir au Roi les renseignements dont il avait besoin pour réaliser ses vues. Il trouva dans le secrétaire de cette chambre, M. Smits, un concours (page 203) intelligent dont il se souvint le jour où il eut besoin au ministère de fonctionnaires ayant de l'initiative et de l'activité. Mis par M. Smits au courant des besoins de différents services sur lesquels il n'avait pas encore eu l'occasion de porter son étude, il fut vite à même de signaler au Roi, en toute connaissance de cause, les principes sur lesquels le gouvernement pourrait baser son système commercial et maritime.

(Note de bas de page : M. Smits, devenu député d'Anvers en 1835, fut appelé par Rogier aux fonctions de secrétaire général au ministère des travaux publics en 1840. Plus tard, il devint gouverneur du Luxembourg, et ministre.)

(Rogier avait le talent de distinguer les vraies capacités et savait au besoin les protéger. M. Eenens, alors capitaine d'artillerie, s'était exposé à une disgrâce par son caractère un peu bouillant. Rogier intervint en sa faveur auprès du ministre de la guerre, qui ne tint pas rigueur à l'officier. Nous lisons dans la lettre du ministre à Rogier (du 17 juin 1831) : «... M. Eenens est plein de feu et d'énergie, mais il a besoin que le langage de la raison vienne parfois se faire entendre à lui... »)


Une vérité incontestable et qu'aucune prévention politique ne pouvait détruire, c'est que la prospérité dont jouissait la Belgique au commencement de 1830 au point de vue du commerce et de l'industrie, tenait essentiellement à trois causes : la possession de Java, la navigation libre du Rhin par les eaux intermédiaires de la Hollande, et la communauté d'intérêts avec ce pays.

Par la possession de Java et grâce aux droits protecteurs établis dans cette colonie, la Belgique trouvait non seulement un débouché immense pour ses articles manufacturés, mais un élément précieux pour ses expéditions maritimes, dont les ressources s'écoulaient vers l'Allemagne par la voie du Rhin, tandis que la Hollande sans mines, sans industrie importante et sans agriculture, lui prenait le restant de ses produits minéraux, industriels et agricoles.

D'accord une fois de plus avec la chambre de commerce (page 204) d'Anvers, Rogier disait au Roi que le moyen propre à ramener cette prospérité disparue depuis septembre 1830, c'était :

1° D'accélérer les communications avec l'Allemagne par la construction d'une route en fer entre l'Escaut, la Meuse et le Rhin ;

2° De les faire fructifier par le transit libre entre la Belgique et la Prusse ;

3° D'assurer au transit tout le développement dont il était susceptible, en affranchissant nos entrepôts généraux de commerce des entraves que leur opposait une législation vicieuse.

Ces mesures devaient être corroborées par des traités de commerce à conclure avec différentes puissances et notamment avec les Etats de l'Amérique du Sud, ainsi que par des stipulations formelles qui empêcheraient la Hollande d'éluder le principe de la libre navigation des fleuves et des rivières en exigeant des péages sur l'Escaut.

Il résulte des notes que nous avons consultées, que dès la fin de 1831 Rogier étudiait tout spécialement cette question de la route en fer dont il allait avoir l'honneur de doter le pays trois ans plus tard. Il doit avoir exposé ses vues au Roi sur ce sujet alors qu'il n'était pas encore ministre. S'il ne se prononça pas sur la direction qu'il convenait de donner à la route en fer, parce que cette direction dépendrait essentiellement de la nature des terrains à parcourir, il fit remarquer au Roi que, dans l'intérêt du commerce, il était d'une indispensable nécessité de la faire aboutir au centre de l'entrepôt et des bassins d'Anvers afin d'éviter des frais de transport des marchandises ; qu'il conviendrait de l'établir de manière à se rapprocher de toutes les grandes villes situées entre Anvers et Liège, pour que les marchandises pussent y arriver par des embranchements et jouir du libre transit par la (page 205) Prusse ; qu'on devrait en organiser le service d'exploitation de telle sorte qu'il ne pût jamais être interrompu.

Rogier préludait ainsi à l'énorme travail qu'il consacra au chemin de fer en 1833, et à des études techniques et financières où il fera preuve d'un grand talent d'assimilation, en même temps que d'une volonté ferme et d'une activité incessante.


A la question de la navigation de l'Escaut se rattachait celle des limites entre la Belgique et la Hollande sur la rive gauche de l'Escaut. Quelques-uns de nos hommes politiques étaient d'avis qu'on laissât à la Hollande le port et le fort de Breskens, le port de Terneuzen et la partie du canal qui s'étend depuis cette ville jusqu'au Sas-de-Gand. Rogier estima que l'intérêt de la Belgique comme l'intérêt de l'Europe exigeait impérieusement que toute la rive gauche de l'Escaut appartint à la Belgique.

Adoptant la conclusion d'un mémoire présenté le 10 octobre 1831 au ministre des affaires étrangères (par A.-E. Gheldof, avocat), mémoire nourri de faits et de science, il disait « qu'il fallait à la Belgique le milieu de l'Escaut occidental pour limite, qu'il lui fallait les écluses et le port de Terneuzen ; qu'il fallait à l’Europe une garantie de la liberté de l'Escaut, à la Grande-Bretagne et à la France une sécurité contre les armements russes et hollandais... »


En même temps, Rogier surveillait de près les menées orangistes qui, à la fin de 1831, avaient pris une nouvelle vigueur, à en juger par la lettre suivante du procureur du Roi d'Anvers, datée du 27 novembre 1831 :

« ... D'après une lettre reçue de Bois-le-Duc en date du 22 de ce mois, l'on nous donne la certitude que presque journellement des Français venant de la Belgique et d'autres personnes munies de passeports français ont des conférences avec les deux princes ainsi que les généraux (page 206) en chef qui ont fixé en cette ville leurs quartiers d'hiver. De plus, l'on nous invite à exercer une surveillance particulière à l'égard du colonel pensionné X..., de Y..., de Z... dont le neveu est très considéré au cabinet de La Haye, et en un mot contre les nombreux espions de Van Maanen qui ròdent... »

Il résultait de l'enquête à laquelle le parquet s'était livré, que dans les environs d'Anvers il y avait un véritable foyer d'espionnage et de conspiration. Le gouvernement hollandais ne dédaignait pas assurément de recourir à cette ressource (on l'avait déjà vu et on devait le voir encore), ce qui faisait dire à Rogier (Lettre du 1er décembre 1831) que quoi qu'affirmât Guillaume, il avait plus de confiance dans ses machiavéliques machinations qu'en son droit et en Dieu. En présence de ce redoublement de menées orangistes, Rogier n'hésita pas à prendre des mesures rigoureuses pour assurer la tranquillité et la sécurité publiques. Elles lui valurent quelques vives attaques à la Chambre. On lui reprocha notamment d'avoir, dans une circulaire du 16 novembre relative aux étrangers, méconnu les vrais principes et violé quelque peu la légalité. Il eut facilement raison de ces reproches :

«... J'ai toujours montré pour la légalité des scrupules que parfois mes collègues appelaient naïfs. La légalité fut toujours ma religion. Homme de la révolution, je ne m'attendais pas alors que, sentant le besoin de donner de la force au gouvernement et de le défendre contre les attaques obscures de ses ennemis, je prenais des mesures pour cela, je ne m'attendais pas aux reproches amers, provoqués par cette circulaire, dont je me félicite du reste, car c'est une preuve que j'ai atteint mon but... »

La boutade finale de la réplique avait été accueillie, dit le Moniteur du 29 novembre, par des rires qui désarmèrent ses adversaires.

Une autre partie de la tâche de Rogier et ce n'était pas la moins difficile - consistait à rallier les esprits (page 207) à la monarchie belge. Si le peuple et la petite bourgeoisie d'Anvers étaient dévoués d'une façon absolue au gouvernement de Léopold Ier, il s'en fallait de beaucoup que la grande bourgeoisie et l'aristocratie eussent de profondes sympathies pour le régime nouveau.

Rogier n'épargna pas sa peine pour se concilier les esprits rétifs, les caractères aigris, les natures soupçonneuses. Le souvenir encore tout récent des services qu'il avait rendus à Anvers, la simplicité affable de ses manières, cette jeunesse qui lui attirait les cœurs, cette loyauté impartiale qui lui conquérait les intelligences : voilà qui devait d'ailleurs l'aider efficacement dans sa tâche pacificatrice.

Joignez à cela une bonne humeur, une jovialité qui aurait triomphé des résistances les plus obstinées.

Les graves soucis de l'administration n'altérèrent jamais longtemps cette bonne humeur native de Rogier. Nous en avons eu la preuve en parcourant les épitres badines qu'il envoyait à sa famille.

Le caractère et l'habileté de Rogier finirent par rompre la glace. La haute bourgeoisie et l'aristocratie anversoises, à quelques exceptions près, cessèrent de bouder le gouvernement. Quand Léopold Ier vint présenter sa femme, la fille de Louis-Philippe, à la ville d'Anvers, il reçut un accueil si empressé, si cordial, qu'il en exprima toute sa reconnaissance au sympathique et adroit gouverneur.

Rogier avait pu en toute sincérité, sans flatterie ni hypocrisie, dire au Roi le 29 septembre 1831, au nom de la députation des états provinciaux :

« Sire,

» Quand Votre Majesté visita pour la première fois la province que nous avons l'honneur d'administrer, elle venait de monter sur le trône aux acclamations du pays. Les populations voyaient dans le chef de leur choix le (page 208) gardien de l'indépendance qu'elles avaient conquise, le protecteur futur de leur prospérité et de leurs libertés, et elles lui manifestèrent leurs sympathies par des démonstrations d'allégresse aussi spontanées que touchantes. Les sentiments d'alors sont encore ceux d'aujourd'hui ; ils se sont même fortifiés en raison des services que le pays a reçus de Votre Majesté.

» A cette époque, le sol de la Belgique tremblait encore du choc terrible et sublime qui l'avait fait naître à la vie des nations, et beaucoup doutaient qu'une Belgique pût jamais exister. Par vous, tous les gouvernements étrangers apprirent à se familiariser avec nous ; l'Europe nous apprécia et nous avons pris aujourd'hui au milieu d'elle une place que nulle force humaine ne nous enlèvera.

» Après le besoin de l'indépendance, celui qui se faisait le plus vivement sentir au cœur du peuple belge, c'était une alliance fraternelle avec ce pays voisin, inépuisable foyer de libertés, rempart inexpugnable de la civilisation. Et quand nous voyons aujourd'hui au milieu de nous et comme partie de la famille belge, la fille et le fils (le duc d'Orléans) du roi des Français, il n'est pas étonnant que les acclamations redoublent et que des chants d'allégresse retentissent.

» Sire, la situation de la province d'Anvers vous est depuis longtemps connue. Aux jours de danger et de malheur, c'est d'abord vers elle que s'est tournée votre sollicitude. Vous n'ignorez pas ses souffrances passées, qui n'ont été égalées que par son patriotisme et son dévouement à votre trône constitutionnel. L'ennemi pèse sur elle au sein même de son chef-lieu. Une partie de son territoire a disparu sous les eaux ; le fleuve enfin qui fait sa prospérité et assure celle du pays est menacé d'un joug contre lequel la justice et le bon sens des peuples semblent jusqu'ici avoir protesté en vain.

» Tel est, Sire, l’Etat de choses dont notre province hâte la fin de tous ses vœux. Nous le déguisons d'autant (page 209) moins à Votre Majesté qu'on s'est plu naguère à recueillir de votre bouche royale l'assurance de voir la Belgique promptement et honorablement délivrée de ses entraves extérieures.

» C'est alors, Sire, que la sollicitude de Votre Majesté pourra s'étendre sans réserve aux améliorations intérieures dont le pays a besoin. Depuis deux années d'une organisation administrative incertaine et précaire, la députation qui a l'honneur d'être devant vous a tâché, par la promptitude, l'impartialité, la publicité de ses décisions, de suppléer à ce que son mandat pouvait avoir d'incomplet. Elle exprime le vœu que bientôt la législature soit mise à mème de donner aux provinces et aux communes des institutions fortes et libérales, sur lesquelles puisse se fonder leur bien-être et votre nom trouver un sûr appui...

Firmin Rogier avait raison d'écrire le 16 octobre à son frère qu'il avait prononcé là un discours noble et digne. On en avait été fort satisfait à la cour de Louis-Philippe. Le duc d'Orléans en avait plusieurs fois parlé à Firmin :

«... Il m'a dit que tu étais à Anvers comme un petit roi par l'influence dont tu jouis. Il m'a dit aussi que tu avais failli renverser la table par un brusque mouvement de corps, quand il te disait qu'il attaquerait la citadelle du côté de la ville. Il a ajouté : Votre frère a l'air d'un homme énergique et déterminé... »

Plus énergique et déterminé à coup sûr que le ministre de Muelenaere dont les hésitations allaient amener une dislocation du cabinet et l'entrée de Rogier aux affaires.

(Note de bas de page : La politique négative allait très bien au caractère timide et irrésolu de M. de Muelenaere. L'indolence d'esprit de ce ministre, son amour du farniente et sa crainte de toute responsabilité ont été assez vivement critiqués par Lebeau dans ses Souvenirs personnels... Et Lebeau voyait juste.)

(page 210) On avait souvent dit - et là pourrait bien être la cause de la demi-obscurité où Rogier avait été laissé depuis l'avénement du Régent - on avait souvent dit qu'il était plutôt homme d'action que d'administration, et que la froide patience de l'homme de gouvernement lui manquait. Ce n'était pas assurément l'avis de ceux qui l'avaient vu de près au Gouvernement provisoire. Dans tous les cas, les quinze mois de son gouvernement d'Anvers durent faire tomber les critiques de ce genre. Ses preuves étaient désormais faites pour tout le monde. L'homme d'action se doublait d'un administrateur. Il était justement le ministre de l'intérieur dont le pays allait avoir besoin.


Pour bien comprendre les événements décisifs qui se préparaient, il nous faut nous reporter au mois de juillet, au moment où la session venait de se clore malgré l'opposition des De Robaulx, des Dumortier, des Gendebien, qui se refusaient à admettre que le calme et la tranquillité fussent indispensables aux négociations poursuivies alors entre le cabinet de Muelenaere et lord Palmerston pour amener l'évacuation par les Hollandais du territoire irrévocablement reconnu à la Belgique.

Le ministre des affaires étrangères avait recommandé au général Goblet, notre nouveau chargé d'affaires à Londres, de dire au cabinet anglais que le roi Léopold et ses ministres seraient fidèles à l'engagement qu'ils avaient pris devant les représentants de la nation, de ne participer avant l'évacuation à aucune négociation, ni à aucune résolution quelconque. Or, depuis le traité du 15 novembre accepté avec tant de peine par la Belgique, la Hollande, qui voulait toujours gagner du temps, avait opposé des objections et formulé des réclamations ; bref, elle avait proposé de nouvelles négociations !

Lord Palmerston, tout en reconnaissant que les (page 211) stipulations du traité du 15 novembre ne pouvaient plus être modifiées au détriment de la Belgique, proposait un moyen terme tout à la fois pour sauvegarder les droits acquis de notre pays et pour ménager l'amour-propre du roi Guillaume : c'est ce qu'on a appelé le thème de lord Palmerston (Rogier n'ayant pas été mêlé à cette affaire, on nous dispensera sans doute d'entrer dans les détails). Le général Goblet avait quelque lieu de croire - ses relations personnelles avec quelques diplomates bien informés lui avaient à cet égard été très utiles - que la Hollande ne l'accepterait pas ; la Belgique avait donc intérêt à se prêter au projet du cabinet anglais, puisque le gouvernement hollandais serait ainsi amené à montrer sa mauvaise volonté. M. Goblet proposa donc à M. de Muelenaere de ne pas insister, momentanément, sur l'évacuation préalable du territoire, malgré la promesse faite à la Chambre. Il y avait là une épreuve à faire, une partie à jouer.

M. de Muelenaere, se considérant comme trop engagé devant le Parlement pour la jouer lui-même, donna sa démission.

M. Goblet prit le portefeuille des affaires étrangères et donna à M. Van de Weyer, son successeur à Londres, l'autorisation de négocier encore sur la base du thème de lord Palmerston. Il eut besoin de beaucoup de courage et d'abnégation pour supporter les attaques de la presse qui l'accusait de trahison et de lâcheté ; il eut besoin aussi de beaucoup d'habileté et de discrétion pour faire croire au cabinet de La Haye que la Belgique désirait véritablement voir adopter la proposition de lord Palmerston. Il s'agissait de vaincre le roi Guillaume sur son propre terrain : M. Goblet y réussit. « Le jour où, dit M. Thonissen, M. Van de Weyer exhiba ses pleins pouvoirs pour la discussion du thème anglais, il devint manifeste que le plénipotentiaire hollandais n'avait jamais eu les siens ! (page 212) L'esprit de conciliation manifesté depuis plusieurs semaines, le désir d'entamer des négociations directes avec la Belgique, tout cela n'était qu'une ruse de guerre ! Le gouvernement hollandais s'était avancé dans la persuasion que la Belgique ne pouvait se dispenser d'exiger l'évacuation préalable de son territoire : les prévisions du général Goblet se trouvaient réalisées... » L'expression populaire : «A malin malin et demi » est en situation.

M. Thonissen fait remarquer que ces faits étranges n'ont pas été imaginés à plaisir : ils résultent en effet à l'évidence des procès-verbaux des séances de la Conférence de Londres.

N'y a-t-il pas encore lieu d'admirer la patience et l'habile sagesse des hommes de 1830 ?

Désormais, la Conférence de Londres ne pouvait plus se refuser à ordonner l'exécution du traité du 15 novembre 1831. La bonne volonté de la Belgique était évidente et les roueries de la Hollande avaient été déjouées. Il ne s'agissait plus d'inventer un nouveau thème. Nous réclamions instamment le départ des Hollandais de la citadelle d'Anvers. Il fallait « ou que la Conférence agît énergiquement contre la Hollande, ou bien qu'elle abandonnât la solution du litige aux armées des deux peuples au risque de jeter l'Europe dans les périls d'une guerre générale... »

C'est en ce moment que M. Goblet qui, depuis la démission de M. de Muelenacre (18 septembre 1832), avait pour collègues les anciens ministres de l'intérieur, des finances et de la guerre sous le titre de commissaires royaux, constitue, avec l'aide de Lebeau, un cabinet nouveau dans lequel Rogier aura le portefeuille de l'intérieur.

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