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Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

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Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

Troisième partie (tome III). Rogier du traité de paix de 1839 jusqu’à sa mort

Chapitre IV. Le ministère du 12 août 1847 (première partie)

1. Le programme du ministère. Mise à la retraite ou révocation de quelques fonctionnaires politique. Le modus vivendi du cabinet

(page 184) Le 13 août parurent au Moniteur les arrêtés du 12 (1) acceptant la démission donnée le 12 juin par MM. de Theux, d'Anethan, Dechamps, Malou, De Bavay et Prisse et les remplaçant respectivement, par MM. Rogier, de Haussy, d'Hoffschmidt, Veydt, Frère-Orban et Chazal. M. Liedts était nommé ministre d'Etat. (Note de bas de page : Jusqu'au dernier moment Rogier se heurta à des difficultés ; d'abord à cause d'une promotion accordée in extremis par le cabinet de Theux au ministre des Travaux publics, M. De Bavay ; ensuite à cause d'un malentendu (quant au texte du programme ministériel) qui ne fut réglé que par une lettre de Rogier à Van Praet datée du 12 août 1847, à minuit.)

Sous forme de circulaire aux gouverneurs, le journal officiel contenait le programme du nouveau cabinet :

« Au moment où une politique nouvelle va présider à la direction des affaires, nous devons au pays de lui faire connaître les bases générales sur lesquelles le cabinet s'est constitué.

« En tête de son programme politique le ministère tient à poser en termes explicites le principe de l'indépendance du pouvoir civil à tous ses degrés. L'Etat est laïc. Il importe de lui conserver nettement et fermement ce caractère, et de dégager, sous ce rapport, l'action du Gouvernement partout où elle serait entravée.

« D'autre part,

« Respect sincère pour la foi et les dogmes, protection pour les pratiques de (page 185) l'ordre religieux ; justice et bienveillance pour les ministres des cultes agissant dans le cercle de leur mission religieuse.

Ce double principe, en harmonie avec l'esprit de notre Constitution, forme la base essentielle et comme le point de départ de l'administration nouvelle. Il recevra son application dans tous les actes législatifs et administratifs où il devra apparaître, et particulièrement en matière d'enseignement public. Les membres du cabinet se sont également mis d'accord sur les quatre questions suivantes, qu'ils ont résolu de porter devant les Chambres :

« 1° Jury d'examen universitaire.

« Renforcer l'action du gouvernement dans la nomination des membres du jury, et changer, en conséquence, le mode de nomination actuel.

« 2° Faire cesser les effets fâcheux de la loi du fractionnement de la commune, en revenant au mode d'élection consacré par la loi de 1836.

« 3° Le pouvoir de nommer les bourgmestres en dehors du conseil ne pourra être exercé que de l'avis conforme de la députation permanente. L'usage de cette faculté, restreint d'ailleurs à des cas exceptionnels, et n'ayant pour but qu'un intérêt administratif et non politique, l'avis conforme de la députation devient ici une règle de bonne administration.

« 4° L'adjonction des capacités aux listes électorales entre également dans les vues du nouveau cabinet. Il est entendu qu'il ne peut s'agir que des capacités officiellement reconnues ou brevetées. Elles seraient empruntées aux listes du jury.

« Avec la composition des Chambres telle que l'ont faite les élections du 8 juin, avec les fermes principes et les intentions droites qu'apporte l'administration nouvelle, avec l'appui sincère et solide qui lui est promis par la Couronne, un conflit sérieux et permanent entre le ministère et l'une ou l'autre Chambre ne paraît pas à craindre, et l'harmonie entre les grands pouvoirs de l'Etat ne sera pas troublée.

« Si le gouvernement attache une haute importance au développement de l'esprit politique et national ; s'il veut conserver aux intérêts intellectuels et moraux leur rang élevé, il n'est pas moins pénétré du grand rôle que les intérêts matériels doivent jouer dans la politique belge. Ces intérêts demandent, pour fleurir, sécurité et stabilité. Le cabinet s'occupera sans relâche des moyens propres à garantir, concilier, développer les divers éléments de la prospérité publique.

« La situation financière du pays appellera tout d'abord l'attention du ministère. Il est résolu à assurer et à maintenir l'équilibre dans les budgets. Le cabinet ne jettera pas la perturbation dans notre régime économique par des changements inopportuns à la législation douanière. Mais il s'opposera, en règle générale, à de nouvelles aggravations de tarif, et il s'attachera à faire prévaloir un régime libéral quant aux denrées alimentaires. La législation de 1834 sur les céréales ne sera pas rétablie. Nous ne ferons pas consister le salut de l'agriculture dans l'échelle mobile ou dans l'élévation des droits. Il lui faut une protection plus efficace. Cette protection, elle l'aura. L'industrie agricole marche à la tête de toutes les autres par la diversité de ses travaux et l'utilité immense de ses produits. Elle a droit de compter sur la sollicitude active et persévérante du gouvernement.

« Animé d'un sentiment de justice distributive pour tous les intérêts et toutes les classes de la société, le cabinet croit que l'attention et l'action du Gouvernement doivent particulièrement se porter sur le bien-être matériel et moral des classes nécessiteuses et laborieuses. Sous ce rapport, la situation des (page 186) populations flamandes doit tenir la première place dans ses préoccupations et dans ses actes.

« Il n'est pas possible d'envisager froidement la détresse où sont tombés plusieurs districts de ces provinces jadis si florissantes. Il faut qu'ils soient relevés de cet état de décadence. Il y va de l'honneur des Flandres ; il y va de l'honneur du pays et du Gouvernement.

« Le pays veut et nous voulons pour lui l'ordre et le calme avec la libre pratique et le sage développement de nos institutions.

« Loin de nous la pensée d'une administration réactionnaire, étroitement partiale. Nous la voulons bienveillante et juste pour tous, sans distinction d'opinion politique.

« Si nous exigeons des fonctionnaires le rigide accomplissement de leurs devoirs administratifs, nous veillerons aussi à ce que leurs droits soient garantis et respectés. La capacité, la probité, le dévouement à leurs devoirs seront toujours pour eux les meilleurs titres de recommandation à faire valoir auprès du Gouvernement.

« Une administration faible et relâchée serait fatale au pays. Tous les bons citoyens demandent que cette administration soit forte et stable.

« Cette force et cette stabilité, le Gouvernement doit la rencontrer, comme on l'a dit à une autre époque, dans une parfaite unité de vues et de conduite, dans sa modération, dans son impartialité, dans une marche ferme et loyale, dans son respect sincère pour tous les principes généreux de notre Constitution, dans son profond dévouement au Roi et à la nationalité.

« Un Gouvernement auquel manquerait le concours loyal de ses agents ne pourrait espérer de faire le bien et de réprimer le mal, dans toute l'étendue de ses devoirs et de sa responsabilité.

« Tels sont les principes, telles sont les intentions de l'administration nouvelle. Animée du vif désir de voir le pays marcher dans la voie de tous les progrès sages et vrais, elle n'a pas la prétention de tout réparer, de tout améliorer, de tout changer. Elle sait que les réformes n'ont chance de vie et de durée qu'à la condition d'avoir été éclairées par l'étude et mûries par l'expérience. Il y faut du temps et de la mesure.

« La mission que nous entreprenons est entourée de difficultés présentes. D'autres peuvent être prévues dans l'avenir. Ces difficultés ne nous ont pas fait reculer. Saurons-nous en triompher ? Il y aurait présomption à le promettre. Nous n'osons répondre que d'une chose : c'est d'un dévouement sincère et infatigable aux intérêts généraux du pays. Puissent nous venir en aide, pour l'accomplissement de notre tâche, tous les hommes de cœur, d'expérience et de bonne volonté.

« Ch. Rogier, Ministre de l'intérieur.

« de Haussy, Ministre de la justice.

« d'Hoffschmidt, Ministre des affaires étrangères.

« Veydt, Ministre des finances.

« Baron Chazal, Ministre de la guerre.

« Frère-Orban, Ministre des travaux publics. »

Trois des gouverneurs s'étaient trop ouvertement déclarés hostiles à la politique dont le ministère nouveau poursuivait le succès, pour pouvoir en bonne logique être (page 187) conservés dans leurs fonctions : ils furent non pas révoqués, mais admis à faire valoir leurs droits à une pension de retraite.

Il en fut de même de plusieurs commissaires d'arrondissement arrivés également à l'âge de la pension. Quant à quelques autres - il y avait parmi ceux-là de véritables agents politiques, démission de leurs fonctions leur fut donnée. On ne pouvait pas contester au ministère le droit d'agir ainsi : M. Thonissen, un des démissionnés, l'a reconnu lui-même. La mesure était-elle utile ? Nous en doutons. En tous cas, elle était réclamée instamment par les libéraux, qui estimèrent encore que le gouvernement se conduisait avec trop de modération en cette circonstance. Nous avons trouvé dans maints journaux libéraux des protestations amères contre le maintien en fonctions de personnages politiques notoirement ou secrètement hostiles au cabinet. Nous savons, par les lettres de Firmin Rogier, que le ministère, alors même qu'il eût désiré trancher dans le vif, aurait eu à compter avec les répugnances du Roi.


Le cabinet adopta le 1er septembre un modus vivendi. Celui du 18 avril 1840, que nous avons reproduit à la page 24, a servi de modèle. Mais il y a été introduit quelques petits changements et deux articles ont été ajoutés.

A l'article 1er, les alinéas k et l sont remplacés par un alinéa unique ainsi conçu :

« Les fonctionnaires des départements ministériels au-dessous du grade de directeur ou autre grade équivalent... »

Les articles 6 et 7 ont été assez sensiblement modifiés.

« Art. 6. Les ministres se réuniront au moins une fois par semaine au ministère de l'intérieur et sur la convocation du chef de ce département. La convocation sera faite par écrit autant que possible la veille au plus tard de la réunion. Elle indiquera, s'il se peut, l'objet de la réunion.

« Art. 7. Indépendamment des réunions hebdomadaires, chaque ministre est autorisé à convoquer chez lui des réunions extraordinaires. »

(page 188) Voici enfin les deux articles qui ont été ajoutés - sur lesquels nous appelons l'attention du lecteur :

« Devra être soumise à l'agréation du Cabinet toute mesure administrative, toute publication officielle, qui serait de nature à dessiner fortement la politique ou à engager la responsabilité du Cabinet.

Le Cabinet entend se diriger d'après le principe suivant : pleine liberté de discussion dans le Cabinet, forte unité de vues et de conduite hors du Conseil.


Il ne fut apporté aucune modification essentielle dans les attributions des différents ministres.

Rogier avait cependant songé un instant à réunir de nouveau au département de l'Intérieur l'administration des établissements de bienfaisance qui en avait été distraite en 1832. Nous avons dit (volume II, page 246) que la multiplicité des occupations qui incombaient alors au ministère de l'Intérieur avait été une des causes de cette mesure. Mais depuis quinze ans on avait distrait de l'Intérieur les travaux publics pour en former un ministère spécial, on avait réuni la police et les cultes au département de la Justice, le commerce extérieur avait été annexé au département des affaires étrangères. Il en était résulté un grand allégement dans les occupations du ministère de l'Intérieur, le cercle de son action s'étant rétréci.

D'autre part, s'il fallait s'en rapporter à un travail que Rogier avait demandé à son ami M. Ducpétiaux, inspecteur-général des prisons et des établissements de bienfaisance et que celui-ci lui soumit dès le 14 août, l'expérience n'avait pas démontré suffisamment l'avantage de la réunion de l'administration des établissements de bienfaisance au département de la Justice. Il semblait au contraire qu'il valût mieux revenir au système d'avant 1832 dans l'intérêt des réformes importantes qu'exigeait la condition des classes ouvrières et indigentes et sur lesquelles les diverses écoles économistes attiraient en ce moment (page 189) l'attention du public. Il ne s'agissait plus seulement d'organiser et de réformer la charité administrative, d'améliorer les hospices, les dépôts de mendicité, les maisons d'aliénés, les monts-de-piété, de venir en aide aux enfants trouvés et abandonnés, aux orphelins, aux aveugles, aux sourds-muets.

Il importait encore et avant tout de faire subir à la charité une nouvelle transformation, d'inaugurer le règne de la charité sociale. Ducpétiaux disait :

« Il faut rallier toutes les forces du gouvernement et de la société contre les dangers et les maux qui nous envahissent et nous menacent de toutes parts ; il faut poser franchement et résoudre les grands problèmes du paupérisme, du travail, des subsistances, de la population. Pour embrasser cette tâche immense il est indispensable de perfectionner d'abord le mécanisme administratif, de discipliner les efforts, de distribuer convenablement le travail et de bien définir les attributions. » (Note de bas de page : Il est certain que l'organisation de ce temps-là entraînait parfois de grandes pertes de temps, par suite de double emploi, de défaut d'accord e de confusion d'attributions entre la Justice et l'Intérieur.)

Certes, la tâche était de nature à tenter l'activité généreuse d'un homme comme Rogier. Si l'administration des établissements de bienfaisance était réunie à son département, ce département, par la nature et l'ensemble des branches qui s'y rattacheraient, réaliserait la pensée de l'institution d'un ministère spécial du progrès. S'il n'en portait pas le titre, il en réunirait du moins les conditions essentielles.

Mais tout ne se réduisait pas, quoi qu'en dît l'enthousiaste inspecteur général, à un simple déplacement de fonctionnaires et d'employés et à une augmentation insensible de dépenses. Le ministre de la Justice aurait pu trouver que la part qu'on lui faisait dans le gouvernement était bien restreinte ; et comme il n'avait accepté un portefeuille qu'à son corps défendant, il eût été dangereux de lui fournir une occasion de se retirer.

(page 190) L'état de choses fut maintenu. Qui sait s'il ne faut pas voir là l'origine de la mésintelligence qui a éclaté entre les deux amis de 1830, mésintelligence qui a fini par une rupture politique complète ?


Les réformes étaient dans l'air. Le programme ministériel faisait appel à « tous les hommes de cœur, d'expérience et de bonne volonté » : on répondait à l'appel.

Quelques semaines après sa rentrée aux affaires, Rogier recevait d'un M. Bricoux, de Tournai, sept projets de lois. »Ils laissent sans doute beaucoup à désirer, disait l'auteur, parce qu'ils sont l'œuvre d'un seul homme entièrement abandonné à ses propres forces et cependant j'aime à croire, Monsieur le Ministre, que vous y trouverez quelques idées dont vous pourrez faire profiter le pays. » Un de ces projets traitait de l'assurance forcée sur toutes les propriétés bâties ; un autre de l'établissement d'une banque foncière du trésor. M. Bricoux paraissait tenir beaucoup à ce que Rogier ne fût pas renversé du pouvoir comme en 1841 :

« Soit dans six mois, dans un an, dans deux ans, n'importe, le parti catholique intriguera encore pour vous renverser, mais j'ai un autre moyen tout prêt pour l'arrêter net pour longtemps, lorsqu'il voudra recommencer quelque chose d'analogue au coup d'Etat du Sénat en 1840 ; ce moyen, je suis prêt à le mettre sous vos yeux. » Lequel ?... Rogier ne semble pas le lui avoir demandé. (Note de bas de page : Nous ne savons ni quelle était la profession de M. Bricoux, ni ce qu'il est devenu. Il donne comme adresse à Tournai le n°14 du Luchet d'Antoing. Il avait déjà communiqué à Rogier ses idées sur le défrichement des bruyères en 1846. Il annonçait qu'il travaillait à un projet qui permettrait de détruire radicalement le paupérisme dans toute la Belgique... Un homme universel !)

2. Premiers travaux. Fête de septembre : le concours général et la fête militaire. La cour de Rome refuse d’agréer M. le procureur-général Leclercq comme envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire

La misère des Flandres, tel fut l'objet des premières préoccupations de Rogier. A peine installé, il créa un (page 191) Bureau spécial pour les affaires des Flandres et il lui confia l'étude d'un certain nombre de remèdes auxquels il songeait depuis son voyage au pays flamand (page 140).

Il s'était d'abord proposé de réunir les états provinciaux des deux Flandres pour s'éclairer de leurs conseils. Il renonça à son idée après en avoir conféré avec les amis politiques qu'il comptait dans le pays flamand et spécialement avec l'avocat J.-J. Van Cleemputte, qui lui fit des observations fort sages sur un projet dont la pensée avait « quelque chose de noble et de généreux », mais dont l'exécution pouvait entraîner de « grands inconvénients ». Le programme du ministère portait qu'il n'y aurait aucune aggravation de tarifs douaniers. Mais était-il bien sûr que les conseils provinciaux appelés à délibérer sur la question du paupérisme n'indiqueraient pas le renforcement du système douanier comme un des principaux remèdes à employer ? Un conflit pouvait surgir, qui ferait perdre au cabinet libéral des sympathies précieuses : premier inconvénient. D'autre part, les adversaires de Rogier verraient un aveu d'impuissance dans cet appel aux lumières des autres : ils lui reprocheraient de n'avoir rien su prévoir, de ne savoir rien trouver par lui-même. Et enfin ne devait-on pas craindre de voir les conseils provinciaux sortir de leurs attributions ? En les appelant à délibérer sur des questions qui après tout étaient d'un intérêt général, ne poserait-on pas un précédent qui rendrait difficile la répression des excès de pouvoir dans l'avenir ?

Au lieu de réunir en session extraordinaire les conseillers provinciaux de la Flandre, Rogier créa un comité (page 192) consultatif pour les affaires des Flandres dont il confia la présidence à M. d'Elhoungne et qui, d'accord avec le Bureau spécial, lui soumit une série de propositions tendantes à faire voter par la législature un crédit d'un demi-million pour pourvoir aux besoins les plus pressants des populations flamandes.

L'appauvrissement des Flandres était tel (voir à cet égard le discours prononcé par Rogier à la Chambre des représentants lors de la discussion du crédit) que le Gouvernement en était réduit à demander un pareil crédit pour leur faire en quelque sorte l'aumône du travail.

La cause première de cet appauvrissement, c'était la substitution de la machine au travail manuel. Les Flandres se trouvaient précisément dans la phase de transition de la main-d'œuvre à la mécanique et cette crise industrielle s'était dans les derniers temps compliquée d'une crise alimentaire.

D'ailleurs, si l'on descendait dans les détails, on devait reconnaître que la constitution industrielle des Flandres était vicieuse. Il n'y avait guère qu'une seule espèce de produits ; on y appliquait des procédés qui avaient vieilli et on ne s'attachait pas à fournir à la consommation extérieure les produits qu'elle recherchait. En un mot, au point de vue industriel, les Flandres n'avaient point marché avec le temps. Il eût fallu, par exemple, introduire dans la fabrication des toiles une plus grande variété, depuis la batiste jusqu'à la toile d'emballage. C'est ce que Rogier recommandait, en rappelant par exemple aux industriels que le chargé d'affaires des Etats-Unis lui avait exprimé son étonnement de ne pas voir la Belgique fournir aux Américains une partie des toiles d'emballage dont ils font un si grand usage pour le transport des cotons. Il conseillait également de ne pas se renfermer exclusivement dans l'industrie linière et d'aborder (page 193) résolument la fabrication des tissus de laine, de coton et même des tissus mélangés, qui, dans nombre de localités, donne aujourd'hui de si beaux résultats.

Au point de vue agricole, il était déplorable que les cultivateurs fussent privés des ressources du crédit. C'eût été un grand bienfait pour le paysan flamand qu'il pût garder son lin au moment où il allait être coupé, qu'il ne fût pas si souvent forcé de le vendre par anticipation à des conditions usuraires, ou tout au moins de le réaliser immédiatement après la récolte ; qu'il lui fût loisible de le conserver comme matière première d'une industrie sur laquelle lui et sa famille opéreraient un grand nombre de manipulations successives. L'institution du crédit agricole dont Rogier avait souvent entretenu son ami Michel Chevalier était devenue un de ses objectifs. Il s'efforça d'assurer ce bienfait à la population des campagnes, se rappelant que si l'Ecosse avait pu échapper aux sinistres qui avaient éclaté sur les autres points de la Grande-Bretagne, elle le devait à ses petites banques, à ses banques agricoles.

Les campagnards avaient beaucoup de peine à se procurer de l'argent. Le crédit tel qu'il existait dans les villes, leur était complétement fermé et l'on ne pouvait espérer de le mettre à leur portée que moyennant certaines modifications dans les lois qui régissaient la propriété et le système hypothécaire.

Voilà les principales questions que Rogier proposa à l'étude du Bureau spécial qui fonctionna sous ses yeux.

Dans des circulaires et des instructions envoyées à ses agents en province, Rogier indiquait en matière d'agriculture des innovations aussi utiles qu'en matière industrielle. Aux cultivateurs comme aux manufacturiers flamands, il conseillait de varier autant que possible leurs cultures, afin d'étendre la consommation. « En agriculture, disait-il le 4 décembre 1847, rien n'est à dédaigner. Tels petits (page 194) produits qui, pris isolément, peuvent paraître avoir un côté ridicule, prennent de telles proportions par la consommation, par la richesse qu'ils amènent dans un pays, qu'on cesse bientôt de les regarder comme ridicules. » Il engageait le cultivateur à s'occuper davantage du jardinage, pour apporter dans les Flandres une nouvelle source de production, une nouvelle source de prospérité.

Son attention s'était portée également sur l'insuffisance de notre mouvement maritime. Il constatait avec tristesse que les Flamands s'éloignaient chaque jour davantage de cette mer qui était jadis pour le pays une source de richesses. Il travailla dès lors à développer de plus en plus l'esprit maritime dans les Flandres : l'idée de la création d'une école de mousses était déjà dans sa tête. Il voulait que la pêche et le cabotage prissent un essor nouveau, en même temps qu'il recherchait les moyens de procurer des débouchés à nos producteurs par la création d'une société d'exportation.

Il appartenait à celui qui avait organisé la première exposition des œuvres de l'art et de l'industrie, d'agrandir son projet par une exposition des produits agricoles. Le 2 septembre, les gouverneurs des provinces furent invités à faire savoir aux habitants de toutes les communes que l'agriculture participerait cette fois aux fêtes de l'indépendance nationale. Il fut fait appel à toutes les associations agricoles ou horticoles, aux directeurs des établissements publics ou privés, subsidiés par l'Etat, pour faire réussir l'essai que tentait le Gouvernement.

Le croirait-on ? certains journaux cléricaux qui s'attribuaient volontiers le monopole de la défense des intérêts ruraux, essayèrent de déverser le ridicule sur Rogier. Entre autres, L'Ami de l'Ordre de Namur écrit :

(page 195) « L'idée est absurde, ridicule, à faire fouetter un enfant et enfermer un adulte à Gheel. Le ministère s'empare de cette idée ; il la caresse parce qu'elle est absurde. Il se l'approprie parce qu'elle est ridicule. Il la médite parce qu'elle est impossible. »

A quoi un journal français (car ce fut la presse étrangère qui releva le plus vertement ces sottes critiques), le Moniteur de la Propriété, répondait : « Le nouveau ministère belge débute dans son administration par un acte qui lui conquerra les sympathies de toute la population agricole. Voilà un bel exemple : notre ministère français voudrait-il l'imiter ? »>

Ce premier essai tenté par Rogier réussit au delà de toute attente. Trois semaines avaient suffi pour réunir de tous les points de la Belgique une collection de produits non moins remarquables par leur richesse propre que par leur variété.

L'exposition comprenait quatre sections : 1° Céréales, lin, chanvre, colza, houblon, tabac, pommes de terre, plantes fourragères, arbres fruitiers, graines de plantes légumineuses, racines, garance, etc. ; 2° Beurre, fromage, miel, cire, laine, soie, instruments aratoires, engrais ; 3° Fruits et légumes ; 4° Horticulture. Elle réunit près de 800 exposants.

Rogier eut le droit de dire au Roi, qui l'ouvrit le 24 septembre, qu'elle était la base fondamentale d'une institution « qui prendrait racine aux entrailles du pays. »


Sur la proposition de deux de ses membres qui avaient pris part aux journées de septembre 1830, le Cabinet avait décidé de donner désormais plus d'éclat aux fêtes anniversaires de l'indépendance nationale. Rogier, outre l'exposition agricole, prépara une solennité professorale, une espèce de revue du corps enseignant à l'issue de la (page 196) distribution des prix du Concours Général. Chazal organisa une fête militaire. Il y avait un intérêt de premier ordre à faire pressentir aux professeurs ce que le libéralisme comptait faire pour lui ; il n'y en avait pas un moindre à montrer à l'armée qu'on l'avait trompée en lui disant qu'elle n'avait à attendre du libéralisme que des misères.

Une note émue et toute personnelle caractérise le début du discours par lequel Rogier ouvrit, le 25 septembre, la distribution des prix de ce Concours Général qui était son œuvre :

« Il y a sept ans à pareil jour, parlant à cette même place, devant un auditoire que j'espère retrouver le même, je vous entretenais de l'excellence des études classiques et j'exaltais les avantages du commerce avec les grands écrivains de l'antiquité. Si j'aborde aujourd'hui d'autres questions, ce n'est pas que j'entende donner raison aux préjugés qui, de nos jours, voudraient considérer les trésors de l'antiquité comme une valeur morte ou de faux aloi. Pour ceux à qui il est donné de retremper souvent leur esprit à ses pures inspirations, l'antiquité restera toujours, je ne dirai pas seulement la source du beau style, ce serait trop peu, mais le solide creuset, le noble miroir des vertus fortes, des grandes actions et des grands caractères... L'opinion que j'exprimais il y a sept ans n'a pas changé. Je la crois toujours vraie et je n'y renonce pas, non plus que je renonce, messieurs, aux souvenirs personnels que j'évoquais à la même époque et que j'ai conservés toujours présents. Si, à mon avis, il faut continuer de faire une large part aux études classiques dans le programme de notre enseignement moyen, ce serait, d'un autre côté, aller à l'encontre des besoins et de l'esprit de l'époque que de ne pas chercher à établir sur les bases les plus larges et les plus populaires l'enseignement qui convient le mieux à l'immense majorité de la société. Je veux parler de l'enseignement professionnel. »

Nous avons, dans le premier volume de cet ouvrage (p. 67-69, 106-107), montré que Rogier regrettait, au sortir du collège, les lacunes scientifiques de l'éducation dite classique, et que dans maints articles du Mathieu Laensbergh il se préoccupait de l'instruction qu'il conviendrait de donner au jeune homme qui se destine au commerce. Ces préoccupations se retrouvent dans son discours de 1847, où il fait siennes « pour cause d'utilité publique » des idées très sages qu'avait exprimées quelque temps auparavant sur ce sujet un homme d'école des plus distingués, M. Loppens, professeur à l'institut industriel de Gand.

La création du Concours Général avait été un grand bien pour l'instruction publique. Avant 1840 il n'y avait pas de lien commun, pas de règle commune entre les établissements d'enseignement moyen. Depuis, les professeurs s'étaient sentis touchés par une main amie ; les établissements s'étaient sentis rattachés à l'Etat par un lien plus intime. Au découragement avait succédé la confiance ; la règle ayant pris la place de l'anarchie, l'unité avait été ramenée dans les études et leur niveau s'était relevé. Mais Rogier reconnaissait qu'il restait encore beaucoup à faire. La constitution du corps professoral lui paraissait une des grandes faiblesses de l'enseignement laïque. Il n'y avait pas même, disait-il, de corps professoral...

«.. . Nous n'avons pas de corps professoral et nous n'en aurons pas aussi longtemps que le professorat ne sera pas chez nous ce qu'il doit être, c'est-à-dire une profession publique, comme l'est par exemple celle des armes, une carrière à laquelle on se prépare avec garantie d'y trouver place, dans laquelle un avancement hiérarchique sur une échelle assez étendue soit assuré, et au bout de laquelle le professeur puisse espérer, après de longs services rendus au pays, ce que les anciens ont si bien exprimé dans leur noble et simple langage : otium cum dignitate. »

Il annonçait qu'une loi pourvoirait à cette grande lacune, mais qu'en attendant le gouvernement allait prendre des mesures pour organiser, sur le modèle des écoles des mines et du génie civil annexées aux universités de l'Etat, des cours spéciaux où se formeraient les futurs professeurs de l'enseignement moyen. Les cours normaux, les (page 198) futures écoles normales supérieures de Liège et de Gand, furent institués en effet six semaines plus tard (arrêté royal du 2 novembre).

La fin du discours de Rogier présenta un intérêt tout particulier. Les professeurs de l'enseignement moyen avaient organisé un Congrès qui n'était pas accueilli par tous les organes de la presse belge avec une égale sympathie. Au lieu de se féliciter de voir s'établir entre tous les membres du corps enseignant des rapports intimes et fréquents qui leur permettraient d'arriver à un esprit de corps, à une unité de vues qui ne pouvait qu'être favorable à l'instruction publique, certains esprits étroits critiquaient amèrement le Congrès. Et cela se passait à l'heure où le Congrès économiste et le Congrès pénitentiaire tenaient à Bruxelles leurs assises internationales. Rogier protesta contre ceux qui voulaient refouler en quelque sorte les professeurs dans l'individualisme :

« Loin de craindre les effets de leur contact et de leur réunion, il faudrait plutôt les exciter à la communauté et à la fréquence des rapports ; au lieu de les renfermer dans les préoccupations de l'individu ou de la famille, au lieu d'éteindre en eux toute velléité d'initiative, il faudrait les encourager à méditer, à deviser plus souvent entre eux sur les intérêts généraux de l'enseignement. »

Est-ce qu'il avait, moins que tout autre ministre, le sentiment des droits de l'autorité ? Voulait-il sacrifier « la discipline académique » ? Assurément non : mais s'il entendait « la maintenir en tout ce qu'elle a d'utile et de (page 199) nécessaire », il repoussait la pensée « d'asservir à de puériles et nuisibles entraves le corps professoral ». La dignité du professorat ne pouvait que gagner à des réunions comme celle dont on s'effrayait sottement. Rogier qui avait un haut sentiment de cette dignité, Rogier qui n'aimait pas la liberté pour lui seul et qui croyait à l'avenir de l'enseignement moyen officiel, terminait par ces paroles superbes un discours que nos anciens accueillirent par des applaudissements enthousiastes :

« Ayons confiance dans les professeurs, ils reprendront confiance en eux-mêmes et nous les relèverons à leurs propres yeux. Quand nous ouvrons à tous les peuples étrangers une libre tribune où viennent s'entrechoquer toutes les opinions, se débattre les questions les plus hautes et les plus formidables de la science moderne, quand nous offrons un tel spectacle à l'Europe, nous fermerions à l'élite de nos intelligences la libre voix de la discussion ! Cela répugne au bon sens, cela répugne à la justice ! Cette entrave doit tomber. Elle tombera. La sagesse du corps professoral fera le reste. N'oublions pas que nous avons l'honneur de vivre dans un pays d'examen et de discussion, et qu'il est assez sage et assez fort, notre beau pays, pour porter sans inconvénient beaucoup de liberté. »

Quelques heures après, dans un banquet du corps enseignant dont il avait accepté la présidence avec empressement et auquel assistaient les autres ministres - comme ils avaient assisté tous à la distribution des prix... ô tempora ! - Rogier s'écriait, aux acclamations des représentants des universités et des collèges subventionnés par l'Etat :

« Je n'ai pas des promesses du matin et des promesses du soir. Dans la mesure de mes forces, j'accomplirai mes « engagements » du matin. Je bois à l'« union » fraternelle des professeurs. >>

Les « engagements » ont été accomplis. L' « union », il n'a pas tenu à Rogier qu'elle ne devînt une vérité.


(page 200) La fête militaire clôtura brillamment les solennités de septembre 1847.

Des manœuvres de guerre qui avaient pour objectif l'attaque de Bruxelles, le passage de la Woluwe et la défense du plateau de Linthout, tout en étant d'une réelle utilité pour les troupes, procurèrent au public les impressions émouvantes d'un combat et lui permirent d'admirer l'intelligence et l'ardeur de notre jeune armée.

Le général Chazal avait prédit un grand succès et il n'avait rien négligé pour que cette prédiction se réalisât. Le 20, il écrivait à Rogier du camp de Beverloo d'où devaient partir les troupes assaillantes :

« Soyez certain que notre armée nous fera honneur : les hommes du métier qui verront nos troupes seront très étonnés et crieront merveille... Nos adversaires ont toujours dit à l'armée : « Si les libéraux étaient au pouvoir, votre existence serait compromise ; ces gens-là vous craignent et veulent vous réduire à rien ; ils ne vous comprennent pas. » Il faut détruire cette impression. Ce sera très facile, car l'armée a plus de sympathie pour nous que pour eux. Elle est libérale de cœur, et si elle voit que nous lui portons intérêt, elle nous soutiendra de ses vœux et de l'influence de son opinion qui percera et se répandra dans l'intérieur de mille familles. L'armée ne manifeste aucune opinion, mais chacun des membres qui la comprend a son opinion individuelle qu'il exprime dans sa famille, à ses amis... »


(page 201) L'écho des fêtes était à peine assoupi, que le bruit courut que la cour de Rome venait de donner une marque d'hostilité flagrante au nouveau ministère, en refusant d'agréer M. le procureur général Leclercq pour envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire.

Un sentiment d'incrédulité accueillit tout d'abord cette nouvelle. Le moyen de croire à cette hostilité de la part du nouveau chef de l'Eglise, dont tout le monde vantait l'esprit pacifique et proclamait les instincts libéraux ! Au banquet des Economistes du 17 septembre, un toast porté par M. J. Bartels à Pie IX, au pontife ami de la liberté, avait été universellement acclamé. C'est en réponse à ce toast que le colonel Thompson s'était écrié : « Comme descendant des protestants les plus protestants, je ne puis laisser échapper l'occasion de vous déclarer avec quelle espérance nous avons vu en Angleterre les nobles entreprises du nouveau potentat de l'Italie ; quand nous voyons Pie IX prendre en main tous les intérêts du genre humain, nous sommes tous papistes. » Si tout le monde, catholiques et juifs, protestants et libres-penseurs, préconisait la tolérance du souverain Pontife, pouvait-on croire qu'on ne voulût pas à Rome d'un homme aussi digne, aussi sincère catholique que M. Leclercq, uniquement parce qu'il tenait son mandat des libéraux ? Il en était ainsi cependant.

Déjà, à la date du 8 septembre, Rogier avait été prévenu par le département des affaires étrangères que la cour de Rome ne paraissait pas mettre un grand empressement à accepter M. Leclercq. Une lettre de M. le secrétaire général Materne, remplaçant le ministre en congé, disait que Mgr de Marsan, le successeur de Mer Pecci à la nonciature, s'était rendu au ministère pour annoncer qu'on lui avait mandé de Rome l'accusé de réception de la (page 202) dépêche annonçant la nomination de M. Leclercq sans plus.

Dans les sphères ministérielles, il est reçu qu'il ne faut s'étonner de rien et que des circonstances purement accidentelles peuvent et doivent au besoin expliquer tout. Donc, on n'attacha tout d'abord au ministère des affaires étrangères aucune importance à un retard qui n'avait peut-être d'autre cause qu'une négligence administrative. Rien ne pouvait faire prévoir au chef du cabinet la lettre suivante (du 13 septembre) :

« Très confidentielle.

« Mon cher Ministre,

« Les affaires de Rome se compliquent. Mgr de Saint-Marsan vient d'avoir avec moi une très longue conférence. Il m'a annoncé, vu l'absence de M. d'Hoffschmidt, qu'il avait reçu hier des nouvelles du Saint-Siége et qu'il en résultait que la désignation de M. Leclercq dans les circonstances actuelles ne paraissait pas offrir au Pape des garanties suffisantes. Le Nonce a ajouté que cette déclaration, qu'il regrettait de devoir transmettre, était conçue en termes formels. Je me suis permis de signaler à S. Exc. tout ce qu'avait de grave une semblable détermination. J'ai fait observer qu'elle était de nature à rendre plus vives que jamais nos querelles intérieures ; qu'on ne manquerait pas de l'attribuer aux efforts et aux intrigues de l'opinion catholique. J'ai rappelé que cette opinion en 1841 portait sur le pavois l'homme qu'elle semble poursuivre en ce moment : j'ai engagé mon interlocuteur à relire pour s'en convaincre les journaux et les discussions parlementaires de 1841. Bref, j'ai exposé de mon mieux, avec toute la mesure possible, et en les présentant comme idées personnelles, les considérations que j'ai cru les plus propres à frapper l'esprit de Mgr de Saint-Marsan.

« Vous voyez que cet incident prend d'assez grandes proportions. Le Nonce ne m'a ni montré ni lu sa dépêche. Il m'en a donné, m'a-t-il dit, la substance.

« Tout à vous de cœur,

« Ct. Materne. »

(page 203) On avait essayé alors, sans succès, dans les journaux catholiques, de mettre M. Leclercq en opposition avec Rogier et Lebeau.

La plus grande discrétion fut observée pendant une dizaine de jours sur cet incident pénible. On espérait pouvoir arranger toutes les difficultés. Mgr de Saint-Marsan répondait par le non possumus traditionnel. L'affaire s'ébruita.

La décision, assurément inattendue, de la Curie romaine provoqua de l'indignation chez les amis - et ils étaient nombreux - de M. le procureur général Leclercq, en même temps qu'un réel sentiment de tristesse chez les catholiques sincères. (Note de bas de page : M. De Brouwer-Vanderghote, un des catholiques brugeois les plus considérés, écrivait le 7 octobre à L'Indépendance : «... M. Leclercq a été indignement calomnié auprès du Saint-Père par des hommes qui s'appellent catholiques et qui prétendent se faire passer pour les organes de nos sentiments et de nos intentions... Le devoir de toute la presse catholique serait de se lever comme un seul homme pour vouer au mépris les auteurs de la calomnie, quels qu'ils soient... Il serait déplorable de leur accorder l'impunité du silence par des motifs de déférence pour n'importe qui... »)

Quant à M. Leclercq, aussitôt qu'il avait eu connaissance du refus, il s'était décidé, sans attendre des explications ultérieures de Rome, à renoncer à la mission que le Cabinet lui avait offerte de la part du Roi. Dans une lettre des plus dignes à M. d'Hoffschmidt, il disait :

« Il reste officiellement vrai que ma nomination n'est pas agréée, et cela pour des motifs tout personnels, injurieux à mon caractère, et formellement énoncés sans qu'on se soit auparavant enquis avec les formes convenables de ce qu'il pouvait y avoir de vrai ou de faux dans ces motifs...

« Il n'y avait pour moi que deux partis à prendre : renoncer immédiatement à la mission que j'avais acceptée, tout en protestant hautement contre l'injure faite à mon caractère ; ou attendre qu'après les explications à intervenir entre le gouvernement belge et la cour de Rome, lorsque la communication demandée aura été accordée ou déclinée, ma personne se trouve justifiée de toute imputation et agréée par ce motif, ou simplement agréée par des considérations politiques ou d'égards pour le Roi, ou itérativement non agréée.

« Ce dernier parti, Monsieur le Ministre, je ne puis le prendre. Un homme qui se respecte, qui n'a jamais eu à se reprocher et à qui l'on (page 204) n'a jamais eu à reprocher rien qui pût le rendre indigne d'être reçu partout, ne peut, sans se déshonorer, descendre à se justifier où à se laisser justifier là où il ne doit aucun compte de ses actions. Il ne pourrait non plus, sans se déshonorer, après un refus de la nature de celui qu'on vous a notifié officiellement, accepter une agréation fondée sur des motifs étrangers à sa personne, ou s'exposer à un nouveau refus, plus injurieux encore que le premier, parce qu'il paraîtrait plus réfléchi.

« Mon honneur, Monsieur le Ministre, est mon bien le plus précieux ; il ne m'appartient pas à moi seul, il appartient non moins à mes enfants qu'à moi, et j'oserai ajouter que dès qu'il s'agit de servir ma patrie, il lui appartient également. Je ne ferai donc rien qui puisse y porter la moindre atteinte, et dès lors il ne me reste qu'un seul parti à prendre : c'est de renoncer, dès à présent, sans explication ultérieure avec la cour de Rome, à la mission que vous m'avez offerte de la part du Roi, et de protester hautement et de toutes les forces de mon âme, contre ce que contient d'injurieux pour moi le refus qui vous a été notifié au nom de cette cour...

« ... Le Saint-Père a été indignement trompé par d'infâmes calomniateurs et sa grande âme me comprendrait s'il pouvait lire ces lignes. J'eusse été heureux d'être le représentant du Roi des Belges auprès de Sa Sainteté, mais je serais indigne d'une pareille mission, si j'avais pu hésiter à m'y refuser après ce qui vient de se passer... »

Ceux des organes du parti catholique qui cherchèrent à expliquer, sinon à justifier, le procédé blessant du Vatican, épiloguèrent sur l'inobservation par le cabinet belge des règles usitées en pareille matière.

Or, une note fournie à Rogier par le ministère des affaires étrangères établit que l'on ne s'était pas écarté des précédents. Voici cette note, qui est de la main de M. Materne :

« Le 5 juillet, M. Dechamps annonça à notre légation à Rome le choix probable de M. Vander Straeten-Ponthoz.

« Le 7 juillet la nomination fut signée par le Roi et elle fut publiée dès le lendemain dans le Moniteur.

« L'adhésion de la cour de Rome au choix de M. Vander Straeten ne put arriver à Bruxelles que postérieurement à cette publication. Il est à remarquer que le fait même de la nomination ne fut pas annoncé officiellement à la cour de Rome.

(page 205) « Il y a quelques mois, le cabinet de Munich nous a notifié la nomination de M. d'Abel au poste de ministre à Bruxelles.

« Peu de jours après, il nous a notifié la substitution de M. de Marogna à M. d'Abel. Nous n'avons été consultés préalablement ni sur l'un, ni sur l'autre de ces choix. »

Mgr de Saint-Marsan, sur les vives instances du Cabinet, avait fini par lui communiquer cet extrait de la dépêche du gouvernement pontifical :

« Tout bien considéré, il a été facile à Sa Sainteté de décider que, dans les circonstances graves où elle se trouve, elle ne pouvait en aucune manière accepter comme ministre de la Belgique que des personnes qui auraient offert, par leurs antécédents, beaucoup plus de garanties que celles que lui offre M. Leclercq. »

Que répondre à un refus d'agréation motivé sur des objections personnelles présentées sous une forme aussi vague, et s'appliquant à un des hommes les plus honorables et les plus considérés du royaume ? Si la cour de Rome avait au moins précisé ce qui lui paraissait laisser à désirer dans les antécédents de M. Leclercq, et ce qui pouvait manquer aux garanties qu'il présentait !

Puisque la cour de Rome se refusait, sans autre explication, à agréer un ancien ministre, l'un des magistrats éminents du royaume, un homme aussi distingué par ses talents qu'honorable par son caractère et dont la vie irréprochable et les opinions essentiellement sages et modérées lui avaient mérité les sympathies générales, le Cabinet n'avait qu'une résolution à prendre : c'était de ne proposer personne d'autre pour le poste d'envoyé extraordinaire à Rome. Le souci de sa dignité lui commandait cette résolution : il la prit. Mgr de Saint-Marsan qui en fut informé le 28 septembre, écrivit le lendemain que « le Saint-Père l'apprendrait avec un sensible regret. »

La lettre du Nonce se terminait ainsi :

« L'attachement sincère et les profonds sentiments d'estime de (page 206) Sa Sainteté pour l'auguste personne du Roi, sa cordiale et toute paternelle bienveillance pour la Belgique, doivent lui faire vivement désirer que cette vacance et les pénibles circonstances qui l'ont occasionnée ne se prolongent pas longtemps. »

« Les pénibles circonstances.. » ? était-ce l'avènement du cabinet libéral ? était-ce certaines intrigues belges qui avaient fait commettre à la Curie romaine un acte tout à la fois malveillant et maladroit ?

Quoi qu'il en soit, la droite parlementaire n'osa pas l'approuver. Lorsque, au début de la session de 1847-1848, l'incident fut porté à la tribune, elle se contenta de dire qu'on aurait dû négocier pour faire accepter M. Leclercq. (Note de bas de page : Il n'y a pas un mot de ce grave incident dans l'ouvrage de M. Thonissen. Pas un mot non plus de la crise ministérielle de deux mois.)

3. Le discours du trône (novembre 1847). Déplacements et révocations

L'avant-veille de l'ouverture de la session législative de 1847-1848, Rogier reçut la lettre suivante :

« Mon cher Monsieur,

« Le Roi me charge de vous communiquer différentes observations sur le projet de discours d'ouverture que vous avez soumis à S. M. Le paragraphe relatif au différend qui s'est élevé avec la Cour de Rome a paru au Conseil susceptible de quelque modification. Le Roi adopterait volontiers la rédaction suivante :

« Un incident est survenu dans nos rapports avec la Cour de Rome. Des explications vous seront données sur ce fait qui a occupé l'attention publique. »

« Cette rédaction ne diffère presque en rien de celle qui a été proposée au Conseil.

« Le Roi a remarqué que le discours ne faisait aucune mention de la Société d'exportation. S. M. verrait avec plaisir qu'il en fût dit quelque chose.

(page 207) « Les paragraphes suivants n'ont donné lieu à aucune objection jusqu'à celui qui est relatif à la situation du trésor.

« Quant à ce paragraphe, le Roi vous fait observer en thèse générale qu'il y est parlé de l'état des finances d'une manière plus alarmante que la réalité ne le comporte. Les fonds publics de l'Etat belge sont déjà fort dépréciés, eu égard à leur solidité réelle. N'est-il pas dangereux de donner de notre position financière une idée aussi désavantageuse que cette partie du discours ne peut manquer de le faire ? D'après les termes de ce paragraphe, on doit supposer que l'équilibre est loin d'exister ; et cependant quelques lignes plus loin, il est parlé de la nécessité de conclure un emprunt. Quand on emprunte, on doit s'efforcer de relever et non de détruire son crédit. Le Roi est donc d'avis que tout ce paragraphe, jusqu'aux mots « sagement administrés », devrait être changé, en ce sens que l'on donnât à comprendre, ce qui est de toute vérité, que la nécessité de trouver de nouvelles ressources résulte plutôt de dépenses futures à couvrir que d'un arriéré à combler. Les observations qui ont été faites au sein du Conseil relativement à l'emprunt, et à ce qu'il convenait d'en dire, ont paru au Roi fort judicieuses.

« Le Roi ne saurait admettre tel qu'il est le paragraphe relatif à l'instruction publique. « L'instruction publique dans toutes les directions... Cette grave matière qui comprend la civilisation... » Ces phrases paraissent à S. M. devoir être modifiées quant à la rédaction, et ne lui offrent pas un sens clair et correct. Ce ne sont là, au reste, que des détails de forme. Mais, quant au fonds, le Roi voudrait s'exprimer sur ce point d'une manière beaucoup plus générale. Le gouvernement n'a nul besoin de répéter ici sous une nouvelle forme ce qui a été dit catégoriquement dans le programme ministériel. Il est de l'essence d'un discours royal d'éviter d'entrer, pour ainsi dire, au cœur des discussions politiques. Le Roi serait d'avis de se borner à dire que les mesures qui doivent compléter l'organisation de l'instruction publique seront présentées aux Chambres.

« Le Roi désire que le paragraphe suivant soit également modifié et rédigé à peu près comme suit :

« Des propositions vous ont été annoncées qui auront pour objet de modifier en certains points notre législation communale et électorale. »

Est-il possible en effet que le Roi déclare que l'expérience lui a démontré la nécessité de modifier la loi communale en ce qui concerne la nomination des bourgmestres ? Pour que l'expérience eût rendu cette nécessité évidente pour le Roi, ne faudrait-il pas que l'expérience en eût été faite, ou que l'inutilité de la faculté que la loi lui donne, et l'avantage de renoncer à cette faculté eussent été prouvés (page 208) plus amplement qu'ils ne peuvent l'être ? Ce qui importe uniquement ici, c'est d'annoncer la présentation des lois.

La première partie du paragraphe final paraît au Roi suffire pour invoquer le concours loyal, sincère et complet de la Représentation. Les dernières lignes, à partir des mots fort de l'opinion, pourraient, dans l'opinion du Roi, être supprimées sans inconvénient.

« Mille compliments affectueux,

« Jules Van Praet.

« Dimanche, 7 novembre 1847. »

Nous n'avons pas retrouvé le manuscrit du projet que Rogier avait soumis au Roi, après avoir délibéré avec ses collègues.

Mais il suffit de lire (Annales Parlementaires, séance du 9 novembre) le discours prononcé par le Roi, pour s'apercevoir que, sur plusieurs points, les désirs qu'il avait fait exprimer par M. Van Praet ont été satisfaits.

Le discours est conçu dans la note sage et mesurée de la circulaire aux gouverneurs. Tel est l'avis de tous les écrivains politiques, même des polémistes cléricaux de notre temps (qui estiment, il est vrai, que le ministère du 12 août ne s'en est pas tenu à ses déclarations).

Nous reviendrons là-dessus.

Les organes du parti catholique engageaient la droite à ne pas entamer une discussion à propos du discours du trône et de l'adresse qui, rédigée par MM. Lebeau, de Brouckere, Dolez, Osy, Le Hon, d'Elhoungne, c'est-à-dire par les représentants le plus autorisés des divers groupes de la gauche, provoquait nettement un vote de confiance dans le Cabinet et dans la politique qu'il (page 209) inaugurait. Il semblait qu'ils voulussent, à la faveur d'une équivoque, tromper l'opinion sur la véritable situation des partis. (Note de bas de page : L'union libérale inspira également le choix du bureau dans les deux Chambres. La présidence et les deux vice-présidences à la Chambre des représentants furent données à MM. Liedts, Verhaegen et Delfosse. Au Sénat, M. Dumon-Dumortier fut élu vice-président ; les libéraux et les catholiques avaient été unanimes à reporter M. De Schiervel à la présidence.)

(page 209) Les journaux libéraux au contraire réclamaient vivement la discussion. Ils disaient avec raison que, comme tout ministère quelconque, le cabinet avait besoin de savoir où étaient ses amis, où étaient ses adversaires. Pourquoi d'ailleurs ne pas porter franchement devant les Chambres les questions qu'on débattait autour d'elles ? Certes, l'opposition ne manquait pas de griefs, s'il fallait en croire ses organes : les critiques et les attaques se succédaient sans interruption dans leurs colonnes. On s'en prenait à la fois à l'origine du ministère et à ses principes. Il fallait que le Parlement dît s'il partageait les opinions que Rogier et ses amis avaient pour mission de faire prévaloir. Le ministère avait le droit de le savoir.

La droite parlementaire sembla vouloir tout d'abord se dérober, comme le lui conseillaient ses amis. Au commencement de la discussion du projet d'adresse, M. de Theux déclara que son parti ne présenterait aucun amendement au projet, qu'il ne voterait contre aucun paragraphe, qu'il se contenterait de s'abstenir. (Note de bas de page : Au Sénat, toute la droite, sauf M. Cassiers, avait fait plus : elle avait voté le projet d'adresse qui n'était pas moins explicite que le discours du trône.)

Il est fort probable que l'incident Leclerq gênait beaucoup la droite. Dans ses rangs, il y avait plus d'un membre, M. De Decker entre autres, qui blâmait la nomination de M. Vander Straeten-Ponthoz faite par le cabinet démissionnaire et qui surtout reprochait à la Curie romaine sa conduite vis-à-vis de l'honorable procureur général de la cour de cassation. M. de Theux ne paraissait pas non plus tenir beaucoup à un débat sur les démissions et les révocations de fonctionnaires, car Rogier pouvait invoquer des précédents embarrassants.

(page 210) Le projet d'adresse allait donc être voté presque sans débat. Rogier s'en étonne :

« Croyant trouver dans cette Chambre le reflet de ce qui se dit au dehors, je m'attendais à voir partir des bancs qui sont en face de moi, quelques attaques virulentes contre les actes, contre la politique du cabinet nouveau. Loin de là... M. de Theux nous dit qu'il n'y a pour l'opinion qu'il représente d'autre parti à prendre que l'abstention. Cette situation est nouvelle. Cache-t-elle quelque arrière-pensée ? Je ne veux pas le dire, je ne veux pas le croire : l'avenir pourra nous éclairer. »

Il recourt au persiflage - il y est maître souvent - pour exciter au combat des adversaires qui reculent :

« On a dit de l'opinion que nous avons en présence de nous qu'elle était morte. Accepte-t-elle cette condamnation ? Cette opinion est-elle en effet morte ? Avant de célébrer ses funérailles, on nous permettra d'observer quelque délai légal et moral, car il ne nous est pas démontré encore que l'envie de renaître ne puisse pas lui reprendre, si pas aujourd'hui, demain, après-demain, bientôt. Il ne faut pas qu'à la suite d'une première défaite, un parti tout entier crie au sauve-qui-peut et se déclare anéanti. »

Pour la sincérité du gouvernement représentatif, il faut des partis. Rogier disait qu'il attendait de la Chambre de l'opposition vive :

« Un gouvernement, quel qu'il soit, a besoin d'opposition contre lui. Il en a besoin comme d'un frein, quand il veut marcher trop vite. Il en a besoin comme d'un stimulant, quand il ne veut pas marcher du tout. Voilà les services que l'opposition peut rendre dans le gouvernement représentatif et j'attends de mes honorables adversaires qu'ils rendront comme opposition ce service à leur pays. »

Il était difficile pour des soldats belliqueux comme MM. Malou, de Mérode et Dechamps de ne pas relever le gant. Mais quelque amertume qu'il y eût dans leurs discours, et quelque vives que fussent les ripostes du chef du cabinet, de M. Le Hon, de Lebeau, de M. Frère (qui fit ses premières armes de façon à montrer que Rogier avait été bien inspiré en se l'adjoignant comme collaborateur), la plupart des membres de la droite adoptèrent le système d'abstention recommandé par M. (page 211) de Theux et que M. Malou qualifiait d' « expectante bienveillance ». Le paragraphe de l'adresse qui renfermait une déclaration catégorique de confiance dans le cabinet fut adopté par 64 voix contre une (M. Cogels) et 24 abstentions. Parmi les 64 figuraient MM. de Decker, de Haerne, T'Kint de Naeyer, Vilain XIIII et Wallaert. Il n'est pas interdit de croire que la perspective d'une dissolution, qui aurait fait subir de nouvelles pertes aux catholiques le succès est contagieux - aura contribué à dicter aux chefs du parti cette attitude expectante où des publicistes n'ont voulu voir que de la modération. N'oublions pas de constater que le paragraphe de l'adresse relatif à l'incident Leclercq fut, après des explications assez embarrassées de M. Dechamps (le ministre qui avait signé la nomination de M. Vander Straeten-Ponthoz) voté par 95 voix contre une (M. de Mérode).


Un regain d'ardeur vint à quelques-uns des députés lors de la discussion du budget de Rogier. L'intervention trop active et trop prépondérante du clergé dans l'enseignement primaire au temps de MM. Nothomb et de Theux (spécialement dans l'affaire Willequet, de Renaix) provoqua un échange d'explications très vives entre eux et la gauche.

On crut un moment à une bataille en règle quand, à la séance du 13 décembre, des explications furent demandées à Rogier sur la mise à la retraite de M. d'Huart, gouverneur de la province de Namur. L'orage s'apaisa vite. Il fut décidé que la correspondance échangée entre le ministre et M. d'Huart serait publiée.

Exposons l'affaire. Elle en vaut la peine ; elle a occupé la presse pendant plus d'un mois.

M. d'Huart avait adhéré au programme du 12 août. Dans sa lettre du 13 à Rogier, il déclarait y trouver (page 212) « l'expression d'idées modérées, d'intentions calmes » ; la doctrine de l'indépendance du pouvoir civil indiquée comme base essentielle de l'administration nouvelle lui paraissait « ne comporter rien que de très conciliable avec ses principes politiques et administratifs ».

Le 6 septembre, M. d'Huart n'est plus du même avis, parce que quelques commissaires d'arrondissement ont été révoqués, parce que celui de Namur a été déplacé, et il prend texte de ce fait pour critiquer le gouvernement. Il savait cependant bien, dès le 12 août, par le Moniteur qui avait fait connaître la composition du cabinet libéral, que trois gouverneurs étaient remplacés et qu'il s'en suivrait des déplacements et des révocations de commissaires d'arrondissement. Sa lettre du 6 septembre semble un prétexte à dissentiment, beaucoup plus qu'un motif sérieux de conflit avec le gouvernement.

Rogier lui répond immédiatement (lettre du 7), sur un ton dont la fermeté et la dignité n'excluaient pas la courtoisie, « qu'il ne lui a pas demandé sa manière de voir sur des mesures qui ont été prises en dehors de son ressort administratif » et qu'il « aime à croire que sa dépêche du 6 a été la suite d'un premier mouvement irréfléchi ».

M. d'Huart (10 septembre) persiste dans sa critique du 6 « Des doutes sérieux sont nés dans mon esprit sur la nécessité de la mesure prise à l'égard des commissaires d'arrondissement, sur sa conformité à la partie du programme qui promet une administration exempte de réaction, bienveillante et juste pour tous, sans distinction d'opinion politique. Le devoir du fonctionnaire est d'exprimer franchement et spontanément sa pensée... » La lettre se termine ainsi : « Si cette manière de voir n'est point partagée par vous, monsieur le ministre, vous prendrez telle résolution que vous jugerez convenir. »

Le ministre n'hésite pas à prendre la résolution que M. d'Huart semble provoquer. Vingt-quatre heures après avoir reçu la dépêche du 10 septembre, Rogier réclame (page 213) du Roi le remplacement de M. d'Huart et son admission à la pension (6.000 francs). Notons deux passages importants du rapport au Roi :

« ... Si les susceptibilités de M. d'Huart devaient s'éveiller, il nous semble, Sire, que ce devait être quand il s'agissait de mesures autrement graves et significatives qui avaient atteint trois gouverneurs ses collègues. Quand il a donné au programme ministériel du 12 août une adhésion que nous avons considérée comme sincère, il pouvait certes pressentir sans peine que l'administration nouvelle ne se bornerait pas à chercher des agents sûrs chez les gouverneurs seulement...

« Nous pensons, Sire, que l'attitude prise par ce haut fonctionnaire vis-à-vis du cabinet nouveau a rompu entre nous ce lien moral et cette confiance réciproque sans lesquels il n'y a pas de bonne administration possible. En maintenant M. d'Huart à son poste, nous avions fait preuve, croyons-nous, d'un esprit de conciliation qui a été diversement apprécié et, il faut bien l'avouer, généralement blâmé par l'opinion qui a triomphé aux élections du 8 juin. Par une singulière interversion des rôles, c'est du côté du fonctionnaire subordonné que se manifesterait aujourd'hui la défiance ; c'est nous qui aurions à nous justifier devant lui, c'est lui qui exprime des doutes et des appréhensions au sujet de nos intentions et de nos actes... »

Le Roi, nous le savons, n'aimait guère les révocations. M. d'Huart avait en outre d'assez sérieux appuis à la Cour.

L'intervention du Roi se manifesta en sa faveur de façon si efficace que, grâce à une lettre du 15 où le gouverneur de Namur disait à Rogier que ses lettres du 6 et du 10 septembre « n'avaient pas le sens et la portée qui leur étaient attribués par le Cabinet », et qu'il les avait écrites « en dehors de toute idée d'hostilité », le rapport au Roi allait être considéré comme non avenu ! Telle est bien la signification de cette réponse de Rogier (du même jour 15 septembre) :

« Monsieur le gouverneur, d'après les explications contenues dans la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire en date de ce jour, je dois considérer comme retirées vos deux lettres du 6 et du 10 de ce mois. En conséquence je n'insisterai pas sur la conclusion du rapport que j'ai eu l'honneur d'adresser au Roi à la suite des dites lettres. »

(page 214) - Mais je ne retire pas ces lettres, écrit M. d'Huart le 17, et je n'en retranche rien !

- Alors, réplique Rogier le 20, je persiste dans la conclusion de mon rapport au Roi.

Il paraît que le jour même où il écrivait au ministre qu'il maintenait ses lettres du 6 et du 10, M. d'Huart envoyait au Roi sa démission de gouverneur, sans en donner connaissance au cabinet. Il aurait, disait-il au Roi, « continué à prêter avec loyauté et franchise son concours au gouvernement » si le ministre lui avait donné des « explications » sur des « actes » qui lui paraissaient « contraires aux vues et aux intentions du cabinet énoncées dans le programme du 12 août ». Mais le ministre lui avait « refusé ces explications » et dès lors sa démission s'imposait.

C'est aux ministres seuls, sous leur responsabilité et sauf la libre sanction du Roi, qu'il appartient d'apprécier ce que les nécessités de la politique et de l'administration commandent en fait de mutations dans le personnel des fonctionnaires. Dans un nouveau rapport au Roi (daté du 5 octobre), Rogier établissait que la thèse posée par M. d'Huart comme condition de son concours n'allait à rien moins qu'à une interversion complète d'attributions et de pouvoir ; il déclarait qu'il était tout à fait impossible au cabinet d'accepter la position qui lui serait faite par l'adoption de ce précédent...

« ... Que le gouvernement notifie à ses agents les conditions auxquelles il leur accorde sa confiance et les maintient en fonctions : voilà la règle, la seule bonne et admissible. Mais que les agents du gouvernement imposent à ce dernier leurs conditions ; qu'ils prétendent, après l'avoir blâmé pour le passé, enchaîner par une sorte de contrat son action pour l'avenir, c'est le renversement de toute hiérarchie, c'est la confusion administrative. Déjà il n'existe dans tous les rangs de l'administration que trop de tendances à l'indiscipline, que trop de germes d'anarchie. Si les agents immédiats du ministère sont les premiers à vouloir faire la loi, à lui imposer des conditions et à enchaîner son action, qu'adviendra-t-il du reste de l'administration ? De telles prétentions peuvent entraîner de graves abus... »

(page 215) Le Roi n'insista pas. M. d'Huart fut admis à faire valoir ses droits à la pension.

On a supposé que M. d'Huart, gêné par l'adhésion qu'il avait donnée au programme, gêné par une approbation anticipée à des réformes qu'il avait naguère si amèrement critiquées (le retrait des lois réactionnaires par exemple), avait voulu sortir de sa fausse position, et saisi avec empressement le premier prétexte qui s'était présenté pour revenir sur cette adhésion et établir une ligne de démarcation entre le ministère et lui.

Nous croyons l'hypothèse d'autant plus fondée que la droite ne revint plus sérieusement sur l'affaire. D'autre part, un historien qui ne montre pas une bienveillance excessive pour le cabinet du 12 août 1847, M. Thonissen, ne souffle mot de cet incident. Absolument comme pour l'incident Leclercq. Il y a des silences éloquents.

La presse catholique d'ailleurs abandonna vite ce grief contre les ministres. Dieu sait cependant si elle se privait du plaisir de les attaquer !

Quelque modérés que soient les ministres, quelques dispositions qu'ils aient à la bienveillance, il se produit toujours, quand la politique d'un pays change d'orientation, des difficultés du genre de celles que nous venons d'exposer.

Grand ennui pour Rogier que ces questions de personnes. Ce ne sont pas seulement les journaux de l'opposition qui l'attaquent au sujet des révocations ou des nominations : il a maille à partir à tout instant avec les journaux libéraux. Les uns déclarent qu'ils ne comprennent rien à ses hésitations ou le blâment de ses « excès de modération », que pour un rien ils taxeraient de trahison. Les autres ce sont les plus modérés se plaignent amèrement des retards qu'il apporte à faire des nominations « attendues avec impatience ». Rogier ne pouvait pas leur dire ou leur faire dire qu'il avait à compter avec le Roi...

(page 216) « Bruxelles, 5 septembre 1847 ; 11 heures du soir.

« Sire,

« J'ai eu l'honneur d'écrire hier au soir à Votre Majesté une lettre dans laquelle je lui exposais la nécessité de ne plus laisser vacants le district de... et celui de... J'insistais sur les deux propositions que, sous ma responsabilité, j'avais eu l'honneur de lui soumettre en employant, vu l'urgence, la voie d'un exprès.

« J'avais espéré après cela que Votre Majesté voudrait bien ne pas suspendre l'action administrative ni exposer son ministre à des attaques auxquelles il se trouverait dans l'impossibilité de répondre. Votre Majesté semble envisager les choses à un autre point de vue. Je ne puis que déposer ici l'expression de mon regret.

« Des difficultés nombreuses nous entourent et nous sont réservées. Nous oserons les aborder et nous ne désespérons pas d'en triompher. Si le concours de Votre Majesté vient à nous faire défaut dans le principe, il nous faudra laisser cette tâche à d'autres.

« J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect, Sire, de Votre Majesté le très humble et très fidèle serviteur.

« Ch. Rogier. »

Le Roi répond immédiatement :

« Ostende, le 6 septembre 1847.

« Je regrette si on vous tourmente et je ne doute pas qu'on vous tourmente beaucoup, mais il faut pourtant en matière de nomination à des fonctions importantes un certain temps pour connaître les individus.

« M... passe pour avoir été très orangiste et même agent orangiste : cela mérite pourtant d'être examiné. Du reste il a pris les fonctions provisoirement ; ainsi cela ne presse pas pour lui donner une nomination provisoire plus officielle.

« Le second candidat est un sous-lieutenant que je ne connais pas et dont la position ne paraît pas encore très claire. Peut-être pourrait-on trouver moyen, en mettant quelqu'un à votre convenance à des commissaires de district en fonctions, de donner une autre destination (page 217) à M ́... de qui est fonctionnaire depuis 17 ans, qui n'a démérité en rien, qui n'est pas un homme de parti, mais qui est père de famille et auquel il répugne beaucoup d'aller à ... Vous pourriez entendre sur son compte M... qui ne peut avoir aucun intérêt à vous déguiser la vérité.

« Il est impossible d'avoir plus complètement admis les propositions que je l'ai fait ; ainsi il serait à regretter si dans une position que je considère comme très bonne et forte vous vous laissiez gagner par un peu de découragement que rien ne justifie pour le moment.

« Léopold. »

A propos des déplacements et des révocations de fonctionnaires politiques, une lettre de M. Van Praet nous apprend que le Roi croyait voir dans les actes de Rogier une arrière-pensée d'exclusivisme qui lui déplaisait. Il pensait par exemple que Rogier, en nommant à Hasselt un commissaire d'arrondissement libéral, cherchait un moyen indirect d'enlever au Parlement un des hommes qui y tenaient une place distinguée et qui avaient joué un rôle important au Congrès national, M. de Theux. « Interprète des sentiments du Roi », M. Van Praet disait « qu'il y avait dans la Chambre certains hommes qui ne devaient pas s'exclure entre eux ». Très bien dit !

« ... Vous ne devez pas vouloir exclure M. de Theux, comme il a été démontré que ceux qui ont voulu vous exclure ont eu tort. Certains hommes doivent rester dans la Chambre. Or, le changement du commissaire d'arrondissement de Hasselt ne peut être qu'à l'adresse électorale de M. de Theux... »

Rogier prouva qu'il n'y avait là ni représailles, ni tentative d'ostracisme parlementaire. M. de Theux était d'ailleurs de ceux que l'on pourrait appeler les indéracinables.

4. La crise industrielle et financières. Mesures administratives et politiques

La première partie de la session ne fut pas absorbée par les débats politiques sur l'adresse (en novembre) et sur le budget de l'intérieur (en décembre).

(page 218) De graves problèmes d'ordre matériel sollicitaient l'attention du gouvernement et des Chambres. Il fallait rétablir l'équilibre dans les finances et aviser à la crise alimentaire et industrielle des Flandres. Il fallait donner satisfaction tout à la fois aux intérêts commerciaux par l'abaissement de la taxe des lettres et aux intérêts intellectuels par l'abaissement de la taxe sur les journaux, en attendant qu'il fût fait droit aux exigences de l'opinion publique qui appelait de tous ses vœux, comme en France, une réforme électorale, voire même une réforme parlementaire.

Le Parlement aborda plusieurs de ces objets dans les derniers jours de 1847.

Les maux du pays flamand inspirèrent à Rogier le 4 décembre un de ses meilleurs discours.

La souffrance ne sait pas attendre. Les malheureux sont toujours portés à trouver insuffisants ou tardifs les remèdes qu'on essaye d'apporter à leurs misères. A des plaintes qui trouvaient de l'écho dans le Parlement et qu'exploitaient perfidement les journaux hostiles au ministère, Rogier répondait tout d'abord :

« ...On nous demande du génie... Nous laisserons cette prétention à d'autres. Nous apportons de la bonne volonté dans la direction des affaires ; nous apportons de bonnes intentions. Nous avons la résolution de mettre de l'énergie, de la persévérance dans l'exécution des mesures dont l'utilité, dont l'efficacité nous aura été démontrée. »

Au nombre des mesures dont il entend poursuivre immédiatement l'exécution, Rogier cite les travaux publics (le projet complet en fut déposé le 23 mars 1848 : voir plus loin). En premier lieu ceux qui se rattachent à la voirie vicinale, qui ont l'avantage d'occuper la population sur place et qui aident puissamment à l'agriculture. Ensuite les travaux de canalisation ou les chemins de fer qui rattachent la population flamande aux autres populations. C'est ce qu'il appelle « les moyens transitoires à (page 219) effets permanents », les mesures les plus utiles à prendre sans tarder.

Viennent les remèdes les plus efficaces pour l'avenir au point de vue industriel, agricole, maritime et commercial. Il insiste sur la nécessité de créer une société d'exportation, mais il établit surtout qu'il est indispensable d'établir des relations intérieures pour les arrondissements flamands où les ressources manquent, ou bien pour ceux dont les produits ne produits ne trouvent pas suffisamment de débouchés dans la Flandre même :

« Il faut que les Flamands aillent dans les contrées wallonnes où ils peuvent trouver du soulagement. Si les femmes et les filles flamandes connaissaient la langue qui se parle dans les autres parties du pays, elles seraient beaucoup plus recherchées pour le service domestique, à cause de leur renommée d'ordre et de propreté. Elles fourniraient aussi aux familles wallonnes l'occasion de faire apprendre à leurs enfants une langue que parle la moitié de la population, et ce n'est pas un petit avantage pour les Wallons que de faire enseigner le flamand à leurs enfants.

« Ce que je dis pour une partie de la population des Flandres, s'applique particulièrement aux populations ouvrières de cette contrée. Si ces populations pouvaient, par la langue, entrer en communauté avec les populations wallonnes, alors je dis que le débouché qui manque aujourd'hui aux populations flamandes dans le pays même, s'agrandirait.

« J'espère bien que ces observations ne vont pas être relevées dans cette enceinte comme une espèce de tendance chez le gouvernement à vouloir walloniser les Flandres (non ! non !)

« Plein de respect pour la langue maternelle des populations, je dis qu'au point de vue de l'utilité, il serait très désirable que la langue française fût plus répandue dans les Flandres ; que dans les Flandres mêmes on s'occupât plus de l'étude de la langue française. »

Quoi de plus sage ! et comment a-t-on pu lui faire un crime d'avoir donné ces conseils que dictaient le bon sens, la sympathie pour la Flandre malheureuse et le plus pur patriotisme ?

D'aucuns qui ont transformé en question politique la question des « griefs flamands », ont prétendu trouver dans (page 220° ce discours de 1847 une excitation à sacrifier le flamand au français.

Le rapprochant de certaine lettre où, en pleine crise orangiste, Rogier disait à Palmerston que notre jeune nationalité pouvait avoir à redouter des tendances néerlandaises, ils ont eu le triste courage d'attaquer sa mémoire et de l'accuser, lui, l'homme de 1830, d'avoir travaillé à la destruction de la langue flamande pour faciliter à la France la conquête de la Belgique !


Le Roi n'a jamais été de ceux qui méconnaissaient les efforts de Rogier ; il ne cessait de l'en féliciter et il se plaisait à l'encourager : « ... Je compte sur votre zèle », lui écrivait-il dans une lettre d'où nous extrayons ces lignes qui sont utiles à méditer aujourd'hui surtout :

« Je crois que le ministère actuel est en bonne position pour obtenir les moyens indispensables pour créer ce commerce d'exportation que la Belgique ne possède pas et ne possèdera que lorsque le Gouvernement l'aura établi et dirigé dans la bonne voie. Les particuliers en profiteront plus tard, mais ils n'ont ni les moyens, ni l'audace d'entreprendre cette rude tâche à leurs frais... »

Ceux des Belges qui se tenaient comme le Roi en dehors de la sphère des partis, devaient bien reconnaître que le ministre ne négligeait rien pour améliorer la misérable situation des Flandres. Il avait compris que, tout en encourageant le mouvement de générosité qui alimentait les souscriptions de la charité privée, il importait de substituer le plus tôt possible à l'aumône qui toujours humilie et qui parfois dégrade, le travail qui relève et qui ennoblit en quelque sorte le travailleur.. Au point de (page 221) vue de l'industrie seulement, voici, d'après les documents officiels, ce qu'il avait créé dans la Flandre occidentale en moins de cinq mois :

A Thielt, deux ateliers d'apprentissage pour le perfectionnement du tissage des toiles de lin et pour la fabrication des étoffes de laine ; à Courtrai, deux ateliers, dont l'un pour le tissage des toiles de lin et l'autre pour la fabrication de tissus nouveaux, mérinos, mousselines-laines, velours, etc. ; à Roulers, un atelier modèle pour les toiles de lin et les étoffes de laine ; à Rumbeke, un atelier d'apprentissage pour la fabrication de la batiste et des étoffes légères ; à Avelghem, Waereghem et Lendelede, des ateliers pour le tissage des toiles de lin, des batistes et la fabrication des tissus de laine, dits orléans et autres. Le même zèle et la même activité avaient été déployés pour venir en aide à l'industrie dans la Flandre orientale : des ateliers avaient été établis à Eecloo et à Renaix, pour la fabrication des étoffes de laine ; à Deynze, pour les tissus de soie ; à Aeltre, pour les étoffes de lin, de laine et de coton brochées et façonnées ; à Moerbeke, pour le filage du fil de mulquinerie et la fabrication de la batistę ; à Schoorisse, Sleydinge, Wetteren, Zele, Lede, Baeleghem, Caprycke, pour le tissage des toiles de lin et de divers tissus de laine. On s'occupait d'un établissement de blanchissage et d'apprêt, etc., etc.


M. Malou, le ministre des finances de l'ancien cabinet, tout en soutenant que la situation financière n'était pas « si mauvaise », recommandait de l'améliorer (4 décembre 1847).

L'impôt et l'emprunt s'imposaient.

La nécessité de l'un et de l'autre fut démontrée dans une joute oratoire brillante par le nouveau ministre des travaux publics, M. Frère-Orban, qui allait bientôt prendre (page 222) la succession de M. Veydt au ministère des finances. Faisons des économies, disait-on à droite comme à gauche pendant la discussion du budget des voies et moyens (décembre 1847).

(Note de bas de page : Cinq mois à peine après la constitution du cabinet du 12 août, la retraite de M. Veydt était déjà prévue. Il n'avait accepté qu'à contre-cœur une tâche qui lui paraissait au-dessus de ses forces. Dans une lettre du 15 janvier 1848, il dit à Rogier : « Ma retraite a été annoncée il y a plus de six semaines ; qu'elle soit enfin un fait accompli, et le lendemain on n'en parle plus..... »et le 16 «... La tâche est au-dessus de mes forces et le cabinet doit s'associer un homme qui ait un caractère plus ferme et plus de talent que moi, s'il veut surmonter les difficultés qui se présentent. J'ai commis une grande faute et il y a eu beaucoup de témérité de ma part en me prêtant à faire éventuellement partie de votre combinaison... Il ne s'est pas passé un seul jour depuis le 12 août, sans me causer de vifs regrets... L'état de ma santé nuit de plus en plus à l'aptitude de traiter les affaires, dans un moment où il faudrait un redoublement de forces pour remplir ma tâche... Oubliez, mon cher Rogier, ce que ma conduite mérite de reproches en faveur de mes intentions passées et d'un dévouement dont je n'ai pas calculé la portée. » En face du péril de février 1848, M. Veydt reprit force et vigueur : il ne se retira qu'en mai.)

Des divers budgets, c'était celui de la guerre qui paraissait à beaucoup de membres du Parlement le plus susceptible d'économies.

- N'y touchez pas ! leur dit Rogier. Quand l'horizon politique est menaçant, ce n'est pas à nous de donner l'exemple d'une diminution de notre établissement militaire.

- Les sommes nécessaires à l'armée, ajoutait M. Frère, forment aussi une dette du pays.

Puisque l'on était d'accord - la droite avait fini par en convenir - qu'il y avait un déficit, comment le combler ?

L'idée de l'impôt sur les successions en ligne directe fut lancée par Rogier. Cet impôt est juste, disait-il. Ne discutons pas en ce moment la valeur du serment : si l'on invoque des raisons tout à fait concluantes contre son rétablissement, nous aviserons. En même temps, il déclarait qu'en principe le cabinet ne repoussait pas le (page 223) système des assurances par l'Etat, mais que la question ne lui paraissait pas mûre.


Tout en élaborant des plans d'impôt et d'emprunt et des projets de travaux publics, le cabinet prenait des mesures pour appliquer les principes du libéralisme dans la législation et se disposait à faire rapporter les lois politiques que le corps électoral avait condamnées le 8 juin 1847.

On a reproché amèrement au ministère du 12 août sa jurisprudence en matière de legs et d'institutions charitables. Il a été fait à ce sujet beaucoup de bruit autour d'un arrêté royal du 30 décembre 1847 et d'une circulaire du ministre de la justice du 12 février 1848. La question se posait dans ces termes : Des personnes civiles peuvent-elles être créées par testament ? Le gouvernement, représentant de la société civile, doit-il permettre de créer des fondations qui sont des établissements d'utilité publique, en dehors du contrôle et de la surveillance des autorités responsables ?

Le cabinet du 12 août n'a pas cru que cela fût possible. Dix ans plus tard, quand le pays sera appelé à se prononcer sur cette grave question de l charité, il donnera raison au ministère Rogier-Frère.

Le 14 février 1848, Rogier déposa, au nom du cabinet, trois projets politiques que les journaux libéraux ne cessaient de réclamer.

La loi du fractionnement des communes était rapportée. Il faudrait désormais l'avis conforme de la députation permanente pour que le bourgmestre pût être choisi en dehors du conseil.

(page 224) Les capacités officiellement constatées et reconnues. aptes à faire partie du jury étaient introduites dans les listes électorales. (Voir session de 1846-1847.)

Quant à la loi du fractionnement, Rogier disait, dans son exposé des motifs, qu'il ne voulait pas rechercher si la loi de 1842 avait un but politique et si ce but avait été manqué. Il suffisait que le gouvernement eût la conviction que cette loi, comme beaucoup s'en étaient douté, avait eu pour résultat d'engendrer des complications administratives, de semer la désunion et d'entretenir un esprit d'hostilité entre les divers quartiers d'une même ville, pour que l'intérêt général lui commandât de revenir aux dispositions de la loi communale de 1836.

En disposant que la nomination du bourgmestre en dehors du conseil ne pourrait se faire que de l'avis conforme de la députation permanente, on conciliait le respect dû aux institutions avec les exigences réelles du service administratif. Le ministre ne craignait pas que le concours obligé de la députation permanente pût devenir une entrave, ce collège ayant le plus grand intérêt à ce que les communes fussent bien administrées.

L'exposé des motifs du projet d'adjonction des capacités était très étudié. Rogier combattait toutes les objections qui avaient été soulevées en 1846 par les adversaires de cette réforme. On ne lira pas sans intérêt aujourd'hui cette partie de son travail :

« Au point de civilisation où nous sommes parvenus, on exige de ceux qui, dans nos gouvernements représentatifs, sont appelés à désigner les mandataires de la nation, une condition d'aptitude présumée, une garantie et de l'intérêt qu'ils portent au maintien des institutions et de l'indépendance intellectuelle nécessaire à l'exercice du droit d'élire. Le cens, signe caractéristique de la fortune, est considéré comme le gage ordinaire de la réunion de ces diverses conditions. Celui qui possède craint les secousses politiques : celui qui possède a pu consacrer quelques loisirs à la culture de son intelligence ; il a pu, (page 225) dans son enfance, recevoir l'éducation première qui a favorisé le développement de ses facultés morales. Ainsi s'explique la présomption d'aptitude électorale basée sur le payement de l'impôt.

« Mais, il faut bien en convenir, si le cens peut être une preuve de l'intérêt que l'on doit porter au maintien de l'ordre dans son pays, il n'est, quant à la capacité intellectuelle chez l'électeur, qu'une présomption que le fait peut démentir, et l'on peut rencontrer dans d'autres circonstances des garanties non moins certaines et satisfaisantes. Plus la garantie sera grande sous le rapport de la capacité intellectuelle et sous celui de l'indépendance individuelle, moindre pourra devenir le chiffre de l'impôt exigé de l'électeur, car il s'établit alors une compensation entre les conditions qui servent d'assiette au droit électoral. »

L'adjonction proposée ne devait pas seulement avoir pour résultat de rendre les citoyens auxquels elle s'appliquait, électeurs pour la formation des Chambres législatives. Elle leur attribuait aussi, de plein droit, la même qualité en ce qui concernait la formation des conseils provinciaux : c'était la conséquence de la disposition contenue dans l'article 5 de la loi provinciale de 1836. Comme la loi communale ne mentionnait pas semblable condition, et pour prévenir l'inconséquence qui résulterait d'un tel état de choses, le projet de Rogier stipulait (article 2) que le bénéfice de l'exception proposée en faveur des capacités serait étendu aux élections communales.

Coïncidence curieuse ! Au moment où commençait devant la Chambre des représentants la discussion de ces projets de loi qui avaient pour but de donner satisfaction au libéralisme, la monarchie de Louis-Philippe disparaissait pour avoir refusé de tenir compte sur ce point des vœux de l'opinion publique.

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