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Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

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Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

Première partie. Rogier avant la révolution de 1830

Chapitre IV. Rogier journaliste et avocat (1824-1830) (deuxième partie)

4. Le Mathieu Laensbergh devient le Politique. L’Union des libéraux et des catholiques

(page 133) Au moment où allait s'ouvrir la session législative de 1828, Rogier émettait le vœu (Mathieu Laensbergh du 25 octobre) que, dans l'adresse en réponse au discours du trône, on ne se bornât pas à retourner puérilement les phrases ministérielles. « Il serait beau, disait-il, il serait d'un heureux augure que déjà l'esprit national commençât à s'y manifester. »

Le gouvernement tenait à avoir le budget décennal qui fut et devait être le grief le plus fondé de l'opposition. Qu'allait faire la seconde Chambre des États généraux ? A la veille d'enchaîner pour dix ans une si grande partie de son influence et de voter plus d'un milliard d'impôts (le total des dix années du budget décennal dépassait 500 millions de florins), on était fondé à espérer qu'elle se (page 134) pénétrerait de la grandeur de sa mission ; la nation avait certes le droit d'attendre de sages réformes et de bonnes lois en retour de si énormes sacrifices.

Éclairée par la presse indépendante où Mathieu tenait une place si distinguée, une « opinion nationale » - comme on disait alors - s'était formée.

Déjà ce parti ralliait les hommes les plus instruits, les esprits vraiment libéraux. Infailliblement il devait s'étendre encore et descendre de plus en plus dans les masses, parce que tout était juste et raisonnable dans ses exigences, et parce que, ennemi de toute violence, il ne demandait que l'ordre légal et le respect de toutes les libertés.

En vain les amis quand même du gouvernement l'avaient combattu en l'accusant de tendre au bouleversement de l'ordre social par ses « théories alambiquées de liberté et de droits populaires, impraticables dans une monarchie constitutionnelle et devant aboutir finalement à réduire le pouvoir public à une pure chimère » (Nous reproduisons les termes d'un article très agressif paru à la fin de 1828 dans une feuille gouvernementale).

Quand donc les journaux de l'opposition avaient-ils été si chimériques et si révolutionnaires ?

Était-ce quand ils avaient dit que des juges indépendants sont préférables à des commissaires ministériels ? Était-ce quand ils avaient demandé que les prolétaires fussent exclus de la garde communale ? Quand ils avaient dit que les Anglais ont raison de tenir au jury et que les Belges feraient bien de les imiter, malgré la prétendue répugnance de leurs frères du Nord ? Était-ce quand ils avaient estimé que six heures de carcan étaient un châtiment trop dur pour un délit de tendance commis par la voie de la presse ? Ou bien quand ils avaient fait remarquer que personne ne s'intéressait aux élections (page 135) parce que le système électoral était trop compliqué ? Ou bien encore quand ils avaient dit, après les États Généraux de 89, que la publicité est le meilleur moyen de préserver les travaux des hommes d'imperfection et d'erreur ? Ou peut-être enfin parce qu'ils croyaient qu'il pourrait y avoir des institutions plus favorables à la morale que les loteries et l'impôt mouture ?

Toutes les attaques, les calomnies même des défenseurs de la politique ministérielle avaient été impuissantes contre le parti indépendant, contre l'opinion nationale. Les idées constitutionnelles étaient mieux comprises et prenaient racine. On n'était plus au lendemain de l'établissement du Royaume des Pays-Bas. On avait marché dans les dernières années. Le pays savait maintenant que si de mauvaises lois lui étaient imposées, c'était avant tout à la représentation nationale qu'il devait s'en prendre. Il savait qu'au moment où un parlement allait accorder un milliard d'impôts, il avait le pouvoir et le droit d'obtenir le redressement de tous les griefs.

(Note de bas de page : Nous avons fait connaître l'organisation du système représentatif aux Pays-Bas de 1814 à 1830. Il nous faut ajouter que le rôle réellement prépondérant en matière législative appartenait à la seconde chambre : la première était à peine connue. On ne publiait « pas même de procès-verbal annonçant l'objet de ses délibérations ». (Voir Mathieu Laensbergh du 27 février 1827.) Rogier demandait aussi de l'assiduité aux députés ) le besoin s'en faisait sentir déjà alors ; - il finira par dresser des tableaux établissant leur actif et leur passif.)

Ces griefs, il n'était aucun représentant qui les ignorât : restait donc à en faire justice. Et voilà pourquoi Rogier avait raison de demander que, dans la réponse au discours du trône, la Chambre énumérât ces griefs et fît connaître ses vœux et ses désirs.

L'abolition de la mouture, la diminution des impôts, le retrait des arrêtés de 1819 et de 1822 qui avaient de (page 136) fait supprimé officiellement le français dans toutes les parties de la Belgique où le flamand était généralement en usage, le rétablissement du jury, le désaveu de la servile doctrine qui refusait aux états provinciaux jusqu'au droit d'émettre des vœux et qui leur contestait cette indépendance de conscience que partout on réclamait des magistratures locales : voilà ce qu'il demandait à la seconde Chambre, voilà ce que demandaient avec lui les esprits prévoyants et judicieux.

Or, ce n'était pas précisément tout cela que voulait la majorité de la seconde Chambre qui était encore acquise au gouvernement et qui le défendait alors même qu'il était le moins défendable : raison de plus pour que Rogier et ses collaborateurs persistassent dans leurs principes.

Dans l'intérêt du triomphe d'une cause, qui en définitive était la cause de la monarchie constitutionnelle et de la liberté, ils ne reculeront pas même devant l'union avec des hommes dont ils ne partagent en aucun point les opinions philosophiques ou religieuses.

Les journaux catholiques belges se plaignaient, comme le Mathieu Laensbergh, de la conduite du gouvernement : comme lui, ils réclamaient les garanties constitutionnelles, la liberté de la presse, le jury, des députés indépendants. Il y avait là comme une base d'entente possible entre libéraux et catholiques.

Ce sera sur ce terrain que se fondera l'Union qui finira par donner la victoire aux adversaires du gouvernement de Guillaume.

Comme nous, disaient Rogier, Devaux et Lebeau, le Catholique - journal attitré des catholiques belges - réclame aujourd'hui la liberté. Sans doute « il ne la veut pas au même titre, ni dans les mêmes intentions que nous, puisqu'il vise à la domination exclusive de l'église ; il n'en est pas moins vrai qu'il veut la liberté comme nous (page 137 la voulons. Quoi d'étonnant donc que nous nous rencontrions parfois sur la même route ! »

Les journaux ministériels prétendaient que les catholiques, une fois en possession de la liberté, en abuseraient et que les libéraux de l'école du Mathieu Laensbergh seraient leurs dupes...

« Parvenus au terme de notre route commune, répliquait Rogier ou Devaux, il sera temps alors de reconnaître par quelle voie le Catholique voudrait aller plus loin et de nous séparer quand nous ne pourrons plus nous accorder. »

On devine les efforts qui furent faits par la presse gouvernementale pour enrayer l'Union. Rogier et ses amis étaient accusés chaque jour de pactiser avec les ennemis de la tolérance religieuse, avec les partisans de l'inquisition, de s'être convertis au jésuitisme. Des caricatures les montraient tenant des rosaires, etc., etc. Ils ne se découragèrent pas, malgré l'insuccès de leurs premières tentatives. L'Union avait échoué aux élections de 1828 : elle devait réussir l'année suivante.


La session parlementaire de 1828-1829 s'était ouverte par une discussion assez vive sur l'interprétation de l'article 151 de la loi fondamentale. Le ministère prétendait que cet article interdisait aux États provinciaux d'émettre des vœux sur des objets de législation : l'immense majorité de la seconde Chambre lui avait donné (page 138) raison en dépit de l'énergie et de l'éloquence des Surlet de Chokier, des de Gerlache et des Lehon, des de Brouckere et des De Sécus, des De Stassart et des Vilain XIIII.

Le ministère avait été suivi avec la même fidélité par sa complaisante majorité dans la question des droits du gouvernement en matière d'instruction publique ; la liberté de l'enseignement avait été vainement réclamée dans la discussion de l'adresse au Roi.

Est-ce que ce double succès qui avait surpris tout le monde, grisa le chef du cabinet, Van Maanen ? Est-ce qu'il s'était exagéré l'impuissance de l'opposition qui, malgré son appel à des orateurs du camp libéral et du camp catholique, avait échoué complètement sur ce terrain de l'enseignement libre et des privilèges des États provinciaux, également chers à tous les Belges ?

Voulut-il, par un coup d'audace, effrayer la presse qui lui était hostile ?

Quoi qu'il en soit, ce ne fut pas sans une certaine stupeur, mêlée d'indignation et de colère, que l'on apprit qu'il venait d'ordonner des poursuites contre trois rédacteurs et contre l'éditeur du Courrier des Pays-Bas, coupables « d'avoir cherché à provoquer la méfiance contre le gouvernement de Sa Majesté, et la division entre les habitants, à troubler le bon ordre dans le royaume et à outrager et injurier de hauts fonctionnaires de l'État ».

C'était le troisième procès que le ministre faisait au Courrier depuis quelques semaines ! Quant aux délits dont étaient coupables ses rédacteurs Claes, Ducpétiaux et Jottrand, c'était en réalité d'avoir pensé avec la nation et d'avoir dit avec franchise que l'auteur de l'arrêté de 1815 contre la presse, l'auteur de l'informe code pénal, le promoteur de toutes les mesures despotiques, l'adversaire acharné de la responsabilité ministérielle, Van Maanen, ne méritait ni l'amour des Belges, ni la confiance du prince ; c'était, en ce qui concernait particulièrement Ducpétiaux, (page 139) d'avoir, à l'occasion d'un procès fait à deux étrangers pour une misérable plaisanterie imprimée, c'était d'avoir déploré la conduite absolument inconstitutionnelle de cet étrange ministre de la justice.

(Note de bas de page : MM. Bellet et Jador, deux jeunes journalistes de nationalité française, avaient été condamnés à un an de prison. Leur peine avaient été commuée en bannissement perpétuel. La commutation était anti-juridique et inconstitutionnelle. L'éloignement par l'exil de ces deux écrivains qui appartenaient à l'opposition, ne démontrait guère la force morale du ministère.)

Rogier ne laisse point passer sans protestation les audaces nouvelles de Van Maanen. Il déclare nettement que les mandats d'arrêt et le réquisitoire ne pourront rien contre la ténacité des rédacteurs des journaux antiministériels, la plupart jeunes légistes qui ont puisé la connaissance des institutions, l'amour des libertés publiques dans les écoles mêmes organisées par le pouvoir. Ce n'est pas avec des poursuites judiciaires qu'on aura raison de leur opposition. Ni lui, ni ses amis n'entendent reculer devant l'amende et la prison, alors qu'à leurs yeux et à ceux de leurs concitoyens, l'amende et la prison deviennent des titres à l'estime publique, à la sympathie nationale.

Un article du commencement de novembre 1828, citait ce mot d'un écrivain vertueux : « Après l'honneur de faire le bien, rien de plus honorable que d'être puni pour l'avoir fait. » Toute la polémique du Mathieu continua à s'inspirer de ce mot.

Au risque de nous faire appliquer, à nous aussi, le mot d'Horace :

... Laudator temporis acti,

Se puero, censor castigator que minorum,

nous exprimons toute notre admiration pour cette forte race des Rogier, des Lebeau et des Devaux, issue de la Révolution française et grandie au souffle du renouveau (page 140) des premières années du XIXème siècle, et en même temps tous nos vœux ardents pour que la jeunesse qui naît aujourd'hui à la vie publique s'inspire tout au moins de leur vaillance et travaille autant qu'eux.

Il fallait certes quelque audace pour ne pas reculer dans cette lutte avec un pouvoir fort, que sa magistrature secondait puissamment. Le tribunal correctionnel de Bruxelles, épousant la querelle du chef de la justice avec un zèle qui était aussi ridicule qu'illégal, osait décider, dans le retentissant procès qui nous occupe, que les peines comminées par la loi contre des voies de fait, contre des outrages par paroles, devaient être étendues aux discussions de la presse. « Par cette jurisprudence, s'écriait Rogier, il n'y a plus de différence entre celui qui dans un écrit censure un acte arbitraire et celui qui, au sortir de l'audience, prenant un magistrat au collet, lui met le poing sur le visage et l'accable des plus grossières injures !... Critiquer le projet du code pénal de M. Van Maanen, ou rouer un ministre de coups de bâton, sont deux actions qui peuvent être punies de la même peine... » Voilà où en était la liberté de la presse.

(Note de bas de page : Dans les provinces du Nord du royaume quelques journaux donnèrent raison à leurs confrères du Midi. Il faut citer surtout le Byenkorf, de La Haye, partisan résolu de la responsabilité ministérielle et ennemi irréconciliable de l'arbitraire de Van Maanen. Le Nieuws end advertentie Blad disait de son côté : « Nous apprenons avec autant de chagrin que d'étonnement que plusieurs poursuites viennent d'être intentées en vertu de ce même arrêté du 14 avril 1815, dont le Roi nous avait fait espérer l'abrogation, et au moment même où le ministère vient nous faire tant d'étalage de la liberté de parler et d'écrire dont on jouit dans notre patrie... »

C'est en ce moment que le martyrologe de la presse belge se grossit du nom de De Potter, en attendant ceux de Coché- Mommens, de Bartels, de Roussel, de Tielemans, etc.

(page 141) Dans une lettre du 9 novembre au Courrier des Pays-Bas, un anonyme faisait remarquer comment, à l'aide de l'accusation de jésuitisme qu'on cherchait à faire peser sur les journaux indépendants (nous avons vu tout à l'heure que le Mathieu n'y avait pas échappé), le ministère avait détourné l'attention de la nation de ses véritables intérêts. Il y combattait cette doctrine, par trop commode pour le ministère, qu'on ne devait écrire que contre les jésuites, et que pourvu que le pouvoir chassât les jésuites, il fallait lui laisser renverser, l'une après l'autre, toutes les libertés de la nation.

Le ministère ne pouvait résister à la tentation de mettre la main sur l'auteur d'un tel écrit. Dire aux journaux qu'il y avait autre chose à faire pour eux que de l'anti-jésuitisme, à coup sûr c'était là le discours d'un des plus adroits jésuites du royaume : il importait de connaître cet homme-là.

Mais en voici bien d'une autre ! Le jésuite, auteur de la lettre, ne veut pas rester inconnu : il se dévoile, il écrit son nom tout entier dans le Courrier des Pays-Bas ; et quel est cet abominable ultramontain, ce faux patriote vendu aux enfants de Loyola ?

C'est... risum teneatis !... c'est M. DE POTTER, l'auteur de l'Histoire des Conciles, de l’Esprit de l'Église, de la vie du cardinal Scipion de Ricci, ouvrages dont les opinions et les tendances n'ont qu'un rapport des plus éloignés avec les doctrines de saint Ignace et de ses disciples.

« Pour le coup, s'écrie Rogier qui raconte l'incident dans le Mathieu d'une façon très humoristique, si cet homme-là qui a passé sa vie à combattre l'ultramontanisme et qui jouit de trente à quarante mille livres de (page 142) rente, est vendu aux jésuites, c'est une conquête qui fait honneur à leur adresse et qui doit leur coûter cher ! »

La lettre de De Potter eut un énorme succès : elle arrivait à point et elle était écrite avec une verve incontestable, dont le passage suivant peut donner une idée :

« ... C'était si commode de pouvoir répondre aux Français qui, après 15 jours de séjour à Bruxelles, nous disaient : Quoi ! pas de jury ! - Non, mais aussi pas de jésuites. Quoi ! pas de liberté de la presse ! - Non, mais aussi pas de jésuites ! Quoi ! pas de responsabilité ministérielle ! pas d'indépendance du pouvoir judiciaire ! un système d'imposition accablant et antipopulaire ! une administration boiteuse ! etc., etc. - Il est vrai, mais point de jésuites !... Dès que nous nous mêlons de nos affaires, on crie aux jésuites ! et nous voilà hors du droit commun... »

Puisqu'on en était à jouer du jésuite, De Potter émettait l'avis d'opposer des mots à des mots. « Bafouons, continuait-il, honnissons, poursuivons les ministériels. Que quiconque n'aura pas clairement démontré par des actes qu'il n'est dévoué à aucun ministre, soit mis au ban de la nation, et que l'anathème de l'anti-popularité pèse sur lui avec toutes ses suites !... »

Pendant qu'on instruisait à Bruxelles le procès de De Potter qui fut condamné par la cour d'assises du Brabant à dix-huit mois de prison (!) et à mille florins d'amende « pour avoir cherché à exciter parmi les citoyens la défiance, la division et les querelles » (des manifestations violentes, sévèrement blâmées par Mathieu qui veut qu'on respecte tous les décrets de la justice, accueillirent cette condamnation le 20 décembre 1829) l'opposition parlementaire s'élevait avec énergie contre l'arrêté-loi de 1815 qui permettait de telles rigueurs. Après un discours incisif (page 143) dans lequel il donna un tableau extrêmement pénible des souffrances de la presse dans les Pays-Bas, Charles de Brouckere proposa le retrait de l'arrêté. Sa proposition fut rejetée par 61 voix contre 44.

La majorité se composait de tous les députés du Nord auxquels s'étaient joints sept députés du Sud.


L'union entre les catholiques et les libéraux belges, que Mathieu Laensbergh devenu le Politique le 1er janvier 1829 préconisait si vivement, prend dès lors un corps (De Potter « formula la situation », comme il dit dans ses Souvenirs personnels, par une brochure intitulée : Union des catholiques et des libéraux dans les Pays-Bas).

Elle se manifeste tout d'abord par l'organisation d'un pétitionnement universel pour le redressement des griefs, auquel vint puissamment en aide l'attitude des députés des provinces méridionales qui répondaient à l'entêtement du gouvernement et au parti pris de sa majorité par le refus des budgets.

« Le retrait de l'arrêté de 1815, l'acquittement des journalistes qui en sont victimes et le redressement de tous les griefs dont se plaignent les Belges, sont, écrivait Rogier au commencement de 1829, l'objet de tous les vœux et de toutes les conversations. Voilà qui est de bon augure pour les progrès de l'esprit public. Que les pétitions des citoyens se multiplient ; que les jurisconsultes se réunissent et fassent entendre le langage des lois, et l'arbitraire sera vaincu pour longtemps. »

Ce qui allait donner surtout de l'élan au pétitionnement, c'était le relevé fait par la presse de Liège et de Bruxelles de statistiques très curieuses dans lesquelles était passé en revue tout le personnel des différentes administrations, depuis les chefs jusqu'aux derniers employés. Il en (page 144) résultait la preuve incontestable « arithmétique », que dans le gouvernement, la diplomatie, les finances, la guerre, etc., les Hollandais avaient accaparé à peu près tous les emplois importants. « Il n'y avait rien à répondre, dit De Gerlache dans son Histoire du royaume des Pays-Bas, à ces preuves et chiffres. Quand on en parlait au roi, il feignait la surprise ; comme si le hasard seul eût amené cette étrange et constante anomalie. » Mais l'article 6 du traité de Paris du 30 mai 1814 disait que la Hollande, placée sous la souveraineté de la maison d'Orange, recevrait un accroissement de territoire (La Belgique comptait au-delà de 3 millions d'habitants ; la Hollande n'en avait que 1.900.000). Il était si naturel que l'acquéreur traitât cavalièrement les annexés !

(Note de bas de page : « Ainsi parmi les ministres on comptait 1 belge et 6 hollandais ; parmi les administrateurs et directeurs généraux, 1 belge et 13 hollandais ; parmi les premiers commis des ministères, 11 belges et 106 hollandais ; parmi les employés au ministère des finances, 1 belge et 58 hollandais ; à la guerre, 3 belges et 99 hollandais. La proportion était à peu près la même dans les autres administrations. Et cette injustice, les Belges la supportaient depuis quatorze années sans se plaindre. » DE GERLACHE : Histoire du royaume des Pays-Bas, II, 231. (Cf. Courrier de la Meuse et Mathieu Laensbergh de 1828.) Dans l'armée, l'injustice était bien plus flagrante encore.)

Voilà que les annexés se fatiguent d'être sacrifiés, méconnus, et privés de leurs droits. Les intérêts matériels sont associés maintenant aux antipathies religieuses et nationales : le pétitionnement ira bon train. Il y avait tant de griefs à formuler ; partant il y avait tant de pétitions à faire.

De Potter, devant le jury de Bruxelles, avait énuméré en ces termes les griefs de la nation : « la censure préalable, nommément celle des imprimeurs qui, constitués responsables des écrits, ne consentaient naturellement plus à rien publier qu'ils n'eussent auparavant châtré de tout ce qui leur paraissait pouvoir les compromettre ; la non-responsabilité ministérielle, ce qui faisait (page 145) des Pays-Bas une monarchie régie par le bon plaisir ; le défaut d'organisation légale et définitive du pouvoir judiciaire, d'où résultait la dépendance des juges ; la privation du jury ; la proscription de la langue française ; le monopole de l'enseignement dont le gouvernement faisait un moyen de préparer les générations futures à l'acceptation aveugle de son despotisme. » De Potter avait établi que tous les droits politiques, civils et naturels, bien que garantis par la loi fondamentale, étaient enlevés pièce à pièce par des arrêtés royaux.

De tous les griefs des Belges, ce fut celui du monopole de l'enseignement qui provoqua tout d'abord le plus grand nombre de pétitions. Dans la catholique Flandre, il y eut des milliers de signatures en faveur de la liberté de l'instruction publique. Les autres provinces apportèrent un contingent assez considérable. Un correspondant du Catholique lui écrivait de Bruxelles le 19 janvier 1829 : « On signe à tour de bras la pétition contre le monopole de l'instruction publique. » On eût pu écrire la même chose de la province de Liège où nous trouvons réunis sur la même liste les noms des catholiques les plus ardents et des libéraux les moins suspects de jésuitisme ; les rédacteurs du Politique y figurent à côté des rédacteurs du Courrier de la Meuse : Kersten et Lebeau, Paul Devaux et le chevalier X. de Theux de Meylandt, D. Stas et Charles Rogier s'y coudoient.

Puis vinrent des pétitions pour la liberté de la presse, pour l'indépendance de l'ordre judiciaire, pour le (page 146) rétablissement du jury. (Nous ne parlons que des questions d'ordre moral ; il y eut aussi des pétitions d'ordre matériel, telles que celles qui visaient l'impôt-mouture. BARTELS, dans ses Documents historiques sur la révolution belge, donne de curieux détails sur ce pétitionnement qui, à partir de février 1829, s'étendit à toutes les localités catholiques de la Hollande). Il est à noter qu'en général les mêmes noms se retrouvaient au bas des diverses pétitions : ainsi Bruxelles avait fourni 508 noms pour la liberté d'enseignement, 460 pour la liberté de la presse, 460 pour l'indépendance judiciaire, 452 pour le rétablissement du jury, etc.

(Note de bas de page : Soit dit en passant, voici comment le Courrier de la Meuse s'exprimait en 1829, sur ce chapitre de la liberté de la presse que l'un de ses rédacteurs, l'abbé Louis, attaqua si vivement après 1830. « ... Parmi les pétitions, il faut distinguer particulièrement celles qui ont pour objet la liberté de la presse et celle de l'enseignement : sauf ces deux libertés, qui au fond n'en font qu'une, nous ne sommes rien, nous sommes morts. Nous ne craignons pas de le dire : ce serait une inconséquence de signer la pétition pour l’une sans signer la pétition pour l'autre ».)

Le gouvernement commençait à s'inquiéter de ce mouvement. Une circulaire du procureur du roi recommandait à ceux des bourgmestres que l'on savait « improuver toutes les menées propres à troubler la tranquillité publique », de prendre, avec prudence et circonspection, des renseignements exacts et détaillés sur les manœuvres pratiquées « aux fins d'obtenir des signatures sur les pétitions en redressement des prétendus griefs ». On priait ces bons bourgmestres de rechercher - avec discrétion - s'il n'y avait pas, parmi les signataires ou colporteurs des pétitions, des fonctionnaires de l'ordre administratif ou de l'ordre judiciaire.

Ce n'était pas un simple intérêt de curiosité qui poussait le gouvernement à procéder à cette enquête. Le Politique et les autres journaux de l'opposition lui montrèrent qu'ils devinaient l'usage qu'il comptait faire des renseignements qu'on voudrait bien lui fournir. Il y eut là pour Rogier matière à rire et å fustiger.

(page 147) Rogier eut matière bien plus abondante encore pendant la discussion à laquelle donnèrent lieu les rapports sur les pétitions à la seconde chambre des États Généraux. Il prit à partie, dans plusieurs articles du Politique, le dédain ignorant et la morgue grossière avec lesquels la plupart des orateurs hollandais traitèrent les pétitionnaires qui n'avaient fait qu'user après tout d'un droit constitutionnel.

Voici d'abord un échantillon des amabilités lancées par ces orateurs aux pétitionnaires :

« Les signataires n'ont été que des mannequins. Les journalistes ont tout fait.

« Les sept huitièmes des signataires ont signé sans rime ni raison.

« Les signataires ne représentent que les classes inférieures de la nation. Le public n'a pas à tracer le devoir de la représentation nationale.

« Ce sont des imbéciles excités par des intrigants.

« On cherche à effrayer le gouvernement par des demandes sorties du royaume des ténèbres ; on demande le redressement des prétendus griefs : ne nous occupons pas de ces vétilles !

« Nous ne sommes pas ici pour obéir à la multitude : il est au-dessous de la Chambre d'accueillir les pétitions !

« On n'a pu ramasser une poignée de souscripteurs que par le moyen des plus viles tromperies car tous les moyens leur sont bons, même les poignards ! »

Rogier n'avait pas de peine à établir que ces énergumènes n'entendaient pas le premier mot au régime représentatif. Il se moquait agréablement de leurs déclamations fantaisistes ; il leur demandait avec une ironie narquoise si l'élite de la nation, si la noblesse, si les membres les plus distingués du barreau, du commerce, de l'industrie, qui formaient légion sur ces listes, ne devaient compter pour rien dans l'État et si « les mannequins » n'étaient pas plutôt les membres de la majorité ministérielle qui avaient des yeux pour ne point voir, des oreilles pour ne point entendre.

Après de violents débats, une espèce d'accalmie se produisit. Un député de Tournai, M. Lehon, qui demandait le renvoi des pétitions au roi sans rien préjuger de leur valeur, réussit à rallier à sa manière de voir quelques députés hollandais. L'un d'eux, M. Corver-Hoofd, signa avec M. Lehon une proposition qui tendait à supplier le roi de daigner prendre en sérieuse considération l'état alarmant des esprits dans une partie du royaume. La proposition fut votée par 55 députés (48 belges, 7 hollandais) contre 43 (dont 2 belges).

C'était incontestablement un succès pour l'opposition ; mais il ne fallait pas désarmer.


Rogier l'avait compris. Aussi, dès le lendemain de ce résultat heureux, travaillait-il, par des appels toujours de plus en plus pressants aux électeurs provinciaux (son Manuel était alors entre leurs mains ; il fut traduit en flamand au mois d'avril), à leur faire comprendre de quelle immense importance seraient pour l'avenir du pays les choix qu'ils allaient faire.

Il était d'avis aussi qu'il ne fallait pas s'arrêter dans la voie du pétitionnement. L'esprit public s'était réveillé, des progrès avaient été réalisés ; mais il y avait mieux à faire encore. Le journalisme contre lequel les députés hollandais avaient déversé leur colère pendant la discussion des pétitions, n'abandonnera pas sa mission.

Dans son excellent article du 15 mars 1829, Rogier montre la différence considérable qui existe entre le rédacteur des papiers-nouvelles de 1750, qu’il appelle plaisamment « une paire de ciseaux » et le rédacteur, jeune ou vieux, des feuilles de 1829, qui, écho de l'opinion publique, puisant sa force dans l'assentiment de la nation, ne s'écartant jamais de la règle de la conscience et de l'honneur, ne craint pas de devoir sa position sociale à ses travaux et saurait la compromettre au besoin pour rester fidèle à ses convictions.

(page 149) Il faisait siennes les opinions de De Potter sur l'Union. Populariser la tolérance des idées les plus opposées, proclamer qu'elles ont un droit parfaitement égal à la liberté commune, tel était à ses yeux, comme aux yeux de l'auteur de l'Histoire des Conciles, le seul moyen pour le libéralisme comme pour le catholicisme, d'en finir avec ces chances alternatives d'oppression et de triomphe violent qui les menaçaient continuellement l'un et l'autre dans tant de pays.


Les élections pour les états provinciaux, de qui dépendait la nomination des députés à la 2e chambre, eurent lieu en mai.

Le gouvernement intervint de toutes les façons, même en faisant voyager le roi dans les localités les plus suspectes d'anti-ministérialisme. Il n'en essuya pas moins un échec assez sensible, surtout dans la province de Liège.

Rogier pouvait s'attribuer le mérite d'avoir grandement contribué à cet échec. Pendant toute la campagne on trouve des traces de son travail sous la forme d'articles dans Le Politique ou de circulaires aux électeurs, qui étaient signées par le président de l'association constitutionnelle (Il s'était formé de ces associations dans quelques centres de la Belgique et surtout en Flandre, en Hainaut et à Liège, mais leur action ne fut pas bien puissante. Cf. Bartels, op. cit.), mais qui, en réalité, avaient été - nous en avons plus d'une preuve - élaborées ou tout au moins inspirées par Rogier.

Aux élections qui eurent lieu en juillet pour la nomination des députés aux États-Généraux, nous le trouvons encore sur la brèche, infatigable, audacieux, signalant sans pitié les capitulations de conscience ou les faiblesses des députés qui sollicitaient un nouveau mandat (page 150) du corps électoral, proposant nettement l'élimination de tel député, dont il honore le talent et la probité, mais qu'il trouve trop faible devant le pouvoir (C'est M. le procureur général Leclercq : il fut éliminé).

Et quand le succès eut, de ce côté encore, couronné ses efforts, il en tira la moralité dans un article du 14 juillet où il montrait que l'union énergiquement voulue et loyalement observée, qu'une ténacité obstinée - il en savait quelque chose – avaient produit à Liège ces résultats heureux et qu'il dépendait de la volonté et du travail des habitants des autres provinces de réaliser le même bien.

(Note de bas de page : Les deux députés de l'opposition furent élus, et la députation permanente de la province fut renouvelée intégralement. Mais l'opposition fut loin d'être aussi heureuse cette fois dans les autres parties de la Belgique. « Les résultats ne répondirent point aux espérances, dit Bartels. Quoique l'opposition se fût renforcée aux états provinciaux, une fournée de croix du Lion Belgique distribuées aussitôt après le voyage du Roi et quelques disgrâces éclatantes rapprochèrent du pouvoir plusieurs convictions qui s'en détachaient, et poussèrent jusqu'au fanatisme le dévouement du parti fonctionnaire. » Il est certain que la défaite de l'opposition fut complète dans ces mêmes Flandres qui avaient pris une part plus active au pétitionnement que toutes les autres provinces du royaume réunies (des 70.000 signatures, 45.000 avaient été données en Flandre).)

Une fois les États Généraux réunis, Rogier ne se lasse pas de leur envoyer des pétitions.

En voici une du 16 juillet 1829, contre l'impôt des barrières ; Une du 19, qui a pour but de soustraire les hospices au payement d'un impôt sur les biens-fonds ; Une troisième demandant que les conseils de discipline de la garde communale soient organisés par une loi.

Il s'occupait beaucoup de cette dernière question, sur laquelle dans le mois de juillet il a envoyé cinq ou six articles au Politique. On voit que le ministre (page 151) qui organisa la garde civique en Belgique n'était pas novice en la matière.


A partir de cette année 1829, nous connaissons d'une façon plus certaine encore sa part de collaboration au Politique. Dans l'exemplaire du journal que renfermait sa bibliothèque particulière, nous lisons (écrites de sa main) les initiales Ch. R. au bas de chacun des articles qu'il a rédigés.

Ne fût-ce que pour donner au lecteur une idée de son activité, faisons connaître de quoi traitaient ses principaux articles d'août à octobre :

L'influence sur les affaires de Belgique du changement de ministère en France (c'est l'époque de l'avènement du cabinet Polignac) ; la loterie (Le Politique la combattait à outrance) ; les préférences accordées par le gouvernement aux provinces du Nord ; l'éloge du journal Le Globe de Paris qui jeta un si vif éclat à la fin de la Restauration et dont la politique a souvent inspiré les Rogier, les Devaux et les Lebeau ; la liberté des opinions religieuses (où il prouve nettement que sur le terrain religieux tout un monde le sépare de ses alliés les catholiques) ; des questions de voirie (changement de route) ; la statue de Grétry ; des questions de politique municipale ; les fêtes de la Suisse (il étudie spécialement le tir fédéral... l'institution de notre Tir National ne serait-elle pas là en germe ?) ; critique de la manie des arrêtés et ordonnances sans portée ni but sérieux ; parodie des harangues latines qui se prononçaient dans les séances d'ouverture des cours universitaires ; critique du cumul des fonctions électorales et électives (on sent qu'il désire se faire connaître, montrer ce qu'il est, ce qu'il vaut) ; nécessité de la tolérance religieuse, à propos de la nomination (page 152) par les unionistes, de Raikem ultra-catholique ; importance de l'enjeu qui va se débattre à la seconde chambre. et appel à l'énergie de tous les membres de l'opposition ; sa volonté de défendre le royaume des Pays-Bas contre les velléités d'annexion et les menaces de l'ambition française (c'est bien un Belge de cœur et d'âme qui a écrit cet article-là) ; la nécessité d'une réforme électorale et d'institutions vraiment libérales pour consolider l'existence de la monarchie ; critique théâtrale, etc. ; la liberté de l'enseignement.

C'est sur ce terrain de la liberté de l'enseignement en même temps que sur celui de la liberté de la presse qu'allait recommencer le grand mouvement de pétitionnement. Le projet de loi sur l'instruction publique que déposa le Ministère au commencement de novembre 1829 et le projet de loi sur la presse qui fut déposé peu de semaines après, s'inspiraient d'idées tellement réactionnaires que, dans le camp libéral comme dans le camp catholique, on recruta de nouveau des milliers de signatures.

Dans Le Politique du 2 décembre 1829, Rogier caractérisait ainsi le projet de loi sur l'instruction : « émancipation des écoles catholiques dans quelques provinces, asservissement complet des écoles catholiques en Hollande, asservissement de l'instruction libérale indépendante depuis le plus bas jusqu'au plus haut degré de l'échelle ».

C'était plutôt encore aux doctrines libérales qu'aux doctrines catholiques que le projet était hostile ; il l'était surtout aux doctrines indépendantes, à toutes les doctrines libérales qui ne porteraient pas l'estampille ministérielle. Les libres penseurs qui, sans se plier aux doctrines du gouvernement, voudraient élever quelque chaire de droit public, de droit administratif, de science législative, d'économie politique, de philosophie, d'histoire, (page 153) etc., ne trouveraient place nulle part. Ainsi des Belges qui auraient eu le mérite et les idées politiques ou religieuses d'un Guizot, d'un Benjamin Constant, d'un Villemain, d'un Cousin, pouvaient être bannis de l'enseignement.

Il était permis de dire que la liberté de l'enseignement supérieur qui intéresse si puissamment les doctrines libérales et la haute civilisation du pays, allait être complètement anéantie. Les amis du progrès attendaient de la liberté et de la concurrence dans l'enseignement supérieur une vie toute nouvelle pour les hautes études alors si languissantes ; leur espoir était complètement déçu.

Le projet imposait aux professeurs, à tous les degrés de l'enseignement, le serment suivant :

« Je jure fidélité au roi, obéissance à la loi fondamentale et aux lois sur l'instruction publique, de ne rien enseigner ou laisser enseigner qui soit contraire à la loi fondamentale, aux lois de l'état, à l'ordre et au repos public, ainsi qu'aux bonnes mœurs. »

Rogier, après avoir établi combien est faux le principe d'immobilité politique, montrait la révoltante absurdité de ce serment professoral qui en était le corollaire, et qui n'allait à rien moins qu'à imposer à l'enseignement supérieur la servilité autrichienne, à lui interdire toute la partie progressive des théories politiques, administratives, économiques et législatives, à emprisonner les spéculations des savants dans les limites d'une immobile stérilité,

Le projet de loi contre la presse, que l'on caractériserait en disant qu'il rappelait assez la « liberté de tout écrire... pourvu que... » dont parle Figaro, était un véritable défi à l'opinion publique. Il avait été précédé d'un Message royal tout à fait insolite, manifeste audacieux qui montrait chez les gouvernants l'intention bien arrêtée de renverser par sa base le système (page 154) constitutionnel pour lui substituer celui de la monarchie absolue (Le Message et le projet de loi sont du même jour, 11 décembre 1829).

Se trouvera-t-il encore en Belgique une seule voix pour défendre de tels hommes ! se demandait Le Politique du 14 décembre.

Il est certain que, s'il fallait prendre à la lettre le message que Van Maanen et ses collègues avait fait signer par le roi, « sa popularité, son caractère, sa dignité étaient exposés aux affronts de l'indignation publique » (L'Eclaireur de Namur, 19 décembre 1829). Le Roi accusait ses sujets de méconnaître les « bienfaits d'un régime de lois modérées et de liberté politique et civile (!) » ; il leur reprochait de « se mettre en opposition, de la manière la plus dangereuse et la plus scandaleuse, avec le gouvernement, les lois et ses intentions paternelles ». Mais il allait mettre bon ordre à mouvement - lisez : pétitionnement - qui « attaquait et minait la tranquillité publique, la force morale de l'état, la marche libre du gouvernement et l'observation des devoirs attachés aux fonctions publiques ». Il allait réduire à l'impuissance les auteurs, les provocateurs du mouvement, ces odieux journalistes,

« Ces pelés, ces galeux, d'où venait tout le mal ! »

La licence de la presse devait être réprimée : elle le serait ! « C'est ainsi, lisons-nous à la fin du message, qu'il n'y aura pas de malheureuses et innocentes victimes de l'astuce et de la perversité. »

(Note de bas de page : Les ministres qui parlaient de la licence de la presse oubliaient que parmi les journalistes qui défendaient leur politique injuste et dangereuse, Libri Bagnano avait écrit, entre autres infamies : « Il faut museler les Belges comme des chiens : il faut dompter, pulvériser, exterminer ces factieux ! »)

La loi châtierait cette « presse effervescente de mal intentionnés », cette presse astucieuse et perverse, cette presse « avilie par des malveillants au point d'être devenue un moyen de provoquer la dissension, le (page 155) mécontentement, les haines religieuses, l'esprit de faction, de censure et de révolte ». Toutes les horreurs imaginables, elle en était ou coupable, ou capable.

Voici le sort que le gouvernement lui réservait :

Un emprisonnement de deux à cinq ans, à quiconque aura, « de quelque manière ou par quelque moyen que ce soit, témoigné du mépris pour les arrêtés ou ordonnances émanés du roi » ; un emprisonnement de un à trois ans, à quiconque « aura compromis la tranquillité publique en favorisant la discorde, en fomentant le désordre et la méfiance, en outrageant en tout ou en partie le gouvernement, ses actes ou ses intentions, ou en minant son autorité ! »

Entre les lignes du message on pouvait lire clairement la menace d'une usurpation des droits de la législature ; mais il y a entre la menace et l'exécution d'un coup d'état un intervalle que les plus audacieux hésitent à franchir. Rogier faisait entendre, dans Le Politique du 17 décembre, à ceux qui se disposeraient à décréter le budget par ordonnance - les ministériels commentaient ainsi le message, - que les associations étaient prêtes pour résister à ce coup d'état, et que l'élan serait plus vif encore que lors du premier pétitionnement. (Nous ne pouvons pas affirmer cette fois, que l'article soit en entier de la main de Ch. Rogier ; nous pensons même que Paul Devaux en a rédigé une partie. Quoi qu'il en soit, tout l'article avait été l'objet d'un examen spécial dans le comité de rédaction, vu l'importance du débat).

Le pouvoir devenu concussionnaire, continuaitLe Politique, devrait nous disputer chaque obole devant les tribunaux et, croyons-en la moralité belge et l'honneur de nos magistrats, peu d'entre eux se rendraient complices de la concussion : beaucoup en seraient les vengeurs. Après avoir attenté à la législature, on y réfléchirait sans doute avant de pousser la témérité jusqu'à fouler aux pieds les arrêts de la justice ; avant d'en appeler au soldat belge, (page 156) on se demanderait s'il est bien sûr que notre armée est prête à se déshonorer aux yeux de l'Europe et de l'histoire. Si, justifiant la confiance de la nation, elle refusait son appui aux violateurs des lois de son pays, et qu'alors il fallût remettre aux baïonnettes prussiennes le soin de faire comprendre aux Belges le gouvernement représentatif tel qu'on l'entendait à La Haye, « là encore, malgré la jactance des organes du ministère, plus d'un front aujourd'hui superbe pâlirait à l'idée de ce dernier attentat ».

L'article se terminait par une phrase qui aura échappé à l'attention du parquet hollandais :

« La loi a remis des armes à nous-mêmes, à nos frères, à nos fils : une nation généreuse et décidée à rester libre, sait manier le fer quand on lui a ravi l'arme des lois. »

Retenons bien la date de cet article : il est de décembre 1829 (neuf mois avant les journées de septembre). Déjà alors la perspective de faire le coup de feu pour la défense du droit n'effrayait pas Rogier, ni ses camarades !


En attendant que le gouvernement mît à exécution ses projets liberticides, on envoyait de toutes parts à la seconde chambre des pétitions pour le maintien de la liberté de la presse. Celle de Liège, qui porte naturellement les signatures des rédacteurs du Politique, était une des plus énergiques. Toute nuance de parti, y était-il dit, devait désormais disparaître dans l'intérêt de cette liberté. Hollandais et Belges, catholiques et protestants, libéraux, philosophes, industriels, citoyens de toutes les classes, tous avaient le même intérêt, le plus puissant de tous. Il fallait serrer les rangs devant l'ennemi commun.

Les signataires protestaient de leur inébranlable fidélité à la loi fondamentale et aux institutions constitutionnelles. Le respect de la monarchie, nous ne saurions assez y insister, était dans l'esprit de tous. L'idée d'une scission entre les deux fractions du royaume n'était encore venue à personne : tout au plus quelques esprits, (page 157) plus clairvoyants que d'autres, penchaient-ils pour une séparation administrative. On voulait (la pétition, où nous retrouvons les théories de Rogier, le disait nettement) sauver le gouvernement de ses propres excès, l'empêcher de semer lui-même le trouble, les dissensions et la méfiance parmi les paisibles citoyens. On voulait « dans l'intérêt même de la dynastie régnante», épargner à la nation la conséquence de la perte de ses libertés. (Dans la séance du 2 mars 1830 l'ordre du jour fut voté sur cette pétition.)

Mais la dynastie régnante était aveuglée : elle laissait faire Van Maanen, son mauvais génie.

Van Maanen prend l'initiative d'une circulaire (dont ses collègues s'inspirèrent successivement), qui requiert de la part de tous les membres du parquet une adhésion formelle aux principes exposés dans le message du 11 décembre. Injonction leur est faite de déployer une grande énergie dans la défense des droits constitutionnels du roi et du gouvernement. Le ministre censurait la mollesse que plusieurs parquets avaient, d'après lui, montrée en cette matière.

Rogier répondait ainsi à la circulaire Van Maanen : « Il faut plaindre sincèrement les hommes à qui s'adresse cette circulaire. Il en est parmi eux qui ont donné des preuves d'une noble indépendance ; qu'ils ne se découragent pas : les choses en sont venues au point que l'état actuel ne peut plus continuer longtemps. Qu'ils comptent sur l'opinion publique et sur les honnêtes gens. » Et il leur donnait l'assurance (Le Politique du 24 décembre 1829) que les services rendus en ce moment à la cause nationale, le dévouement à des principes consciencieux, ne seraient pas oubliés.

Il ne les oublia pas en effet le jour, ou, détenteur du pouvoir, il eut à faire des nominations. Qu'on relise les (page 158) arrêtés de 1830 et de 1831, on verra que la parole donnée par le rédacteur du Politique a été tenue par le membre du Gouvernement provisoire.

5. Le rôle de Rogier et de ses collaborateurs du Politique en 1830

(page 158) L'année 1830 s'était ouverte par des destitutions de fonctionnaires.

Le Roi estimait (arrêté du 8 janvier) qu'il y avait obligation pour les fonctionnaires publics de défendre les principes du gouvernement, dans toutes les circonstances où ils se trouvaient. Il avait vu, à son grand regret, des administrateurs, des officiers de sa maison et d'autres personnes jouissant de sa confiance, donner des preuves d'opposition au système de son gouvernement. Parmi ces fonctionnaires, il en était qui, en leur qualité de membres des États Généraux, usaient de leurs prérogatives constitutionnelles - les audacieux ! - pour exprimer des « opinions contraires aux principes du gouvernement qu'en leur qualité de fonctionnaires ils étaient obligés de défendre et de faire respecter... » Le Roi ne pouvait plus longtemps « leur maintenir sa confiance et leur conserver l'exécution de ses ordres... »

Trois d'entre eux, MM. De le Vieilleuze, Luyben et Ingenhous, se voient retirer les fonctions de commissaire d'arrondissement, et M. Dellafaille d'Huysse, la dignité de chambellan. M. de Bousies, un major de gendarmerie, est mis d'office à la retraite et (le fait est à peine croyable) la pension dont jouissait M. le baron de Stassart, en sa qualité d'ancien préfet, est supprimée.

Le journal de Van Maanen exultait. Il fallait en finir une bonne fois d'après lui, avec le « parti des jacobins », sans se préoccuper « des criailleries et des hurlements de ses organes... »

(page 159) Les Jacobins, c'était le parti libéral, auquel les fonctionnaires destitués appartenaient.

Les organes du parti des Jacobins, c'étaient tous les journaux qui, comme Le Politique, combattaient les théories gouvernementales de Van Maanen.

La presse ministérielle est d'avis qu'il faut frapper aussi les associés des Jacobins : le parti catholique. Elle établit une distinction d'ailleurs entre les catholiques et les libéraux. Les libéraux n'ont et ne peuvent avoir pour eux que la canaille ; le parti catholique a pour lui les sots et les tartufes. Or les tartufes, et les sots, c'est les trois quarts et demi du genre humain.

Tel est l'avis d'un journal ministériel, Le National, dans le numéro du 14 janvier 1830.

Nos Jacobins dédaignèrent les insultes du National, et organisèrent des manifestations en faveur des victimes des vengeances ministérielles. Dans un article du 19, Rogier propose d'offrir à M. le major De Bousies, qui était député de Liège, une médaille sur laquelle seront inscrites, d'un côté, la date de son vote contre le budget et, de l'autre, la date de l'arrêté qui l'a fait sortir du cadre d'activité. Il ouvre le même jour dans son journal une souscription destinée à couvrir le prix de cette médaille. Toute la rédaction du Politique avait été unanime sur ce point.

(Note de bas de page : A cette même date, un article de Rogier sur le théâtre - article de bon goût et de haute raison à propos des débuts d'un jeune artiste liégeois qu'on accablait d'ovations dangereuses- nous montre que ces ardents polémistes, ces brillants publicistes politiques trouvaient encore assez de temps pour s'occuper de littérature et d'art... et aussi d'enseignement : La Récompense continuait sa carrière avec succès ; une annonce parue dans Le Politique du 1er janvier 1830 le prouve.)

C'est dans le même numéro du Politique, que Charles Rogier, traitant du renouvellement des conseils (page 160) communaux, engage le corps électoral à ne nommer que des hommes qui « marchent franchement et publiquement dans le sens national ». Il lui paraît urgent qu'on signale à la considération publique tous ceux qui ont été l'objet des injustices gouvernementales. N'est-il pas juste, dit-il à la fin de son article, que tous les bons patriotes qui, soit comme députés, soit comme administrateurs, ont su mériter la haine des ministres, retrouvent dans l'estime publique ce qu'ils ont perdu dans les faveurs du pouvoir ?

Le gouvernement et ses journaux avaient beau dire ; ce qu'ils appelaient avec un dédain si injurieux « la faction », ce n'était rien moins que la Belgique tout entière, à laquelle on devait joindre le Brabant septentrional et, dans les provinces du Nord, certains hommes supérieurs aux préjugés de terroir et à l'égoïsme local, qui répudiaient la solidarité d'un système inique et dangereux pour l'avenir du royaume.

L'opposition n'en voulait pas au trône, quoique la presse du ministre Van Maanen cherchât à insinuer le contraire : elle n'en voulait qu'à ses administrateurs qui « méconnaissaient tout principe et tout frein ». Il importe de retenir, à cet égard, la déclaration faite par Rogier le 24 janvier :

« Pour les hommes dont l'unique vœu sont la liberté et l'ordre légal, les questions de dynastie perdent chaque jour en importance. Ce qu'ils veulent surtout, c'est que le pouvoir de la couronne soit resserré dans ses limites constitutionnelles, c'est que les conseillers du trône comprennent que nous vivons sous un gouvernement représentatif et que la Belgique n'est pas une colonie de la Hollande. »


Le double principe de l'inviolabilité royale et de l'irresponsabilité ministérielle, c'est-à-dire le despotisme, avait (page 161) été prêché au sein des chambres par le chef du ministère : il avait tenté de l'introduire dans les lois. Repoussée du premier projet sur la presse, cette doctrine de servitude reparaissait : on l'imposait à tous les fonctionnaires amovibles. Les universités, jadis si libres, allaient recevoir l'ordre de l'enseigner.

Il est impossible en effet de donner une autre portée à la circulaire adressée aux universités, à la fin de janvier 1830, par le ministre de l'intérieur, M. de la Coste. Le ministre ne défendait pas aux professeurs de parler des libertés publiques, mais il prohibait tout « aliment aux pussions ».

Or, ce qui alimentait les passions (le message royal l'avait dit), c'étaient les doctrines de la responsabilité ministérielle, de la liberté de la presse, du jury, de l'indépendance des états-provinciaux ; c'étaient les doctrines du droit d'asile, des droits de la Chambre dans le vote des impôts, de la liberté de l'enseignement, de la publicité des budgets communaux ; c'étaient les doctrines de l'admissibilité aux emplois de tous les habitants des Pays-Bas, et de cette liberté de langage qui était devenue en quelque sorte lettre morte pour les Belges.

(Note de bas de page : Pas un de nos lecteurs qui ne sache ces faits sont acquis à l'histoire que les populations wallonnes souffraient cruellement de certains arrêtés qui faisaient de la connaissance de la langue hollandaise la condition principale pour l'admission aux emplois.)

Le Gouvernement s'entêtait surtout sur la question de la langue - une de ces questions qui demandent d'être traitées avec la plus grande habileté et sans parti pris. Guillaume persistait dans la malencontreuse idée d'imposer la langue hollandaise aux tribunaux, aux notaires, à toutes les administrations de la Belgique auxquelles jusque-là on avait laissé la liberté de se servir du français.. Un publiciste, qui appartient par la (page 162) naissance au pays flamand, M. P.-A. Huybrecht, a reconnu (Revue Trimestrielle, XIII) que cette mesure, qui avait été mise à exécution sans délai, ruinait du même coup toutes les personnes attachées à la magistrature et au barreau, et indisposait toute la population wallonne, réduite à avoir constamment recours à des interprètes pour comprendre les actes les plus importants de la vie.

Le malheur, c'est que le principal conseiller du roi, Van Maanen, était vraiment intraitable sur ce point. On eût dit qu'il avait de la haine contre la langue française. « Cette haine se traduisait, dit Huybrecht, en une formule généralement adoptée dans l'armée et dans l'administration, et conçue en ces termes : Tu manges le pain de la Hollande, donc tu dois en parler la langue. » Comment empêcher les professeurs de commenter ce langage ! Comment les empêcher de prouver qu'il y avait dans les arrêtés pris par le gouvernement en cette matière la plus insupportable des vexations ?

M. de la la Coste prescrivait à la science d'être « circonspecte » : le mot fit fortune. Impossible de dire d'une façon plus aimable et plus discrète aux professeurs de l'enseignement supérieur, que le gouvernement entendait leur laisser, à eux aussi, tout juste la liberté dont parle Beaumarchais. Le Politique, après s'être fort égayé de la recommandation de M. de la Coste, finissait par ce trait d'esprit où nous croyons trouver la griffe de Charles Rogier :

« On rapporte qu'un jour Frédéric, qui, comme M. de la Coste, n'aimait que la philosophie circonspecte, fit dire au célèbre professeur Kant qu'il eût à laisser là les doctrines qu'il avait professées jusqu'alors et qui d'ailleurs, ajoutait le roi, étaient fausses. Le philosophe répondit que le roi était maître de lui ôter sa chaire, mais non de lui faire professer d'autres opinions ; que, quant à la vérité de ses doctrines philosophiques, il priait le roi de croire qu'il y avait pensé. Nous espérons que les (page 163) professeurs de nos universités, avant d'émettre les principes qui peuvent aujourd'hui déplaire au ministère, y avaient pensé comme le philosophe de Koenigsberg. »


La preuve la plus convaincante du mélange de fermeté et de modération qui est comme la caractéristique de la polémique menée alors par Charles Rogier et ses collaborateurs, nous est fournie par deux articles qui se suivent à vingt-quatre heures d'intervalle.

On annonçait la sortie de prison de Ducpétiaux, qui avait payé de quinze mois de liberté l'audace d'avoir émis contre la peine de mort et contre la restriction du droit d'asile, des opinions hostiles au « système du gouvernement ».

Rogier parla le 30 janvier, en termes émus, de la reconnaissance que devait le pays à ceux qui, comme le vaillant Ducpétiaux, s'étaient dévoués généreusement et courageusement à la défense des libertés de la nation. Il prenait l'engagement, pour lui, comme pour ses camarades de l'opposition, d'imiter Ducpétiaux, quelle que fût la législation nouvelle que le gouvernement réservait à la presse périodique. Voici la fière déclaration par laquelle il terminait :

« … Quelque sort qu'on nous réserve, nous saurons l'accepter sans crainte. Comme M. Ducpétiaux, nous serons prêts à témoigner, en toute occurrence, de nos principes et à les consacrer, s'il le faut, par des sacrifices de bien-être et de liberté. Car nous aussi, nous appartenons, de cœur et d'âge, à cette nouvelle génération qui, après avoir subi depuis quinze ans en France l'exil, la prison, les sabres des gendarmes, la fusillade militaire et jusqu'à l'échafaud, commence aujourd'hui, grâce à Dieu, à prendre sa part d'influence et d'action dans les affaires. Nous osons en répondre : en Belgique, non plus, (page 164) cette génération ne se laissera intimider ni vaincre par le despotisme, quelles qu'en soient les colères, quels qu'en soient les héros, et ses efforts et ses combats auront aussi leur triomphe... »

Cette profession de foi vraiment virile, Paul Devaux la faisait à son tour le lendemain. Tout en exprimant également son entière confiance dans le succès de la lutte engagée entre le gouvernement et l'opposition, il prenait l'engagement pour le surplus, de garder une modération parfaite dans la victoire :

« ... Le triomphe de l'opposition est assuré. Il faut avoir la vue bien courte pour ne pas pressentir ce résultat, et le Nord doit singulièrement compter sur la modération des Belges pour ne pas redouter de subir à son tour le joug du vainqueur. Il a raison peut-être, car si la nature des choses doit inévitablement nous donner la majorité, nous n'entendons nous venger qu'en ennemis généreux, c'est-à-dire en défendant les droits de tous sans acception de provinces ni de croyances. A l'égoïsme, à l'intolérance, nous ne voulons répondre que par une impartiale équité. C'est la seule réaction que les amis de la liberté moderne savent exercer. Puisse leur voix n'être jamais impuissante à empêcher d'autres représailles ! »


Quand Rogier prévoyait, le 20 janvier, que l'arbitraire gouvernemental réservait encore de dures épreuves à la presse, il ne se trompait pas.

La presse avait le tort de révéler au pays et à l'étranger un odieux système de despotisme, qui faisait presque une obligation à tous les officiers de l'ordre judiciaire de réprimer impitoyablement toute tentative de plainte ; qui organisait la terreur dans tous les rangs de l'administration ; qui visait à étouffer la liberté du haut enseignement et qui poursuivait par des recherches (page 165) inquisitoriales et des menaces de destitution les signataires des pétitions demandant le redressement des griefs.

Pour que cette presse maudite se taise, le gouvernement va frapper un grand coup : il va essayer de terrifier les journalistes audacieux en s'en prenant au plus réputé d'entre eux, à De Potter.

De Potter expiait déjà aux Petits-Carmes à Bruxelles ses critiques anti-ministérielles. Cette fois il ne s'agira plus seulement de la prison. C'est la peine du bannissement que le ministère cherchera à lui faire infliger par des juges complaisamment sévères. Ce n'est de rien moins en effet que d'un complot contre le gouvernement et le roi que De Potter est prévenu.

L'origine de la prévention est des plus curieuses.

Un jour - c'était le 20 janvier 1830 - le Courrier de la Meuse avait publié une lettre dont l'auteur proposait de former par souscription une compagnie d'assurances contre les destitutions arbitraires, les vexations fiscales et les actes illégaux du ministère.

L'idée avait pris corps.

Le Politique du 31 janvier publia le projet (qui lui avait été communiqué, disait Rogier) d'une souscription nationale destinée à indemniser les membres de la deuxième Chambre destitués pour leurs opinions indépendantes. Les auteurs du projet disaient qu'ils avaient pour but de défendre les droits et les libertés de la nation contre les empiétements du pouvoir, et que le moyen qu'ils proposaient était conforme à l'esprit de tous les gouvernements constitutionnels.

Rogier avait fait précéder la publication du projet de quelques réflexions. Il estimait, avec raison, que les moyens d'exécution étaient exposés d'une manière incomplète ; qu'une des omissions les plus importantes était celle de la publication des noms des personnes qui se (page 166) chargeraient de diriger la souscription. Il lui paraissait qu'une publicité entière était indispensable et d'ailleurs sans inconvénient. De Potter avait lu dans sa prison la lettre envoyée au Politique. L'idée lui sourit : il s'en empare.

Mais De Potter rédige un projet plus développé.

Il propose d'indemniser non seulement les fonctionnaires, mais tous les citoyens qui opposeront une résistance légale. Tous les souscripteurs formeront une grande association où chacun s'engagera à opposer cette résistance « légale » - nous insistons sur le mot là où elle est possible : c'est de cette association que seront exclusivement tirés les citoyens nommés aux fonctions électives. Pour qu'on ne se méprenne pas sur l'intention qui lui dicte son projet - dont l'application, soit dit en passant, devait rencontrer de grandes difficultés (le Politique n’était pas loin de le taxer d’utope (voir le numéro du 13 février) de peur peut-être que ses adversaires ne cherchent à en dénaturer le caractère, De Potter termine son exposé des motifs par la déclaration suivante : « Les affaires de tous se traitent maintenant en public et, pour ainsi dire, sur les toits : aussi les associations ou confédérations patriotiques, bien différentes des conspirations ténébreuses et secrètes d'autrefois, peuvent-elles s'organiser et agir sans danger pour l'État, dont même elles ne se proposent que le plus grand avantage en invoquant pour elles-mêmes la protection des lois auxquelles elles prêchent en toutes circonstances et avant tout, la soumission et le respect.... »

Le croirait-on ? Ce projet dont l'auteur, se réclamant du plus grand avantage de l'État, recommande AVANT TOUT le respect des lois, la soumission aux lois, parut criminel au parquet trop zélé, ou trop complaisant, de la cour de Bruxelles, qui le transforma en un attentat ou complot dont le but serait, soit de détruire ou de changer le (page 167) gouvernement, ou l'ordre de successibilité au trône, soit d'exciter directement les citoyens ou habitants à s'armer contre l'autorité royale (articles 87 et 102 du code pénal) !

Complot, soit !... mais complot contre le ministère, contre sa politique insensée, contre ses projets liberticides.

De ce complot-là étaient, et depuis longtemps, tous les hommes éclairés et indépendants. Les conspirateurs, ce n'étaient pas seulement MM. De Potter et ses amis Bartels, un des rédacteurs du Catholique, et Tielemans, référendaire au ministère des affaires étrangères, que la justice impliqua dès les premiers jours dans l'affaire ; les conspirateurs, on les trouvait à la seconde Chambre des États Généraux, aux États provinciaux, dans les régences, dans les administrations communales, dans les collèges électoraux, dans l'ordre équestre, dans les classes commerçantes, au barreau, partout où il у avait des lumières et de la fortune, des libres consciences et des caractères indépendants.

Rogier et ses amis étaient au premier rang de ces conspirateurs-là !

Qui aurait pu, quant aux rédacteurs du Politique, nier leur indépendance de caractère ! Ils venaient, précisément dans le mois de février, d'en donner une preuve éclatante en rompant en visière avec l'évêque de Liège, Van Bommel, en dépit des liens qui les unissaient aux catholiques sur le terrain de la politique antiministérielle.

L'évêque Van Bommel, dans une lettre pastorale qui était tout au moins inopportune, faisait à peu près siennes les fameuses doctrines du message royal du 4 janvier, dont l'immense majorité de ses diocésains, catholiques ou libéraux, ne voulaient pas entendre parler. Dans une province qui depuis deux ans avait fait d'immenses progrès sur le terrain des idées constitutionnelles, il se mettait à prêcher la croyance au droit divin des rois, le dévouement sans bornes au pouvoir et à ses agents.

(page 168) La rédaction du Politique déclara nettement (numéro du 17 février) que, pour ce qui la concernait, elle n'entendait « avoir pour alliés que les amis des libertés modernes ». Elle espérait bien que les catholiques sauraient prouver, par leur attitude vis-à-vis de l'évêque Van Bommel, « que la foi aux dogmes religieux n'implique pas l'obéissance aux doctrines politiques ».

L'évêque de Liège se le tint pour dit : l'Union était à ce prix.

Rogier tenait tout particulièrement à ce que ce point fût bien établi. Dans un article ultérieur (du 4 avril), il dit qu'il importe de faire comprendre cette théorie de la séparation des dogmes religieux et des doctrines politiques, à certains députés hollandais protestants qui se sont rapprochés du ministère, parce qu'ils ont cru voir un mouvement catholique dans l'opposition belge...

« … C'est cette haute impartialité, cette neutralité religieuse de nos doctrines politiques qu'il faut rendre claire et évidente pour tous. Naguère, pour amener les catholiques du Midi à nos principes de liberté, il a été utile de les dégager à leurs yeux de l'alliage anticatholique et de faire voir que ces principes sont à l'usage de tous les opprimés. Ceux qui ont aujourd'hui à y rallier le parti contraire, doivent s'attacher également à les purifier à ses yeux de toute couleur catholique, de toute hostilité antiprotestante. Ce n'est dans les deux cas que vérité rigoureuse : car de même que la tolérance religieuse ne doit effrayer aucune conviction sincère, ainsi les doctrines de la liberté politique ne sont hostiles à aucun homme, à aucune secte qui ne veut que l'équité et le bon droit : cette liberté que nous voulons n'est elle-même que l'équité, le droit le plus rigoureux appliqué aux intérêts généraux de la société. »

L'instruction du grand complot De Potter-Tielemans-Bartels (page 169) avait abouti, contre toute vraisemblance, au renvoi devant la cour d'assises du Brabant des trois inculpés et des trois directeurs de journaux, Vanderstraeten, De Nève et Coché-Mommens. Le Politique, dans une série d'articles écrits par Rogier et Devaux au cours de l'instruction et pendant les débats judiciaires (février à mai 1830), fit ressortir tout ce qu'il y avait d'anti-juridique, de vexatoire et d'injuste dans les poursuites. Il signala avec une indignation extrême, mais bien légitime, les procédés étranges des magistrats instructeurs qui, ayant violé le secret de la correspondance des accusés, avaient eu l'impudence de communiquer leurs lettres au National, le journal ministériel rédigé par le trop fameux Libri Bagnano, qui en avait profité pour les besoins de sa polémique brutale et odieuse.

« ... Comment qualifier ces indiscrétions !... Et quel langage !... Des plaisanteries dont l'atrocité et le cynisme révoltent toutes les âmes honnêtes... des insinuations perfides et lâches contre des avocats, des députés étrangers à l'accusation... Si de telles turpitudes n'étaient que l'oeuvre isolée d'un misérable, stigmatisé par le bourreau (Libri Bagnano), on ne s'abaisserait point à les relever ; mais quand on pense que c'est un des organes du ministère, quand on sait que c'est ce même homme à la tête duquel on jette l'or de la nation, qui parle ainsi, on s'arrête : l'indignation est trop vive... »

Il prouva, à suffisance de droit, que le fameux projet d'association qui était incriminé, n'avait absolument pas pour but de détruire ou de changer le gouvernement (crime prévu par l'article 87 du code pénal) ; que tout ce qu'avaient fait les accusés, c'était d'oser douter du mérite des ministres et de proposer des moyens, bons ou mauvais, mais légaux, pour soutenir la Constitution et pour assurer à la nation les bienfaits du gouvernement (page 170) représentatif. La seule chose qu'on aurait pu leur reprocher, c'était d'avoir montré qu'ils étaient las, comme la Belgique tout entière, d'exaction et d'arbitraire ; c'était d'avoir eu, après trop d'années de longanimité, l'audace de supplier le pouvoir de faire justice au pays.

Car il ne faut pas oublier et c'est là une observation que Rogier faisait avec infiniment de raison dans Le Politique du 31 mars - il ne faut pas oublier que pendant treize années le gouvernement, au lieu de mettre la loi fondamentale à exécution, avait constamment maintenu un provisoire effrayant dans l'organisation judiciaire, accumulé chaque jour les infractions les plus patentes à la Constitution et multiplié par d'injustes préférences les sources de division entre le Nord et le Midi. Il ne faut pas oublier que pendant ces treize années la presse avait presque constamment offert le phénomène, unique dans l'histoire des pays constitutionnels, d'un peuple qui se contentait de remontrer avec douceur, quand l'excès d'injustice aurait presque justifié l'emportement, et qui suppliait humblement en versant des sommes énormes que ses représentants auraient pu légalement refuser.

La longanimité a ses limites. De Potter et ses coaccusés avaient voulu venir en aide, par des indemnités pécuniaires, aux pétitionnaires frappés pour avoir trouvé un pareil système de gouvernement illibéral et injuste.

Le projet était peut-être en opposition avec la loi... Eh bien ! il fallait dissoudre l'association... soit ! mais pas plus.

Rogier avait la confiance - ou paraissait l'avoir - que la cour du Brabant mettrait bon ordre à tout cela :

« … Il incombe à la cour d'assises du Brabant un de ces devoirs auxquels on renonce pas renoncer à l'estime publique et sans perdre le bien de vivre et de mourir en paix avec sa conscience. »

La cour du Brabant trompa l'espoir des amis de la (page 171) liberté. Après de longs débats (Le Politique publia ces débats in extenso en avril et mai. Mémoire pour les accusés, interrogatoires, réquisitoires, plaidoyers, tout y est. L'intérêt de pareils documents n'a pas vieilli), les magistrats amovibles qui la composaient déclarèrent qu'il y avait complot. De Potter fut condamné à 8 ans de bannissement ; Tielemans et Bartels à 7 ans, De Nève à 5 ans. Seuls, Coché-Mommens et Vander Straeten furent acquittés.(arrêt du 30 avril.)

Il y avait dans cette condamnation de quoi décourager des âmes moins fortes que celle de Rogier. Lui, il ne se découragera pas :

« ... Nous sommes, écrit-il à la date du 2 mai, nous sommes arrivés à une époque où la défaite retrempe les âmes, loin de les abattre. La religion ne fleurit qu'au milieu de persécutions : la semence d'un culte régénérateur eut besoin d'être arrosée par le sang des martyrs. La religion politique de l'Europe au XIXe siècle, c'est la liberté ; les persécutions, loin de retarder son triomphe, en accélèreront la marche. Elle aussi a déjà eu ses martyrs ; au besoin il s'en présentera de nouveaux, car la foi dans la liberté, dans ce culte des nobles âmes, ne succombe point devant la force matérielle. »

Au lendemain presque de cette condamnation, il entamait une polémique des plus vives avec les journaux du ministère au sujet du projet de loi sur la presse.

Le Gouvernement n'avait pas trouvé une garantie suffisante dans la sévérité de tribunaux qui condamnaient à l'exil les écrivains politiques. C'était presque la dictature - Rogier et Devaux le prouvaient – que le ministre Van Maanen demandait à la Chambre pour essayer de mater la presse. Il est évident que si des (page 172) modifications importantes n'étaient pas apportées au projet de loi, c'en était fait pour longtemps du régime représentatif ; la main du gouvernement pourrait s'appesantir, à son gré, sur le pays et toute réclamation contre ses actes deviendrait impossible.

Se plaindre d'un abus d'autorité, d'une violation de la loi, du fardeau des impôts ; défendre son honneur attaqué par les agents du pouvoir ; réclamer le jury, la responsabilité des ministres, la liberté des cultes, celle de l'instruction, celle du langage ; défendre même son bien contre le fisc : tout cela pourrait être déclaré coupable par la loi soumise à la Législature.

Les efforts de Rogier et des autres rédacteurs, venant en aide aux députés de l'opposition, ne furent pas complètement impuissants. Sans doute la loi fut votée - une voix de plus et elle était rejetée, mais le ministère avait été obligé, au cours de la discussion, d'apporter à son projet des modifications qui pouvaient rendre l'application de la loi un peu moins redoutable.


Est-ce l'effet de ces modifications ? Est-ce l'effet d'un discours aux tendances assez larges prononcé par ministre de l'intérieur, et suivi de mesures relativement libérales sur l'instruction publique et sur l'usage de la langue française ? Est-ce l'effet d'un arrêt de la cour d'assises du Brabant acquittant (une fois n'est pas coutume) un journaliste ami de De Potter ?

Toujours -il qu'il se produit en ce moment comme une détente : Rogier le constate.

(Note de bas de page : Il exprimait en même temps le regret amer de voir que d'honorables citoyens, De Potter, Tielemans, Bartels, qui n'avaient voulu que ce que voulaient tous les Belges, fussent victimes de leur dévouement et « condamnés à chercher sur une terre étrangère l'asile qu'ils ne pouvaient pas même y rencontrer ». Les journaux du temps nous donnent des détails pénibles sur l'odyssée des proscrits, que la Prusse et la France paraissaient peu désireuses d'accueillir. Des souscriptions destinées à « ceux des quatre exilés qui sont sans fortune » furent recueillies par les journaux de l'opposition ; il y a plusieurs listes dans Le Politique.)

(page 173) Il établit avec une réelle satisfaction, le 11 juin - la date a son importance -, que le pouvoir se rapproche depuis quelques semaines des principes de l'opposition légale et consciencieuse. Il est heureux de le voir reconnaître en partie la justice des réclamations de cette opposition. Nous signalons à l'attention du lecteur cette phrase :

« Il y a dans la défiance, il y a dans la désaffection entre le pays et le pouvoir avec qui il doit vivre, quelque chose de si pénible, qu'au moindre signe de réconciliation, le cour longtemps serré se dilate et s'ouvre volontiers à l'espérance, dût-il s'exposer à de nouvelles déceptions... »

Voilà l'homme que les orangistes devaient un jour accuser d'avoir voulu à tout prix, comme un vil aventurier, chercher dans une révolution l'occasion de se faire une position !


Entre la détente que nous venons de signaler et le commencement des troubles où allait disparaître le gouvernement des Pays-Bas, il ne s'écoule que deux mois : on dirait du calme précurseur de l'orage.

Ces deux mois sont consacrés par Rogier au travail électoral.

Nous avons vu qu'à chaque élection, c'était sur lui que ses collaborateurs se reposaient volontiers du soin de faire appel au zèle des électeurs et de leur donner des conseils et des renseignements : l'auteur du Manuel Électoral de 1829 était passé maître dans cet art.

Il entame la campagne dès le 24 juin.

(page 174) D'abord il fait l'historique des votes qui ont été émis par les députés sortants sur les grandes questions qui ont été soumises à leurs délibérations pendant les deux sessions de 1828-1829 et de 1829-1830. (Il publia dans Le Politique le tableau, fort instructif, de ces votes. Le brouillon de ce tableau, que nous avons retrouvé au milieu de manuscrits d'articles, accuse un travail de recherches des plus minutieux).

Tous les députés qui ont manqué de fermeté et d'indépendance, par exemple dans l'affaire du budget décennal, doivent être éliminés : voilà son premier conseil aux électeurs.

(Autres temps... ! Il y a quelques semaines, un député de cette même Flandre qui fournit jadis les adversaires les plus résolus de la périodicité des budgets et des comptes tant reprochée au roi Guillaume et à Van Maanen, a émis l'avis qu'on ferait peut-être bien de modifier l'article 115 de la Constitution belge qui veut que, chaque année, les Chambres arrêtent la loi des comptes et votent le budget).

Second conseil : on fera bien de n'accorder des suffrages à aucun fonctionnaire tenant du ministère quelque place révocable un peu importante, à moins que ce candidat ne soit bien certainement un de ces hommes rares, capables de faire à l'accomplissement de son devoir de député toute espèce de sacrifice d'intérêt ou d'ambition, et à moins qu'en acceptant ses fonctions de député, il n'ait fait d'avance le sacrifice de sa place.

« Il n'y a plus place, disait Rogier à la fin d'un de ses articles sur les élections à la 2e chambre des États Généraux, il n'y a plus place pour les atermoiements ni les ménagements personnels. Les circonstances si graves où le pays s'est trouvé récemment et qui, tant que les mêmes hommes sont au pouvoir, peuvent se représenter d'un jour à l'autre, ont rejeté bien loin de pareilles considérations. Si quelqu'un souffre de cette rigueur, qu'il s'en prenne à ceux qui ont créé de pareilles nécessités. Le ministère lui-même a tranché net la position et le sort de ceux que domine son influence. A lui incombent les conséquences. La nation a droit à ses libertés et aux (page 175) moyens légaux et loyaux qui seuls peuvent les lui garantir. »

Rogier engageait aussi les électeurs belges à prendre modèle sur les électeurs français qui venaient d'infliger un terrible échec au ministère Polignac, le dernier de la Restauration. On avait vu là ce que peut le patriotisme secondé par l'union et la persévérance. Malgré les menaces du pouvoir, et l'annonce de criminels desseins (le coup d'état des ordonnances, qui coûta le trône à Charles X, était pressenti), la France n'allait pas tarder à recueillir les fruits du dévouement civique. Quels que fussent les hommes qui resteraient ou viendraient aux affaires, il était impossible qu'on ne rentrât pas bientôt dans le système de développement des libertés constitutionnelles et d'améliorations progressives qu'avait suivi le ministère Martignac. Faute d'y rentrer, le gouvernement de la branche aînée des Bourbons tomberait.

Au moment où allait s'engager la bataille électorale, il importait de bien établir que c'était presque toujours au vote des députés hollandais qu'étaient dues les mesures et les lois désastreuses pour les Belges. Le numéro du Politique du 6 juillet renfermait des détails édifiants à ce sujet.

L'odieux système d'impôt établi par la loi du 12 juillet 1821 (la mouture, l'abattage) avait été voté par 55 voix, dont 53 étaient hollandaises ; des 51 voix qui avaient voté contre, pas une n'était hollandaise.

Le projet de loi contre la presse, du mois de mai 1830, avait rencontré 52 opposants : 4 seulement étaient hollandais.

La proposition de M. De Brouckere pour le retrait de l'arrêté de 1815 avait été appuyée par 44 voix, dont 43 étaient belges ; des 61 opposants, 53 étaient hollandais.

La proposition pour le jury en toute matière (page 176) criminelle avait été soutenue par 31 voix, dont une seule était hollandaise ; la proposition pour le jury en matière de presse uniquement avait obtenu 41 voix, dont une seule hollandaise.

La proposition pour la révision de la loi sur l'organisation judiciaire avait été appuyée par 48 voix belges et par

5 voix hollandaises seulement. Sur 49 opposants, 47 étaient hollandais.

Le projet d'adresse au roi sur les pétitions (mars 1829) avait été accueilli par 56 voix dont 50 étaient belges ; sur 43 opposants, 40 étaient hollandais.

Ces chiffres ont leur éloquence : c'était l'exposé le plus saisissant que l'on pût faire des griefs des Belges.

(Note de bas de page : Pendant que Rogier faisait de la polémique électorale, Lebeau discutait à nouveau la question de la responsabilité ministérielle, dont la Gazette des Pays-Bas disait qu'elle était « exclue par la loi fondamentale ». (N° du 2 juillet.) Van Hulst et Devaux établissaient que la fixation de la Haute Cour à La Haye était injuste (juin et juillet). Leurs articles furent incriminés comme nous le verrons plus loin).

Certainement, dans les dernières semaines, des projets ministériels avaient accusé un certain retour à la modération. Si le gouvernement ne renonçait pas à un plan qu'il nourrissait depuis quinze ans - le plan d'une unité nationale dont la Hollande eût été le type, - du moins il semblait le poursuivre avec plus de ménagement qu'autrefois ; on eût dit que ce n'était plus par la violence qu'il en voulait l'accomplissement.

Mais l'arrêté qui, sur la proposition de Van Maanen, fixait le siège de la Haute Cour à La Haye en dépit de toute justice, prouvait à la dernière évidence que le crédit de ce ministre néfaste continuait et que la position des Belges redevenait ce qu'elle était deux mois auparavant, ou peu s'en fallait. C'était la majorité dont Van Maanen disposait encore aux États Généraux qui faisait son audace. Il fallait la lui enlever.

(page 177) L'opposition eût été bien mal inspirée en fléchissant à propos de certains candidats-députés, comme le lui conseillaient les journaux du pouvoir.

C'est pour avoir fléchi, disait Rogier, que nous avons payé tant de taxes onéreuses, que notre industrie a été attaquée, que nous avons subi le monopole de l'instruction, que les Belges ont été proscrits des hautes administrations, que l'on nous a imposé une langue, que le pays s'est vu menacé d'une législation pénale dont le souvenir est encore odieux, que les entreprises contre la presse se sont multipliées, que des procès politiques sont venus ébranler la sécurité des citoyens !...

Il est certain que tous les griefs des Belges étaient le fruit du marasme politique où l'on s'était laissé entraîner. C'était un fait que ne détruiraient pas toutes les homélies ministérielles.

Le corps électoral de Liège ne fut pas insensible à l'habileté, à la fermeté, à la clairvoyance que Le Politique apportait dans la défense des libertés constitutionnelles et dans la poursuite du redressement des griefs. Il donna une forte majorité aux deux citoyens éminents dont la candidature avait été patronnée par le journal de Rogier : à M. le baron de Stockem et à M. Raikem.

Après avoir annoncé ce résultat le 12 juillet, en tête de sa chronique locale, Rogier ajoute :

« La réélection de M. de Stockem, l'un des plus inébranlables soutiens de l'opposition, et la nomination de M. Raikem, qui réunit à la fermeté civique la science des lois, est un nouvel et bien notable succès du parti constitutionnel. L'échec essuyé par M. de Liedekerke qui avait conservé dans la province dont il a été gouverneur un assez grand nombre d'amis, est un dernier avertissement donné au pouvoir, que désormais toute lutte essayée par lui au sein de nos états provinciaux ne lui réserve que la défaite. »

Le parquet de Liège trouva matière à poursuite dans ces quelques lignes.

Il prétendit y découvrir le délit d'injure ou d'outrage au roi !

Rogier fut mis en prévention dès le 15 juillet. Le même jour, Paul Devaux, Van Hulst et Lebeau furent également mis en prévention : les deux premiers pour des articles sur la fixation à La Haye du siège de la Haute-Cour, et le troisième pour un article sur la responsabilité ministérielle. Ce n'est que dix jours après que Firmin Rogier fut à son tour poursuivi ; les articles pour lesquels il était menacé d'emprisonnement étaient précisément et uniquement ceux dont son frère, Devaux, Van Hulst et Lebeau avaient, dès le premier moment des poursuites, revendiqué la paternité.

(Note de bas de page : C'est le 15 juillet que la justice (le procureur du roi et un de ses substituts, un juge d'instruction, un commissaire de police et trois agents) fit une descente dans les bureaux du Politique ; elle procéda à une visite des papiers, et prit connaissance des noms des auteurs des articles incriminés. L'ordonnance de la Chambre du Conseil (24 juillet) renvoya du chef d'injures au roi, devant le tribunal correctionnel non seulement les auteurs, mais Firmin Rogier comme copropriétaire du journal et Lignac comme imprimeur. Tous y passaient !)

Le jour même où la justice fit une descente dans les bureaux du Politique, Rogier écrivait :

« …Si nos lecteurs relisent les articles incriminés, ils auront peut-être peine à croire que nous parlons sérieusement en annonçant que ces articles sont l'objet de poursuites judiciaires. »

Et de fait, on ne peut voir là qu’un procès de tendances, inspiré apparemment par le dépit ou par le ressentiment du chef du parquet liégeois qui avait (page 179) cru pouvoir garantir à son ministre l'insuccès des candidats du Politique.

Depuis six ans Le Politique avait échappé aux rigueurs du parquet. Il s'était d'ailleurs toujours efforcé d'unir une grande modération de forme à une défense énergique et franche des libertés publiques. Cette modération à laquelle s'étaient engagés les rédacteurs (voir le prospectus du Mathieu Laensbergh), était reconnue même par un des plus fougueux partisans du système de Van Maanen, le Nord-Staar, journal d'Amsterdam (numéro du 25 juillet). Même au cours des discussions les plus vives, Le Politique avait toujours mis un soin extrême à « séparer les choses des hommes autant qu'elles peuvent s'en séparer ». Était-ce pour cela, se demandait-il, que le parquet semblait avoir fait une exception en sa faveur, quand depuis deux ans les poursuites se multipliaient contre des hommes qui, au fond, pensaient comme les Rogier, les Devaux, les Lebeau et les Van Hulst et qui voulaient les garanties que Le Politique lui-même voulait.

Non ! On avait voulu probablement faire contre la presse l'essai d'une législation nouvelle, celui surtout d'une disposition au sujet de laquelle Rogier et ses collaborateurs avaient jadis exprimé tant de craintes : disposition qui abandonnait la liberté d'écrire à la probité et aux lumières politiques des juges et que les représentants, par suite d'une confiance dont ils n'avaient pas prévu les résultats, avaient trop facilement laissé subsister dans la loi.

On pouvait assurément croire que c'était bien là ce que voulait le gouvernement. Il n'y avait que trois semaines que la nouvelle loi sur la presse était obligatoire (depuis le 26 juin) et déjà trente articles de journaux étaient incriminés, douze du Courrier des Pays-Bas, neuf du Catholique, du Belge ou du Courrier de la Sambre, un du Journal de Verviers, quatre du Courrier de la Meuse, quatre du Politique.

(page 180) Le procès intenté à Rogier et à ses amis était fixé au 31 août. Mais il ne devait pas se juger ; les événements sont plus forts que les hommes.

Il venait d'éclater en France une révolution dont le contre-coup allait se faire sentir en Belgique.

Au milieu des troubles du mois d'août, précurseurs de la révolution de septembre, le parquet liégeois oubliera Le Politique.

(Note de bas de page : Dès le 28 août, quand le procureur du roi apprit ce qui s'était passé à Bruxelles le 25 et le 26, il fit savoir à MM. Rogier, Lebeau, Van Hulst et Lignac qu'ils étaient dispensés de répondre à la citation pour le 31 et que leur affaire était remise indéfiniment. Le Courrier de la Meuse bénéficia également des troubles de Bruxelles).


Les ordonnances de Charles X lui avaient été fatales. Il était tombé du trône après une lutte sanglante de trois jours (27, 28 et 29 juillet). La Chambre des députés avait, le 30, proclamé le duc d'Orléans lieutenant-général du royaume.

Le jour même où arrivait à Liège la nouvelle de ces événements considérables, alors que l'on pressentait que la lieutenance-générale du duc d'Orléans serait le premier pas vers la création d'une nouvelle monarchie, qui s'inspirerait des vrais principes que le gouvernement autoritaire de Charles X avait méconnus et foulés aux pieds, Rogier écrivait ces lignes qui devaient avoir du retentissement à La Haye :

« ... Tout en déplorant les malheurs inévitables des mouvements populaires qui ont eu lieu en France, tout bon citoyen, en quelque lieu de la terre qu'il habite, peut sans contredit se réjouir de l'espoir de voir sortir de cette crise un gouvernement dévoué aux libertés publiques. L'exemple d'une monarchie, libérale dans toute la force du mot, en venant se joindre à celui de la monarchie (page 181) anglaise, exercera sans doute indirectement et par sa seule existence une influence heureuse sur tous les gouvernements et tous les peuples de l'Europe, quelque étrangers qu'ils soient à la France. Cet espoir est doux et légitime. Mais si on ne l'exprimait aujourd'hui avec modération, il y a des gens qui seraient capables d'envenimer les émotions les plus naturelles et les sentiments les plus irréprochables. »

Après tout la France n'était sortie de la légalité que lorsque le pouvoir lui-même en était sorti. Rogier l'établissait nettement et il félicitait le peuple belge de ne pas être réduit à la triste nécessité où s'était trouvé le peuple français. « La voie légale nous est ouverte, ajoutait-il, et les lumières qui vont jaillir des événements actuels rendent plus certain que jamais chez nous le succès d'une opposition légale, paisible et grave. »

A bon entendeur demi-mot !

Dans le numéro du 7 août (Il semble avoir tenu tout spécialement à se rappeler que ces réflexions sont de lui. Dans le volume de sa collection, a écrit au bas de l'article, en plus gros caractères que d'ordinaire : Ch. R....R.), Rogier ne dissimule pas les sympathies qu'il éprouve pour les vainqueurs de Paris et les « joies vives » que leur triomphe lui inspire. On ne lira pas sans intérêt la partie de cet article où le futur combattant de Septembre paie un hommage enthousiaste aux combattants des trois glorieuses de juillet.

« ... Quoi de plus propre à nous émouvoir que le sublime élan d'un peuple brave, prodigue de son sang pour ses droits, si dévoué, si intrépide pendant le combat, si intègre, si généreux, si calme après la victoire ! Qui refuserait son admiration à ce drame enivrant qui, en trois jours, d'un peuple de bourgeois fait un peuple de héros ; d'une nation humiliée sous une monarchie insolente et décrépite, une nation libre et fière se montrant avec orgueil à l'Europe étonnée avec sa sublime jeunesse et (page 182) ces vieilles couleurs et ces vieux noms auxquels se rattachent ses gloires les plus belles... »

Ce qui n'est pas moins caractéristique que l'hommage à l'héroïsme du peuple parisien, c'est l'éloge du tact avec lequel les vainqueurs, tout frémissants encore du combat, ont remis le soin de leurs destinées aux esprits les plus calmes, les plus impartiaux, aux hommes qui ont fait preuve d'honnêteté politique, de probité morale, de capacité administrative...

« On dirait que la force matérielle, si prompte à vaincre, laisse, par un admirable instinct, la force intelligente et calme organiser la victoire L.e peuple choisit pour ses magistrats des hommes de lettres, des avocats, des notaires, des médecins, des professeurs. Villemain est maire d'arrondissement et le traducteur de Platon, Victor Cousin, est officier municipal. Désormais, tout le présage, le gouvernement sera au plus digne. Aux vertus politiques, aux talents, aux capacités l'administration du pays !... »

(Note de bas de page : A propos de cette organisation citons, dans le numéro du 18 août, un article curieux (de Devaux) concernant l'abaissement du cens électoral en France. Devaux - Rogier n'était pas de cet avis - ne voudrait pas que l'on descendit trop bas... « Après tout, disait-il, les imposés à cent écus ont fait leurs preuves : qu'on ne s'expose pas à des électeurs qu'on achèterait comme en Angleterre et qui, au lieu de représenter la puissance de l'opinion, ne représenteraient que celle de l'or... » Devaux traitait de folie le suffrage universel demandé par des pétitionnaires républicains.)

Quand Rogier, après avoir combattu lui aussi, devra organiser, il se souviendra de ce qu'il a écrit le 7 août 1830.


Il y avait assurément une grande identité entre les vœux de l'opposition belge et les libertés que proclamait le roi des Français Louis-Philippe, en montant sur le trône. Mais bien que la Révolution de Juillet et l'avènement(page 183) d'une monarchie vraiment constitutionnelle eussent été accueillis à Bruxelles, comme à Liège et ailleurs, par un vif enthousiasme, rien cependant ne pouvait faire présager que l'on fût à la veille de voir se produire dans la capitale des troubles d'une extrême gravité, d'où devait sortir une Révolution. Tout au plus peut-on, en relisant les journaux bruxellois du mois d'août et en consultant les souvenirs de ceux de nos hommes politiques qui ont écrit sur ces troubles, tout au plus, disons-nous, peut-on constater à Bruxelles, du 20 au 25 août, une certaine fermentation provoquée par le maintien du droit d'abattage. Le Politique du 26 août reproduisait à ce sujet cet articulet du Journal de Louvain :

« Il paraît que l'ajournement de l'illumination du Parc et du feu d'artifice hors la porte de Namur (à l'occasion de la fête du Roi) a pour cause les murmures de la population de Bruxelles contre une aussi grande dépense sans utilité, tandis que l'administration de cette ville continue à percevoir l'impôt sur l'abattage, alléguant que les ressources de la ville ne suffisent pas aux dépenses indispensables. Si tel est le véritable motif de l'ajournement de ces fêtes, nous l'approuvons grandement pour notre part, et nous espérons que l'on ne se bornera pas à les ajourner. »

Il n'y a pas un mot de plus dans le Politique. Ses rédacteurs étaient d'ailleurs tout entiers au travail préparatoire des élections législatives, et, faisons-le remarquer, ils y apportaient autant de désintéressement que de zèle.

On leur avait fait savoir que les « ayants droit » (électeurs du 1er degré) songeaient à donner leurs suffrages pour la composition de la liste des électeurs du 2e degré, à ceux d'entre eux qui étaient éligibles. Ils refusèrent en ces termes :

« Nous serons toujours heureux et fiers de mériter les suffrages de nos concitoyens : il nous serait doux de recevoir ce témoignage de sympathie dans un moment où nous sommes en butte à d'odieuses persécutions (leur procès ne fut abandonné que 8 jours plus tard): mais nous ne pouvons l'accepter aujourd'hui... Les écrivains de l'opposition ayant pris une part très active à l'introduction des mesures préparatoires, ont désiré, par des motifs de convenances, rester personnellement désintéressés dans les élections. » (N° du 25 août.)

La nouvelle de l'émeute qui avait éclaté à Bruxelles précisément le jour où paraissait ce numéro du Politique, aura certainement fait à Liège l'effet d'un coup de théâtre.

6. L’émeute du 25 août à Bruxelles. Liège du 26 août au 4 septembre 1830

(page 184) Rappelons brièvement ce qui s'était passé dans la capitale.

Le panégyriste attitré du gouvernement, Libri Bagnano, avait publié le 24 au soir, dans Le National, à propos de l'anniversaire royal, un article où l'enthousiasme officiel était monté à un diapason extraordinaire. Il parlait avec une emphase ridicule du bonheur dont tous les Belges jouissaient, de l'allégresse et de l'ivresse où tous étaient plongés (sic).

L'article avait été lu« avec surprise et chagrin », disait Le Courrier des Pays-Bas du 25 : il était assurément aussi maladroit qu'irritant.

Le soir on jouait au théâtre La Muette de Portici. Au duo fameux :

« Amour sacré de la patrie,

« Rends-nous l'audace et la fierté !

« A mon pays je dois la vie :

« Il me devra sa liberté... »,

la salle fit chorus et son ardeur patriotique se communiqua aux personnes qui étaient sur la place de la Monnaie.

(page 185) Des groupes nombreux, tout enfiévrés, se dirigèrent vers les bureaux du National, rue Fossé-aux-Loups. Les vitres furent brisées ; on essaya d'enfoncer les portes. Une voix cria : « Chez Libri ! ». La foule qui grossissait à chaque instant, se dirigea alors vers la librairie de Libri, rue de la Madeleine. Les portes furent enfoncées, les volets enlevés ; on détruisit les meubles ; on déchira les papiers et les livres et on en jeta les lambeaux par les fenêtres.

Libri Bagnano était absent. Il n'y a point de doute qu'il eût été victime de la rage des Bruxellois, que son arrogance inouïe et sa polémique ignoble exaspéraient depuis longtemps.

Il était alors onze heures du soir.

La foule ensuite se partagea. Un groupe alla briser les vitres de la salle de la cour d'assises, rue de Ruysbroeck, aux cris de : A bas Van Maanen ! Vive De Potter ! Un autre dévasta la maison du directeur de la police, De Knyff, rue de Berlaimont.

Vers une heure du matin, la police et la gendarmerie, qui paraissent s'être abstenues ou qui avaient été débordées, firent place à l'armée.

Mais le mouvement s'était encore accentué.

C'est vers l'hôtel du ministre exécré, Van Maanen, à la place du Petit-Sablon, que les divers groupes avaient fini par se porter. Le poste qui gardait l'hôtel ne put le défendre : on le saccagea et on y mit le feu à trois heures du matin.

Quelques heures après, pendant que les troupes impuissantes se repliaient vers le haut de la ville, on affichait sur les murs de Bruxelles cette proclamation de la Régence.

« Les bourgmestre et échevins ont résolu :

« D'annoncer au public que le droit de mouture est supprimé à dater de ce jour ;

» D'inviter tous les habitants à organiser, dans chaque (page 186) rue, une garde provisoire et d'illuminer leurs maisons pendant la nuit, comme cela a eu lieu en 1814, attendu que les réverbères ne pourront rendre le service. »

C'est par des voyageurs arrivés de Bruxelles que les Liégeois avaient appris, le 26 au soir, ces événements qui avaient été confirmés par les journaux de la capitale le 27 au matin.

Nous rouvrons ici le cahier de Notes et Souvenirs, dont nous avons parlé au début de ce volume. C'est Charles Rogier lui-même qui va nous servir de guide pour le récit des quatre semaines si mouvementées par lesquelles se terminera la première partie de notre travail. Voici la première indication du cahier sur ce point : « 26 août – au soir – Les troubles de Bruxelles annoncés à Liége. »

Ce même jour, le gouverneur de la province de Liège, Sandberg, rédigeait la proclamation suivante qui fut affichée le 27 :

« Aux habitants de Liège,

« Les événements graves qui viennent de se passer à Bruxelles nous font un devoir de prendre des mesures extraordinaires pour conserver l'ordre légal et maintenir la tranquillité publique.

« Nous venons d'ordonner la réunion de la garde communale qui sera immédiatement réunie pour garder les postes principaux de concert avec l'autorité militaire.

« La Régence de Liège va s'occuper de l'établissement d'une garde bourgeoise, chargée de veiller au maintien de l'ordre public, de concert avec la garde communale et l'autorité militaire.

« Une commission de sûreté publique composée d'honorables citoyens va être formée pour aviser, de concert avec les autorités constituées, au maintien de la paix publique.

(page 187) « Nous engageons les citoyens à respecter les lois et les autorités établies : tous y ont le plus grand intérêt. »

Dans cette commission, composée, comme le fait remarquer Le Politique du 28 août, de « citoyens de l'opposition et de fabricants », figurait M. Lebeau, le plus âgé ... disons mieux : le moins jeune des rédacteurs du Politique.

A cette date, Rogier écrit dans ses Notes et Souvenirs :

« 27. La garde communale prend les armes au matin. J'arrive le premier sur la place du palais. Grand nombre de jeunes gens armés de fusils de chasse se réunissent dans la cour du palais. Je prends le commandement de ce corps improvisé. Nomination d'une commission de sûreté publique. »

Dans Le Politique (28 août) il nous dit que malgré la grande agitation qui continue de régner dans la ville, l'ordre public n'a pas encore été troublé, grâce à la conduite sage de l'autorité militaire et aux mesures prises par la commission de sûreté ; que l'attitude de la population paraît généralement ce qu'elle doit être, ferme et contenue, et que si l'autorité militaire observe la ligne de conduite qu'elle a tenue jusque-là, aucun désordre grave ne semble à redouter.

Seulement il ne faudrait qu'une étincelle pour mettre le feux aux poudres, si nous en jugeons par ces dernières lignes de l'article du Politique :

« ... Il est facile de voir qu'à la moindre démonstration hostile de la part de l'autorité militaire, une population immense serait prête à la plus vive résistance, et il est impossible de dire qui pourrait contenir alors un peuple aussi brave et aussi inflammable que celui de Liège. »

Rogier et ses amis veulent l'ordre, la tranquillité mais à une condition que Rogier nous fait connaître dans le même numéro du Politique :

« On adressera à la commission une pétition, pour (page 188) qu'elle fasse connaître au gouvernement par quels moyens conciliatoires il peut assurer le maintien de la tranquillité... Il doit prendre, sans délai et sans arrière-pensée, quelque mesure franche et décisive ; par exemple, en attendant d'autres garanties accordées de concert avec les chambres, la reconnaissance formelle de la responsabilité ministérielle pour tous les actes du gouvernement et le changement du ministère. »

La commission de sûreté fit droit à la pétition. Elle arrêta immédiatement qu'une députation composée de MM. Raikem, membre de la seconde Chambre des États Généraux, Deleeuw, membre de la députation des états provinciaux, et Deschamps, avocat, se rendrait sur-le-champ auprès du roi pour lui exposer les griefs mentionnés dans la pétition et en solliciter le redressement.

Reprenons les Notes et Souvenirs, au jour même du départ de cette députation pour La Haye :

« 28. J'arbore les couleurs liégeoises, rouge et jaune, à l'hôtel de ville, à la porte d'Amercœur, à la tour Saint-Paul, à la salle de spectacle. Ma harangue à l'hôtel de ville.

« 30. Sur la Batte, je me jette entre le peuple et un peloton de la garde civique qui se disposait à faire feu et couchait en joue. » (Note de bas de page : C'est ce jour-là que le parquet, qui avait bien d'autres soucis, faisait savoir à la rédaction du Politique qu'il la dispensait de se présenter à l'audience de police correctionnelle du 31 août.)

« 31. Patrouilles. Nuits au palais. Mon allocution au corps de garde du palais. Qu'y a-t-il à faire ? me dit le commandant. - Mourir, monsieur ! »

Il semblerait que Charles Rogier n'eut pas, dans la démarche qu'allaient faire à La Haye MM. Raikem, Deleeuw et Deschamps, la même confiance que ses collaborateurs du Politique qui en attendaient d'heureux résultats (voir les numéros des 30 et 31). Il semblerait aussi qu'il ait prévu la lutte dès la fin du mois d'août, (page 189), quand il arborait les couleurs liégeoises. Alors que Lebeau, Devaux et Van Hulst nourrissaient l'espoir d'un arrangement avec le gouvernement et de concessions libérales, Charles Rogier, pas plus que Firmin, ne croyait que le roi céderait ; il envisageait déjà le moment où il faudrait vaincre ou « mourir ».

Dans tous les cas, c'était l'arme au pied qu'il attendait le retour de la députation.

Dès le 31 août au soir, on apprenait que les nouvelles, arrivées par Anvers, étaient insuffisantes pour rassurer les esprits. Les États Généraux étaient convoqués à La Haye pour le 13 septembre. C'était une mesure qui ne décidait rien et la date de la convocation était d'ailleurs trop éloignée. Quinze jours dans l'état actuel des choses, c'était un délai immense. Il aurait fallu commencer par renvoyer Van Maanen et par reconnaître la responsabilité ministérielle : c'eût été le seul moyen de tranquilliser les esprits.

D'autre part, on annonçait des mouvements de troupes de Maestricht et de Bois-le-Duc sur Liège ; l'attitude de la citadelle était menaçante : la foule demandait des armes à grands cris.

Rogier va de l'avant : « si vis pacem, para bellum ! »

« 1er septembre, à 5 heures du matin. Prise de possession avec quatre hommes de la caserne Saint-Laurent près de la citadelle.

« 2 septembre. Réunion, sous la présidence de Firmin, chez l'avoué Clermont. Mon allocution. Réunion convenue à la salle de spectacle. Nous nous y trouvons au nombre de 3 ou 4. »

En même temps il écrivait dans Le Politique (2 septembre) que la nouvelle de l'arrivée des troupes de la Hollande avait jeté une extrême exaspération dans les esprits, que la population montrait les dispositions les plus énergiques et que les cœurs « brûlaient du patriotisme le plus dévoué ».

Dans le même numéro, un article qui avait certainement (page 190) été discuté et rédigé en comité de rédaction (Nous doutons fort que Charles et Firmin aient assisté à cette séance du comité de rédaction) attirait l'attention du gouvernement sur un double danger : les tentatives d'annexion que pourrait faire la France où une guerre de conquête eût été très populaire et les dangers d'un soulèvement du peuple belge, si le roi refusait le redressement des griefs. La fin de cet article est prophétique :

« ... Nous le disons sans détour, car nous n'avons rien à cacher et nous ne parlons au pouvoir que le langage de son propre intérêt : il faut aujourd'hui ou que le pouvoir cède à la Belgique, ou que la Belgique cède au pouvoir. Si c'est lui, tout est bien, il aura une force qu'il n'a jamais eue. Si c'est elle, à part les premières chances de l'entreprise qui sont grandes, le pouvoir, pour maintenir pendant quelque temps son succès, devra infailliblement en venir aux extrêmes, jeter la nation dans une situation désespérée. Et dès lors au premier souffle qui nous viendra du midi, et il en viendra, c'est fait de lui. Il n'y a plus d'autre alternative ; si le gouvernement n'opte pas pour la popularité, s'il commence la lutte, quelle qu'en soit l'issue, la nécessité lui commandera les violences et les réactions, qui, en anéantissant sa sécurité au dehors, rendent sa perte inévitable. Nous sommes sur une limite extrême : une bonne et franche décision peut tout ramener à bien : une décision contraire, peut-être même un simple retard, peut tout perdre. »

La députation liégeoise ne rapporta en définitive de La Haye aucune nouvelle vraiment rassurante. Le roi, après s'être fait beaucoup prier, s'était contenté de dire, quant à la demande du renvoi de Van Maanen, qu'il la prendrait en considération. On décida d'envoyer une nouvelle députation au prince d'Orange, qui était arrivé (page 191) à Bruxelles depuis vingt-quatre heures : on espérait qu'il comprendrait mieux que son père la gravité de la situation.

Les frères Rogier ne partageaient pas davantage cet espoir. Depuis quelques jours germait dans leur tête, comme dans celle d'un certain nombre de jeunes Liégeois, l'idée d'aller se joindre aux Bruxellois. (Un entrefilet du Courrier des Pays-Bas (du 3 septembre) annonce que quelques jeunes liégeois sont venus apporter aux Bruxellois cinq caisses de fusils, et qu'ils avaient un drapeau portant la devise : « Sécurité, liberté »). Bon sang ne peut mentir : les fils de l'ancien soldat de la Révolution française ont de qui tenir. Charles écrit le 3 septembre cet entrefilet assez significatif :

« Le courage des habitants de Bruxelles fait la plus profonde impression à Liège... »

On était d'ailleurs persuadé à Bruxelles que les Liégeois allaient venir. « On appelle les Liégeois comme des frères », dit une lettre de Bruxelles mentionnée dans Le Politique du 4 septembre, et Charles Rogier ajoute : « Les Bruxellois ne compteront pas vainement sur le patriotisme et la valeur des Liégeois. »

Le résultat négatif du voyage de la députation de Liège à La Haye et l'annonce de l'arrivée des troupes hollandaises avaient surexcité les esprits. Le peuple voulait des armes pour se défendre... On ne lui en donnait pas... il en prend ! Il saisit plusieurs milliers de fusils chez M. Devillers, fabricant d'armes, mais il promet que les fusils seront fidèlement restitués quand la sécurité de tous sera assurée (Cf. Politique du 4 septembre).

Reprenons maintenant le récit de Rogier :

« 2 septembre. Départ, par la diligence, d'un certain nombre de jeunes Liégeois. Firmin part en poste.

(page 192) « Dans la soirée j'excite le peuple à faire des barricades. Le capitaine Pommereau à la tête d'une patrouille veut me faire reculer et, comme je persiste, dirige sur moi un coup de sabre. Il m'en demanda pardon dans la suite, les larmes aux yeux.

« Même soirée. Je me mets à la tête des ouvriers, et les promène dans la ville après les avoir harangués, en leur recommandant de respecter les propriétés et de se défendre avec énergie.

« Nous passons la nuit dans la salle de spectacle. Ordre admirable. Arrestation d'un officier porteur de dépêches pour le gouverneur. Lettre de ce dernier. Energie de Rasquinet. On continue à vider les magasins du fabricant Devillers auquel je délivre un reçu au nom du peuple. Fausse alarme qu'on vient nous donner : nous nous disposons à la résistance.

« Vendredi 3 septembre. Distribution d'armes à partir de 5 heures du matin.

« Nous sommes nommés commandants moi et Jamme...

« Arrivée et allocution de Chazal.

« Réunion dans la cour du palais. Un assez grand nombre d'ouvriers y déposent leurs fusils quand ils apprennent qu'il s'agit d'aller à Bruxelles. »

Mais si les ouvriers que retiennent à Liège des préoccupations d'ailleurs fort légitimes, ne veulent pas entendre parler de partir pour la capitale, il n'en est pas de même de tous ceux qui sont groupés autour de Rogier...

« Départ d'un premier détachement sous la conduite du capitaine De Bosse. La Jambe de bois, etc.

« Je dors debout et suis complètement épuisé. »

(En revoyant ces notes un jour, Rogier a ajouté ceci : « Voir l'hommage qui leur est rendu dans une proclamation signée Forgeur, Ch. Behr, de Waha, Grisar, Vercken (8 septembre))

Ce premier détachement, qui ne précédera Rogier que de quelques heures sur la route de Bruxelles, se composait de cent trente hommes. Il se mit en marche à dix heures du soir, après avoir pris à la caserne des Écoliers deux pièces d'artillerie et un caisson rempli de boulets.

(page 193) A peine ce détachement était-il en route, que Le Politique (numéro du 3 septembre) publiait la correspondance bruxelloise suivante :

« … Voici ce qui occupe tout Bruxelles et qui vient d'être promis par le prince d'Orange : on demande la séparation complète de la Belgique et de la Hollande, mais sous la même dynastie. Chaque pays aurait ses lois et son parlement. La Belgique serait vraisemblablement gouvernée par le prince d'Orange. Le prince part pour La Haye, pour soumettre cette question à son père. On ne doute point ici, quelque dure que puisse paraître la condition, qu'elle ne soit acceptée. Plusieurs ambassadeurs le conseillent, et d'ailleurs l'opinion ici est tellement décidée que les Bruxellois se feraient écharper plutôt que de reculer d'un pas. »

Le correspondant ajoutait qu'il ne paraissait pas nécessaire que d'autres Liégeois que ceux qui avaient (page 191) apporté des caisses de fusils, se missent en route pour Bruxelles. Il était d'avis qu'on attendît la réponse du roi. Il parlait d'un banquet offert à des volontaires Liégeois par des membres de la garde urbaine bourgeoise et où Firmin Rogier avait remercié au nom des Liégeois.

Il fallait que les choses eussent bien marché pour que l'on en fût venu à Bruxelles à considérer comme une chose certaine la séparation administrative de la Belgique et de la Hollande.

Lorsque cette nouvelle parvint au Politique, sa rédaction se trouvait considérablement réduite. Tous les moments de Lebeau étaient pris par la commission de sûreté ; Firmin Rogier était à Bruxelles ; Charles Rogier qui avait le pressentiment que l'heure du combat approchait, organisait les futurs combattants des journées de septembre, et faisait des proclamations sur la Batte ou (page 194) au palais ; Devaux et Van Hulst restaient seuls, ou à peu près, pour faire le journal (Devaux ne doit être parti pour Bruxelles que vers le milieu du mois. A la date du mardi 21, Charles Rogier écrit dans ses Notes et Souvenirs : « Je sors (après avoir rencontré Devaux) par la porte de Schaerbeek et me rends à Dieghem... »..)

Devaux, qui se faisait sur le compte du roi Guillaume des illusions que ne partageait pas Rogier, est apparemment l'auteur de l'article du 6 septembre qui relate l'ivresse (sic) avec laquelle ont été accueillies les nouvelles de la prochaine séparation de la Belgique et de la Hollande. A la lecture des journaux de Bruxelles qui les confirmaient, on a vu les bons citoyens se serrer la main et s'embrasser, quelques-uns pleurer de joie...

« … Tous se disent : c'est cela, c'est cela seul qu'il faut et qui peut assurer l'avenir. Que la dynastie demeure, mais soyons nous-mêmes, soyons Belges, ayons nos chambres belges, notre constitution belge, nos lois belges, notre armée belge. Nous avons le plus beau et le plus riche pays du monde : qu'il soit séparé de la Hollande, que nous possédions cette forme de gouvernement qui assure le règne de l'opinion nationale, ces institutions libérales qui vont donner tant de force à la France nouvelle, et que nous manquerait-il encore ? »

Le cœur de cet excellent Belge frémissait à la pensée qu'il allait avoir enfin une patrie, une patrie qui ne serait plus un mensonge, une patrie qui ne lui aurait plus été imposée par un congrès, mais « par les cœurs ». C'est avec une véritable émotion, et dans un langage réellement éloquent qu'il exprimait le bonheur qu'éprouvait la Belgique à être gouvernée selon ses intérêts, selon ses voeux...

« Nous serons indépendants, et en même temps cette civilisation française, ces progrès de nos voisins pour lesquels nous avons tant de sympathies, rien ne nous (page 195) empêchera de les adopter en les appropriant à nos besoins. Nous n'aurons plus, dans notre marche progressive, à traîner comme un lourd boulet cette Hollande stationnaire ou rétrograde dont ni les vœux, ni les mœurs, ni les intérêts ne s'accordent avec les nôtres... Si elle est sincère, si elle n'a pas pour but de nous exploiter à son profit, pourquoi désirerait-elle encore la réunion ?... La dynastie n'a pas de plus puissant, de plus heureux moyen d'assurer son trône... »

Après ces élans patriotiques dont l'ardeur n'exclut pas la sagesse et la netteté de vues politiques, après ce débordement d'enthousiasme qui prouve, entre autres choses, que les adversaires les plus résolus du gouvernement ne songeaient pas à renverser la dynastie de Guillaume (Note de bas de page : Nous parlons ici des rédacteurs du Politique et de la plus grande partie des hommes qui à Bruxelles et dans quelques villes de la Flandre avaient pris l'initiative de la résistance à Guillaume. Mais il n'est pas niable qu'il y ait eu, dès le mois d'août, à Bruxelles, des meneurs qui songeaient à toute autre chose qu'au redressement des griefs ou à la séparation administrative de la Belgique et de la Hollande. Dans ses Souvenirs, De Potter parle avec colère d'un meneur bruxellois (il ne le désigne pas) qui « n'avait voulu que faire servir la Belgique à arrondir l'empire français ». Nous en reparlerons dans notre second volume.), le journal examinait la question au point de vue des intérêts généraux de l'Europe. Il se demandait si la diplomatie voudrait encore mettre des entraves à la volonté belge et si son approbation n'était pas acquise à la Belgique « pour autant qu'elle en eût besoin ». Elle ne devait pas, à son avis, voir une meilleure solution à la question politique des Pays-Bas...

« … Pourvu que les Pays-Bas ne soient ni français, ni républicains, qu'importe aux souverains étrangers ! Tout ce qu'ils désirent, c'est que, pour maintenir l'équilibre européen, les Pays-Bas existent et qu'ils soient à l'extérieur aussi forts que possible. Or la séparation de la Belgique et de la Hollande peut seule remplir cette (page 196) condition d'existence et de force... Nous avons tous maintenant un but unique, bien déterminé, accepté avec enthousiasme et unanimité. .. Persévérons, nous approchons du but, mais nous n'y sommes pas encore... » Il y a dans ces derniers mots comme une crainte que le roi Guillaume ne cède pas sur la question de la séparation administrative, quoiqu'il eût semblé faire un premier pas vers l'opposition en finissant par accepter c'était peut-être une transaction - la retraite déguisée de Van Maanen (arrêté du 3 septembre).

Ce qui autorisait les pressentiments de Rogier , contraires aux illusions de Devaux, c'était la violence du langage des journaux hollandais, pour qui les Belges n'étaient que « des scélérats, des ivrognes, des factieux, des assassins... qu'il fallait châtier sans pitié par le fer et le feu ». Celui d'entre ces journaux qui se distinguait tout particulièrement dans ce genre de discussion, c'était l'Arnhemsche Courant, qui ne cessait pas un seul jour de demander qu'on écrasât la rébellion à tout prix.

La séparation administrative, disait-il, n'était demandée que par quelques bourgeois révoltés de Bruxelles et de Liège, avec sept membres des États-Généraux.

Ce vœu, étant contraire aux décisions des hautes puissances conservatrices du repos de l'Europe, ne pouvait pas être écouté par le Roi... « Il ne pouvait pas l'emporter contre l'esprit de toutes les provinces hollandaises, contre l'excellent esprit de toute la Flandre et le silence du Hainaut... » Et il disait que la Hollande avait en réserve du sang pur pour la bonne cause... et que sang de rebelles n'est pas sang de frères !

7. Rogier part pour Bruxelles à la tête d’une compagnie de volontaires

(page 197) A l'heure où paraissait dans Le Politique l'article de Devaux que nous venons de résumer, Charles Rogier était en route pour Bruxelles.

Il n'avait pas attendu pour partir la réponse royale, comme le correspondant bruxellois du Politique l'avait conseillé aux Liégeois (page 193). Il avait donné sa démission de chef de la garde urbaine auxiliaire et avait, avec une centaine d'hommes, emboîté le pas à De Bosse et à Charlier.

Le récit qu'il nous fait de son départ et de sa marche offre le plus vif intérêt.

(Note de bas de page : Nous ne nous permettrons pas de commentaires : nous craindrions de nuire à l'intérêt de ce récit. Disons seulement que dans le journal de Mlle Pauline Rogier (Mme De Grelle) se trouve ce passage : « 4 septembre, 9 heures du soir. Son départ de Liège, sur un cheval blanc, en frac et en chapeau, ceint d'une écharpe aux couleurs liégeoises. Tous chantaient la Marseillaise... » C'est en route que Rogier échangea contre son frac la blouse du volontaire que l'on conserve pieusement dans sa famille.)

« Samedi 4 septembre, au soir. Je pars avec un nouveau corps. Mon allocution dans la cour du Palais... Je leur promets de la liberté, de la gloire, mais pas de richesses. Enthousiasme. J'emporte avec moi toutes mes économies, 300 francs. Nous passons la première nuit à Seneffe où M. de C... se barricade. Je fais l'appel nominal et je renvoie quelques hommes.

« Dimanche 5. Arrivée à Hannut où nous dînons. Renvoi de quelques hommes encore. - - Coucher à Jodoigne. Reçu comme un dieu. Le commissaire de district m'essuie les pieds dans son salon. Enthousiasme lors de notre passage dans la commune d'Orbais-la-Grande. »

Rogier avait conservé précieusement la liste de ses compagnons Liégeois et de ceux qu'il avait recrutés à Jodoigne : elle est de la main de son sergent-major. Il nous paraît qu'elle appartient à l'histoire. (Note du webmaster : suit la liste nominative des 124 volontaires faisant partie de la compagnie Liégeoise, sortie de Liège le 4 septembre 1830, sous les ordres de M. Rogier. Cette liste n’est pas reprise dans la présente version numérisée).

(page 201) « Lundi 6. Départ de Jodoigne. Diner à Wavre. Coucher à Auderghem. Nous traversons tambour battant le bois de Tervueren. [Le Prince de Looz me fait la confidence en 1867 qu'il m'a couché en jɔue au passage et que son garde a abaissé son fusil ]. Le détachement De Bosse vient nous rejoindre après s'être dirigé de Louvain sur Wavre. Le sort me désigne comme devant marcher à la tête des deux détachements. »

(Note de bas de page : La phrase qui est entre crochets a été intercalée par Rogier lorsqu'il a revu ses notes. La Gazette de Huy, de 1875, a donné les détails de l'incident dont le prince de Looz avait fait la confidence à Rogier après 37 ans. Le prince ayant pris pour une bande de brigands la troupe que commandait Rogier, avait mis le chef en joue ; le garde l'avait détourné de tirer en lui. faisant entrevoir les représailles de la bande qui s'attaquerait sans doute au château.)

« Mardi 7, vers midi. Entrée à Bruxelles par la porte de Namur. On vient à notre rencontre. Nous sommes logés à la caserne Sainte-Élisabeth.

De son côté Le Politique annonçait, dans sa chronique liégeoise du 8, que les deux détachements de Liégeois (page 202) partis pour Bruxelles étaient « arrivés la veille, 7 septembre, dans cette dernière ville avec leurs pièces d'artillerie et qu'ils avaient été accueillis avec enthousiasme ».

En même temps que les Liégeois, arrivait à Bruxelles une proclamation du roi Guillaume (Cette proclamation est in extenso dans le numéro du Politique qui annonce l'arrivée des Liégeois à Bruxelles : elle porte la date du 5 septembre.), qui faisait tomber toutes les espérances qu'on avait pu concevoir sur la possibilité d'une séparation administrative des deux pays et laissait envisager par conséquence la perspective d'une lutte à main armée.

Rogier envisage cette perspective sans faiblesse :

« 11 septembre, ordre du jour. ORDRE, UNION, DISCIPLINE, LOYAUTÉ, JUSTICE, COURAGE :

« Voilà, mes braves camarades, la devise des vrais Liégeois. Elle sera toujours la nôtre.

« Le commandant en chef, CH. ROGIER. »

A la suite de cet ordre du jour et comme s'il voulait établir un contraste il reproduit dans ses Souvenirs la proclamation suivante de la commission de sûreté publique:

« La commission engage les étrangers à rentrer dans leur domicile. Elle prendra toutes les mesures nécessaires pour le maintien de la dynastie et de la tranquillité publique.

« (Signé). Fél. de Mérode, Gendebien, Rouppe, F. Meeus, S. Van de Weyer. »

(Il a souligné lui-même les mots « engage les étrangers à rentrer dans leur domicile » et « maintien de la dynastie ».

Cette préoccupation du maintien de la dynastie se (page 203) retrouve déjà exprimée dans la proclamation suivante que Rogier et ses compagnons purent lire à leur entrée dans Bruxelles (un exemplaire de cette proclamation peu connue avait été conservé par Rogier qui y avait souligné le nom de plusieurs signataires).

« Proclamation !

« Habitants de Bruxelles !

« Son Altesse Royale Monseigneur le Prince d'Orange vient de nous offrir de se rendre de suite à La Haye, afin de présenter lui-même nos demandes à Sa Majesté ; il les appuiera de toute son influence, et il a tout lieu d'espérer qu'elles nous seront accordées.

« Aussitôt après son départ, les troupes sortiront de Bruxelles.

« La garde bourgeoise s'engage sur l'honneur à ne pas souffrir de changement de dynastie et à protéger la ville et spécialement les palais.

« Bruxelles, ce 3 septembre 1830, au soir. »

(Suit la liste des signataires de cette proclamation, non reprise dans la présente version numérisée).

Le jour où le roi Guillaume, sourd à toute proposition de concessions, à toute idée de séparation administrative, donna l'ordre à ses troupes de châtier les Belges rebelles, plus personne, ni dans la commission de sûreté publique, ni dans la garde bourgeoise, ne songea au maintien de la dynastie.


(Page 205) La session extraordinaire des États-Généraux venait de s'ouvrir à La Haye.

La garde bourgeoise de Bruxelles et les volontaires liégeois avaient pris toutes les dispositions pour parer aux événements que faisait prévoir l'entêtement du Roi.

Il y avait entre les deux corps une fraternisation complète dont nous trouvons, par exemple, la trace dans un banquet offert le 14 aux officiers liégeois par le corps d'officiers de la garde bourgeoise de Bruxelles.

Après un toast aux Liégeois et des couplets de circonstance chantés en leur honneur par le ténor Lafeuillade, Charles Rogier, nous dit le Courrier des Pays-Bas, remercia l'assemblée au nom de ses braves compagnons et son improvisation chaleureuse produisit la plus vive impression.

Voici le passage des Notes et souvenirs relatif à ce banquet :

« 14 septembre. Banquet patriotique à l'Hôtel de la Paix. 150 convives. Un toast aux Liégeois porté par Vandersmissen j'y réponds. « Nous sommes venus pour combattre non pas la plume à la main, mais les armes à la main. »

« Je me suis présenté au banquet en blouse. Je l'ai présidé à la demande unanime des convives. J'y ai lu, monté sur la table, le discours du roi aux États Généraux. »

Le roi avait dit en terminant :

« Je ne céderai jamais à l'esprit de parti, et je ne consentirai jamais à des mesures qui sacrifieraient le bien-être et les intérêts de la patrie aux passions et à la violence. »

Ce discours devait être mal accueilli : il le fut surtout à Bruxelles. L'entêtement du roi avait exaspéré les hommes résolus, qui estimaient qu'à des paroles qu'on pouvait appeler « une provocation déguisée », les chefs de l'opposition auraient pu répondre par des mesures plus (page 206) énergiques à coup sûr que celles qu'avait prises la Commission de sûreté publique. Entre la commission et ces hommes d'action, les dissentiments devaient finir par s'accentuer : la trace en est visible dans les souvenirs de Rogier :

« Le 15. Adresse des habitants de Bruxelles, Liège, Namur, Louvain, Luxembourg, aux députés : Vu le discours du trône, etc., on demande la séparation sans délai du nord et du midi et l'éloignement immédiat des troupes hollandaises stationnées dans les provinces belges. Si leurs efforts n'atteignaient pas le but, ils invitent les députés à revenir parmi eux.

« 15. Assemblée, à l'hôtel-de-ville (salle gothique), des sections réunies à l'état-major de la garde bourgeoise et à la commission de sûreté publique. Assemblée rendue publique. Ma vive discussion avec l'avocat Spinnael, marquis de Chasteleer. Je trouve l'adresse molle et trop historique : elle était de la rédaction de M. de Mérode. »

C'est, suivant toute vraisemblance, au sortir de cette assemblée que furent jetées les bases d'une société, la Réunion centrale, qui avait pour but d'imprimer plus d'énergie à la Commission de sûreté et de « la faire sortir des voies diplomatiques ». La phrase est de Rogier lui-même : nous l'avons lue sur une feuille où il semble avoir voulu faire comme l'esquisse de ses Notes et Souvenirs.

(Note de bas de page : Un correspondant bruxellois écrivait trois mois plus tard au Politique (numéro du 5 décembre 1830) que la Réunion centrale avait été fondée par quarante citoyens très recommandables, parmi lesquels se trouvaient beaucoup de gens de cœur et de talent : MM. Van Meenen, Ch. Rogier, Niellon, Ducpétiaux, Jottrand, Verboeckhoven, Jenneval, Camille de Smet, etc.)

« 15-16. La Réunion centrale, club patriotique, se forme d'abord à la salle des Beaux-Arts, rue de Bavière, puis dans la salle Saint-Georges. J'en refuse la présidence en ma qualité d'étranger à Bruxelles et recommande Ducpétiaux pour la présidence. J'accepte la vice-présidence. Ducpétiaux a peu présidé. »

La Commission de sûreté qui n'entendait pas, elle, sortir (page 207) des voies diplomatiques, allait vite disparaître de la scène.

Les vedettes de l'armée envoyée par le roi Guillaume dans le but bien évident de mettre fin, fût-ce au prix du sang, à la situation troublée de Bruxelles, n'étaient qu'à quelques kilomètres de la ville.

Deux patrouilles de volontaires avaient été dirigées vers Vilvorde et Tervueren. Celle de Tervueren avait pris quatre chevaux appartenant à la gendarmerie. Celle qui devait inspecter les approches de Vilvorde, avait rencontré au retour la diligence de Bruxelles à Anvers et craignant qu'elle ne donnât l'éveil à la garnison de Vilvorde, l'avait empêchée de continuer route... Laissons parler Rogier :

« 18. Samedi. Nuit du samedi au dimanche : expédition sur Vilvorde et Tervueren. Enlèvement de 4 chevaux de gendarme : diligence forcée de rétrograder.

« Dimanche 19. Proclamation de la commission de sûreté : « ils manifestent leur improbation formelle de l'acte désordonné qui vient d'avoir lieu ; ordonnent que les chevaux enlevés seront renvoyés sans délai et sous escorte au détachement de maréchaussée stationné à Tervueren et qu'il sera écrit au prince Frédéric pour désavouer cette infraction et en annoncer la réparation. »

« Menace de l'application des lois militaires.

« La proclamation est lacérée. L'hôtel de ville envahi par les Liégeois tambour battant. Ma harangue en place publique. Je distribue des fusils de la caserne Sainte-Élisabeth (Voir le récit du Belge.)

(Note de bas de page : Voici ce récit : « ... Une vive altercation s'éleva entre les citoyens qui réclamaient des fusils et la commission. La présence de M. Rogier vint tout calmer ; chacun rentra dans l'ordre à sa voix. Il se porta au milieu de la grand-place où il harangua la multitude avec l'énergie qu'inspire le patriotisme. Il l'invita au bon ordre ; il promit de lui distribuer quarante fusils qui appartenaient à son corps. Il demanda que la population de Bruxelles, par sa bonne conduite, prouvât qu'elle voulait la liberté, non le pillage, non l'incendie, et que l'on punît sur-le-champ militairement celui qui ferait de ses armes un coupable usage ou menacerait la tranquillité publique. »)

« Lundi 20. Le peuple enfonce les portes de l'hôtel de ville. Désarmement de tous les postes bourgeois. Dissolution de la commission de sûreté. La Réunion centrale décide que la commission sera (page 208) remplacée par un gouvernement provisoire composé de 3 membres.

« Proclamation d'un gouvernement provisoire. Les noms de De Potter, d'Oultremont et Gendebien, attachés en lettres de drap noir sur le drapeau liégeois, sont promenés sous mon commandement dans toutes les rues de Bruxelles par le corps liégeois, auquel se réunissent diverses sections et plusieurs autres corps armés.

« D'autres noms écrits à la main sont attachés au drapeau : Van Meenen, de Mérode, Raikem, Van de Weyer, De Stassart.

« Le tambour Du Bois ne cesse de tambourer. Je commande toute la marche, sabre au clair. »

Les événements se précipitaient.

Le roi Guillaume avait continué à se faire illusion sur la situation.

Il ne voulait pas voir que l'agitation dont Bruxelles était le principal foyer s'étendait à la plupart des villes.

Il s'imaginait, sur la foi peut-être de renseignements complaisants, qu'il suffirait de faire entrer quelques milliers d'hommes dans Bruxelles pour dissiper toute cause ultérieure de troubles et pour pacifier la Belgique.

D'ailleurs il prétendait que les Bruxellois eux-mêmes ne demandaient pas mieux que de voir l'armée hollandaise mettre à la raison « le petit nombre de factieux qui, cachés parmi eux, excitait la populace au pillage, le peuple à la révolte, l'armée au déshonneur... ». Ce sont ses propres expressions.

Le prince Frédéric, qui avait 11.500 hommes d'infanterie, 1.500 de cavalerie et 52 canons, fut autorisé à procéder, au besoin de vive force, à l’occupation de Bruxelles.

Le 21 septembre son avant-garde n'était plus qu'à une petite étape de la ville. Il avait lancé d'Anvers une proclamation promettant l'oubli pour « les fautes et les démarches irrégulières que les circonstances avaient produites », mais menaçante pour « les étrangers ».

Les Souvenirs de Rogier mentionnent la proclamation du prince à la date du 21 septembre, sans l'analyser. Pour unique commentaire, cette phrase : Exception contre les étrangers.

(page 209) Pendant que les Hollandais s'avançaient, un véritable désarroi régnait à l'hôtel de ville.

« Mardi 21. Pas d'ombre de gouvernement provisoire à l'Hôtel de ville ; mon grand embarras. Le général D'Hooghvorst reste nominativement à la tête de la garde bourgeoise.

« Je sors (après avoir rencontré Devaux) par la porte de Schaerbeek et me rends à Dieghem et Evere.

« Je donne un ordre pour faire venir un canon de Bruxelles, lequel est braqué sur la cavalerie hollandaise. »

C'est un Rogier nouveau qui nous apparaît :

Le Rogier de la Révolution ;

Le Rogier des journées de septembre et du gouvernement provisoire.

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