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Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

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Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

Troisième partie (tome III). Rogier du traité de paix de 1839 jusqu’à sa mort

Chapitre premier. Depuis le traité de paix de 1839 jusqu'au ministère du 18 avril 1840

1. Le péage sur l’Escaut : rapport de Rogier - Metternich et la Belgique - les derniers mois passés par Rogier dans le gouvernement de la province d’Anvers - chemins de fer agricoles - candidature législative de Van Praet à Anvers

(page 3) Le traité de paix avec la Hollande nous créait des difficultés avec les marines étrangères, du chef du péage sur l'Escaut et le canal de Terneuzen.

Rogier, rapporteur de la section centrale chargée de l'examen de la question, démontra (mai 1839) que l'intérêt bien entendu de notre commerce exigeait le remboursement du péage par l'Etat belge d'une façon générale.

Une partie de la Chambre, d'accord sur ce point avec le gouvernement, estimait qu'il fallait faire une exception pour les vaisseaux hollandais.

« Ce serait une faute et une faute grave, disait Rogier ; vous apporteriez des entraves funestes aux relations du port d'Anvers avec ceux de la Hollande. Or, maintenant que le traité de paix est signé, ne devons-nous pas travailler à entretenir le plus possible de relations commerciales et maritimes avec nos anciens frères ?

Lebeau soutint l'opinion de Rogier. Tout en reconnaissant, lui aussi, la nécessité d'une loi qui généraliserait le remboursement du péage, il proposa d'autoriser au besoin le gouvernement à suspendre, pour des motifs graves et (page 4) spéciaux, l'effet de cette loi à l'égard de l'un des pavillons étrangers.

Ainsi amendé, le projet de loi fut adopté.

Dans son Histoire du règne de Léopold Ier, Louis Hymans fait remarquer que le rapporteur de la section centrale de 1839, devenu ministre des affaires étrangères en 1863, eut la gloire de signer les traités en vertu desquels toutes les puissances maritimes contribuèrent à racheter définitivement le péage sur notre beau fleuve et à faire disparaître ainsi les dernières traces de nos différends séculaires avec la Hollande.


A force de résignation et de patience, les Belges finissaient par rallier à la cause de leur nationalité des sympathies qui leur avaient longtemps fait défaut. Metternich lui-même cessait de bouder cette monarchie démocratique si suspecte jadis à ses yeux.

Le revirement du grand diplomate autrichien nous 'est révélé par une lettre que Lebeau, représentant de la Belgique près de la Diète de Francfort, écrivait à Rogier le 3 novembre 1839. Metternich reconnaissait qu'il s'était laissé aller à des préventions injustes et il s'en était expliqué dans les termes suivants avec Lebeau au cours d'un long entretien au Johannisberg (Note de bas de page : Lebeau avait exprimé au comte de Münch, ami de Metternich, le désir de voir le ministre ; celui-ci l'avait invité à déjeuner. « Le tête-à-tête a été long, écrit Lebeau à Rogier. Quelques jours après j'ai dîné avec lui chez Rothschild et nous avons encore causé. Je sais par le Roi, qu'il a été content de moi. Cependant je dois dire, et c'est peut-être à cause de cela, que j'ai principalement joué le rôle d'auditeur. ») :

« ... Sans doute nous n'aimons pas d'abord les nouveau-nés parce qu'ils dérangent et inquiètent toujours la famille politique, mais dès qu'on vous a adoptés, votre existence fait partie du système conservatif auquel nous sommes voués, et nous réputerions désormais révolutionnaires ceux qui voudraient vous inquiéter... »

(page 5) Metternich était entré dans des détails rétrospectifs d'un intérêt réel sur la conduite du roi des Pays-Bas :

«... Un honnête homme avec de bonnes intentions et même des vues fort saines, mais manquant de l'intelligence nécessaire pour exécuter, très vain et dès lors très entêté. Lorsqu'il prit les premières mesures qui alarmèrent les catholiques, l'empereur François me chargea de lui faire faire des représentations très vives. Vous trouverez peut-être étonnant qu'il lui ait fait dire en propres termes de ne pas imiter Joseph II et de ne rappeler de l'Autriche aux Belges que Marie-Thérèse. Rien n'égala le mépris avec lequel Guillaume reçut ces avis. Il prenait en pitié le ministre qui les lui donnait comme si on n'avait rien compris à la profondeur de ses vues. Bien longtemps avant 1830, nous lui parlâmes d'une séparation administrative telle qu'on la conçut après les premiers troubles de Bruxelles : il se moqua de mes conseils... »

Là-dessus Metternich avait exposé complaisamment à Lebeau le système qui présidait au gouvernement des Etats de l'empereur - à savoir le « respect des nationalités, respect qui eût sauvé Guillaume ». On se gardait bien d'administrer l'archiduché d'Autriche comme la Hongrie, celle-ci comme la Bohême, la Bohême comme l'Italie. Le gouvernement de l'empereur (s'il fallait l'en croire) respectait tout, langues, mœurs, coutumes, religions et malgré cette diversité dans l'administration proprement dite, le gouvernement était un, son esprit dominait dans toutes les fractions de l'empire. Metternich ne cessait de répéter que si Guillaume avait compris et pratiqué ce système, il n'eût pas perdu la Belgique.

Tout en disant à Lebeau « des choses fort bienveillantes pour la Belgique », il s'exprimait sur l'œuvre du Congrès en des termes peu enthousiastes. Il regrettait « qu'on eût mis le bon sens des Belges à l'épreuve d'une pareille Constitution » ((Note de bas de page : « Sur mon observation qu'un esprit aussi éminent que le sien ne devait pas attacher tant d'importance à des institutions que le caractère positif et l'esprit d'affaires de notre pays modifieraient dans la pratique : « Il y a du vrai là-dedans, dit-il, mais c'est toujours un obstacle et vous le verrez. ») Il trouvait indispensable de « fortifier (page 6) le gouvernement » sinon en modifiant la Constitution, du moins par des lois secondaires. Il insistait sur l'observation stricte de la neutralité.

« ... Soyez neutres, bien neutres, rien que neutres ! Ne penchez ni vers le midi, ni vers le nord et vous vivrez ; car au fond vous convenez à tout le monde et à la Hollande la première. Ayez de la sécurité. Laissez aux romanciers politiques les craintes sur nos arrière-pensées... »

Lebeau fait entrevoir à Rogier, dans quelques passages de cette lettre, qu'il ne conservera plus longtemps ses fonctions diplomatiques, l'occupation du poste de Francfort étant, a-t-il dit dans ses Souvenirs personnels (Note de bas de page : Dans ses Souvenirs personnels, Lebeau dit qu'il n'y a rien de plus faux en général que les idées qu'on se fait des fonctions diplomatiques ». (Voir pages 210 et suivantes du livre de M. Freson.), moralement impossible pour tout ministre qui ne voulait, ou qui ne pouvait pas y mettre du sien (Note de bas de page : C'était le cas de Lebeau qui, non moins désintéressé et intègre que Rogier, sortit chaque fois du pouvoir aussi pauvre qu'il y était entré.). Il alla, dans les premiers jours de 1840, reprendre ses fonctions de gouverneur de la province de Namur.

Dès ce moment déjà il songeait à faire rentrer Rogier au ministère avec lui. Il pressentait que le cabinet de Theux ne prolongerait plus longtemps son existence. Les négociations et le traité de 1839 lui avaient créé trop d'adversaires qui saisiraient la première occasion favorable pour lui faire échec.


Avant que les pressentiments de Lebeau se réalisassent, quatre mois s'écoulèrent. Ce sont les derniers que Rogier passa au gouvernement de la province d'Anvers. Nous le voyons à cette époque fort occupé d'un projet qui pouvait avoir pour les intérêts de cette province des résultats excellents nous voulons parler de la création des (page 7) chemins de fer agricoles - les vicinaux d'aujourd'hui.

A la fin de 1838, Rogier avait fait commencer par le service technique de la province d'Anvers l'étude des chemins de fer agricoles « là où le système pouvait être avantageusement employé ». Il avait chargé spécialement l'ingénieur en chef d'examiner la possibilité et l'utilité de l'application du système aux diverses communes des cantons de Turnhout et d'Herenthals.

En 1839, il donnait plus d'importance encore à ce projet. Des dossiers que nous avons consultés et des études faites sous les yeux de Rogier par les ingénieurs avec lesquels il eut de nombreuses conférences, il résulte que, dans sa pensée, il y aurait eu : 1° un chemin de fer d'Anvers à Hoogstraeten et jusqu'à la colonie de Wortel passant à Schooten, Saint-Job in 't Goor et Brecht, 2° un autre chemin de fer rattachant la ville de Turnhout et les communes environnantes au nouveau canal à Hérenthals. (Note de bas de page : Les colonies de Wortel, de Merxplas et d'Hoogstraeten où Rogier a laissé des traces de son intelligente activité, furent visitées vers ce temps-là par l'économiste Léon Faucher qui devint ministre du prince Louis-Napoléon. Une lettre de Faucher à Rogier (du 15 septembre 1839) contient des éloges des plus vifs sur l'organisation de ces colonies. Quelques mois auparavant (13 mai 1839), Victor Considerant, extrêmement mécontent de la monarchie de Juillet et de l'état social, écrivait de son côté à Rogier : « Faites-nous vite quelques bonnes institutions en Belgique. Nous sommes si bêtes, nous autres de la nation la plus éclairée et la plus civilisée (...) du monde !... ; c'est..... le bas-empire ».)

Comme dans les chemins de fer américains, on eût employé les supports continus et les rails plats, des chevaux auraient été employés comme force motrice. De 1000 en 1000 mètres, ou à des distances plus rapprochées dans les courbes et les parties couvertes, il y aurait eu des gares. Le coût du kilomètre était évalué à cent trente mille francs.

Nous donnons en note le détail estimatif des travaux et dépenses à faire pour la construction d'un kilomètre de chemin de fer à établir dans la Campine. Ces renseignements (page 8) peuvent présenter un certain intérêt aujourd'hui que les chemins de fer vicinaux sont établis partout. (Non repris dans la présente version numérisée.)


Le dernier incident un peu important de sa carrière de gouverneur d'Anvers est un incident d'ordre politique.

Une place était devenue vacante dans la députation d'Anvers : il s'agissait de remplacer le 20 décembre un député décédé.

Rogier reçoit de Jules Van Praet la lettre suivante :

« Bruxelles, 28 novembre 1839.

« Mon cher Rogier,

« Je vous ai parlé dernièrement de mon désir de me présenter aux élections d'Anvers et je réclame de vous aujourd'hui comme un service, dont je serai vivement reconnaissant, de me dire en toute sincérité si vous approuvez ou improuvez cette idée, si vous croyez que je puisse convenir aux Anversois, si je vous parais placé dans des conditions à défendre utilement leurs intérêts.

« Avant de vous faire ces questions, j'y ai mûrement réfléchi et je suis resté convaincu qu'il n'y a point en Belgique de localité qu'il puisse m'être plus désirable de représenter qu'Anvers.

« Il n'existe pas un intérêt anversois important que mes idées acquises ne me portent à soutenir. Dans la part indirecte que j'ai prise aux affaires, j'ai toujours été pénétré de la conviction que les objets qui touchent spécialement à la prospérité d'Anvers devaient avoir une grande part dans les soins du gouvernement. La Belgique a eu son époque d'activité commerciale, parce qu'à cette époque elle avait des moyens tout trouvés d'écouler les produits de ses manufactures. (page 9) Je pense que les efforts du gouvernement doivent tendre à rendre la vie au commerce maritime, à multiplier les moyens d'échange avec les pays d'outre-mer, à remplacer les débouchés coloniaux que nous avons perdus, à faciliter les rapports commerciaux par une législation libérale.

« Je crois que la pensée qui a donné naissance à l'adoption d'un système de chemin de fer doit présider aujourd'hui à l'achèvement de cette vaste entreprise. Cette pensée, c'est de rattacher commercialement l'intérieur du continent européen à la mer du Nord. Quoique flamand, je considère la ligne d'Anvers à Cologne comme la grande ligne du système, comme la plus importante à achever. Je considère les autres embranchements comme utiles mais secondaires.

« Je partage vos convictions quant au péage exigible sur l'Escaut par la Hollande. Ce péage a été consenti en vue d'avantages moraux et politiques assurés au pays par l'ensemble du traité. Il est équitable que le pays tienne compte au commerce d'une stipulation qui pèse exclusivement sur lui.

« Je partage la manière de voir du commerce anversois dans la question des indemnités.

« Le résultat de cet interrogatoire que je me suis fait subir me donne une pleine confiance. Je suis certain de ne pas me trouver comme député anversois dans des situations embarrassantes. Ma position sera nette et simple sur les points importants.

« Je vous demande de me donner vos avis avec la plus grande franchise. Je ne me présenterai pas, s'il y a une concurrence redoutable et sérieuse ; mais je me sentirais infiniment flatté d'une marque de confiance des électeurs du district d'Anvers.

« Adieu, mon cher Rogier ; mille compliments et amitiés.

« Jules Van Praet. »

A cette lettre, véritable programme électoral où, on l'aura remarqué, ne se trouve aucune profession de foi politique au sens particulier du mot, Rogier doit avoir fait une réponse encourageante (en avait-il fait une minute ?... Nous ne l'avons pas.), si nous en jugeons par une seconde lettre de Van Praet qui lui en témoigne toute sa reconnaissance.

Toutefois, une première difficulté s'élève : on annonce que M. Veydt sollicite le mandat vacant.

(page 10) Cette première difficulté est écartée par M. Veydt lui-même :

« J'ai vu (troisième lettre de Van Praet) M. Veydt ce matin. Il m'a dit que « sa renonciation est une chose résolue. »

Deux autres candidatures ont surgi : celles de MM. Van Havre et Cogels :

« ... M. Edouard Cogels paraît être le concurrent que je suis destiné à avoir. J'avoue que son nom, sa qualité d'Anversois et d'homme appartenant au commerce me paraissent redoutables. M. Veydt me dit que M. Dubois d'Oultremont, M. Legrelle et la majorité des catholiques seront pour lui... »

Les ultra-catholiques ne voulaient pas de Van Praet. Sur la foi de nous ne savons quel publiciste de bas étage, ils s'étaient fait un épouvantail de ses opinions philosophiques et politiques. Ils faisaient de lui un radical, un franc-maçon capable de toutes les audaces. Ils hésitaient entre M. Cogels et M. Van Havre. Cette hésitation aurait pu être favorable à Van Praet, si les libéraux n'étaient pas restés inactifs devant le silence que le secrétaire du Roi gardait en matière de libéralisme et de catholicisme.

D'autre part, parmi les électeurs indépendants, sa candidature soulevait des objections d'une nature particulière, que Veydt signalait à Rogier, tout en les combattant :

« ... Notre candidat n'est pas approuvé par tout le monde ; je n'ai pas connu beaucoup d'hommes qui eussent ce privilège, mais j'en ai connu en 1837 (Rogier). Van Praet aura une position fort gênée à la Chambre. S'il parle, ses paroles auront trop d'influence ; s'il se tait, on sera mécontent de lui. S'il parle contrairement aux ministres, ceux-ci s'en plaindront au Roi. On dira qu'Anvers cherche à s'accaparer des hommes qui, par leur position, peuvent lui être utiles ; on dira... on dira... Mais tout cela sont des mots et en résumé il sera toujours vrai que M. Van Praet, considéré à lui tout seul et séparé de ses fonctions ferait un député dont Anvers pourrait se faire honneur, un député, suivant votre expression, fort propre... »

Van Praet, à qui ont été transmis les renseignements de Veydt, écrit alors à Rogier une lettre où sont décrites (page 11) en termes piquants les fonctions qu'il remplit auprès du Roi :

« Vous devez pouvoir répondre facilement à l'objection qui naît de ma position près du Roi. Je suis tenu par état à rester en dehors de toute influence ministérielle ; cette indépendance absolue vis-à-vis des personnes a toujours été la règle de ma conduite et je m'en suis toujours parfaitement trouvé. C'était la condition essentielle pour moi, sous peine d'être complétement réduit à zéro. Cela se comprend pour peu qu'on y songe. Je suis impartial comme un officier de l'état civil qui inscrit les naissances et les décès, sans s'inquiéter de la qualité des personnes et en ayant soin seulement d'observer l'orthographe des noms propres. Vous savez peut-être vous-même qu'au lieu d'être lié à l'existence des ministres quels qu'ils aient été, j'ai été presque toujours en susceptibilité et en délicatesse vis-à-vis d'eux. Vous pouvez, si vous le jugez à propos, lire tout ou partie de ce paragraphe à vos confidents intimes... »

En lisant ces lignes, d'aucuns seront peut-être tentés de se demander ce qu'il y a de fondé dans les insinuations des journaux catholiques, qui, rappelant l'intime parenté de Van Praet et de Devaux, ont donné à entendre maintes fois que les ministres de la droite avaient à redouter l'influence hostile du septième ministère. Mais outre qu'on pourrait répondre qu'en s'assimilant à un (page 12) simple officier de l'état civil ministériel, Van Praet se déguisait trop, il importe de faire remarquer qu'il s'agit ici du Van Praet de 1839, et que dès 1845, en même temps que grandissait l'étoile du libéralisme, son, rôle s'est agrandi. Il serait facile de le prouver par la correspondance de Rogier.

Dans sa lettre du 10 décembre, Van Praet annonçait que le Roi (n'était-ce pas le Roi qui avait suggéré à son secrétaire l'envie d'entrer au Parlement ?) verrait son élection « avec grand plaisir ».

L'attitude des journaux anversois était tout au moins bizarre :

« Le Journal d'Anvers, écrit Van Praet à Rogier le 13 décembre, a été d'une bienveillance maladroite : cela ressemble à du compérage. Le Précurseur ne se prononce pas... »

Le parti catholique ayant fini par réunir toutes ses voix sur le nom de M. Cogels, celui-ci fut nommé après une lutte d'ailleurs fort courtoise. Rogier, sans mettre en mouvement l'influence gouvernementale en faveur de Van Praet, n'avait pas caché ses vives sympathies pour lui et Van Praet lui en témoigne sa reconnaissance dans une lettre du 21 décembre :

« J'ai dit à tout le monde en rentrant ici ce matin que je ne m'attendais pas à être nommé. Je dois seulement vous remercier du fond de mon cœur de tout ce que vous avez fait de bon et d'amical pour moi... »

2. Dissolution de l’Union des catholiques et des libéraux. La Revue nationale de Paul Devaux

Nous avons la conviction que si Van Praet échoua à Anvers, ce fut en grande partie parce qu'il s'abstint de prendre nettement position sur le terrain politique. Il eût certainement mieux valu pour lui faire une profession de foi libérale que de se borner à des déclarations, du reste très patriotiques, sur les intérêts généraux de la Belgique et sur les besoins spéciaux du commerce d'Anvers.

(page 13) A-t-il estimé que le poste qu'il occupait à la Cour lui faisait un devoir de ne pas se ranger ouvertement sous le drapeau d'une des opinions qui se partageaient le pays ? S'est-il cru tenu, de par ses fonctions, à ne relever que de l'Union ?

Mais l'Union avait fait son temps, sa tâche était accomplie. Elle avait assuré le succès de la Révolution ; elle avait eu raison de toutes les menées intérieures provoquées par l'orangisme ; elle avait permis de résoudre toutes les difficultés extérieures où notre jeune nationalité risquait de périr. Depuis le traité de 1839 elle n'avait plus d'objet. Les partis pouvaient et devaient reprendre leur indépendance.

Ils le devaient, parce que les partis sont l'essence des gouvernements parlementaires.

Est-ce que d'ailleurs depuis la publication de l'Encyclique du 18 août 1832 qui condamnait solennellement, comme le fait observer M. Banning (Patra Belgica, tome II, page 483, cf. GOBLET (Cinquante ans de liberté), les principes au nom desquels s'était faite chez nous l'union des partis, est-ce que ces noms de « libéraux » et de « catholiques » n'étaient pas constamment prononcés au Parlement, dans la presse et dans les discussions électorales ?

D'aucuns ont voulu rendre la Revue Nationale, créée par Paul Devaux au lendemain de 1839, responsable en quelque sorte de cette rupture de l'Union. Avec une insistance vraiment étrange, des publicistes catholiques ont prétendu qu'en créant la Revue où il établit que les partis sont nécessaires dans un gouvernement représentatif, Paul Devaux aurait créé ou plutôt fait revivre en quelque sorte ces partis. D'après eux, c'est à l'ami de Rogier (pour un rien ils diraient au complice de Rogier) qu'il faudrait imputer tous les maux de la politique. Chose triste à dire : M. Thonissen, dans l'ouvrage cité précédemment et dont nous aimons à reconnaître le mérite spécialement en ce (page 14) qui concerne l'étude de nos négociations extérieures, M. Thonissen n'a pas su se garder de cette exagération, disons le mot, de cette injustice.

Supprime-t-on donc ainsi les partis à volonté ? M. Adnet, dans son Histoire du Parlement belge de 1847 à 1858, dit avec infiniment de raison que les partis ne sont l'œuvre d'aucune volonté humaine, qu'ils naissent parce qu'ils doivent naître, qu'ils sont puissants parce qu'ils représentent certaines tendances et certains besoins sociaux, et que s'il est juste de les accuser de leurs fautes, il est insensé de les rendre responsables de leur existence.

S'il fallait en croire M. Thonissen, le cabinet selon son cœur, celui de M. de Theux, ne faisait pas de politique catholique. Vraiment.. ? Pas même quand, pour combler les vides que le traité de 1839 avait faits dans ses rangs, il remplaçait deux ministres libéraux par deux catholiques, MM. Raikem et Desmaisières. (Note de bas de page : Il est tout au moins inexact d'avancer que M. Desmaisières fut libéral. Si M. Thonissen qui se porte garant du libéralisme de ce ministre, avait lu les journaux gantois de ce temps-là, il aurait reconnu son erreur. Une lettre écrite le 2 mai 1841 par M. Delehaye est extrêmement édifiante sous ce rapport. Nous pourrions énumérer quantité de nominations, de révocations, faites par le cabinet de Theux de 1834 à 1839, qui démontreraient que ce cabinet a fait autant qu'il l'a pu les affaires du parti catholique ; mais nous craindrions d'entrer dans la polémique de détail. Nous renvoyons aux journaux et particulièrement au Moniteur).

Nous avons parlé d'exagération dans les attaques prodiguées à la Revue Nationale : qu'on en juge.

« L'opinion que nous défendons et à laquelle doit appartenir le pouvoir quand le ministère actuel tombera, disait Devaux au début de sa publication, est l'opinion libérale modérée et tolérante, ennemie des scandales irréligieux, pleine de respect pour une religion à laquelle ses adversaires les plus décidés devraient tout au moins reconnaître le mérite d'être encore la base la plus sûre de cette moralité du peuple dont l'absence envenime tous les progrès. »

(page 15) Rogier eût signé assurément cette déclaration. Elle est conforme à ses principes et plus d'une fois au cours de sa vie parlementaire, notamment dans la discussion de la loi de l'enseignement moyen, nous aurons à enregistrer des paroles qui sont comme l'écho de la pensée de son ami.

Y a-t-il rien dans l'apparition de la Revue Nationale et dans sa profession de foi, qui motive les grandes colères dont elle a été l'objet et qui lui ont survécu ? Sans doute, quelques-uns de ses rédacteurs, son directeur surtout, emportés par la passion politique, ont parfois dépassé le but : M. Nothomb en sut quelque chose. Mais on est mal fondé à dire, avec M. Thonissen, que la Revue « proclamait en termes formels l'incapacité de la majorité parlementaire » ; que « la fraction modérée du libéralisme, fatiguée de n'obtenir qu'une part du pouvoir, voulait désormais le confisquer à son profit et l'exercer sans partage ».

Ici aussi le polémiste (il y a bien de la polémique dans l'ouvrage de M. Thonissen) a dépassé le but.

3. Chute du ministère de Theux : Affaire Vander Smissen. Préliminaires de la rentrée de Lebeau et de Rogier aux affaires (mars-avril 1840)

Une imprudence - soyons indulgent - du ministère de Theux amena sa chute.

L'article 20 du traité de paix de 1839 stipulait : « Personne dans les pays qui changent de domination, ne pourra être inquiété ni recherché en aucune manière pour cause quelconque de participation directe ou indirecte aux événements politiques. »>

Le général Vander Smissen ayant, en 1834, alors qu'il était gouverneur militaire d'Anvers, « participé à un complot tendant à renverser au profit du prince d'Orange le gouvernement établi », avait été condamné par (page 16) contumace à la déchéance militaire et au bannissement.

La paix signée avec la Hollande, il était rentré en Belgique pour purger sa contumace, disait-il. Le ministère, le considérant comme amnistié par l'article 20 du traité, ne le renvoya pas devant les juges qu'il demandait.

Que cette décision fût correcte, personne n'y contredit. Mais ce qui n'était plus correct, c'était le rétablissement du condamné de 1831 sur les contrôles de l'armée dans le cadre de non-activité.

La section centrale du budget de la guerre, par l'organe de son rapporteur M. Brabant, député catholique, déclara nettement regretter la conduite du gouvernement. Il y avait dans ce regret, présage du violent orage parlementaire des 12 et 14 mars 1840, une indication dont le ministère eût dû faire son profit. Mais sa confiance dans sa majorité était telle qu'il s'obstina à ne pas rapporter un arrêté qui, malgré toutes les subtilités de légiste par lesquelles on essaya de le défendre (Cf. VAN DEN PEEREBOOM, Le Gouvernement représentatif en Belgique), n'en constituait pas moins, suivant le mot de M. Lebeau, un acte attentatoire à la morale publique, une atteinte grave à la discipline et à l'honneur de l'armée. (Note de bas de page : M. Meeus, un ami dévoué du gouvernement, fut du même avis. Parmi les députés catholiques qui firent entendre les paroles les plus sévères, figurent MM. de Mérode et Dumortier.-

Le ministère en vint à poser la question de cabinet sur un amendement de MM. Dumortier et d'Huart proposant de retrancher des allocutions du budget le traitement du général Vander Smissen. « C'était, dit M. Thonissen, se jeter tête baissée dans le piège tendu par les partisans des doctrines antiunionistes de M. Devaux », c'est-à-dire par MM. Lebeau et Rogier. C'est supposer gratuitement que MM. Dumortier et d'Huart se seraient prêtés à faire le jeu de leurs adversaires. Et puis étaient-ce MM. Devaux, Lebeau ou Rogier qui avaient conseillé au ministère de (page 17) réintégrer le général Vander Smissen et de faire de cette réintégration une question de cabinet ? Etaient-ce eux qui avaient inspiré le blâme de la section centrale et les reproches violents de MM. de Mérode et Dumortier, qui ne contribuèrent pas peu à mettre le ministère en minorité ?

Il est vrai que la presse ministérielle fit un grief à Lebeau et à Rogier, gouverneurs de province, d'avoir voté contre le gouvernement. Mais si M. Thonissen n'est pas éloigné de donner raison à cette presse parce que Rogier et son ami étaient investis de fonctions de confiance et essentiellement politiques, il reconnaît d'autre part que la question Vander Smissen était un fait accidentel qui ne touchait à aucun principe de la politique générale.

Rogier et Lebeau avaient d'ailleurs (voir les Souvenirs personnels de Lebeau) pris la résolution de donner leurs démissions de gouverneur si le vote de l'amendement Dumortier-d'Huart n'amenait pas la retraite définitive du ministère.


Quinze jours se passèrent. Les ministres avaient déposé leurs portefeuilles. La Chambre s'était ajournée. Les notabilités parlementaires avaient déjà été consultées par le Roi et les journaux annonçaient que le ministère Lebeau-Rogier de 1832-1834 allait se reconstituer, lorsque l'on apprit tout à coup que le cabinet démissionnaire, ayant des velléités de rester aux affaires, se proposait de consulter une seconde fois la Chambre sur la question Vander Smissen :

«... Le ministère, dit Lebeau dans ses Souvenirs personnels, ayant fait annoncer qu'il tenterait une nouvelle épreuve avant de se retirer, nous envoyâmes aussitôt nos démissions de gouverneur, M. Rogier et moi... »

Comment procéderait-on à cette nouvelle épreuve ?

Seize députés demandèrent que la Chambre se réunît le 2 avril pour délibérer sur la proposition suivante : « Le Roi pourra, pendant la présente année, mettre à la pension (page 18° de retraite les officiers placés en non-activité pour cause indéterminée depuis la ratification du traité du 19 avril 1839, sans que ces officiers réunissent les conditions exigées par la loi du 24 mai 1834. Les officiers ainsi pensionnés ne pourront porter l'uniforme qu'en vertu de l'autorisation spéciale du ministre de la guerre. »

Ils prétendaient que cette proposition à laquelle les ministres se déclaraient favorables, eût concilié leur dignité et celle de la Chambre. Mais ce n'était point l'avis de la majorité des députés. N'y avait-il pas injustice à permettre que le général coupable, replacé dans l'armée, acquît des droits à une pension que les officiers fidèles à leur serment ne pouvaient réclamer qu'après avoir blanchi sous le drapeau national ? Voilà ce que se demandaient, entre autres, MM. Dechamps, Doignon, De Decker, députés très influents de la droite. Franchement, il eût mieux valu pour la dignité du ministère, ne pas tenter « la nouvelle épreuve ».

Une lettre de Materne à Rogier (en date du 4 avril) nous donne, sous une forme assez vive, l'impression fâcheuse que produisait dans le public la conduite du ministère qui pour réparer tout à la fois la faute d'avoir réintégré Vander Smissen, et la faute d'avoir posé la question de cabinet, combinait, avec l'aide des seize députés, une manœuvre de nature à l'amoindrir :

« ... Jamais, non jamais, aussi unanime réprobation n'a accueilli un ministère. Ce n'est pas de l'indignation, ce n'est pas de la colère ; c'est pis que cela, c'est de la pitié, du dédain, du mépris. Sa conduite paraît si exorbitante que chacun se dit : « Il faut qu'il ait compté ses voix, qu'il sache bien positivement où est la majorité ; il faut que Dubus, Brabant, de Puydt, Berger ou d'autres aient promis leur concours ; car s'il ne jouait pas à coup sûr, sa résolution, qui est plate, indigne, serait en outre absurde, puisqu'il perdrait tout à la fois (page 19) portefeuilles, honneur et l'espoir de revenir jamais aux affaires... J'ai vu aussi des employés des ministères, entre autres des employés des travaux publics fort bienveillants en général pour leur patron. Eh bien ! j'ai rencontré les mêmes sentiments avec cette différence qu'il ́s'y mêle du chagrin de voir Nothomb aussi embourbé. Quant à vous, mon cher Charles, je vous fais grâce de ce qu'on dit. Qu'il vous suffise de savoir que ce qu'on dit me rend bien heureux... »

Materne était, comme tant d'autres fonctionnaires et comme tous les esprits indépendants, vraiment heureux de voir que le vœu public rappelait aux affaires l'homme qui n'aurait pas dû en être écarté en 1834.

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