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Frère-Orban
GARSOU Jules - 1945

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Jules GARSOU, Frère-Orban

(Paru à Bruxelles en 1945, aux éditions de la Renaissance du Livre)

Chapitre IX. Le crépuscule, l'ostracisme et la mort (1893-1896)

Dernières interventions à la Chambre - Echec aux élections du 14 octobre 1894 - Derniers écrits - La mort.

(page 107) Le crépuscule commence. Les dernières années de Frère-Orban sont tristes ; il souffre physiquement et moralement. Sa participation à la vie politique et parlementaire est de plus en plus restreinte. Il passe l'été à Spa, suivant d'ailleurs avec attention la marche des événements. Il voit, en mai 1893, lors d'une élection provinciale partielle à Liége, le corps électoral censitaire et capacitaire désavouer sa politique. L'opinion libérale est en ce moment dressée en majorité contre lui ; elle lui reproche sa résistance obstinée à l’« inévitable ». Pour peu de temps encore, elle accorde sa confiance à Janson, Feron, Lorand, ces déplorables tacticiens que les faits ultérieurs vont confondre.


L'ardeur militante de Frère-Orban ne s'éteint pourtant pas. Il consacre ses loisirs estivaux en 1893 à rédiger une brochure intitulée : La révision (page 107) constitutionnelle en Belgique et ses conséquences, travail remarquable, résumé de sa pensée politique et de son œuvre. Après avoir montré les faiblesses de la réforme accomplie, il conclut en déclarant que, plus que jamais, la situation impose au libéralisme le devoir de garder son programme traditionnel, « assez large pour réunir tous les amis sincères de la liberté » et qui se résume en trois grands principes : défense de la liberté humaine, restauration de l’enseignement public, protection de la liberté dans l'ordre économique.


Une tentative de réconciliation sur la base d'un programme commun que fixerait un Congrès libéral échoua parce que les progressistes ne voulurent pas, pour réserver leur droit de s'allier au parti ouvrier, admettre la demande de la Fédération libérale, à savoir une affirmation catégorique du respect de la propriété individuelle, niée par le collectivisme. Les deux fractions libérales restèrent donc séparées en deux assemblées, et la division les conduisit à la défaite.


Les derniers actes parlementaires de Frère-Orban, très rares, s'accomplirent pendant la session 1893- 1894. Il ne parla pour ainsi dire qu'une seule fois, le 23 mai 1894, pour donner ses motifs d'abstention à propos d'une proposition établissant les circonscriptions binominales, projet qui n'apaisait pas ses craintes d'écrasement des villes par les campagnes.

Il avait préalablement voté avec neuf libéraux contre le projet de représentation proportionnelle de Feron, qui réunit 31 voix de gauche contre 61 et 37 abstentions, dont 9 de gauche.


On peut dire, qu'avant les élections d'octobre 1894, tous les faits s'unirent pour empêcher, pour énerver l'entente libérale. Le retentissement de la brochure de (page 108) Frère d'abord, l'échec du Congrès unique ensuite ; l'obstination des progressistes à rechercher le concours des socialistes qui s’amusaient malignement de cette insistance quasi suppliante et refusaient tout contact avec les doctrinaires ; les incidents universitaires bruxellois par la suspension du cours offert à Elisée Reclus ; la récente incartade de l'impulsif Georges Lorand préconisant le système du chanoine de Harlez qui proposait la répartition des subsides scolaires au prorata de la fréquentation : les menées des éléments échevelés du groupe radical déjà sur le point de passer au socialisme ; toutes ces conjonctures troublèrent, à Bruxelles surtout, le ralliement libéral et découragèrent la province.

Il ne fut pas loisible de tirer parti du désarroi clérical qui s’était manifesté par le conflit de Woeste et de Beernaert et la chute de ce dernier. Le scrutin due 14 octobre fut donc aussi décevant que possible ; le succès relatif des socialistes au premier tour affola l'élément flottant qui, lors du ballottage surtout, grossit l'armée cléricale, lui assurant un éclatant triomphe.

Frère-Orban ne prit pas, vu son âge et son état de santé, une part active à la campagne électorale. Des lettres adressées en juillet, en août et en septembre à son ami Sainctelette, témoignent d'un état d'esprit très pessimiste quant au résultat de la lutte engagée. Il ne se faisait aucune illusion sur la tentative de coalition anticléricale à Bruxelles, qui, selon lui, ne pouvait aboutir. II prévoyait, à côté de quelques succès socialistes, « une victoire formidable des cléricaux. » Malgré le naufrage probable, Frère-Orban gardait la conviction que l'avenir restait au libéralisme. Proclamant le devoir de faire face aux adversaires, il déterminait Sainctelette, fort hésitant, à participer au suprême combat.

Le 9 septembre, il devait prendre la parole à l'Association libérale de Liége. Il assista à la séance, mais ne put prononcer son discours, dont il fit donner lecture. On retrouve dans cet écrit les qualités maîtresses de l'homme d'Etat, sa foi dans la grandeur du (page 109) libéralisme, son horreur de la contrainte morale et matérielle, sa passion pour la liberté.

Le 14 octobre, alors que trois progressistes et un socialiste passaient au premier tour à Liége, Frère-Orban, seul de la liste libérale, arrivait au ballottage avec 29.377 voix, en compagnie de six catholiques contre sept progressistes et socialistes. Un compromis fut offert par les catholiques aux libéraux. Frère-Orban refusa d'accepter les voix d'un parti dont il avait combattu toute sa vie les tendances avec autant d'ardeur et de conviction que les théories socialistes. En attendant le jour où le corps électoral serait désabusé, « je tombe - disait-il en terminant la lettre qu'il adressait au sénateur Magis - en même temps que mes chers collègues qui ont si vaillamment combattu pour la défense de l'ordre social et de la liberté. »


Miné par la maladie, Frère-Orban garda désormais presque toujours la chambre et même le lit. Il ne recevait personne, sauf ses enfants d'une manière intermittente. Son fils Georges, conseiller à la cour d'appel de Liége, de qui la santé laissait elle-même à désirer, venait, aussi souvent que possible, le rejoindre à l'hôtel de la rue Ducale, le tenant ainsi en relations intellectuelles et politiques avec l'extérieur.

La vigueur de l'esprit dominait encore la défaillance physique. Le 10 mars 1895, il avait alors quatre-vingt-trois ans, Frère-Orban publia dans la Liberté devenue hebdomadaire, une dernière étude politique, qui parut en brochure aussitôt après, sous le titre : La situation présente, ses origines et ses périls. Il y donnait, d'une plume toujours alerte et sûre, un épilogue à l'opuscule consacré à la révision constitutionnelle, en commentant les résultats du scrutin d'octobre 1894.


La discussion de la loi scolaire de 1895, qui rétablissait l’enseignement obligatoire de la religion à (page 110 l'école primaire, non décrété par la loi de 1884, ramena. pour la dernière fois, l'infatigable lutteur sur la brèche. Dans une de ses chroniques incisives de la Gazette de Liége, signées Légius, le célèbre journaliste Joseph Demarteau avait attribué aux libéraux liégeois et notamment à Frère, la paternité lointaine du système Schollaert, contre lequel, disait le polémiste, ils s'indignaient aujourd'hui. Frère ne laissa point passer cette affirmation téméraire. Dans un article publié sans nom d'auteur dans La Meuse du 30 août, sous le titre : La Comédie de l’enseignement religieux, il rappela l'opinion exprimée par lui sur la question « lors de la protestation fameuse du Conseil communal de Liége contre le projet qui devint la loi de 1842. »

Après avoir établi que les lois de 1842 et de 1879 ne différaient pas essentiellement quant à la faculté d'enseigner la religion, il attribuait à « la grande comédie jouée à propos de l'enseignement de la religion » les ravages de l'incrédulité qui se répandait dans les masses, et en faisait peser la responsabilité sur la volonté du clergé d’assurer sa domination en anéantissant l'enseignement public respectueux de toutes les croyances.


Le vieil athlète épuisait ses dernières forces, L’heure suprême allait sonner, Il avait gardé toute sa lucidité spirituelle, mais une toux impitoyable, contractant ses traits, ne lui laissait que de rares moments d'accalmie. Il venait de perdre complètement l'usage d'un œil et des ulcères s'étaient formés sur la jambe droite. Frère-Orban s'éteignit le 1er janvier 1896. L'opinion publique commençait à lui revenir et à déplorer l'ostracisme qui avait frappé le plus éminent des hommes d’Etat belges.

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