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Frère-Orban
GARSOU Jules - 1945

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Jules GARSOU, Frère-Orban

(Paru à Bruxelles en 1945, aux éditions de la Renaissance du Livre)

Chapitre VII. Le dernier ministère libéral (1878-1884)

La loi scolaire et la révolte du clergé - L'échange de vues avec le Vatican - Les élections du 8 juin 1880 - Les fêtes du Cinquantenaire - Premières lézardes à gauche - Les élections du 13 juin 1882 - L'agitation réformiste - La rébellion de l’extrême-gauche - La seconde proposition de révision constitutionnelle - Les impôts et la loi capacitaire - Le désastre libéral du 10 juin 1884 - Frère-Orban, Brialmont et le Roi

(page 74) Le dernier cabinet présidé par Frère-Orban fut aux prises avec des adversaires acharnés. Il ne connut politiquement ni trêve ni repos. Les catholiques ne lui pardonnèrent pas sa tentative de laïciser l'enseignement public. Le petit groupe radical rongea d'abord son frein et pratiqua la discipline, puis se rebella et combattit avec violence le gouvernement. Vainqueur à deux reprises de l'opposition cléricale, Frère-Orban ne put éviter le désastre que provoqua la division de son parti.

C'est le moment de tâcher de fixer les traits caractéristiques du Belge moyen, l'exemplaire de ces 116.000 électeurs censitaires qui détiennent le pouvoir politique, et pour qui Frère-Orban, d'une part, Malou, de l'autre, personnifient l'idéat du chef. Ce Belge moyen, libéral ou catholique, est généralement modéré, bien que fort attaché à son parti. Il est (page 75) relativement instruit ; il lit tous les jours, de la première page à la dernière, son journal, qui incarne pour lui la vérité. Il suit généralement aussi dans les Annales les discussions parlementaires et s'extasie devant les discours, presque toujours bien écrits et bien dits, des orateurs en renom de sa nuance.

Il va souvent au cabaret où il discute, parfois avec emportement, les questions à l'ordre du jour. En période électorale, il est fier de recevoir la visite des candidats qui lui prodiguent leur sourire et leurs promesses, dans l'espoir d'obtenir son vote si précieux dans les petits et moyens arrondissements, où la lutte est souvent fort chaude.

Notre électeur censitaire n'aime pas les aventures. Aussi, malgré son engouement passager, à Bruxelles du moins, pour Paul Janson, il déplore, s'il est libéral, la campagne qui va s'ouvrir pour la révision de l'article 47, car il entrevoit, comme Frère, le déchirement de son parti. La lutte scolaire réclame toute son attention, toute son énergie : il s'indigne de la pression déployée par le clergé et veut aller jusqu'au bout pour assurer l'indépendance du pouvoir civil.

Du côté catholique, où l'on a prudemment mis en veilleuse les prétentions ultramontaines, tous les efforts sont concentrés sur la bataille des écoles. D’abord favorable au libéralisme, elle va contribuer à sa défaite. L'électeur censitaire, économe autant que laborieux, tient avant tout à ce que son modeste budget ne soit pas compromis par des impôts trop élevés. Aussi les charges qu'entraînent d'une part la crise économique qui sévit après 1880, les dépenses assez fortes pour l'enseignement d'autre part, lui sont-elles très désagréables. La mésintelligence à gauche achève de mécontenter l'élément flottant. Il se porte à droite et c'est pour longtemps.

On peut reprocher au Belge moyen d'avoir fait montre d'égoïsme et manqué, comme ses dirigeants, de générosité sociale. Si l'on compare pourtant l'époque où fleurit le régime censitaire aux temps qui l'ont suivi, l'on ne pourra contester qu'elle constitua, (page 76 dans notre histoire nationale, à bien des égards, la période la plus heureuse et la plus prospère.

Le 17 juin 1878, Frère-Orban avait formé son ministère, se réservant le département des Affaires étrangères. Il confia la Justice et la Guerre à deux anciens collaborateurs, Bara et le général Renard. Graux devint ministre des Finances. Rolin-Jacquemyns reçut l'Intérieur, Sainctelette les Travaux publics, Van Humbeeck l'Instruction publique. Par la création de ce nouveau département, le parti libéral avait affirmé son désir de consacrer une grande partie de sa tâche au développement de l'enseignement populaire.

Le gouvernement précisa ses vues dans le discours du trône prononcé à l'ouverture de la session 1878-1879. « La culture intellectuelle d'un peuple - déclara le roi - est, plus que jamais, au temps présent, la source de sa prospérité. En créant un ministère spécial de l'Instruction publique, mon gouvernement a suffisamment annoncé sa résolution de veiller avec un soin particulier à ce noble et grand intérêt. L'enseignement donné aux frais de l'Etat doit être placé sous la direction et sous la surveillance exclusives de l'autorité civile. Il aura pour mission, à tous les degrés, d'inspirer aux jeunes générations l'amour et le respect des principes sur lesquels reposent nos libres institutions. » D'autre part, le roi annonçait la création éventuelle d'une réserve nationale, conception à laquelle Frère-Orban n'avait cessé de songer.

Dans le débat très vif sur l'adresse, le premier ministre avait ainsi défini le rôle du libéralisme : « Notre politique sera libérale, et ferme autant que modérée. Elle sera une politique de liberté, d'ordre, de conservation, de progrès ; de liberté, d'ordre contre tous les anarchistes... de conservation contre ceux qui attaquent nos institutions ; de progrès, en cherchant, les voies de la liberté, à assurer le développement moral, intellectuel et matériel de la société. »


(page 77) La révision de la loi de 1842 et l'application de la loi de 1879 absorbèrent la plus grande partie de l'activité du ministère. Il eut à choisir entre deux thèses, qui furent développées dans la presse libérale avant la présentation du projet. La solution radicale : le prêtre à l'église, l'instituteur à l'école, sembla d'abord répondre au vœu de la majorité des journaux, et, selon Woeste, il y eut même des tiraillements au sein du cabinet. Frère eût voulu tenir au principe de la loi de 1850 sur l'enseignement moyen. L'article 4 fut en somme une transaction entre les tendances divergentes. Frère y rallia finalement la grande majorité de la gauche, mais la droite resta irréductible. Il l'avait prévu, et ne voulait pas qu'elle eût cette arme redoutable : l'exclusion absolue de l'enseignement religieux et la porte de l'école fermée au prêtre.

L'épiscopat prit aussitôt position, sans attendre le dépôt du projet de loi, il affecta d'y voir une de déchristianisation et se résolut à une lutte sans merci. Frère-Orban ne s'était fait aucune illusion sur le caractère de violence que prendrait l'opposition. En offrant aux ministres des cultes de donner eux-mêmes à l'école l'instruction religieuse, il pouvait, en cas de refus, dénoncer leur intransigeance et répondre aux fureurs de ses adversaires : Si l’enseignement religieux n'existe pas, c'est que le clergé refuse de le donner.

La présentation de la loi ouvrit dans notre pays une ère d'agitation, dont les conséquences politiques, religieuses, sociales même furent graves et profondes. Politiquement, la loi de 1879 a contribué à blesser gravement le libéralisme ; religieusement, de nombreux fidèles ont délaissé la pratique du culte ; socialement, elle a, sinon séparé davantage les classes, du moins accentué les divisions et facilité là l'éclosion du socialisme.

L'idée-mère de la loi était la neutralité de l'école publique.

Les principales dispositions peuvent être ainsi (page 78) résumées : 1° Les écoles communales sont seules reconnues par l'Etat ; les écoles adoptées sont supprimées ; 2° L'enseignement religieux est laissé aux soins des familles et des ministres des cultes ; un local est mis à la disposition du clergé pour donner avant ou après les classes l'instruction religieuse (article 4) ; 3° L'enseignement religieux est exclu des écoles normales ; 4° L'autonomie communale en matière scolaire est fortement réduite.

Les catholiques oublièrent tous leurs dissentiments pour lutter contre cette loi. D’innombrables pétitions de conseils communaux et de citoyens parvinrent aux Chambres. L'épiscopat ordonna des prières dans toutes les églises contre « la loi de malheur » ; elles étaient récitées chaque dimanche au prône et se terminaient par ces mots impressionnants : « Des écoles sans Dieu et des maitres sans foi, délivrez-nous, Seigneur ! »

Frère-Orban n'intervint guère dans la longue et passionnée discussion qui s’engagea à la Chambre. Le seul grand discours qu'il prononça date du 27 mai 1879. Il justifiait l'article 4, après avoir reconnu qu'une fraction notable de la gauche et une grande partie de la presse libérale n'y étaient d'abord pas favorables. Il avait cru devoir tenir compte de la situation du pays, de l'esprit très religieux de la population. Il espérait encore que le parti catholique ne déchainerait pas la guerre scolaire. Il ne la craignait du reste pas et se montrait convaincu qu'elle serait « fatale au clergé. »

La droite ne répondit pas à cet appel, se refusant à déposer le moindre amendement. La loi fut votée à la Chambre par 67 voix contre 60 et l'abstention d'Eudore Pirmez. Le Sénat ne l'adopta que par 33 voix contre 31 et l'abstention du baron de Labbeville, libéral très modéré. Le prince de Ligne, élu de l'arrondissement libéral d'Ath, et qui votait généralement avec la gauche, était descendu de son fauteuil présidentiel pour qualifier la loi d'inopportune et de dangereuse. Il donna peu après sa démission de sénateur.

Lorsque la loi fut promulguée, les évêques (page 79) recoururent aux résolutions les plus rigoureuses : les parents qui envoyaient leurs enfants dans les écoles de l'Etat, les maîtres qui y enseignaient la religion - le gouvernement les avait conviés à parer à la carence - étaient excommuniés. Bien que ces mesures eussent été désapprouvées par les parlementaires catholiques, qui appelèrent secrètement l'attention du pape sur les dangers que courait la foi, et malgré les conseils de prudence et de modération donnés par le Saint-Siège, l'épiscopat persista dans son intransigeance. Il couvrit le pays d'écoles libres et enleva aux établissements officiels un nombre impressionnant d'élèves. Dans la partie flamande du pays, la désertion fut très sensible : certaines écoles restèrent désertes.

La lutte scolaire eut deux conséquences importantes : l'échange de vues avec le Vatican et l'enquête parlementaire qui porta sur lés moyens employés par le clergé et le parti clérical pour faire le vide dans les écoles publiques.

Frère-Orban avait d'abord eu l'intention de supprimer la légation belge auprès du Vatican, qu'il estimait sans objet depuis la disparition du pouvoir temporel. Léon XIII, qui venait de succéder à Pie IX, et avait ordonné aux catholiques belges de s'abstenir d'attaques contre la Constitution, exprima le désir - que le roi et la reine appuyèrent discrètement - de voir maintenir les relations diplomatiques. Frère-Orban y consentit sous réserve. Il entama avec le Vatican une négociation laborieuse : l' « Echange de Vues », y déployant de très grandes qualités diplomatiques. Le Souverain Pontife, impressionné d'ailleurs par les démarches des chefs catholiques, parut d'abord désireux de voir l'épiscopat modérer son attitude, et Frère-Orban put ainsi décider la gauche à approuver sa tactique. Mais les évêques parvinrent à ramener Léon XIII à leur manière de voir, et le pape finit par les féliciter d'avoir condamné une loi scolaire « complètement opposée aux principes et aux prescriptions de l’Eglise catholique. »

(page 80) Frère fut désagréablement déçu. Il rompit aussitôt avec le Vatican qu'il accusa d’avoir changé d'attitude et modifié ses appréciations.

L'enquête scolaire, décidée par l'initiative parlementaire, débuta peu après. Elle porta sur les moyens employés par le clergé pour entraver l'exécution de la loi. Les membres de la droite refusèrent de associer. Ce fut une arme à deux tranchants. Si elle eut pour résultat de montrer la pression morale et matérielle qui s'exerçait, elle permit d'autre part à l'opposition de dénoncer certaines dépenses en apparence quelque peu exagérées. Elle tourna donc plutôt au détriment du parti libéral, quand elle fut jointe en 1884 à tous les griefs accumulés.


Le pays consulté en juin 1880, maintint, en l'augmentant de six voix, la majorité libérale de la Chambre, désillusionnée pourtant, car elle avait espéré conquérir toute la députation d'Anvers. L'unique libéral sortant, le bourgmestre De Wael, nommé en 1878 lors d'une élection partielle, perdit son siège.

Le cabinet Frère-Orban eut la bonne fortune de présider au cinquantenaire de l'indépendance nationale. En dépit de l'abstention du clergé, à laquelle ne s'associa pas la minorité parlementaire, les fêtes splendides qui se déroulèrent dans le pays et spécialement à Bruxelles, où avait été organisée une superbe exposition, attestèrent la prospérité acquise grâce à la paix prolongée, à la sagesse de nos rois, à la prudence de la gestion économique dont Frère-Orban pouvait revendiquer une large part, à la modération relative des luttes politiques. L'esprit d'initiative, des commerçants et des industriels, bien secondés par les pouvoirs publics, l'amour du travail qui caractérisait la classe ouvrière, furent, malgré certaines ombres, les facteurs essentiels de cette euphorie sans exemple dans notre histoire.


(page 81) Après la révision de la loi sur l'enseignement primaire, le gouvernement modifia la loi de 1850 sur l'enseignement moyen, dans le sens indiqué par l'article 4 de la loi de 1879. Dans ce domaine aussi, le développement de l'instruction fut remarquable. Le nombre des athénées fut porté de 10 à 20 ; celui des écoles moyennes de garçons s'éleva de 50 à 100 ; la création de 50 écoles pour filles fut décidée.


Jusqu'ici, le parti libéral avait fait preuve d'une parfaite cohésion. Les premiers germes de dissensions apparurent en juillet 1881, lors de la présentation d'un projet de loi réprimant les fraudes électorales. L'extrême gauche s'était quelque peu renforcée par les choix, lors des élections partielles, de l'Association libérale de Bruxelles, où l'élément progressiste, plus actif, avait pris une prépondérance marquée. Ainsi stimulés, s'imaginant que l'opinion publique bruxelloise les soutenait, parce que d'autre part les habitués des meetings, recrutés surtout parmi les non-électeurs, les couvraient d'applaudissements et les poussaient à l'action, Janson et ses amis réclamèrent inopinément « le savoir lire et écrire » pour les élections provinciales et communales, adressant au cabinet une sorte de « sommation respectueuse. » Frère-Orban refusa de s'incliner devant la menace, tandis Paul Janson s'imaginait assez naïvement que lui et ses amis pourraient au besoin remplacer les hommes au pouvoir.

Pendant quelques jours, une crise ministérielle parut possible, et l'anxiété régna dans le parti libéral. Une transaction intervint : le ministère promit le dépôt d'une loi accordant l'électorat aux capacités. Léon Defuisseaux, seul, n'accepta pas le compromis et, suivant l'exemple de Gendebien en 1839, d'Adelson Castiau en 1848, donna sa démission en pleine Chambre. Il devait être ramené au Parlement treize ans après, par le suffrage universel plural.

Le danger était donc conjuré. Malgré la propagande que les partisans de l'extension du droit de suffrage organisèrent dans le pays, en dépit des violences verbales proférées dans les meetings (page 82) bruxellois, l'union se maintint pour les élections législatives de 1882.

Certains incidents donnèrent lieu pourtant à des inquiétudes. A Bruxelles notamment, Victor Arnould, l’un des lieutenants de Janson les plus décidés, qui avait même jadis glorifié la Commune de Paris, triompha au poll, après une lutte épique entre avancés et modérés. A Liége même, Frère-Orban rencontra certaine opposition. Les cercles libéraux de quartiers, plus ou moins gagnés par des tendances progressistes, auraient voulu obliger les candidats à s'expliquer devant eux, en dehors de l'Association libérale. Frère et la plupart de ses collègues s'y refusèrent. Lorsqu'il se présenta devant ses mandants, le premier ministre fut l'objet d'une ovation enthousiaste quand il fit l'apologie de sa politique. Il proclama la nécessité de l'union de tous les libéraux, s'efforça de montrer la bonne volonté du gouvernement dans la question brûlante du moment, la réforme électorale. Pas de non possumus, moins encore de non volumus, telle était la disposition du ministère.

Il repoussa nettement la révision de l'article 47 de la Constitution, tout en déclarant n'empêcher personne « d'agiter les grelots progressistes », car, observait-il finement, les amusements sont rares en politique.

Les élections de 1882, bien qu'âprement disputées, furent encore favorables au ministère. Six nouveaux sièges avaient été créés à la Chambre, trois au Sénat. Le parti libéral disposa de 78 voix à la Chambre, de 37 au Sénat La droite compta 60 représentants et 32 sénateurs.


La question électorale pourtant allait susciter au sein du parti libéral des déchirements d'une exceptionnelle gravité. Joints au malaise économique répandu depuis peu sur l'Europe entière, où les années maigres avaient succédé aux années grasses, ils précipitèrent bientôt les événements. Un déficit (page 83) sérieux avait grevé le budget et nécessité des impôts nouveaux, frappant surtout des objets de consommation. Cléricaux et radicaux s'en prirent au ministère et unirent maintes fois leurs votes pour les repousser. En ces temps heureux, une augmentation de quelques francs sur les feuilles de contributions amenait l'élément flottant à changer d’attitude.

D’autre part, l'agitation révisionniste avait grandi. Les avancés devenaient plus exigeants. Jugeant mesquin le projet ministériel qui créait, pour la province et la commune, un certain nombre de capacitaires de droit et imposait un examen assez compliqué, six représentants de Bruxelles, malgré la désapprobation de la majorité du parti, déposèrent, en juin 1883, une proposition de réviser les articles 47 et 53 de la Constitution. Le ministère se refusa catégoriquement à les suivre, alléguant surtout l'impossibilité de former une majorité assez forte pour atteindre les deux tiers des votes parlementaires exigés pour une révision constitutionnelle. Il redoutait d'ailleurs extrêmement le suffrage universel, dont Frère-Orban disait qu'il donnerait la prépondérance aux catholiques dans les campagnes et les petites villes, aux éléments de désordre dans les grandes localités.

Des débats fort irritants, semés d'incidents personnels au cours desquels Frère-Orban dénonça avec vivacité l'indiscipline et les tendances socialisantes de l'extrême gauche, qui riposta sur le ton le plus élevé, amusèrent beaucoup la droite qui en tira grand parti.

La prise en considération fut repoussée une écrasante majorité : 116 voix contre 12 et 6 abstentions. Huit députés de Bruxelles et trois représentants catholiques avaient voté pour. Ce fut le premier acte du drame qui provoqua la chute du ministère.

Le second joua lors de la discussion des impôts qui, comme nous l'avons dit, furent critiqués sans merci tant par le petit groupe radical que par la droite.

(page 84) On assista au troisième quand se déroulèrent les débats de la loi capacitaire. Les radicaux, de plus en plus surexcités, ne ménagèrent pas leurs critiques et leurs récriminations. Le rejet de leurs amendements, qui tendaient à réduire la capacité au « savoir lire, écrire et calculer » les exaspéra davantage contre le cabinet et la majorité de la gauche. Presque toujours, la droite, par tactique, avait voté avec eux.

L'union du libéralisme sortit en fait détruite de ces âpres discussions, qui se répercutèrent avec une violence accrue dans certaines associations et surtout dans les meetings bruxellois.

Frère-Orban fut constamment sur la brèche, tenant tête aux adversaires avec une énergie que rien ne pouvait ébranler.


Pendant que les libéraux s'entredéchiraient, les catholiques resserraient leur union et se présentaient au corps électoral avec un programme séduisant par sa simplicité. Il se résumait en trois points : réforme scolaire, par l'abolition de la loi de 1879 ; réforme électorale, dans les limites constitutionnelles ; réforme administrative, par l'extension de l'autonomie des provinces et des communes. « A bas les impôts ! A bas le gaspillage ! Voyez vos feuilles de contributions ! » tel était le mot d'ordre. Les revendications ultramontaines furent soigneusement écartées.

La période électorale de mai-juin 1884 fut carrément agitée. A Bruxelles, radicaux et doctrinaires avaient fait les plus grands efforts pour s'assurer la prépondérance à l'Association libérale, qui compta un moment plus de 5.000 membres, sans que son influence s'accrût. Un journal de combat, la Réforme, créé par Janson et ses amis, accentua encore l'antagonisme, par sa polémique virulente contre le ministère et ses confrères moins avancés. Les frères ennemis s'adressèrent aussi les plus sanglants reproches dans les réunions électorales, mais le renvoya dos à dos les seize députés sortants.

On s'imagine le découragement ressenti par les libéraux dans l'ensemble du pays. Les élections pr0oinciales donnèrent une première indication ; elles furent très défavorables au libéralisme, sauf dans le Luxembourg, toujours ministériel. Ni les cléricaux, ni les libéraux ne s'attendaient toutefois au résultat du scrutin législatif. Le 10 juin vit sombrer, dans la capitale comme en province, les candidats ministériels aussi bien que les députés de l'extrême gauche. A Bruxelles, les cléricaux avaient formé une liste sous l'étiquette habile de « nationaux-indépendants », parmi lesquels figuraient même d'anciens libéraux. Sur 69 sortants, dont 29 de gauche, deux de ceux-ci, à Virton et Arlon, survécurent au désastre, que Frère-Orban, dans une lettre à Trasenster, avait prévu, sans croire cependant à son étendue.


Absorbé par sa lutte contre les cléricaux d'abord, contre les radicaux ensuite par surcroît, le premier ministre ne réalisa pas, de 1878 à 1884, des réformes comparables aux créations du passé. Son ministère se consacra surtout à la grande tâche de l'instruction populaire, mais la lutte scolaire paralysa ses efforts. A part les traités de commerce avec la France, révisés cette fois sous le signe du protectionnisme, la suppression de l'article 1781 du Code civil, l'abolition du livret obligatoire de l'ouvrier, l'institution des chemins de fer vicinaux, on ne peut mentionner d'importantes innovations.

Rappelons aussi que Frère-Orban se préoccupa de la question militaire, tardivement et sans grand espoir de voir accueillir même par son parti, un projet de réserve de l'armée, conception qu'il préconisait de longue date.

Resté partisan du remplacement, il rencontra sur ce terrain l'hostilité de Brialmont, qui menait d'autre part campagne pour fortifier la Meuse, et qui s'en prit à Frère directement et indirectement.

Sans parler des conflits amenés par le peu de (page 86) sympathie qu'éprouvait Léopold II à l'égard du ministre de la Guerre, le général Gratry, que Frère-Orban dut défendre contre les préventions royales, au prix même d’une menace de démission, l'attitude de Brialmont obligea plus d'une fois Frère à réclamer du roi, sa retraite jetée sur la balance, des mesures disciplinaires contre l'éminent ingénieur. Chaque fois, Léopold II dut s'incliner devant les raisons et le prestige de premier ministre.

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