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Frère-Orban
GARSOU Jules - 1945

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Jules GARSOU, Frère-Orban

(Paru à Bruxelles en 1945, aux éditions de la Renaissance du Livre)

Chapitre VI. Les cabinets catholiques de 1870-1878

Le ministère d' Anethan et la dissolution des Chambres - Désarroi libéral - Pessimisme de Frère-Orban -La première proposition de constitutionnelle et la réforme électorale pour la province et la commune - Chute du cabinet

Recrudescence des divisions libérales - Scission à Bruxelles - La question militaire en 1873 - Difficultés avec l'Allemagne - Désaveu par le gouvernement des provocations ultramontaines - Le banquet Piercot : Frère-Orban dénonce l’ « arrogance sacerdotale » - La loi de 1876 sur l’enseignement supérieur ) Le célèbre discours de Frère-Orban du 14 mai 1878 rallie au libéralisme les éléments flottants - Victoire libérale du 11 juin 1878

(page 65) La première manifestation des tendances nouvelles d'une partie de la gauche se produisit au début de la session législative de 1870-1871. Le 10 novembre 1870, onze députés libéraux proposèrent de réviser les articles 47 et 56 de la Constitution.

Frère n'intervint pas dans le débat sur la prise en considération qui fut rejetée par septante-trois voix contre vingt-trois et une abstention. La majorité de la gauche vota contre, de même que lui.

(page 65) La question de la réforme électorale était posée. Elle fut résolue au profit du parti clérical. Le ministère, reprenant sur ce point le programme Dechamps, proposa de réduire à 20 et à 10 francs le cens provincial et communal. Frère intervint dans la discussion à plusieurs reprises pour combattre les tendances qui conduisaient, disait-il, à la révision de la Constitution et au suffrage universel. Il ne se rallia pas aux amendements capacitaires présentés par la jeune gauche, s'attaquant surtout à la formule « cabalistique » du savoir lire et écrire.


En décembre 1871, alors que rien ne faisait prévoir la chute du cabinet d'Anethan-Jacobs, étant données les divergences libérales, une crise grave éclata soudain. Elle fut provoquée par la nomination, comme gouverneur du Limbourg, de l'ancien ministre Pierre De Decker, engagé dans les affaires Langrand-Dumonceau, de retentissante mémoire.

Une vigoureuse interpellation de Bara, chaudement secondé par Frère-Orban, fut suivie, à Bruxelles, d'une violente agitation de la rue, qui rappela les journées de mai 1857. Les manifestants se portèrent même devant le palais du roi. Léopold II, impressionné par les cris irrévérencieux proférés à son adresse, redemanda leurs portefeuilles aux ministres. Après quelques velléités de résistance, la droite accepta de laisser se constituer une nouvelle administration, présidée nominalement par le vieux comte de Theux, effectivement par le prudent Jules Malou, et qui, grâce toujours au peu d'entente des libéraux, se maintint jusqu'en 1878.


La nouvelle loi électorale reçut sa première application aux élections provinciales de mai 1872. Le résultat fut, selon les prévisions de Frère-Orban, désastreux pour le parti libéral. Le scrutin communal de juillet lui fit perdre encore plusieurs petites villes (page 66) flamandes. Une seule compensation lui fut donnée par la reconquête de l'hôtel de ville d'Anvers. Les élections législatives de juin n'avaient apporté aucun changement notoire à la représentation nationale.


Après les leçons de la guerre franco-allemande, une nouvelle commission mixte avait été nommée. Dès l’une de ses premières séances, elle se prononça, par 20 voix contre 4, pour la suppression du remplacement et l'adoption du service personnel, tempéré par le volontariat d'un an. Le Roi avait pris position et, le 8 août 1871, marqué pour la première fois, dans une lettre à d'Anethan, son adhésion à la cause du service personnel.

Le ministre de la Guerre, le général Guillaume, était également acquis à la réforme.

Malheureusement, le pays légal ne se montrait pas disposé à supprimer le privilège du remplacement cher aux électeurs, et l'opinion de la masse était indifférente ou hostile. Frère se prononça nettement contre le service personnel et obligatoire, dont il fit, à la Chambre, une forte critique. Le général Guillaume, abandonné par ses collègues, démissionna. Brialmont, dans la Belgique militaire qu'il inspirait, fit prêcher la grève des généraux. Dès lors commença, pour s’aggraver par la suite, le long dissentiment qui le sépara de Frère-Orban.


Pendant la session 1872-1873, la principale intervention du député de Liége fut consacrée au rachat par l'Etat du chemin de fer du Luxembourg. Il reprocha vivement au cabinet d'avoir conclu, avec le financier Philippart, une convention coûteuse et peu propre à relever le prestige du gouvernement.


L'activité parlementaire de Frère-Orban se déploya grandement aussi au cours de la session 1873-1874. (page 67) Un important débat s'ouvrit à la veille des élections législatives de juin, Frère dénonça la tentative de Malou de représenter le parti libéral comme s’efforçant de « décatholiciser » la Belgique. Il critiqua non sans âpreté la gestion financière de son rival et annonça la prochaine révision de la loi de 1842, qui ne rencontrait plus guère d'opposants à gauche.

Les élections du 9 juin 1874 ne comblèrent pas les espoirs du libéralisme, bien qu'il eût regagné quatre sièges à la Chambre et trois au Sénat. Frère, dans des lettres privées, attribuait le résultat décevant à la persistance des divisions libérales ainsi qu'à la fabrication de faux électeurs.


A cette date, le mouvement ultramontain, surexcité par l'inflexibilité du pape Pie IX, fit présager pour la Belgique des difficultés extérieures et intérieures.

Les manifestations catholiques se multipliaient contre l'Allemagne, où sévissait le Kulturkampf, et contre l'Italie, qui avait mis fin au gouvernement temporel. L'épiscopat belge avait publié des mandements virulents, et l'affaire Duchesne - l’offre d’un ivrogne d’assassiner Bismarck - fut le prétexte pour l'Allemagne de réclamer de notre gouvernement une modification du code pénal.

Le cabinet s'expliqua sur les réclamations germaniques. Frère-Orban intervint avec son élévation coutumière dans le débat qui suivit. Il mit en relief le caractère dangereux des menées ultra-cléricales s’attaquant avec une violence accrue à nos libres institutions, compromettant d’autre part nos rapports internationaux, Le ministère qui avait catégoriquement désavoué les exaltés de son propre parti, accepta un ordre du jour ainsi conçu : « La Chambre, approuvant complètement les explications du gouvernement et s'associant à ses regrets, passe à l'ordre du jour. » Le vote fut unanime.


(page 68) L’année 1875 se termina par une manifestation libérale de grande portée. Le bourgmestre de Liége Piercot avait interdit les processions jubilaires qui avaient donné lieu à des démonstrations hostiles, les manifestants leur attribuant des tendances politiques. L'évêque avait en vain protesté auprès du gouvernement. Ayant appris, quelque temps après, l'intention du prélat de passer outre à son arrêté, Piercot empêcha le cortège de sortir de la cathédrale. Les libéraux liégeois convièrent le parti à faire représenter à un grand banquet en l'honneur du bourgmestre. Frère-Orban y parut et porta le toast principal, félicitant Piercot, par une expression qui fit alors fortune, d'avoir « en refrénant l'arrogance sacerdotale, su maintenir les droits imprescriptibles du pouvoir civil, qui sont consacrés par la Constitution, et qui sont la garantie de l'ordre public. » On put constater, par le succès qu'il obtint, qu'il avait virtuellement reconquis le titre de chef du libéralisme, qu'il s'imaginait disputé. Il faudra cependant attendre l'année 1878 pour que son ascendant redevienne incontesté. Frère subira de vives attaques à gauche, lorsqu'il fera réviser, de concert avec la droite, la loi sur les grades académiques. Peu après, son prestige pâtira quelque peu par suite de l'élection de Paul Janson. Mais qui peut-on lui opposer pour diriger le parti ? Sa supériorité est trop grande, et personne n'essayera de lui contester la prééminence après la victoire de 1878.


Comme le fait remarquer Ernest Discailles. le ministère catholique, fort affaibli par les extravagances d'un grand nombre de ses partisans, ne continuait à « vivre » que par la désunion libérale, atténuée sans doute, mais que de nouveaux incidents pouvaient encore raviver.

L'un de ceux-ci lui donna quelque espérance. Il fût provoqué par une initiative curieuse de Frère-Orban sur le terrain de l'enseignement supérieur, régi depuis (page 69) 1835 par diverses lois qui consacrèrent le système des jurys mixtes, auxquels on attribuait pour une bonne part la décadence des études et la régression de l'esprit scientifique.

Frère-Orban avait toujours manifesté sa préférence pour la libre collation des grades par les universités. Le gouvernement venait de déposer un projet de loi qui maintenait l'examen d'entrée, sous le nom de graduat en lettres, et les jurys combinés. Un discours de Frère-Orban amena le cabinet et la droite à se rallier à ses vues, au grand étonnement de la plupart des membres de la gauche et de nombreux professeurs d'université, qui critiquèrent fortement la thèse du député de Liége. La loi de 1876, qui ne fut pas très heureuse à certains égards, notamment par suite de la suppression de l'examen d'entrée, ainsi que de la dispense d'un certificat d'études moyennes, fut donc l'œuvre de Frère-Orban.

Nous ne croyons pas que cet incident, qui eut surtout une portée « académique » ait profondément influencé les élections législatives de 1876. Le parti libéral était allé fort uni au scrutin ; il escomptait une victoire à Anvers. Mais la métropole demeura fidèle au Meeting. Aussi la colère gronda-t-elle dans le camp libéral profondément déçu. Frère était plus que jamais d'avis qu'il fallait éviter de fournir des armes aux adversaires, en menaçant les convictions religieuses des électeurs.

En dépit du succès, le ministère se trouvait dans une situation bien difficile et ses jours étaient comptés. La condescendance de Malou dans la discussion d'une nouvelle loi électorale, les attaques de plus en plus passionnées de la presse ultramontaine contre la Constitution, l'acceptation sans réserve de la tactique de Frère-Orban, tels furent les éléments de la future victoire libérale.


A une question de Bara, posée au début de la session 1876-1877 : le gouvernement avait-il l'intention (page 70) d'établir le scrutin uninominal et le vote à la commune ?, Malou avait répondu négativement et reconnu la nécessité de sauvegarder la liberté de l'électeur. Il annonça la prochaine révision de la législation électorale. Le 15 janvier 1877 son projet fut déposé, mais, à côté de l'établissement de l'isoloir, de la création de bulletins officiels et de bulletins de partis entre lesquels l'électeur pouvait choisir, il contenait des dispositions que les libéraux considérèrent comme nettement dirigées contre eux, et qui provoquèrent de leur part une très forte réaction. On criait alors dans les lieux publics :

« A bas Malou ! (bis)

« Il faut le pendre (bis)

« La corde au cou ! »

Malou recula et sacrifia les articles incriminés, au grand mécontentement d'une grosse fraction de son parti. La section centrale de la Chambre adopta le projet modifié. Frère-Orban prit plusieurs fois la parole, qualifiant de véritable tentative de coup d’Etat la proposition primitive du cabinet. Finalement le projet fut voté. Il fut néanmoins représenté comme un succès libéral par la plus grande partie de l’opinion catholique mécontente des concessions ministérielles.


Ce fut alors que la candidature de Paul Janson à, Bruxelles faillit rouvrir la discorde entre les libéraux. Le tribun avait, dans sa première jeunesse, arboré le drapeau de la démocratie la plus avancée, se réclamant même de l'Internationale. L'âge mûr avait calmé sa fougue, et, en 1877, il était devenu le favori de l'opinion publique bruxelloise et de l'Association libérale qui, malgré de la plupart des députés progressistes, l'élut à une très forte majorité. Paul Janson, dans une lettre à Charles Buls, avait protesté de son respect pour la royauté constitutionnelle et de son désir de défendre à la Chambre le programme anticlérical des libéraux-unis Son passé néanmoins (page 71 restait une sorte d'épouvantail, et Frère-Orban devait nécessairement s'en souvenir. Ses organes, l'Echo du Parlement et le Journal de Liége, combattirent ardemment Paul Janson, et la Société constitutionnelle des électeurs libéraux, qui s'était séparée en 1873 de l'Association libérale, opposa un candidat, du reste peu redoutable, Van Becelaere. Les catholiques s'abstinrent. Janson, par 5.394 voix contre 2.485, battit son obscur compétiteur. Il prit place sur les bancs de la gauche et, pendant plusieurs années, contint, malaisément parfois, ses ardeurs révisionnistes. Les temps n'étaient pas révolus...


La session de 1877-1878 s’ouvrit par un discours du trône très significatif. Le gouvernement se sentit obligé de désavouer expressément les ultra-cléricaux adversaires de la Constitution. « Lorsque s’agitent des questions qui dominent les esprits, - disait le roi - n'oublions jamais les sentiments, les principes et les idées communes qui les unissent, l'amour de notre autonomie nationale, l'attachement sincère, profond et inaltérable à toutes nos libertés constitutionnelles, la ferme volonté de les maintenir intactes... »

Les adresses du Sénat et de la Chambre renforcèrent encore l'accent constitutionnel du discours royal. Un grand débat fut soulevé à la Chambre à l'occasion du paragraphe qui affirmait l'attachement à la Constitution des représentants du pays.

Toutefois, un amendement de Frère accentuant la réprobation des attaques anticonstitutionnelles fut repoussé par la droite comme tendancieux et inutile. Devant ce refus, la gauche vota contre le projet d'adresse.

Les journaux catholiques les plus exaltés désavouèrent la droite en termes peu amènes. Le Bien public se signala par l'outrance de sa polémique.

Ces extravagances, renforcées encore par une brochure de circonstance, intitulée Catholique et Politique, (page 72) furent habilement soulignées par la presse et les parlementaires libéraux. Elles détachèrent du parti clérical nombre d'électeurs modérés et flottants.


Les catholiques avaient compté sur les éléments les plus militants du libéralisme pour opérer une diversion. Ils s'efforcèrent de représenter le parti libéral comme échappant à la direction de Frère et s'orientant vers le radicalisme. Un programme assez accentué, comportant certaines mesures contre le clergé, fut formulé dans la Revue de Belgique par le comte Goblet d'Alviella. Frère-Orban l'estima dangereux et décida de réagir.

On était à la veille des élections législatives de juin 1878, et la situation des partis restait trouble et indéterminée. Si les catholiques étaient loin de s'entendre, les libéraux n'étaient pas encore rigoureusement concentrés ; le commandement unique n'était pas encore institué. Frère-Orban allait le prendre par un véritable coup d'autorité. Il devait avouer, dans une lettre à Trasenster, la hardiesse et le danger de situation.

Il s’agissait, en effet, pour Frère-Orban d'attirer au parti libéral l'élément flottant qui, à cette époque surtout, jouait un rôle électoral décisif, et qui, même sous le régime du suffrage universel plural, a fait parfois pencher la balance, comme en l'année du cartel libéral-socialiste de 1912.

Les électeurs indécis étaient possédés d'une double crainte. Les excès des ultra-cléricaux les retenaient de donner leur appui à un ministère impuissant à contenir ses « bachi-bouzouks » ; l'appréhension d'une campagne libérale antireligieuse pouvait, par contre, les rejeter vers la droite.

Frère prit résolument ses responsabilités, se décidant, comme il disait à Trasenster, à tirer d'abord sur ses propres troupes. La tactique hardie réussit. Le discours retentissant du 14 mai 1878 eut une immense portée. Dans un magnifique langage, Frère-Orban (page 73) affirma que le libéralisme « se suiciderait... renierait son essence et raison d'être s'il descendait sur le terrain religieux. » Aucune Eglise ne pouvait, par contre, prétendre au monopole de l'institution divine. C'était au gouvernement civil seul qu'il appartenait de donner les garanties de sûreté, de protection que réclame tout être humain, quelles que soient ses croyances.

Il conjura les électeurs de sauver la Constitution que la faiblesse du ministère laissait outrager par les ultramontains. Elle était pourtant « l'âme de notre existence nationale » ; elle constituait « notre honneur et notre sécurité et nous lui devions les cinquante années les plus belles de notre histoire. »

L'appel fut entendu. Les timides furent rassurés, les hésitants ralliés. Frère avait conjuré les imprudences et les maladresses des exaltés qui durent, bon gré mal gré, s'effacer et lui laisser leg responsabilités de la campagne avec les honneurs de la victoire.


Le 11 juin 1878 fut une belle journée pour le libéralisme. Il reconquit de haute lutte les arrondissements de Gand et d'Anvers, sans lesquels une majorité n'était pas alors possible. Quelques autres succès lui donnèrent 71 sièges contre 61 à la Chambre ; 36 contre 30 au Sénat. Le triomphe le plus remarquable avait été remporté à Bruxelles : 9.000 voix aux libéraux, 4.500 à leurs adversaires. Le dernier ministère libéral (1878-1884) La loi scolaire et la récolte du clergé.

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