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Frère-Orban
GARSOU Jules - 1945

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Jules GARSOU, Frère-Orban

(Paru à Bruxelles en 1945, aux éditions de la Renaissance du Livre)

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Chapitre IV. Le ministère Rogier (1857-1868) (première partie)

Frère-Orban reprend le portefeuille des finances. Son rôle prépondérant - L’abolition des octrois - Le Crédit communal - Frère-Orban démissionne pour ne pas contresigner la loi sur l'or français - Il est nommé ministre d'Etat - Sa rentrée dans le cabinet remanié - Le programme de laïcité - Exécution difficile - Recrudescence des luttes politiques - L’agitation anversoise - Affaiblissement du parti libéral : élections de juin 1863

(page 35) Le verdict du pays a révélé la force latente du libéralisme qu'une imprudence de ses adversaires a galvanisé. Un grand souffle d'union a balayé les relents des vieilles discordes. Le drapeau rallie tous (page 36) les chefs et tous les soldats. Une ère féconde et prolongée va permettre aux ministères Rogier et Frère-Orban de compléter l'œuvre de 1847-1852 et d'achever de donner au pays l'armature solide qui lui fera traverser et surmonter bien des crises. Sans doute, il y aura des ombres au tableau, des fissures dans les parois. La défense nationale ne sera pas complètement assurée. L'impatience progressiste, la résistance doctrinaire ramèneront et, l'usure aidant, le parti libéral et son chef subiront en 1870 une défaite imméritée.

Les luttes s'exacerberont. Car, dans le camp adverse, la longue privation du pouvoir aura développé le désir d'en jouir. Accentuant son évolution, le parti catholique s'orientera vers l'ultramontanisme, l'antimilitarisme et le flamingantisme. A ces exaltations, les libéraux opposeront la laïcité la plus nette ; la libre-pensée va s'attaquer aux dogmes ; la loi de 1842 finira par disparaître. Le socialisme, resté sans racines jusque-là, recrutera de nombreux adhérents dans les groupes ambitieux et les masses ouvrières. Se dissimulant d'abord derrière le radicalisme qui le sert plus ou moins consciemment, il se démarquera bientôt pour ouvrir la période des agitations sociales.

Une ère nouvelle apparaît aussi dans la carrière de Frère-Orban. On peut dire de lui qu'en 1857, il est, à quarante-cinq ans, dans toute la force du terme, un homme heureux. Il a la santé, la fortune, le prestige que d’éclatants succès lui ont pour toujours assuré.

Il va se surpasser en réalisant des réformes nouvelles, économiques et sociales plutôt que politiques. Sa réputation franchira les frontières. Léopold Ier, qui supporte avec répugnance son premier ministre et traite sans bienveillance ses autres conseillers libéraux, fléchit devant Frère-Orban, qui donne de plus en plus le ton à son parti.


La période 1857-1870 nous apparaît sous deux (page 37) phases assez différentes. L'une va de 1857 à 1864 ; l'autre comprend les dernières années de la longue prédominance libérale.

La première session parlementaire reste plutôt terne. Les catholiques, étourdis par leur défaite, ne réagissent que faiblement. « De commun accord - écrit Discailles - on ajourne la discussion sur les émeutes de mai » et la chute du cabinet De Decker.

C'est plutôt contre ses amis que le ministère devra batailler, au début du moins. Les avancés recommencent à faire tinter les grelots du progrès. Ils ont divers griefs contre le gouvernement ; on blâme surtout les expulsions de proscrits, naguère vivement reprochées aux cabinets précédents par certains des nouveaux ministres. Le colonel Charras a cru pouvoir reparaitre à Bruxelles. Aussitôt le ministre de France proteste et Rogier doit éloigner le banni. L'attentat d'Orsini, les attaques virulentes de la petite presse radico-socialiste obligent ensuite le gouvernement à renforcer la législation ; la loi Tesch, ordonnant la poursuite d'office, complète la loi Faider de 1852.

Ces incidents désagréables coïncident avec une poussée radicale à Bruxelles, où beaucoup d'anciens affiliés de l'Alliance se sont fait inscrire à l'Association libérale et commencent à transformer l'esprit de cette société. Ils parviennent même à faire élire à la Chambre des candidats déplaisant au ministère. Des bruits d'exode des modérés se répandent dès la fin de 1858, et l'Echo du Parlement se fonde, sous les auspices de Rogier et de Frère-Orban surtout, pour combattre à la fois la théocratie et le radicalisme, tandis que l'Indépendance évolue vers le progressisme.

Cette dissension s'accentue aux approches des élections législatives de juin 1859. Les séances de l'Association libérale « noyautée » sont troublées au point d'obliger Verhaegen, presque hué pour s'être déclaré ministériel, à quitter la présidence et à se retirer de la vie politique. La seconde scission se prépare et s'accomplit brusquement. Les avancés présentent au poll des candidats estimés dangereux par les modérés. (page 38) Auguste Orts, dans une lettre au secrétaire de la société, exprime des réserves qui ne sont pas admises. Après une courte hésitation, il forme, quelques jours avant le scrutin, une liste partielle qui élimine au ballottage sept candidats de l’Association libérale.


Cependant Frère se consacre de grandes œuvres non politiques, qui contribueront surtout à sa renommée : l'abolition des octrois, le crédit communal, les traités de commerce libre-échangistes.

Il a trouvé son principal titre de gloire dans la première mesure, saluée avec enthousiasme par le pays, et qui va servir efficacement à l'abaissement du coût de la vie. Ce n'est pas sans résistance toutefois que le Parlement la ratifiera.

Minutieusement préparé depuis des années par le ministre des Finances, le projet rencontre d'abord des objections royales, assez vite écartées, celle notamment relative au danger de voir les grandes villes payer leurs dépenses de fantaisie avec l'argent du pays entier. Il repose surtout sur la constitution d'un fonds communal à répartir de telle façon que les communes à octroi ne puissent souffrir de la suppression de leurs ressources actuelles.

La critique essentielle portait sur le fait que le projet ne semblait favorable qu'aux villes, bénéficiaires de l'exploitation des communes rurales.

Frère-Orban défendit sa conception avec une rare habileté, dans son discours du 29 mai 1860 notamment. Il le termina par cette belle péroraison : « Je m'adresserai maintenant au patriotisme de l’assemblée. Ce n'est pas une œuvre de parti que nous lui présentons, c'est une œuvre à laquelle tous nous pouvons concourir. Nous la croyons nationale, nous la croyons digne des préoccupations les plus sérieuses de la législature ; nous croyons aussi que le temps est propice pour s'occuper de pareilles réformes, nous devons montrer ici qu'au milieu des circonstances si difficiles où se trouve l'Europe, confiants dans nos (page 39) destinées, nous cherchons à améliorer nos lois, à réformer profondément, courageusement, les abus qui peuvent exister dans nos institutions. »

L'absurde accusation de socialisme ne manqua pas d'être renouvelée. Frère-Orban s’en amusa le 7 juin en répondant à Royer de Behr : « L'avouerai-je ? - s'écria-t-il - Ce mot m'avait réjoui. Il me semblait que j'étais plus jeune de dix ans ; je croyais que nous allions voir reparaître cette époque où toutes les propositions émanées des mêmes hommes qui siègent encore aujourd'hui au banc ministériel, étaient impitoyablement repoussées par ce mot de « socialisme. »

Après certains remous et quelques modifications, la loi fut promulguée le jour du vingt-neuvième anniversaire de l'avènement de Léopold Ier. Une popularité de bon aloi fut la récompense de Frère-Orban. La joie publique se manifesta par de pittoresques démonstrations. L'une des plus caractéristiques se produisit à Bruxelles, le 21 juillet 1860, date fixée pour la démolition des barrières. Une souscription nationale, dont l'initiative appartint au conseil communal de Bruxelles, permit d'offrir au ministre des Finances un vase allégorique qui figurait la grande œuvre accomplie. De son côté, le conseil communal de Liége décida de placer à l'hôtel de ville le buste de son éminent concitoyen.


Depuis quelque temps, l'idée de développer considérablement les fortifications d'Anvers retenait l'attention du gouvernement. En 1858, le général Berten, ministre de la Guerre, présenta le projet dit de la « petite enceinte », qui ne fut pas agréé par la Chambre. Cet échec, suivi de la retraite de Berten, que l'énergique général Chazal remplaça, ne détourna pas le gouvernement de sa ferme volonté d'assurer la défense du pays. De nouveaux plans, dus au capitaine Brialmont, furent adoptés par une commission de vingt-sept officiers supérieurs et approuvés par le gouvernement. C’était la combinaison dénommée (page 40) la « grande enceinte. » Elle rallia plusieurs des opposants au projet primitif, la députation anversoise notamment.

L'hostilité ne désarma point toutefois. Elle se manifesta de l'extérieur, sous forme d'articles passionnés de la presse française, et de l'intérieur, où les antimilitaristes, avoués ou non, restaient nombreux. Le poids de la discussion parlementaire retomba surtout sur le général Chazal, orateur brillant, que secondèrent Rogier et Frère-Orban.

Aux adversaires prétendant que la majorité du pays condamnait le projet, le ministre des Finances répondit en demandant si l'opinion publique était exprimée par tel journal belge souhaitant l'invasion de la Grande-Bretagne, par ceux qui prétendaient toute défense inutile, ou représentaient le roi et les ministres comme des vendus à l'Angleterre. Il affirma que le pays flétrissait « du sceau de l'infamie ceux qui ne craignent pas de faire entendre à nos populations indignées de pareilles turpitudes »

La victoire gouvernementale fut dès lors assurée, et cet événement, d'abord salué avec faveur, marqua, mêlé à d'autres questions, le point de départ d’une ère de grandes difficultés pour le parti libéral, qui les surmonta au début, mais qu'elles finirent par terrasser.


Frère-Orban avait, dans l'entretemps, résolu un grand problème financier. Par arrêté royal du 8 décembre 1860, fut créée la « Société du Crédit communal ». Le ministre des Finances, après avoir mûrement examiné une série de projets antérieurs, sut vite démêler les qualités et les défauts des systèmes proposés et extraire de chacun d'eux les éléments qui devaient assurer à son œuvre propre le maximum de solidité. Les avantages de la nouvelle institution se sont aussitôt révélés pour le plus grand bien des finances communales.

Dès la première année, près de sept millions (page 41) étaient prêtés aux communes. En 1914, les prêts s’élevaient à 374 millions, tandis que la société avait procédé à 55 émissions d'obligations pour un total nominal de 442 millions. Pendant la grande guerre de 1914-1918, le Crédit communal rendit au pays les services les plus éminents en avançant aux communes plus de 900. millions, dont 400 pour l’alimentation.


Tout à coup, se pose une grave question d'ordre monétaire, fort controversée, qui ne touche en rien à la politique, mais qui va décider Frère à quitter le pouvoir, pour rester fidèle à un principe, le monométallisme. Une majorité de coalition s'était formée pour donner cours légal à l'or français et, malgré tous ses efforts, Frère n'avait pu convaincre les parlementaires. Sa résolution fut prise aussitôt.

« Je ne veux pas sanctionner en la contresignant la loi qui va donner cours légal à l'or français », écrivait-il à son confident Trasenster.

Malgré les instances de ses amis qui redoutaient, dans son éloignement du pouvoir, un affaiblissement dangereux pour le gouvernement et le parti libéral, il donna sa démission, le 1er juin 1861.

La place de gouverneur de la Banque Nationale était vacante. Cette position fort lucrative lui fut offerte. Il la refusa sans hésiter, ne voulant à aucun prix être soupçonné d'avidité et aussi parce que la politique gardait toute sa préférence.

Le Roi avait voulu, dès 1852, le nommer ministre d'Etat. Frère avait refusé ce grand honneur, parce que Rogier n'était pas encore revêtu de ce titre. Il l'accepta cette fois. « C'est moins lucratif écrivait-il à Tragenster, mais il y encore des gens qui pensent que l'honneur vaut mieux que l'argent. »

Dans son numéro du 2 juin 1861, l'Indépendance, qui avait pourtant combattu la politique monétaire de Frère-Orban et soutenu contre lui les tendances (page 42) avancées de l'Association libérale de Bruxelles, lui rendait cet hommage éclatant :

« Il est impossible, disait-elle, de descendre du pouvoir d'un pas plus noble et plus ferme... A l'orateur ardent et superbe, à l'homme politique probe et convaincu, la Belgique doit des acclamations unanimes. Et quand viendra le jour où les circonstances permettront M. Frère-Orban de reprendre au banc des ministres la place qu'il laisse vide, il n'est pas un homme soucieux de la prospérité nationale qui n'applaudisse à son retour. »


Au bout de quelques mois, Frère, non sans hésitation, reprit son portefeuille sur les instances de ses collègues. Une question plutôt secondaire le séparait encore d'eux : la composition du jury universitaire. Les objurgations de Paul Devaux et du général Chazal le décidèrent enfin. Le 27 octobre 1861, après une alerte brève, mais chaude, le cabinet se trouva reconstitué.

A ce moment, diverses causes, d'ordre politique et matériel, ont affaibli le libéralisme dont la majorité s’est assez fortement réduite en juin 1861. La réaction va s'accentuer encore l'année suivante, lorsque se déchaîne tout à coup l'agitation anversoise, l'action antimilitariste du fameux « Meeting ».


En attendant, la lutte parlementaire, assoupie jusque-là, se ranime à la suite de l'accentuation relative du programme ministériel. La reconnaissance du royaume d'Italie, longtemps retardée à cause des scrupules et des répugnances de Léopold Ier, les traités de commerce lésant certains intérêts, les lois sur les bourses d'études, les fraudes électorales, l’administration des biens affectés à l'exercice des cultes, avaient réveillé l'ardeur combative de la droite. D’un autre côté, les « amis du progrès » par la voix de (page 43) l'Observateur et de quelques autres feuilles, estimaient ces réformes très insuffisantes.

Frère-Orban intervint dans le débat animé que provoquèrent l'agréation d'un ministre plénipotentiaire belge « près du roi d'Italie », et celle du comte de Montalto comme « ministre du roi d'Italie » à Bruxelles. Il rectifia l'accusation dirigée contre Cavour, « qui me faisait l'honneur, dit-il, de m'appeler son ami » et auquel Vilain XIIII avait reproché des sentiments hostiles à la Belgique au Congrès de Paris en 1856.

Il releva l'affirmation du comte de Theux, qui dans un acte d'accusation en règle contre le cabinet, avait prétendu que c'était aux catholiques seuls que l'on devait les libertés inscrites dans le pacte fondamental.

Prenant ensuite l'offensive, il reprocha à la droite de « ne pas s'inspirer suffisamment et de l'esprit de la Constitution et des idées modernes. »

Il fit remarquer la sollicitude des libéraux pour le clergé dont ils voulaient relever les traitements tout en dépensant beaucoup pour la construction des églises, et il obtint un très vif succès en amenant la droite à désavouer la presse cléricale, notamment le Journal de Bruxelles, bassement insulteur de Charles Rogier.

« Nous avons vu, cria-t-il, les outrages les plus sanglants, les plus déplorables adressés à des hommes que vous estimez, que vous aimez et à qui vous serrez tous les jours la main. N’avons-nous pas vu. ces derniers jours, le principal organe de votre parti, parlant d'une de nos gloires nationales, d'un homme qui a été l'un des fondateurs de la nationalité, qui a fait partie du gouvernement provisoire, qui a siégé au Congrès avec vous et qui pendant plus de trente ans a servi avec fidélité le pays, l'accabler des plus violents outrages, le désigner comme étant le fils d'un bourreau !! ? »


L'irritante question des cimetières, qui n'avait pas été inscrite dans le programme ministériel, se posa (page 44) brusquement en juillet 1862. L'inhumation, dans la partie bénite du cimetière d'Uccle, d'un colonel décédé en libre-penseur, provoqua une longue polémique de presse. Les marguilliers adressèrent une pétition à la Chambre et au Sénat. Le débat s'engagea dans cette dernière assemblée. Répondant à Malou, Frère-Orban établit la nécessité du cimetière commun, principe adopté en en Prusse, et même en Belgique. Il s’opposa au principe de la souveraineté des cultes, que l'on invoquait au nom du décret de prairial an XII, invocation, remarquait Frère, qui tendait uniquement « à faire donner une sanction temporelle aux peines spirituelles. »

Le conflit, d'abord aigu et qui donna lieu à un pétitionnement considérable en faveur du statu quo, fut définitivement tranché en 1879 par un arrêté de la cour de cassation qui fixa la jurisprudence en n'admettant la séparation que dans les communes où se pratiquaient des cultes différents ; les libres penseurs devaient en tout cas être inhumés dans le cimetière catholique.


Jusqu'en juillet 1861, l'embastillement d'Anvers n'avait pas soulevé de récriminations. L'agitation qui allait se déchaîner et exercer sur la politique générale une influence profonde, eut pour point de départ la formation d'une commission officieuse, dite des servitudes militaires, mais plus connue sous le nom de « Meeting ». Elle se donna pour mission de prendre la défense d'intérêts froissés par le projet de défense. Catholiques et libéraux s'y coudoyaient, mais bientôt les premiers s'y assurèrent la prépondérance, dissimulant d'abord leur étiquette. Une série de meetings de plus en plus violents exalta les passions.

Lorsque la question se posa pour la première fois à la Chambre, en mars 1862, le général Chazal déclara nettement ne pouvoir accepter les demandes, sous forme de pétitions, déposées par des corps constitués, et notamment toute indemnité à titre de servitudes militaires.

(page 45) Frère vint à la rescousse, fit l'éloge du patriotisme des Anversois et traita dédaigneusement les meetings et leurs meneurs. Il avait cependant de grandes appréhensions pour le libéralisme, mais il se refusait, comme il l'écrivait à son ami Trasenster, à céder, « quoi qu'il arrive », à des menaces factieuses, à d'insolentes sommations. Il traçait ainsi avec netteté l'attitude à prendre. Elle fut suivie sans déviation par le ministère libéral, que le roi soutint énergiquement.

Les conséquences politiques de l'affaire furent de grande portée. Le parti libéral détenait à Anvers tous les mandats législatifs, provinciaux et communaux. Il les perdit les uns après les autres, regagnant par la suite la députation à la commune et à la province, exceptionnellement aussi quelques sièges à la Chambre et au Sénat. Sans Gand ou Anvers, il était impossible au libéralisme de garder le pouvoir. Le premier arrondissement lui resta à peu près fidèle jusqu'en 1870 et lui revint en 1878, l'abandonnant en 1884 et en 1886. Le second lui avait définitivement échappé en 1884.

L'agitation flamingante, jusque-là fort restreinte, prit une dangereuse extension. De même, l'antimilitarisme, entamant de plus en plus la droite, empoisonna progressivement la politique belge.


Au cours de la session 1862-1863, plusieurs importantes interventions de Frère sont à signaler. La première lui fournit l'occasion d'opposer nettement les principes libéraux en matière scolaire à la prétention du leader catholique Adolphe Dechamps de restreindre le rôle de l'Etat, qui aurait dû subventionner largement les écoles libres, à l'exemple de l'Angleterre.

Frère justifia le rôle de l'Etat, qui remplissait un devoir, obéissant à une nécessité sociale, en répandant l'instruction populaire.

Dans l'important débat politique qui s'ouvrit à la veille des élections législatives, en mars 1863, à propos du budget de la Justice, il signala le contraste qui existait naguère entre l'attitude silencieuse de l'opposition (page 46) parlementaire et le ton belliqueux de la presse cléricale accusant tous les jours le cabinet d'abus de pouvoir, d'atteinte à la Constitution.

Le silence des parlementaires a enfin été rompu, et comme à leur corps défendant.

Frère attribuait ce contraste entre les oppositions au double courant d'idées qui existait dans le parti catholique, et notait la prépondérance, au dehors du Parlement, dans la presse surtout, de la nuance cléricale exagérée.

Il niait énergiquement que la question religieuse séparât les libéraux des catholiques : « ... Nous ne sommes divisés, dit-il, que par des questions politiques, des questions constitutionnelles. Nous n'entendons pas la Constitution de la même manière. Quand la Constitution dit liberté, vous traduisez toujours privilège.. »

Il passa ensuite en revue les nombreuses questions à propos desquelles le parti catholique avait tenté d'appliquer à sa manière les principes constitutionnels, depuis l'enseignement jusqu'aux inhumations, aux bourses d'études et au temporel des cultes, lois dont Frère annonçait la présentation.

Il conclut en montrant le parti catholique revenant depuis vingt-cinq années avec les mêmes prétentions. Le parti libéral ne craignait pas, en les repoussant, la sentence du pays, qu'il ne redoutait pas davantage nu point de vue des intérêts matériels.


Le ministre des Finances prit aussi part à la joute animée que provoqua le projet de loi sur les bourses d'études, qui investissait le gouvernement du droit de conférer les bourses provenant des fondations de famille et ayant pour objet l’enseignement universitaire.

Le Journal de Bruxelles l'avait résumé en trois mots passionnés : « Exclusion, monopole et centralisation. »

Frère-Orban vint à la rescousse de son collègue (page 47) Tesch, du rapporteur Barn, de Paul Devaux - qui prononça son dernier discours parlementaire - répondant aux meilleurs orateurs de la droite, Kervyn de Lettenhove, de Liedekerke, Ad. Dechamps, de Theux, Alphonse Nothomb, Schollaert père et Dumortier. L'intervention de ces grands parlementaires marqua l'importance du débat. Frère s’efforça surtout d'établir que la fondation n'était nullement une propriété privée, mais constituait une quasi-propriété nationale, que la loi pouvait toujours régler comme elle puisqu'il s'agissait de la faculté de tester hors du droit naturel.


Frère-Orban n'était pas aussi rassuré qu'il l’avait proclamé devant la Chambre quant aux résultats du scrutin législatif, que le libéralisme affrontait dans d'assez mauvaises conditions. A la vérité, devant le danger, la scission bruxelloise de 1859 disparut, La réconciliation avait été facilitée par la mort récente de Verhaegen, aigri, brouillé avec Frère et le cabinet pour des raisons diverses et qui avait bruyamment repris la présidence de l'Association libérale. Un accord intervint entre les deux fractions, malgré l'opposition violente des éléments les plus avancés, groupés au local de la Louve sous le nom de Meeting libéral, autour d'Adolphe Demeur, de Gustave Jottrand, d'Albert Lacroix. Paul Janson, alors âgé de vingt-trois ans, y fit en quelque sorte ses débuts dans la vie politique.

L’entente libérale à Bruxelles sauva le ministère, qui vit d'ailleurs sa majorité à la Chambre réduite à six voix. Rogier n'avait pas voulu se représenter à Anvers devant un corps électoral égaré, que n'impressionnait même pas le succès éclatent du rachat du péage de l'Escaut. Il n'avait pu se faire élire à Dinant. Paul Devaux succombait à Bruges et l'ancien ministre d'Hoffschmidt à Bastogne. La perte d'un huitième siège, à Dixmude, était compensée par un (page 48) gain à Nivelles. Par contre, le libéralisme gagnait quatre voix au Sénat.

Frère, dans le privé, se montrait pessimiste. Une lettre du 17 juin à Trasenster en témoignait. Déplorant l’échec de Rogier et de Paul Devaux, il déclarait nécessaire leur rentrée à la Chambre, au prix même de démissions de mandataires libéraux. « Bien que je marche, disait-il, à une chute qui pourra ne guère être à mon gré, je veux surtout éviter qu'on ne puisse m'adresser le reproche d'avoir contribué à ébranler notre opinion.

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