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Frère-Orban
GARSOU Jules - 1945

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Jules GARSOU, Frère-Orban

(Paru à Bruxelles en 1945, aux éditions de la Renaissance du Livre)

Chapitre III. Frère-Orban et les cabinets Henri de Brouckère (1852-1855) et Pierre De Decker (1855-1857)

Attitude expectante à l’égard du ministère H. de Brouckere - La Convention d’Anvers - Le cabinet catholique De Decker - Défense dc la liberté scientifique par Frère-Orban - Sa polémique contre « la lois des couvents » - L’émeute gronde à Bruxelles - Recul et démission du ministère - Dissolution de la Chambre - Grand succès libéral

(page 31) Les années 1852 à 1857 furent pour Frère-Orban une période marquée au début par une abstention volontaire, une inaction relative, qu'un échec parlementaire lui dicta, et qui se termina par une revanche éclatante.

Une lettre que Rogier lui adressa le 19 décembre 1852 est révélatrice de la crise que le libéralisme continue à traverser : « L'opinion libérale est comme frappée de paralysie. Vous êtes absent, Tesch aussi, Delfosse préside, Lebeau est mal portant, Devaux n'y voit pas, Verhaegen n'a jamais moins parlé. »

Frère, en effet, était en Italie. Il y séjourna plusieurs mois, dans l'espoir que le climat méridional rétablirait la santé de son fils cadet, Armand, qu'il eut le malheur, par la suite, de perdre en février 1854.

Rentré à Liége en mai 1853, ses concitoyens avaient organisé en son honneur, le 23 juin, un grand banquet auquel participèrent trois cent soixante souscripteurs. Répondant au toast du président Lamaye, Frère-Orban se félicita de la disparition de récentes inquiétudes internationales et, saluant le réveil de l'esprit public, convia ses amis à sourire à l'avenir.

« Une année de repos - constate Paul Hymans - avait retrempé ses forces. Une année d'éloignement avait fait sentir à son parti, à ses adversaires, le vide de l'absence.


Un essai tenté par Rogier d'obtenir le concours du clergé à l'application de la loi de 1850 avait échoué. Les négociations reprises en mars 1853 par le ministre de l'intérieur Piercot n'aboutirent pas davantage. En novembre toutefois, un accord intervint entre l'administration communale libérale d'Anvers et l'archevêque de Malines. Un règlement d'ordre intérieur pour l'athénée et l'école moyenne faisait au clergé d'importantes concessions, quant au choix des livres, à la fréquentation de la messe, à la prière quotidienne, à la conduite des professeurs, qui devaient éviter, dans leurs leçons, « tout ce qui pourrait contrarier l'instruction religieuse. »

C’est ce que l'on appela la « Convention d'Anvers ». Piercot fit connaître à la Chambre son intention d'étendre l'application de ce règlement à tous les établissements d'instruction moyenne du pays. Frère-Orban en fit, le 14 février 1854, une très vive critique, dénonçant surtout l'abdication du pouvoir civil devant l'autorité religieuse.

La majorité de la gauche et la plupart des chefs libéraux ne le suivirent pas dans son opposition, et cette attitude lui fut fort sensible. Six membres seulement, dont Verhaegen, votèrent avec lui contre un ordre du jour approuvant la conduite et les explications du gouvernement. Frère s'était vu, cette fois encore, abandonné par ses collègues liégeois Deliège (page 32) et Delfosse. Il se brouilla même momentanément avec ce dernier.

Cette déconvenue pourtant, dont il s'exagéra l'importance, ne l'empêcha pas de reconquérir rapidement son ascendant sur la gauche. L'application de la Convention d'Anvers ouvrit bientôt les yeux à l'opinion libérale, et par la suite le retour au pouvoir de Rogier et de Frère en paralysa l'extension.


Frère-Orban vit tomber sans grand regret le cabinet de Brouckère-Piercot trop tiède à son gré, que remplaça, en 1855, le ministère catholique De Decker-Vilain XIIII. Ce dernier restait assez modéré, mais subissait la pression des ultramontains qui, avec l'appui de l'épiscopat, devenaient de plus en plus exigeants. La liberté scientifique fut attaquée en la personne de deux professeurs à l'Université de Gand, Brasseur et Laurent, inculpés d'avoir, dans leurs cours et leurs publications, contesté l'origine divine du christianisme. Frère-Orban se trouvait sur un terrain favorable à son action. Il obtint d'abord, par ses questions pressantes, un explicite désaveu de l'Encyclique de Grégoire XVI condamnant la liberté de conscience ; il amena ensuite la droite à réprouver l'interdit lancé par la curie romaine contre des ouvrages dus à des écrivains fort respectueux pourtant du christianisme, Guizot, Thiers, Cousin, Augustin Thierry.

Ce n'était là que le prélude d'une lutte passionnée qui emporta le ministère De Decker et assura, pour treize ans, la prépondérance du libéralisme.

La révision, en 1857, de la loi universitaire de 1849, permit à Frère-Orban d'exposer la conception qu'il réalisa plus tard par la loi de 1876. Cette fois encore, il se sépara de la plupart de ses amis en refusant son vote au maintien des jurys combinés, système funeste, selon lui, à la liberté et au progrès des études.


(page 33) Ce fut la question de charité, soulevée par l'interprétation de l'article 84 de la loi communale, relatif aux administrateurs spéciaux créés par les actes de fondations, qui déchaîna la tempête. Diverses tentatives antérieures de concilier les thèses opposées n'avaient pas abouti. Le cabinet De Decker déposa un projet consacrant la conception catholique : subordonner la charité publique à la charité privée, basée sur la fondation perpétuelle et réglée par le clergé, par les ordres religieux surtout, par les couvents, en un mot.

Frère reprit d’abord la plume du polémiste, qu'il avait auparavant maniée à diverses reprises, pour écrire, sous le pseudonyme de Jean Van Damme, l'incisive brochure : La Mainmorte et la charité ».

La gauche reconstitua son unité. Ses grands orateurs, de Delfosse à Lebeau, de Henri de Brouckère à Devaux, de Tesch à Verhaegen, dénoncèrent le danger que recélait, à leurs yeux, le projet du gouvernement, défendu, non sans habileté, par Alphonse Nothomb et surtout par Malou.

Frère-Orban se surpassa encore dans ce débat palpitant, et ses discours, plus que tous les autres, passionnèrent l'opinion. « Prenez-y garde - cria-t-il aux ministres le 12 mai dans une péroraison enflammée, - vous entrez dans la voie du privilège ; elle vous sera fatale... Le droit commun, c'est la Constitution, c'est le droit d'association que personne n'oserait contester. Le privilège établi, vous aurez donné au pays un mot de ralliement légal, légitime, unanime, invincible : l'abolition des couvents... »

Une proposition d'enquête, formulée par lui, était, au fond, une motion d'ajournement ; elle ne fut pas acceptée par le ministère, et la Chambre la repoussa. Une formidable agitation secoue alors le pays. Le jour même où furent adoptés les articles fondamentaux de la loi, qui visaient l'institution d'administrateurs spéciaux, l'émeute gronde aux abords du Parlement et s'étend dans la ville. Elle gagne d'autres localités. Des troubles graves sont à redouter. Le ministère (page 34) recule. Grâce à l'intervention royale, un compromis est accepté par les chefs des deux partis et renvoyé à la section centrale. Les Chambres sont ajournées. L'apaisement se fait aussitôt, car on se rend compte que la loi a vécu et que le cabinet est blessé à mort. Il ne survit pas aux élections communales qui, prenant un caractère nettement politique, donnent aux libéraux, presque partout, d'imposantes majorités. Le ministère, où règne la mésentente, démissionne. Le roi charge Rogier de reconstituer le cabinet et accepte son programme. La Chambre seule est dissoute. Le 10 décembre 1857, les électeurs nomment 70 libéraux et 38 catholiques !

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