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Aperçu de la part que j’ai prise à la révolution de 1830
GENDEBIEN Alexandre - 1867

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Alexandre GENDEBIEN, Aperçus de la part que j’ai prise à la révolution de 1830

(Paru dans le journal, "La Liberté", en 1866 et 1867 et réédité par Jules Garsou, "Alexandre Gendebien. Sa vie, ses mémoires", paru à Bruxelles en 1930, chez René Van Sulper)

Chapitre IV. L’association nationale (I)

(Remarque du webmaster : Comme expliqué plus haut, A. Gendebien avait initialement entrepris d’écrire ses « mémoires » en réaction au contenu du livre de Th. Juste consacré au Régent. Plus particulièrement, il évoquait le rôle fondamental joué par l’Association nationale, au moment de la « défaillance » des élites et de la tentation de faire appel au prince d’Orange dans le courant du mois de mars 1831. Ces réflexions sont reprises dans le journal sous le terme de « Révélations historiques ». Elles sont en outre antérieures à la partie intitulée « Aperçus de la part… »)

I. Surlet de Chokier envisage une restauration de la maison de Nassau en Belgique

(page 176) (Gendebien raconte dans ses « révélations historiques » l’entrevue qu’il eut avec de Sauvage, (page 177) gouverneur de la province de Liége, appelé par le Régent pour coopérer à la formation de son second Ministère. Il se convainquit aussitôt de la propension manifestée par ce personnage pour le rappel du prince d’Orange, basée sur la volonté des puissances et l’impossibilité d’une seconde alternative, seul moyen en ce moment d’écarter le fils de Guillaume : la réunion à la France, solution impraticable, Louis-Philippe ne voulant pas courir les risques d’une guerre générale.

(Cet argument, développé par de Sauvage cher le Régent le soir du 22 mars 1831, et que Surlet semblait accepter, fit bondir Gendebien qui s’écria : « ... Cela ne sera pas, parce que je ne le veux pas ; quand je dis que je ne veux pas, c’est comme si le peuple entier le disait. Je connais l’esprit, la volonté des masses, leur haine contre la famille des Nassau. Cette haine a résisté à toutes les intrigues, à toutes les séductions. Quand je dis que cela ne sera pas parce que je ne le veux pas, c’est parce que j’ai derrière moi l’immense majorité du pays. » Je ne puis partager vos convictions, je ne puis et ne veux concourir à la formation du nouveau Ministère qu’à la condition que vous adoptiez les miennes et que vous les preniez pour base de la nouvelle administration. Dès demain, j’agirai selon mes convictions, libre à vous d’agir selon les vôtres. »

(Ce fut, continue-t-il, l’occasion déterminante de la création de l’ASSOCIATION NATIONALE.)

II. Gendebien démissionne du premier gouvernement du régent

(page 177) « Depuis quelque temps, se réunissaient tous les jours à mon ministère de la Justice, bon nombre de jeunes et énergiques patriotes qui faisaient de la police non pour de l’argent, mais avec leur argent. C’était bien la meilleure des polices. A chaque réunion, ils me pressaient d’agir, je leur disais : « Attendez, attendez encore, nous n’avons pas de preuves suffisantes. Attendez que les projets et l’audace des Orangistes soient bien constatés, soient évidents pour tout le monde. Quand le moment sera venu, je donnerai moi-même le signal. »

Le 23 mars, le moment était venu, la veille 22 mars au matin, des propositions et des révélations très catégoriques m’avaient été faites ; le soir, chez le Régent, la discussion que j’ai reproduite plus haut, tout faisait comprendre la nécessité d’agir ; ce jour-là, étaient réunis autour de ma table de bois blanc (il n’y avait pas de luxe à mon ministère) Ducpetiaux, Alvin, les frères Bayet, Leclerc, greffier du Congrès, Hauwart, commandant des chasseurs de Chasteler, Lévêque,, Frantz Faider, deux autres encore dont j’ai oublié les noms. Après un simple exposé, je dis : « Le moment est venu d’agir, constituons une ligue patriotique. »

(page 178) Cette proposition fut accueillie avec enthousiasme, je dictai les bases de l’Association.

Immédiatement après, j’envoyai au Régent ma démission de Ministre de la Justice et de premier président de la Cour supérieure de Bruxelles.

Ce n’est donc pas le 24 mars, M. Juste, comme vous le dites page 114 (pour rappel, ces « révélations » avaient pour objet de faire certaines corrections aux assertions contenues dans le livre de Th. Juste, consacré au Régent), c’est le 23 mars que je donnai ma double démission. Cette rectification a une importance que je veux conserver.

Je ne tenais pas non plus, comme vous le dites même page, la présidence de la cour de M. le Régent, mais du Gouvernement provisoire et après l’avoir refusée deux fois. Le Régent n’a donc pas eu la délicatesse de me l’offrir comme vous le dites même page.

En un mot, je ne dois rien ni à la bonté, ni à la délicatesse du Régent. Si l’un des deux est l’obligé de l’autre, ce n’est pas moi.

A la réception de mes deux lettres de démission, le Régent m’invita à passer chez lui ; je répondis à son envoyé que je n’en voyais pas l’utilité, que j’y voyais même de graves inconvénients. Le Régent insista, je me rendis le soir à son invitation.

Après avoir insisté vainement sur la nécessité d’appeler le prince d’Orange, plutôt que de le subir, sans condition, il me dit qu’il ne pouvait refuser ma démission de ministre, mais qu’il devait en conscience refuser ma démission de président de la cour.

Je lui répondis « Dans la lutte suprême qui s’engage, je veux bien, je dois jouer ma tête, mais je ne puis et ne veux pas compromettre la dignité du magistrat et du corps que j’ai l’honneur de présider. »

Au moment de le quitter, le Régent me dit : « Mon cher Gendebien, vous allez à une défaite certaine, à une mort probable, songez au vae victis. Au nom de votre père qui est mon ami, au nom de votre femme et de vos sept enfants, je vous conjure de réfléchir. »

Je lui répondis : « Mon cher Monsieur Surlet, dans toute autre circonstance, je réfléchirais sur vos conseils et vos sympathiques appréhensions ; mais aujourd’hui, je ne puis que vous répéter que vous êtes dans une erreur profonde, vous ne connaissez pas le terrain sur lequel vous entraînent les intrigants et les traîtres ; ils abusent de votre bonne foi et de votre faiblesse, ou plutôt de votre ignorance des faits.

« Je connais le terrain sur lequel nous allons manœuvrer et combattre, il est solide ; le vôtre se dérobera sous vos pieds ; je l’affirme avec une profonde conviction. Notre terrain, c’est le peuple ; il est nombreux, brave et passionné ; le vôtre, c’est l’orangisme qui compte très peu d’adhérents, pas un homme qui ose prendre franchement, (page 179) ouvertement sa bannière, des folliculaires salariés abusant de la liberté de la presse dont les plumes insultent, calomnient, audacieusement les meilleurs patriotes ; mais ces plumes serviles seront impuissantes au jour du combat. »

(Cette première partie de la lettre se terminait par une rectification de date c’était le 23 et non le 24 mais que Gendebien avait adressé à Surlet sa démission de ministre de la Justice et de premier président de la Cour supérieure de Bruxelles. Cette dernière fonction, il la tenait, non de la délicatesse du Régent, comme l’avait écrit Juste, mais du Gouvernement provisoire.)

III. La naissance de l’Association et la réunion tumultueuse du 24 mars 1831 au Waux-Hall

(page 179) (Dans « La Liberté » du 3 février, Gendebien complétait ses révélations sur l’attitude du Régent et la défaillance presque générale qui avait gagné les dirigeants à la suite du refus de Louis-Philippe d’accepter pour son fils le trône belge.

(Le beau-père de Gendebien lui-même, Barthélemy, déclarait à son gendre, au retour de la commission qui rapportait de Paris la décevante réponse, qu’il se résignait à la royauté du prince d’Orange, unique expédient pour éviter la restauration de Guillaume.

(Gendebien confesse qu’il s’abandonna tout d’abord au dégoût et au découragement :

« Je fus sur le point de donner ma démission de toutes mes fonctions et de me retirer en Amérique ; puis, me frappant le front, je retrouvai mon énergie et pris la résolution de continuer la lutte. J’acceptai le ministère de la Justice que j’avais d’abord refusé. Le fait de mes refus et de l’insistance du Régent pour me faire accepter le ministère me mettait en bonne position d’indépendance dont je sus profiter.

(Il montre ensuite les causes de faiblesse qui paralysèrent le premier cabinet du Régent, malgré la valeur des personnalités qui le composaient. de Brouckere et Tielemans ne sympathisaient ni avec Van de Weyer ni avec Gendebien. Le rappel du comte de Celles, imposé par de Brouckere, la question du serment à réclamer de l’armée et de la garde civique s’ajoutaient, pour diviser les ministres, au conflit provoqué par la candidature du prince d’Orange. )

Ce fut l’ASSOCIATION NATIONALE, dit Gendebien, qui, malgré la passivité du Régent, « déjoua l’intrigue, vainquit l’orangisme et convertit ceux qui avaient cru à la fatale nécessité d’appeler ou de subir le prince d’Orange. Lord Ponsonby lui-même, le principal instrument de l’intrigue, le génie malfaisant du Régent, fut vaincu et contremanda (page 180) la contre-révolution (voir la lettre du général Vandersmissen au duc de Wellington, du 24 avril 1832).

(Il donne ici des détails plus circonstanciés sur la création de ce groupement patriotique qui, selon l’expression peu suspecte de J.-B. Nothomb, « sauva la révolution ».)

L’ASSOCIATION naquit le 23 mars 1831 à mon ministère de la Justice ses patriotiques destinées furent confiées à de braves et énergiques jeunes hommes. Il était trois heures après-midi et dès huit heures du soir, une réunion nombreuse délibérait et jurait de confondre les ennemis de la révolution les traîtres et les intrigants.

Retenu chez le Régent comme on l’a vu plus haut, j’arrivai tard mais assez à temps pour me convaincre que les paroles énergiques que je venais de prononcer chez le Régent ne seraient pas vaines et que mes prédictions allaient se réaliser ; dès ce moment, je considérais le parti orangiste comme écrasé. Une réunion, pour le lendemain soir, 24 mars, au Waux-hall, fut votée. L’assemblée fut plus nombreuse que la veille. Tandis qu’elle délibérait sur les mesures à prendre, le parti orangiste qui avait eu 24 heures pour préparer ses calomnies et son attaque, avait propagé le bruit que cette réunion avait pour but la réunion à la France. Un Anglais (Note de bas de page : « Je tairai son nom - dit Gendebien - parce que ses fils sont d’honorables citoyens et bons patriotes. ») poussa les ouvriers de sa fabrique et d’autres sur notre assemblée. Il nous suffit de nous montrer et de leur dire qu’on les trompait, que nous étions réunis pour combattre les orangistes, les intrigants qui avaient vendu la Belgique au Roi Guillaume. Ces hommes qu’on avait grisés, séduits par de l’or et trompés, crièrent : « Vive la Belgique, à bas les Orangistes, à bas les Hollandais à bas les traîtres ! » Ils se ruèrent sur ceux qui les avaient trompés, les forcèrent à une retraite précipitée. Nous dûmes même intervenir, pour les soustraire à la mort dont ils étaient menacés.

Plusieurs ouvriers furent introduits dans la salle des délibérations, où ils signèrent les listes d’adhésion à l’association. La foule grossissant, des tables furent dressées dans le Parc, les listes d’adhésion furent signées, avec enthousiasme par le plus grand nombre, et avec hypocrisie par quelques traîtres qui n’étaient venus que pour constater notre défaite qu’ils avaient préparée.

Des fonctionnaires de tous rangs, des généraux, des militaires de tous grades, s’empressèrent de signer.

La victoire était complète, l’association se propagea dans la Belgique (page 181) entière avec une rapidité que rien n’égalait, si ce n’est l’enthousiasme et la joie universels.

La victoire était complète contre l’orangisme, mais il y avait une seconde victoire à gagner, obtenir du peuple le calme et la modération dans le succès, conjurer les réactions, les vengeances. »

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IV. Gendebien expose au régent la nécessité d’exiger de la garde civique qu’elle prête le serment légal

(page 181) (Gendebien parle ensuite de l’animosité qu’avait soulevée, dans les masses populaires, l’attitude hésitante de la garde civique. Elle était frappée de suspicion, par suite des « propos inconsidérés » de quelques-uns de ses chefs et de leur velléité de refuser le serment au chef de l’Etat. D’autre part, une « habile tactique des Orangistes » avait inquiété la bourgeoisie, à laquelle ils présentaient, sans cesse, le dilemme : LE PRINCE D’ORANGE OU LA RÉPUBLIQUE. Par crainte d’un régime anarchique, beaucoup de notables et de petits bourgeois en étaient arrivés à se résigner à l’élévation du prince au trône.

(Aussi le peuple, exalté par la victoire du 24 mars sur les Orangistes, se répandait-il en menaces contre certains chefs de la garde.)

Désirant calmer les irritations, conjurer une lutte qui pouvait tout compromettre et produire, tout au moins, de graves désordres, je me rendis chez le Régent, le 25 mars au matin.

Il paraissait n’avoir pas conscience de l’événement de la veille ni de son importance. Après des explications complètes et l’assurance donnée que les choses n’iraient pas plus loin, s’il voulait, avec franchise et fermeté, en accepter les conséquences, je lui dis qu’il fallait immédiatement exiger le serment de l’état-major de la garde civique. « Mais il le refusera, dit-il, et alors, que faire? » - « Alors, il faudra dissoudre la garde civique, lui dis-je ; les tièdes et les timides déposeront leurs armes sans hésiter et peut-être avec joie, les hommes énergiques et patriotes les y pousseront, les contraindront au besoin. » - « Tout cela est plein de dangers », dit le Régent. - « Le véritable, le seul danger sérieux et qu’il faut conjurer à tout prix, c’est un conflit entre la garde civique et le peuple. Celui-ci n’a pas oublié qu’il a, une première fois, désarmé la garde bourgeoise au mois de septembre dernier. Il hésitera d’autant moins à faire la même chose, qu’il a, dans la garde civique, de nombreux auxiliaires.

« Je sais que quelques officiers ont dit qu’ils ne prêteraient pas le serment, mais tous ne parlent pas ainsi ; les plus énergiques n’hésiteront pas ; ils contraindront, s’il est besoin, les récalcitrants. D’ailleurs, 24 heures de réflexion sur les événements d’hier soir, changeront bien des partis pris, feront disparaître bien des hésitations. »

Le Régent me regarda, avec son sourire de bonhomie qui signifiait : (page 182) « - Je vous comprends. Allez, me dit-il, chez le général d’Hooghvorst. » « - C’est ce que je me propose de faire. » « - Allez-y comme ministre de la Justice. » « - Mais il y a 48 heures que je ne le suis plus. » « - Votre beau-père, ma ami Barthélemy, n’a accepté qu’avec grande répugnance et pour ainsi dire, contraint et forcé ; vous lui rendrez un grand service ainsi qu’à moi, en reprenant votre portefeuille. »

« - Mon cher Monsieur Surlet, depuis huit mois je suis sur la brèche ; je suis fatigué, excessivement fatigué ; le pouvoir n’a pour moi aucun charme, je ne l’ai jamais recherché, il est venu me trouver, il m’a été imposé. Je ne suis pas de ceux qui le mendient, mais de ceux qui savent le refuser. Alors même que je pourrais l’accepter, je le refuserais aujourd’hui, parce que je ne consentirai jamais à partager le pouvoir avec M. de Brouckere.

« - Voulez-vous remplacer M. de Sauvage à Liége ?

« - Non, Monsieur le Régent, je n’accepte aucune fonction. D’ailleurs, M. Tielemans, en proposant M. Sauvage pour le ministère de l’intérieur, vous a demandé de le remplacer à Liége. Je ne puis et ne veux quitter Bruxelles, ma présence y est plus utile qu’à Liége ; elle pourra devenir nécessaire. »

Au moment de quitter le Régent, il me serra affectueusement la main et me dit « Bonne chance »

V. Les réticences de l’état-major de la garde civique et les menaces de Gendebien.

(page 184) (…) Le plus beau triomphe de l’Association, le plus beau, le plus important résultat de sa victoire du 24 mars, fut, sans contredit, de rompre le fil des machiavéliques intrigues de Ponsonby, le principal et le plus dangereux agent du prince d’Orange.

Il fut forcé de reconnaître et d’avouer son impuissance. Il arrêta, il contremanda lui-même, la conspiration orangiste qu’il avait organisée et largement soudoyée avec l’or du roi Guillaume (voir la lettre du général Vandersmissen au duc de Wellington, datée d’Aix-la-Chapelle, le 24 avril 1832. Nous la donnerons plus tard avec d’autres documents non moins importants).

Le Régent, dégagé des obsessions de Ponsomby et des nombreux agents du prince d’Orange, qu’il avait la faiblesse de recevoir (Note de Gendebien : Me rendant un jour chez le Régent, je vis le général De Knyf, aide de camp du Prince d’Orange, en conversation intime avec le Régent, je m’arrêtai à la porte ; celui-ci me dit « Entrez donc. » - Je répondis « Je n’entrerai que lorsque ce monsieur sera sorti. » Le général, comprenant qu’il était pris en flagrant délit, sortit sans mot dire. « Comment, dis-je au Régent, consentez-vous à recevoir un des agents les plus actifs du Prince d’orange? » « Eh mon Dieu, me dit-il, c’est une ancienne connaissance à laquelle je ne puis fermer la porte. » « Eh bien, vous n’aurez plus le désagrément de lui ouvrir ou de lui fermer votre porte; il ne se présentera plus. » Je savais qu’il dînait, le même jour, avec le général Belliard à l’hôtel de Hollande; je lui fis remettre, pendant son dîner, une lettre conçue en ces termes : « Si, dans deux heures, vous êtes encore à Bruxelles, vous serez pendu au plus prochain réverbère. » Il montra cette lettre au général Belliard. « Nous irons, dit-il, prendre le café à Paris. » Une heure après, il n’était plus à Bruxelles. Bien d’autres, sur des invitations du même genre, quittèrent Bruxelles.), reprit bientôt courage et confiance, aussi, dès la nuit du 25 au 26 mars, il envoya à Anvers le général de Beaulieu et le colonel de Failly, qu’il créa général ; ils avaient pour mission d’arrêter la conspiration.

(page 185) Le 26 mars, il lança une circulaire aux généraux commandant les différents corps d’armée. Ce document atteste un revirement complet et la ferme volonté de combattre l’orangisme dont l’impopularité et l’impuissance venaient d’être démontrées.

Ainsi que je l’avais promis, je me rendis dans la journée du 25 mars chez le général d’Hooghvorst, à son hôtel rue Fossé-aux-Loups. J’en vis sortir le lieutenant-colonel des lanciers Edeline, mon ancien camarade au Lycée de Bruxelles ; il vint à moi et me dit spontanément : « Je suis venu à Bruxelles pour manger une tête de veau en tortue que ma femme désire depuis plus de dix jours. » Puis il me dit : « Je vais quitter le service, j’en suis fort dégoûté. On a commencé par me nommer général de brigade, puis on m’a marchandé le grade de lieutenant-colonel. Ce n’est pas tout : je suis condamné à servir en sous-ordre et à obéir à un colonel qui n’était pas encore entré au service lorsque déjà j’avais gagné, sur le champ de bataille, le grade de capitaine et la Croix de la Légion d’honneur. » Je lui répondis : « Prenez patience, on va former un nouveau régiment de cavalerie; vous le commanderez probablement. » La visite d’Edeline chez le général d’Hooghvorst, les futiles motifs donnés à son voyage, le mécontentement de sa position, l’expression amère de ses griefs, confirmèrent mes soupçons qui n’étaient que trop fondés, s’il faut en croire ce qu’Edeline m’a dit plus tard (Note de Gendebien : En 1832 ou 1833, Edeline vint me faire visite. Je lui dis: « Comment vous êtes vous laissé entraîner dans l’échauffourée du mois de mars 1831 » - « J’ai fait une « boulette », j’en conviens, mais je suis très excusable. Les vrais coupables sont Ponsonby et mes chefs qui nous ont trompés. Ils nous ont affirmé et juré que le Prince d’orange était proclamé Roi des Belges, par la Conférence de Londres, que sa proclamation serait appuyée par toute l’armée, par les sommités du pouvoir et de la haute société.

(Le signal devait être donné le 27 mars ; avant de m’engager dans l’exécution, je voulus avoir mes apaisements. J’allai à Bruxelles, le jour où je vous ai rencontré rue Fossé-aux-Loups. Je descendis à l’Hôtel de Suède où je rencontrai les comtes de... et d’autres agents avoués du Prince d’Orange. J’exprimai de l’hésitation et des doutes. Ils me dirent « Allez chez Ponsonby, chez le Régent ou chez d’Hooghvorst, ils confirmeront tout ce que nous avons dit. »

(Je me rendis chez d’Hooghvorst parce qu’il était le plus près. Il confirma tout ce que l’on m’avait dit.

(« Les puissances veulent le Prince d’Orange, dit-il, entre le Prince d’Orange et le Roi Guillaume, je préfère le Prince d’Orange. Entre le Prince d’Orange et la réunion à la France ou la République, j’aime mieux le Prince d’Orange. S’il vous reste des doutes, allez chez Ponsonby ou chez le Régent, ils vous confirmeront tout ce que je vous ai dit. » Je crus inutile d’aller chez Ponsonby ou chez le Régent.

(Personne ne m’a parlé de ce qui s’était passé la veille, au Waux-hall, si je l’avais connu, j’aurais probablement refusé ma coopération.

Je retournai à Malines; vous savez le reste; le perfide fils d’Albion, après nous avoir compromis par ses mensonges au profit du prince d’Orange, s’est lavé les mains en disant : « J’ai un autre candidat. » Ses intrigues ont recommencé, toujours au profit de l’Angleterre, elles n’ont fait que changer de nom. » (Note de Gendebien.) )

(page 186) Tout préoccupé de la visite faite au général d’Hooghvorst par Edeline et du mécontentement qu’il avait manifesté sur sa position militaire, j’entrai chez le général ; il parut surpris et embarrassé de ma visite. J’abordai, sans préambule, le sujet de ma visite :

« Général, lui dis-je, je viens vous demander quand vous prêterez, avec votre état-major, le serment exigé par la loi ». - « Nous avons le temps, me dit-il. ,- « Pas trop, général ; depuis quelques jours, on fait circuler le bruit que plusieurs officiers refusent de prêter le serment. Les patriotes s’en inquiètent et le peuple murmure. » - « Oh! le peuple, le peuple, on lui fait dire ce que l’on veut. » - « Pas toujours, général ; hier, on a voulu lui faire crier : Vive le prince d’Orange , il a crié : Vive la Belgique, à bas les Orangistes, à bas les traîtres.

« La chose est plus grave que vous ne paraissez le croire, général. Veuillez y réfléchir sérieusement. Je viendrai demain, demander votre heure. N’oubliez pas que le serment doit être prêté demain ou dimanche, au plus tard. »

Le lendemain, à l’heure convenue, je retournai chez le général ; il avait appelé à son aide ses frères Emile et Joseph. Je compris qu’il y aurait lutte et qu’elle serait sérieuse. M. Joseph d’Hooghvorst ouvrit le feu : « Pourquoi exiger le serment de la garde civique ? Le gouverneur provisoire ne l’a pas demandé, et vous-même, en présentant au Congrès la loi du serment, vous avez déclaré que ce n’était pas votre opinion, que le serment était inutile pour les honnêtes gens et impuissant contre les fripons et les intrigants. »

- « Ce que vous dites est exact, je n’ai pas changé d’opinion, mais elle disparaît devant la loi à laquelle chacun doit se soumettre. La prestation du serment est aujourd’hui une nécessité. On a fait circuler le bruit que la garde civique ne prêterait pas le serment ; des officiers ont dit publiquement qu’ils ne le prêteraient pas. Le général n’a pas contredit ces bruits ni les affirmations de ses subordonnés. Les bons patriotes s’en inquiètent, le peuple s’en irrite. Ils y voient une attaque contre la Révolution. » M. Joseph d’Hooghvorst répliqua : - « Le commerce et l’industrie sont aux abois, tout le monde souffre et veut en finir avec la Révolution, il n’y a plus que la canaille qui y tient, parce qu’on la trompe et l’agite. Vous serez bientôt seul ; c’est de l’entêtement, dit-il. » Je lui répondis - « J’ai commencé la révolution avec des princes, des marquis, des comtes et des barons, je l’achèverai avec les savetiers, (page 187) s’il le faut; c’est-à-dire avec le peuple. Il ne m’abandonnera pas, celui-là, malgré ses souffrances, qui sont cent fois plus grandes que celles du commerce ou de l’industrie. Il tiendra bon, il l’a bien prouvé, avant- hier, au Waux-hall ».

Après une longue et orageuse discussion, je dis : - « « En résumé, il existe une conspiration au profit du prince d’Orange, la soutenez-vous, oui ou non ? Si vous refusez le serment, je dirai, vous trahissez. » A ces mots, les trois frères se récrièrent vivement. Mais je continuai » Vous vous exposez à la vengeance du peuple, cette vengeance ne se fera pas longtemps attendre et nous serons dans l’impuissance de vous soustraire à la fureur du peuple. Avant-hier soir, nous n’avons pu qu’à grand’peine, soustraire à sa colère les Orangistes qui avaient essayé de le ruer contre nous au Waux-hall. »

Les trois frères protestèrent énergiquement, affirmant qu’il ne s’agissait pas de trahison, ni de conspiration ; mais qu’ils étaient convaincus, comme tous les gens sensés, que le seul moyen d’éviter la restauration ou la réunion à la France, c’était de proclamer le Prince d’Orange.

« Vous-même, me dit M. Joseph d’Hooghvorst, lorsqu’à notre retour de La Haye, le 1er septembre 1830, nous avons été ensemble chez le Prince d’Orange, vous lui avez proposé de le faire proclamer roi des Belges. Pourquoi n’en voulez-vous plus aujourd’hui ? »

Je lui répondis - « La situation est toute différente ; au 2 septembre, conquérir la séparation, du Midi et du Nord, avec le prince d’Orange pour roi, c’était obtenir tout ce que le monde désirait et que personne n’osait alors espérer, surtout aux conditions que je proposais.

Vous n’avez pas oublié que le Prince ne devait montez sur le trône qu’après avoir juré la constitution qu’un Congrès serait appelé à discuter et à proclamer. Aujourd’hui, nous avons conquis, par d’immenses sacrifices, non seulement notre séparation, mais notre indépendance, notre nationalité.

Je vous réponds aujourd’hui, comme je répondis au prince d’Orange, après les combats et la victoire de Bruxelles et après le bombardement d’Anvers.

Après le combat de Bruxelles, je répondis au prince d’Orange qui me rappelait mes propositions de la nuit du 1er au 2 septembre t « Si j’étais dans la même situation qu’au 1er septembre, je n’hésiterais pas à vous faire la même proposition ; mais tout a changé ; depuis, un fleuve de sang nous sépare désormais : votre dynastie s’y est noyée. »

(page 188) Après le bombardement d’Anvers, je répondis à ses nouvelles propositions « Un fleuve de sang, une montagne de cendres nous séparent à jamais. »

Je vous dis aujourd’hui ce que j’ai dit au prince d’Orange. Je crois être et avoir toujours été conséquent avec moi-même.

Le prince d’Orange possible, désirable même au mois de septembre 1830, est impossible et serait même funeste aujourd’hui. Loin de tout terminer, comme vous l’espérez, il serait le signal d’une guerre civile que fomenterait et encouragerait le gouvernement français et que soutiendraient tous les hommes de cœur et d’action de la France.

Cette guerre civile amènerait fatalement la guerre générale que vous craignez tant et que je redoute autant que vous.

Ayant remarqué l’impression produite par mes paroles, je leur dis : - « Un dernier mot : Si demain à une heure, vous n’avez pas prêté, entre les mains du Régent, le serment prescrit par la loi, la ville sera exposée aux plus grands désordres, et vous serez la première victime, général car vous êtes le point de mire de tous les ennemis du prince d’Orange. Adieu ! Réfléchissez, je vous en conjure. »

Le soir, le général me fit savoir que le lendemain, à midi, lui et son état-major prêteraient le serment entre les mains du Régent.

VI. Gendebien chez le régent : « Il y va de votre tête ou de la mienne ; j’ai beaucoup de vénération pour la vôtre, mais je préfère la mienne. »

(page 188) Le lendemain, dimanche, 27 mars à 10 1/2 h. du matin, j’allais entrer chez le Régent pour le prévenir qu’à midi, le général d’Hooghvorst et son état-major viendraient prêter le serment, lorsque j’en vis sortir une voiture dans laquelle étaient le général d’Hooghvorst et ses deux aides de camp baron van Coukelberg et Charlier d’Hodoman. Je fis arrêter la voiture et j’y entrai, croyant qu’il venait de prêter le serment.

Je lui dis : - « Avez-vous convoqué tous les officiers pour prêter, entre vos mains, le serment que vous venez de faire ? » - « Il n’a pas été question de serment, dit M. d’Hooghvorst ; le Régent n’en a même pas parlé, il trouve sans doute la chose inutile. » - « Je vous ai démontré hier la nécessité de le faire ; vous l’avez vous-même reconnue, puisque vous m’avez fait savoir hier soir que vous le prêteriez aujourd’hui à midi. » Je retraçai de nouveau et très énergiquement le tableau des désordres, des crimes peut-être, qui seraient la conséquence de son refus de prêter serment et de l’exiger de ses subordonnés

« Je vous le dis et je vous l’affirme, si à trois heures, vous n’avez pas prêté serment, vous serez pendu à un des deux réverbères de votre porte ; je serai impuissant à l’empêcher. » Ses deux aides de camp aidant, il prit l’engagement de prêter le serment à trois heures. J’exigeai sa parole d’honneur qu’il n’y manquerait pas ; il me la donna. « C’est (page 189) désormais, entre nous, lui dis-je, une question d’honneur, avec toutes ses conséquences, ne l’oubliez pas, général. » Une poignée de mains bien franche, bien cordiale, fut donnée, et je le quittai.

J’entrai chez le Régent. « Bonne nouvelle, lui dis-je, le général d’Hooghvorst viendra à trois heures pour prêtez serment. » - « Vous m’étonnez, il vient de sortir, il ne m’en a pas parlé. » - « Je suis bien plus étonné que vous ne lui en ayez pas parlé. » - « Et comment savez-vous cela? »- « C’est le général lui-même qui vient de me le dire. »

« Il y a trois jours, je vous ai démontré et vous avez compris et admis la nécessité du serment ; vous avez approuvé, encouragé mes démarches pour l’obtenir; voilà trois jours que j’y travaille. Et lorsque ma persévérance est couronnée de succès, j’apprends de la personne même, objet de mes obsessions, que vous n’exigez pas le serment ; que vous ne lui en avez même pas parlé. Comment pouvez-vous oublier la nécessité du serment que vous avez si bien comprise il y a trois jours ? Vous êtes-vous de nouveau laissé circonvenir par les intrigues de Ponsonby ? Vos éternelles tergiversations amèneront la catastrophe que je vous ai prédite.

« Je vous le répète, et j’affirme que si le général et son état-major ne prêtent pas le serment, vous serez une des premières victimes de la fureur du peuple ; vous serez pendu à un des deux réverbères de votre porte ; je laisserai faire, je serais d’ailleurs impuissant à l’empêcher. Il en arrivera autant au général d’Hooghvorst ; vous êtes les deux points de mire de la vigilance des bons patriotes et des fureurs du peuple. » - « Vous en voulez donc à ma tête, dit le Régent. »- « Non, mais il y va de votre tête ou de la mienne ; j’ai beaucoup de vénération pour la vôtre, mais je préfère la mienne et je veux la conserver ».

Ce langage était peu courtois, mais le moment était décisif, il fallait sauver la situation, emporter la position par un coup violent ! Je réussis.

Le général, lui dis-je, vient de me promettre qu’il prêterait le serment entre vos mains, aujourd’hui à trois heures. Faites-lui savoir que vous le recevrez à trois heures.

Le Régent fit appeler Monsieur Joseph Vanderlinden, secrétaire au Conseil, il lui dicta la lettre suivante

« Général, je recevrai votre serment à trois heures, si cela vous convient. »

Je fis remarquer qu’il ne s’agissait pas de savoir si cela lui conviendrait, que c’était chose convenue et garantie par la parole d’honneur du général.

(page 190) Dans ce moment, arrive M. Meeus, gouverneur de la Banque, Société Générale, annonçant qu’on menace la banque du pillage et demandant deux bataillons de garde civiques pour la défendre. Le Régent, se tenant la tète entre les deux mains, se promenait dans son salon, disant : « Ils me feront perdre la tête, j’en deviendrai fou. »

Je dis à M. Meeus : « Si l’Etat-Major de la garde civique prête serment à trois heures, il n’y aura aucun désordre dans Bruxelles, et je crois pouvoir garantir que, dans tous les cas, la Banque ne sera pas pillée ».

Je dis au Régent : « Dites à Monsieur Meeus que ce qu’il vous demande ne vous regarde pas ; qu’il doit s’adresser au commandant de la place ; écrivez de suite au général d’Hooghvorst pour le serment, cela est de votre compétence et très urgent ; vous avez besoin de calme, si vous voulez le conservez, il faut fermer votre porte à tous les importuns.»

Le Régent recommença sa dictée et commença par dire au Général :

« Envoyez deux bataillons à la Banque (Société Générale). Puis il continue : « Je recevrai votre serment à trois heures, si cela vous convient. »

Je déchirai la lettre et dis à mon ami Vanderlinden : veuillez écrire, Je dictai la lettre suivante : « Général, je recevrai votre serment et celui de votre état-major, à trois heures, comme vous en êtes convenu avec Monsieur Gendebien. «

Je dis au Régent : « Si vous voulez usurper les fonctions de commandant de place, ajoutez à la lettre tout ce que vous voudrez, au sujet des deux bataillons demandés par M. Meeus. »

La lettre ayant été complétée par la dictée du Régent, je priai mon ami Vanderlinden de remettre lui-même la lettre au général d’Hooghvorst, afin d’éviter tout retard et tous prétextes d’hésitation. Ce qu’il fit, comprenant l’importance de la missive et les dangers de la situation.

Après avoir calmé et encouragé le Régent, je me rendis au Comité de l’Association qui se tenait au bout de la rue Ducale, à l’imprimerie de Feuillet Dumus. « Victoire, leur dis-je en arrivant, le Régent est avec nous, le général d’Hooghvorst et son Etat-Major prêteront serment aujourd’hui à trois heures. Il y a parole d’honneur donnée. Je demande encore quelques heures de patience.

Si, à quatre heures, le serment n’est pas prêté, alors le branle-bas général commencera, dirent-ils.

VII. L’Association nationale tente d’empêcher les pillages

(page 190) Dans ce moment, on vint annoncer qu’on menaçait de pillage la maison Mathieu, rue d’Anderlecht. Nous fûmes unanimes sur la nécessité d’empêcher le pillage. Nous savions tous que M. Mathieu était l’ennemi (page 191) de la Révolution et l’instrument dévoué des intrigues orangistes ; qu’il était le caissier de la contre-révolution, qu’il s’était gravement compromis et qu’il avait distribué beaucoup d’or au commencement de février 1831, lors de la conspiration de Grégoire. Qu’il n’avait pas cessé de donner publiquement des preuves de dévouement au Prince. Cependant, je le répète, nous fûmes tous d’accord qu’il fallait à tout prix empêcher le pillage, parce qu’il ne manquerait pas de se propager, au grand détriment de notre cause. La moitié de la compagnie de Chasteleer était de garde, à la disposition du Comité ; invités à aller s’opposer au pillage, ils sortirent immédiatement en armes. Je les engageai à se présenter, sans armes, au peuple qui connaissait leur patriotisme et leur bravoure. Votre uniforme fera, leur dis-je, (page 192) plus d’effet que mille carabines. Ils arrivèrent sans armes rue d’Anderlecht, et depuis midi jusqu’à sept heures, conjurèrent le peuple et arrêtèrent le pillage. La fatigue et la faim les éloignèrent du poste qui était suffisamment défendu par trois bataillons de gardes civiques : celui de la 3e section et les deux bataillons de la 3e section à laquelle appartenait la famille Mathieu. Son impopularité a déterminé le pillage presque favorisé par les garde civiques de la 3e section

On entra dans la maison de Mathieu par les maisons voisines. On ouvrit la porte et les croisées, le peuple s’y précipitât et détruisit tout .

L’Association avait pris l’initiative de la protection, longtemps avant l’autorité communale ; elle avait fait tout ce qui était possible pour éviter le pillage. Eh bien, les orangistes l’accusèrent d’avoir fait piller !!

Ce n’était pas seulement une calomnie, c’était une stupide absurdité. L’Association avait, plus que qui que ce soit, intérêt à éviter les pillages, non seulement parce qu’ils déshonoreraient la cause, mais aussi parce qu’ils pouvaient la compromettre, par une réaction du dedans et par une attaque du dehors.

Elle savait que l’armée hollandaise était en mouvement et marchait vers nos frontières. Elle savait que la Prusse augmentait son armée du Rhin et la rapprochait de nos frontières ; elle savait que son quartier-général allait être transféré de Cologne à Aix-la-Chapelle. L’Association devait craindre et craignait, à juste titre, que la Prusse prît prétexte de nos désordres, pour venir seconder les projets du prince d’Orange, comme elle l’avait fait, à la fin du dernier siècle, en 1787, en Hollande, au profit de la maison d’Orange.

Enfin, pour vaincre les ennemis du dedans et du dehors, l’Association avait besoin de l’énergique coopération du peuple ; c’eût été mal le préparer au combat, que de le pousser à se griser dans les caves des ennemis de la Révolution, et à se livrer à tous les désordres qui en sont les conséquences inévitables.

J’ai dit, en commençant, que l’accusation portée contre l’Association étau une absurde calomnie; tous ceux qui liront ce qui précède, répèteront avec moi, c’est une absurde calomnie et ils ajouteront : c’est une ignoble vengeance des vaincus qui n’auraient pas eu la même modération, s’ils avaient été victorieux.

Les désordres de Bruxelles, se produisaient à Liége, Gand, Anvers, Ypres, Bruges ; ils étaient partout, comme a Bruxelles, la réaction déplorable, sans doute, mais fatalement inévitable, des intrigues perfides et audacieuses, des provocations plus audacieuses encore (page 193) de la presse orangiste ; l’inaction, la défaillance du pouvoir, sa complicité au moins apparente, sont les véritables causes des désordres qui se terminèrent heureusement sans mort d’homme.

Preuve évidente que le peuple belge sait, dans les circonstances les plus graves, les plus périlleuses, faire triompher ses droits, en respectant ceux de l’humanité.

>VII. « L’Association patriotique a sauvé la révolution »

(page 193) Tous les hommes sensés, tous les hommes de bonne foi ont reconnu et proclamé la nécessité et les heureux résultats de l’action tonte patriotique de l’Association, vraiment nationale dans son but et dans ses résultats.

Nous croyons utile de reproduire l’appréciation spontanée de la Cour de France sur l’Association et sa victoire du mois de mars 1 831. M. Le Hon écrivait confidentiellement au Régent, de Paris, le 2 avril :

« On a été effrayé ici des désastres déplorables de Bruxelles et de Liége. Mais on est satisfait et rassuré par le triomphe du parti national. Vous pouvez compter sur le soutien actif et énergique de la France en cas d’agression ou de tentative de restauration. J’ai enfin obtenu, sur ces points, une résolution formelle et irrévocable. Le Roi, le Président du Conseil et le maréchal Soult me l’ont affirmé à plusieurs reprises.... » (Voir Histoire du Régent, page 127).

Dix jours après l’interprétation et l’approbation spontanée de la Cour de France, l’Association fut l’objet d’une attaque violente du comte Sébastiani, ministre des Affaires Etrangères. Le ministère (page 194) français, inquiet des progrès de l’Association nationale française, effrayé des relations sympathiques et déjà très actives entre l’association française et l’association belge, effrayé surtout des relations de celle-ci avec l’armée française en garnison à la frontière, résolut de combattre l’association française (Note de bas de page : Au mois de mars 1831, s’était constituée, à Metz, une association dite nationale, dont le but avoué était d’assurer l’indépendance du pays et d’empêcher la restauration des Bourbons. Elle s’était en réalité donné pour mission de porter au pouvoir les hommes du « mouvement » et avait pris, rapidement, une grande extension) et de tuer ou au moins de discréditer l’association belge par l’insulte, le sarcasme et la calomnie.

Le 12 avril, M. Sébastiani, du haut de la Tribune du Corps législatif, dit en parlant de l’Association belge :

« Une Association traînant à sa suite le meurtre, le pillage, y domine le gouvernement... «

A cette audacieuse et infâme calomnie, plusieurs députés répondirent avec énergie : MM. Mauguin, Lamarque (le général), Odilon Barrot et de Tracy.

« Il y a quelque imprudence, dit M. de Tracy, à traiter, avec tant de dédain, et peut-être avec tant de légèreté, une nation voisine qui, travaillée par les intrigues les plus perfides et au moment de tomber entre les mains de ses ennemis, éprouve un élan national. »

Le Corps législatif, comme la Cour de France, a donc fait une juste appréciation du mouvement préparé par l’Association, au mois de mars 1831 C’est, a dit la Cour de France, le triomphe du parti national; c’est, a dit avec bien d’autres M. de Tracy, un élan national qui a conjuré les intrigues les plus perfides.

Le Congrès belge a fait la même appréciation.

Les cours de Vienne et de Berlin comprirent l’Association et apprécièrent le mouvement national et sa victoire ; elles n’hésitèrent pas à déclarer qu’elles ne souffriraient pas qu’un prince fût imposé à la Belgique par la force.

L’Angleterre se ravisa bien vite : son gouvernement vira de bord promptement ; il avait deux candidats, le premier, le prince d’Orange le second, le prince Léopold de Saxe-Cobourg. Le premier ayant été vaincu, repoussé le 24 mars au Waux-Hall, Ponsonby qui avait ses instructions doubles, mit aussitôt en avant le prince Léopold. (Voir la lettre de Vandersmissen du 24 avril 1832.)

La Hollande, tous ses hommes d’Etat, le Roi Guillaume, le (page 195) Prince d’Orange lui-même, ont si bien apprécié l’Association et sa victoire, qu’ils renoncèrent à toute tentative, à toutes intrigues nouvelles.

La Conférence de Londres (y compris Talleyrand !) qui avait autorisé la tentative du Prince d’Orange et l’avait favorisée, par son représentant Ponsonby et par d’autres intrigants, la Conférence tout entière apprécia la victoire de l’Association et comprit son attitude et sa force.

Elle renonça à la restauration et à la quasi-restauration de la famille d’Orange en Belgique.

La Conférence avait exclu du trône de Belgique tous les parents et alliés des cours représentées à Londres. Elle avait, sans aucun doute, pris cette résolution pour y faire arriver le prince d’Orange en le rendant nécessaire, inévitable.

Le prince d’Orange ayant été énergiquement repoussé par l’Association, la Conférence renonça à son candidat de prédilection ; elle renonça aussi à la résolution. qu’elle avait prise d’exclure, en sa faveur, les parents et alliés des cinq cours représentées à Londres ; ce qui rendit possible l’élection du Prince Léopold de Saxe-Cobourg que la France repoussait énergiquement, brutalement même, à la fin de 1830 et dans les premiers jours de 1831. Je ferai plus tard, des révélations importantes sur ce point et sur beaucoup d’autres.

Par son organisation, par ses rapports multiples dans toute la Belgique, par son immense influence et son attitude énergique, l’Association rendit le courage et la confiance au roi Louis-Philippe et reconquit son appui et sa puissante protection que les intrigues de Talleyrand avaient altérés et convertis en une impudente autant que lâche adhésion au projet de restauration adopté par la conférence.

L’Association changea le parti pris, les résolutions, les allures de la Conférence de Londres.

Elle contraignit les puissances à la modération, â de salutaires réflexions.

Elle sauva le Luxembourg de l’invasion imminente de la Confédération germanique. Elle neutralisa les proclamations belliqueuses et menaçantes du Duc de Saxe-Weimar qu’elle réduisit au silence.

Elle purgea la Belgique des perfides intrigues et des intrigants qui avaient trop longtemps embarrassé la marche du gouvernement.

Grâce à la victoire et à l’attitude de l’Association, les hommes appelés au second ministère, pour réaliser ce qu’on appelait la combinaison du Prince d’Orange pour éviter la restauration, se posèrent en hommes d’Etat, et M. Juste en a fait les courageux sauveurs de la Patrie, (page 190) les restaurateurs de l’ordre. L’irritation se calma tout à fait lorsque, sur les injonctions du nouveau ministère, les chefs de la garde civique et de l’armée eurent consenti à prêter immédiatement le serment de fidélité au Régent et d’obéissance à la Constitution. »

M. Juste oublie que c’est l’Association, par l’intermédiaire de M. Gendebien, qui força le Régent et son nouveau ministère à recevoir le serment de la garde civique, le dimanche 27 mars, à 3 heures.

M. Juste oublie que le Ministère était constitué dès le 24 mars il oublie que dix jours après sa constitution, les désordres n’étaient pas arrêtés, le calme n’était pas encore rétabli. Ce n’est donc ni par un coup de baguette, comme semble le dire M. Juste, ni par l’énergique intervention du ministère, que le calme se rétablit.

L’Association, seule, par ses proclamations, par sa légitime influence, dissipa les graves soupçons de trahison qui avaient déterminé l’élan national.

L’Association seule parvint à ramener la confiance et le calme. La confiance, non dans le gouvernement, mais dans le patriotisme et J ‘énergie de l’Association, qui venait de sauver la révolution et avait arraché la Belgique des mains de ses plus cruels et de ses plus hypocrites ennemis.

En parlant des hommes appelés au second ministère du Régent, pour réaliser la combinaison du Prince d’Orange, je veux, je dois déclarer que j’en excepte M. Lebeau, parce qu’il m’a été affirmé, par des hommes dignes de foi, qu’il avait d’abord refusé le ministère des Affaires Etrangères parce qu’il ne partageait pas la défaillance du Régent et de M. Sauvage. Ce n’est que par arrêté du 27 mars, qu’il fut nommé ministre. Date remarquable et mémorable, parce que c’est ce jour-là que la défaillance fut définitivement vaincue.

Quoique et peut-être parce que j’ai été souvent et très longtemps en dissidence avec M. Lebeau, sur les péripéties les plus importantes de notre révolution, je me fais un devoir de lui donner sa part légitime de patriotisme, dans les graves événements du mois de mars 1831.

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