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Les droits de la cité. La défense de nos franchises communales (1833-1836)
HAAG Henri - 1946

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Henri HAAG, Les droits de la cité. La défense de nos franchises communales (1833-1836)

(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions universitaires)

Livre premier. La première session parlementaire

Chapitre premier. Le grand dessein de Léopold Ier

(page 17) L’idéal du Congrès n’est pas la monarchie d’ancien régime, mais une monarchie toute différente, d’une espèce encore inconnue, « une monarchie sans pompe, sans luxe, presque sans influence » (Voir Moniteur belge, 4 juillet 1832, p. 1 du supplément). Que peuvent imaginer de mieux nos congressistes, sinon un Roi à leur image et ressemblance un Roi bourgeois. Ils le voient déjà dans leurs rêves, ce serait un vrai père du peuple, débonnaire, de goûts modestes, portant chapeau gris et parapluie, distribuant partout force poignées de main, ne s’occupant pas des affaires : un second Régent, un autre Louis-Philippe (Voir Moniteur belge, 5 février 1832, p. 1. Le député Seron cite des extraits d’un discours de Lebeau, au Congrès.)

Louis-Philippe surtout les impressionne. Père de nombreux enfants, vertueux, travailleur, il a connu la misère, aime le peuple. On le croise en rue, on l’aborde : Sire, un verre de vin ? On trinque (Cf. THUREAU-DANGIN (P.), Histoire de la monarchie de juillet, 3è édit., t. I, p. 105). Et avec cela, pas de chic, des habits usés, des culottes crottées, un chapeau rond (Cf. BERTAUT (J), Le faubourg Saint-Germain, p. 220).

Aux dîners officiels, lui-même découpe avec adresse la poularde truffée. « Désirez-vous une aile, une cuisse ou du blanc ? », demande-t-il aux invités ravis (Cf. THUREAU-DANGIN (P.), op. cit., pp. 221-222) ? « Que parlez-vous de Cour, disait-il à Dupont de l’Eure, est-ce que je veux une Cour ? » (Ibid., p. 108) On va au palais royal avec des bottes, tout le monde y entre (Ibid., p. 109). Un jour Lafayette présente au Roi une série d’individus de curieuse mine : Sire, les condamnés politiques, par un des leurs (Ibid., p. 99). Louis-Philippe accueille tout (page 18) ce monde avec son expansion habituelle (Cf. THUREAU-DANGIN (P.), op. cit., p. 13). Il tutoie les ministres, se livre au premier venu, quel homme admirable !

Les Belges auraient beaucoup désiré comme Roi son propre fils, le duc de Nemours. L’Angleterre ne voulut pas. Il fallut accepter Léopold.

Avant même de le connaître, ils se méfient un peu de ce monarque. Mais après tout, c’est quand même « leur » Roi, non plus un Roi sacré et consacré, nimbé d’on ne sait quelle autorité divine, imposé par l’étranger, vivant à l’étranger, mais un Roi qu’eux-mêmes ont choisi, élu, un Roi qui leur doit son trône, sa fortune et son pouvoir. De toute façon pensent nos députés, celui-là respectera nos droits, car il tiendra de nous les siens. Et ils se rengorgent.

Arrive Léopold, « maigre, grand, pâle, droit, l’air froid et triste », paraissant plus vieux que son âge (BUFFIN (C.), La jeunesse de Léopold Ier, p. 227 ; LICHTEVELDE (L. de), Léopold Ier et la formation de la Belgique contemporaine, p. 357). Ses yeux noirs, « petits mais perçants » (BRONNE (C.), Léopold Ier et son temps, p. 146), au-delà des apparences et des paroles, vous cherchent, vous pèsent, vous jugent, avec une telle acuité que vous baissez les paupières, légèrement angoissé.

Immédiatement, le Roi vous met à l’aise. Ses manières sont très affables, infiniment courtoises et bienveillantes. Mais d’une bienveillance un peu sévère, d’une courtoisie si raffinée, qu’elles marquent les distances plutôt qu’elles ne les effacent (LICHTEVELDE (L. de), Léopold Ier, op. cit., p. 357). Les affaires sérieuses examinées, Léopold modifie le ton de la conversation, la saupoudre d’un peu de gaîté de bon aloi, d’une fine ironie, se rappelle pour vous quelques souvenirs, quelques anecdotes amusantes et finalement vous renvoie à la fois charmé et subjugué (Ibid., p. 357). Impossible un seul instant d’oublier que vous vous trouviez en présence de Sa Majesté. Le Roi bourgeois n’était qu’un rêve.

Léopold, lui, est une réalité. Derrière son front impénétrable que d’expérience déjà, que d’ambitieux desseins, (page 19) de souffrances enfouies, que de destin ! Successivement prince allemand, colonel du Tzar, prince consort d’Angleterre, presque maître du monde... Mais à quoi bon remuer ces douloureux souvenirs ? Dieu ne lui présente-t-il pas une dernière chance ?

Sous peine de passer le reste de sa vie dans l’obscurité et l’amertume, il a dû accepter le trône de Belgique. Résigné, il en admet les conséquences, mais non pas toutes. Il veut bien transiger avec la révolution, non pas l’embrasser ; céder quelques-unes des prérogatives de la royauté, quelques marques extérieures de respect, non pas abdiquer tout pouvoir et toute dignité. Ceux qui cherchent à limiter son influence, ceux qui le traitent simplement comme « le premier des citoyens » ne sont pas ses amis, mais, dès l’abord, ses adversaires.

Roi par la grâce du peuple ! Autant cette origine flatte les bourgeois, autant elle l’humilie. N’être pas mis sur le même pied que les souverains « légitimes », provoque chez lui un ressentiment secret envers la révolution, qui pourtant, l’a porté au pouvoir.

Ses idées politiques s’inspirent de trois systèmes différents : l’allemand, le français et l’anglais.

Une longue hérédité de seigneurs allemands détermine ses convictions les plus profondes. Communes à tous les princes de l’époque, elles peuvent se réduire à une proposition très simple : nous sommes d’une race supérieure et Dieu nous a donné mission de veiller au salut du peuple.

Si les nouveaux principes d’égalité et de liberté n’entament en rien l’inébranlable certitude, qu’a Léopold de sa supériorité, ils le forcent pourtant à réfléchir. La révolution française lui prouve par les faits, que la prédominance d’une classe n’a rien d’éternel ni de nécessaire. Son voyage à Paris, surtout, lui ouvre l’esprit (CORTI (E.) et BUFFIN (C.), Léopold 1er, oracle politique de l’Europe, pp. 17-18). Les réformes surprenantes du régime nouveau code civil, morcellement des terres, banque de France, autant de créations hardies dont il doit convenir.

Le système anglais enfin, amène ses idées à leur dernier (page 20) degré de maturité. Il le voit fonctionner sous ses yeux, s’y intéresse. Aidé de son confident, Stockmar, il l’étudie, dans son ensemble, comme dans ses détails (CORTI (E.) et BUFFIN (C.), op. cit., pp. 56-57).

Ce système concilie, d’une façon aussi ingénieuse que remarquable, l’ancien régime et le nouveau, les idées d’autorité et de liberté, de légitimité et d’égalité. Ce n’est plus l’absolutisme, définitivement dépassé, ce n’est pas la république, encore dans les brumes de l’avenir. Léopold y voit un heureux compromis entre un passé qu’il regrette et un avenir qu’il redoute, il se montre partisan du gouvernement représentatif.

Mais ce gouvernement comprend bien des nuances et même des degrés, suivant l’autorité qu’on attribue au Roi et aux Chambres. Il est vrai de dire que Léopold se montre partisan de cette sorte de gouvernement, à condition d’ajouter immédiatement en homme d’ancien régime qui, au-dessous de ses idées nouvelles, conserve certains préjugés. Ce qu’il appelle le « véritable esprit constitutionnel » n’est pas celui de bien des libéraux de son temps. Dans son gouvernement idéal, il réclame pour le Roi une part très considérable d’autorité et, pour le parlement, un simple droit de contrôle (BUFFIN (C.), La jeunesse de Léopold Ier, p. 149). Il est absolument opposé à la formule des whigs, reprise par Thiers : le Roi règne et ne gouverne pas. « Je crois nécessaire, dit-il, qu’il fasse les deux. » (LICHTEVELDE (L. de), Léopold Ier, op. cit., p. 164) Son rêve serait le gouvernement du Roi, entouré de ses ministres et soumis au bienveillant contrôle d’un parlement censitaire.

Mais objectera-t-on : et la constitution ? « L’absurde » constitution belge ! (RIDDER (DE), Léopold Ier et les catholiques belges, dans Revue catholique des idées et des faits, 30 septembre 1927, p. 3). Ah, certes, il n’était pas là quand on l’avait discutée, il ne fut pas appelé à la barre, il n’eut pas l’occasion de défendre ses droits. Au moins peut-elle être modifiée, avait-il demandé à la députation du Congrès ? Celle-ci lui signalant l’imprudence d’une pareille initiative, il avait appelé son ami, le sage Stockmar, l’homme (page 21) des situations difficiles. Faites toujours un essai, lui avait conseillé Stockmar. S’il n’est pas favorable vous en ferez part aux Chambres. Si jusque là vous avez agi consciencieusement, le peuple vous soutiendra, il acceptera volontiers les changements nécessaires (JUSTE (Th.), Léopold Ier, t. I, pp. 105-106).

Stockmar avait raison, pourquoi ne pas essayer ? Les textes ne sont jamais d’une précision telle qu’il n’y ait possibilité de les solliciter. Léopold n’est-il pas habile, suprêmement habile ? Jadis n’eut-il pas raison du Régent d’Angleterre ? Ce n’est certes pas le gouvernement belge, « ce gouvernement d’avocats qui ne fait que brailler » (CORTI (E.) et BUFFIN (C.), op. cit., p. 75) qui lui inspirera de la crainte.

Aussi, dès les premières années du règne, malgré des forces bridées de toutes parts, c’est merveille de le voir manœuvrer ses ministres, comme en se jouant. Lui-même, habituellement, leur dicte les directives générales, le plan de conduite, les problèmes à résoudre, voire leur solution.

Les ministres ne sont pas un obstacle à son autorité. Encore novices en ces affaires de l’Etat, ils ne demandent qu’à s’appuyer sur sa forte expérience.

Par contre, que d’entraves du côté des Chambres ! Quels hommes impossibles que ces parlementaires hargneux devant le pouvoir, craintifs devant l’opinion, exigeants, toujours insatisfaits ! Parmi eux que d’exaltés ! Que de têtes chaudes, ! Seron qui s’habille « à la révolutionnaire » avec un gilet rouge à double rang de boutons et un chapeau à cornes ; Gendebien qui va jusqu’à refuser une décoration ; Dumortier, ce « fou incurable et méchant » ! (RIDDER (DE), Léopold Ier et les catholiques belges, dans Revue catholique des idées et des faits, 30 septembre 1927, p. 3). Tant d’autres.

Décidément une Chambre plus docile serait indispensable. Il faudrait influencer les électeurs, les éclairer, les pousser dans la bonne voie s’ils se montrent rebelles. Mais comment ?

A cette époque le gouvernement ne se trouve pas encore aux prises avec les masses énormes et insaisissables nées du suffrage universel. Il est en face de quelques personnes, de quelques familles, de quelques clans. La propagande est individuelle, d’homme à homme.

Pour s’assurer une position inexpugnable il suffirait donc d’avoir dans tout le pays des agents dévoués, influents, amovibles. Ils propageraient les saines doctrines, surveilleraient les opposants, renseigneraient le gouvernement, organiseraient de bonnes élections. Ces agents, si utiles, sont tout indiqués. L’Eglise n’a-t-elle pas dans chaque localité ses curés et ses vicaires ? Au gouvernement d’avoir ses bourgmestres et ses échevins.

Jusqu’à présent, chaque commune conserve dans le pays l’indépendance d’une petite république. Bourgmestres et échevins sont nommés par les électeurs. Cette situation, anarchique et féodale, doit cesser. Accorder au Roi la nomination des bourgmestres et des échevins est une nécessité. Par cette solution simple, économique, élégante, tous les problèmes du gouvernement seront résolus.

Il y a, dira plus tard le rapporteur de la section centrale, 2.738 communes en Belgique. Si le Roi peut nommer bourgmestres, échevins et secrétaires communaux, le gouvernement disposera de 10.952 électeurs tout dévoués. Notre pays compte environ 47.000 électeurs, dont seule la moitié, environ, prend part au vote. Avec ces 10.952 électeurs assurés, le gouvernement pourra obtenir facilement l’unanimité de la Chambre (Moniteur belge, 28 juillet 1834, p. 4).

La constitution, notons-le bien, laisse le champ libre aux innovations. Elle se contente d’arrêter les principes généraux, abandonnant aux futures Chambres le soin de les codifier en lois. Dans quelle mesure les communes seront-elles dépendantes ou indépendantes du gouvernement ? La constitution ne le précise pas. La loi que voteront les Chambres pourra, suivant les cas, se trouver favorable au pouvoir central ou au pouvoir communal. Pour obtenir les concessions qu’il désire, Léopold a donc fort habilement choisi son terrain.

La balance des forces penche également de son côté : il peut compter sur l’appui des meilleurs hommes politiques du moment. Son ministre J. Lebeau domine le parlement par son jugement sûr, son courage, son honnêteté, son talent Quand il l’estime nécessaire au pays, il sait lutter contre la majorité de l’opinion, contre la majorité de la presse, contre la majorité de la Chambre. Et il leur arrache chaque fois, par la magie de son verbe et la force de ses arguments, ce que d’abord ils ne voulaient pas accepter. Voilà l’homme qui, maintenant, siège au banc des ministres. L’athlétique Charles Rogier, ministre de l’Intérieur, se tient à ses côtés. Moins doué que Lebeau, c’est plutôt un tribun qu’un orateur. Dans la coulisse se cachent leurs amis, le sage Devaux et le jeune Nothomb.

Ils se sont tous connus, jadis, à l’université, puis au Mathieu Laensbergh. Ensemble ils ont sauvé la révolution du chaos. Ils sont bien décidés, maintenant, à défendre leur œuvre contre les agitateurs et à faire s’il le faut « du pouvoir contre l’anarchie ». (NOTHOMB (J.-B.), Essai politique et historique sur la Révolution Belge, 4ème édi. T I, p. 5). En augmentant les prérogatives royales ils ont conscience d’obéir à des intérêts supérieurs. Ils ne songent pas à étrangler la liberté, mais plutôt à la sauvegarder, en maintenant dans la société le minimum d’autorité indispensable. « Il est un point, dit J.-B. Nothomb, où les révolutions doivent s’arrêter, transiger même, sous peine de périr. » (NOTHOMB (J.-B., op. cit., t. II, p. 69).

C’est dans cet esprit qu’une commission gouvernementale examine et révise depuis 1831 la législation communale en vigueur. Son rapport, adopté en tous points par le ministre Rogier, est terminé et déposé au bureau de la Chambre, le 2 avril 1833 (DISCAILLES (E.), Charles Rogier, t. II, p. 69).

Le projet, on peut s’y attendre, est très favorable au Roi. Il lui confie les pouvoirs les plus étendus : nomination des bourgmestres et échevins, dissolution du conseil, nomination des secrétaires communaux « qui doivent préférer les ordres de l’autorité centrale à ceux des chefs de la commune, » etc. (Ibid., p. 369). Bref, autorité absolue du Roi sur tous les chefs, et par contrecoup sur tous les actes de la commune. Si le projet passe, la volonté royale pourra se faire sentir jusqu’aux plus extrêmes cellules du corps administratif (page 24) de la Belgique. Léopold disposera de milliers d’agents capables et zélés. Son influence s’accroîtra sensiblement ; non seulement sur l’administration intérieure du pays, mais encore sur les élections et la marche générale de l’Etat.

Le Roi, comprenant l’importance de cette loi, ne néglige aucun effort pour la faire accepter par les Chambres et par le pays. Aussi ne sommes-nous guère étonnés en voyant un jeune écrivain, Charles Faider, amorcer une campagne de presse dans l’Indépendant, le propre journal de Léopold. Ses articles, étendus et augmentés, sont ensuite réunis en une grosse brochure et mis en librairie (FAIDER (Ch.), Coup d’œil historique sur les institutions provinciales et communales en Belgique).

Par une série de raisonnements énergiques, Faider s’efforce de légitimer aux yeux de ses lecteurs les projets du gouvernement.

Nier la centralisation, dit Faider, c’est nier l’Etat. En effet, qu’est-ce qui constitue l’Etat ? Avant tout, « l’identité dans la marche, dans les droits, dans les actions des citoyens et des corps constitués. » (Ibid. p. 86) Si l’uniformité disparaît, si les lois ne sont plus les mêmes à Gand et à Liége, si le pouvoir qui commande à Bruxelles n’a plus d’autorité à Anvers ou à Namur, l’Etat belge n’existe plus, car ce qui constitue un Etat c’est précisément l’identité du gouvernement en tous les points du pays. Si la centralisation disparaît, il n’y a plus d’Etat, et s’il n’y a plus d’Etat, il n’y a plus d’ordre. Or, l’ordre étant une nécessité pour la société, et seule la centralisation permettant l’ordre, la commune doit donc se sacrifier au bien général et céder une partie de ses libertés à l’Etat.

N’êtes-vous pas convaincus par ce raisonnement ? La démonstration manquerait-elle de clarté ? Faider, sans se lasser, la reprend sous une autre forme

Soit l’exemple de l’homme. L’homme, l’individu isolé, tend naturellement à la liberté absolue et pourtant, volontairement, cède à l’Etat une partie de son indépendance. Il se soumet aux lois, au code. En échange de cette portion de liberté, l’Etat lui donne sécurité et bien-être.

(page 25) Toute loi est une restriction à l’indépendance naturelle de l’homme, mais une restriction salutaire qui l’empêche de retourner à l’état sauvage et qui permet la société civilisée. Ce qui est nécessaire pour l’homme l’est également pour la commune. La commune doit également, dans l’intérêt de tous, céder une partie de son indépendance. La commune, comme l’individu, doit se subordonner à un pouvoir supérieur qui envisage le bien de la généralité et non tel ou tel bien particulier. Cette nécessaire subordination des pouvoirs, c’est la centralisation.

Mais pourquoi les communes du XIXème siècle seraient-elles moins émancipées que celles du XII ? Le progrès consisterait-il donc à soumettre l’homme et les nations à une tutelle plus sévère à mesure qu’ils avancent en âge ? (Moniteur belge, 9 juillet 1834, p. 3)

La civilisation, répond Faider, loin de dissocier les intérêts individuels des intérêts sociaux, les confond, au contraire, de plus en plus, au fur et à mesure qu’elle progresse. Dans l’avenir, on en arrivera au point où les intérêts de la commune ne se distingueront plus de ceux de l’Etat. L’Etat se verra forcé d’intervenir activement dans les affaires communales, la commune n’aura plus d’administration personnelle et indépendante. Cette voie-là mène au progrès, et non l’impossible retour à des institutions depuis longtemps dépassées.

Dans l’ensemble, la presse de l’opposition ne répond pas à la campagne de l’Indépendant, n’entame aucune polémique, attend avec calme le contre-projet de la section centrale de la Chambre. Ce contre-projet établira nettement, face au gouvernement, la position du parlement.

Chapitre II. Les veilles de Barthélemy Dumortier

(page 26) Le travail de la section centrale du parlement semble particulièrement ardu. Les personnalités bien informées apprennent que ses membres se critiquent vivement et changent continuellement d’opinion (Moniteur belge, 9 juillet 1834, p. 2). Les trois décisions les plus importantes sont prises à la majorité d’une voix. (Ibid., p. 2) Enfin, vers Pâques 1834 (Moniteur belge, 24 juin 1834, p. 4), les membres de la section centrale procèdent au vote définitif et se séparent, non sans avoir élu parmi eux un rapporteur, Barthélemy Dumortier. Le rapporteur a pour mission de rédiger les conclusions auxquelles ont abouti les discussions. En outre, dans les débats parlementaires qui vont s’ouvrir, c’est lui le « leader » de l’opposition ; poste fort disputé, surtout lorsqu’il s’agit de lois importantes qui peuvent mettre en péril le gouvernement.

La nomination de Barthélemy Dumortier soulève donc immédiatement l’intérêt de la presse et du pays. L’Indépendant se hâte de le calomnier. Pour exercer ces fonctions, Dumortier aurait fait violence à ses collègues de la section centrale ! (Moniteur belge, 23 juillet 1834, p. 2 du supplément) Bruits tout à fait inexacts (Ibid, p. 2 du supplément) qui, par avance, cherchent à déconsidérer l’adversaire, à masquer le dépit que cause la nomination d’une personnalité aussi redoutée et redoutable.

Barthélemy Dumortier ! vous le reconnaîtriez entre mille, rien que par la voix chaude, le feu du regard, la vie qui émane de lui. Sur son visage expressif éclate la santé et la force. Fils d’un riche commerçant de Tournai, passionné pour l’étude, Dumortier semble irrévocablement voué aux (page 27) paisibles travaux de cabinet, lorsque, brusquement, en 1825, les arrêtés de Guillaume Ier contre les catholiques le lancent dans la politique. En 1827, lors d’un voyage en Irlande, la puissante figure d’O’Connell, le libérateur du pays, le héros national et populaire, fixe son idéal. Fasciné, enthousiasmé, Dumortier se jure de devenir pour la Belgique un autre O’Connell. Revenu à Tournai, il applique la tactique du grand agitateur. Toujours sur la brèche, il réclamé énergiquement le redressement des griefs, fait circuler des pétitions, publie les lettres de Belgicus, rédige avec un entrain et une verve incroyables le Courrier de l’Escaut. Enfin, quand sonnent les grandes heures de la révolution, en tête du peuple, il se lance à l’assaut des casernes et des portes de la ville.

Nommé député, il continue à lutter pour son idéal de liberté. Continuellement à la tête de l’opposition, sans bouclier, poitrine nue, il ferraille dans tous les sens, donne d’innombrables coups, en reçoit plus encore. Au parlement, chef incontesté du terrible « banc de Tournai », ses fidèles amis Dubus et Doignon siègent à ses côtés.

Les manières de François Dubus, le ton de sa voix, ses costumes sévères contrastent complètement avec ceux de Dumortier. Tout en lui dénote une âme grave, digne, consciencieuse jusqu’au scrupule. Ses discours, laborieusement travaillés, clairs et méthodiques, appuyés sur une argumentation juridique impeccable, il les prononce d’une voix lente et profonde. (L’Indépendant, 24 avril 1833, p. 1 ; 7 décembre 1833, p. 1 ; 2 juillet 1836, p. 1). « Quand il se lève pour défendre le droit et la liberté, il faut voir comme le silence s’établit à l’instant dans l’assemblée, comme les oreilles sont attentives pour recueillir toutes ses paroles, si fortes de dialectique, si puissantes pour la démonstration de la vérité. ».

Sa raison, froide et calme, impressionne vivement, et plus encore peut-être, sa scrupuleuse probité. « C’est, dit Dumortier, un caractère trempé à l’antique. » Il refuse toutes les faveurs du pouvoir pour rester simple citoyen, pour rester lui-même (Ibid., p. 9).

(page 28) Doignon, enfin, grand patriote, croix de fer, très remuant, connaissant tout le monde, au courant des moindres incidents de Tournai, jovial, énorme, apoplectique, bon démocrate et bon catholique, journaliste à ses heures, nommé commissaire d’arrondissement par le ministre Rogier, en récompense de son opposition au gouvernement déchu, destitué trois ans plus tard par le même ministre Rogier, à cause de son opposition au nouveau pouvoir, « notre bon Doignon », comme dit Dubus, synthétise en lui, avec moins de force, les qualités de ses deux compagnons (Cf. Les lettres de Doignon, dans La correspondance de F. Dubus, archives du vicomte Ch. du Bus de Warnaffe).

Dumortier, Dubus, Doignon, les inséparables, trois Tournaisiens, trois catholiques, trois démocrates, une seule volonté de résistance aux exigences du pouvoir ! Peut-être comprend-on mieux maintenant le dépit de l’Indépendant et du gouvernement, à la nouvelle de la nomination de Dumortier. Les trois mousquetaires tournaisiens seront du combat ; la partie s’annonce difficile.


La Chambre qui, jusqu’au 5 mai, s’était peu inquiétée de la loi communale, commence à réclamer le rapport, sans se douter, semble-t-il, de l’énorme effort qu’il exige (Moniteur belge, 24 juin 1834, p. 1).

Harcelé par ses collègues, Dumortier redouble d’énergie. Réveillé à 4 heures tous les matins, il travaille sans discontinuer jusqu’à minuit (Ibid., p. 1). Les heures s’écoulent, trop vite à son gré. Fièvre ardente de ces jours ! J’aime à me le représenter ainsi, seul, isolé, sans appui, ayant tout à redouter, rien à attendre d’un avenir gros de périls, opposant à la force du pouvoir, qui déjà en a tant broyé à ses côtés, cette digue fragile, invisible, cette faiblesse : les émotions d’un homme libre, le cri d’une conscience. Peut-on imaginer acte de foi plus profond en la puissance de la liberté et de l’esprit humains ? En vérité, il s’accumule d’étonnantes énergies en ce modeste bureau, où notre Tournaisien, penché sur son manuscrit, travaille depuis les indécises lueurs de l’aube jusqu’au plus profond de la (page 29) nuit. Ce sont là de grandes heures pour le libéralisme catholique en Belgique et pour le libéralisme tout court ; dans la vie de Dumortier une crise féconde, un moment d’une densité spirituelle unique.

Dumortier commence son rapport par une étude historique (Moniteur belge, pp. 1-4 du supplément). Examinant l’évolution de la commune depuis les origines, il s’attache à montrer les bienfaits de la liberté et des franchises locales.

Ces franchises existent antérieurement à toute législation écrite. Au Moyen âge, le plus souvent, les souverains ne font que les reconnaître légalement. En accordant leurs chartes, ils consacrent un droit qui se perd dans la nuit des temps. « L’effet de cette liberté communale est prodigieux ; les cités s’accroissent avec une étonnante rapidité en population et en richesse ; les fabriques et les manufactures y prennent un essor extraordinaire et dont on peut à peine se rendre compte... Les communes construisent à grands frais des beffrois, des hôtels de ville, des édifices d’une grande magnificence, et ces dépenses, celles de la milice locale et tant d’autres, s’effectuent par les habitants de la cité sans l’intervention du trésor du souverain. » (Ibid, p. 1 du supplément.)

Mais voici qu’arrive la fin du régime féodal ; les armées permanentes se créent un peu partout ; les princes n’ayant plus besoin de s’appuyer sur les communes contre les barons, saisissent toutes les occasions pour restreindre ou anéantir leurs droits. L’asservissement des communes devient le but de la politique du prince. Philippe le Bon, le premier, en donne l’exemple. Charles-Quint et ses successeurs l’imitent. Les magistrats, simples délégués du souverain, cessent d’être élus par le peuple. « Les magistrats qui ne tiennent plus rien du peuple, ne doivent plus rien au peuple, ne font plus rien pour amener sa prospérité. » (Ibid, p. 1 du supplément.) Les cités perdent toute splendeur, le commerce et l’industrie disparaissent, la décadence de la commune est le signal de la décadence de l’Etat. « Funeste exemple de l’abandon des franchises communales. » (Ibid, p. 1 du supplément. Poursuivant son étude, Dumortier examine ensuite la commune sous l’ancien régime, sous la Constituante, la Convention, le Consulat, l’Empire ; il analyse les premiers et seconds règlements des villes du Royaume des Pays-Bas, enfin les arrêtés du gouvernement provisoire et du Congrès national. Nous ne pouvons le suivre en cette savante enquête où se manifeste une étonnante érudition, parfaitement au courant des résultats de la science historique de son époque.)

(page 30) Revenir aux institutions du Moyen âge est tout à fait impossible, Dumortier l’admet sans difficultés. Les temps sont différents, il faut s’adapter aux nécessités actuelles. Est-ce là une raison suffisante, pour répudier les libertés communales, pour accepter le projet du gouvernement ? Certes non, et il ne manque pas de bonnes raisons pour le prouver.

Voyons se former les institutions d’une commune : plusieurs familles se groupent au même endroit, constituent un village. A partir de ce moment, des vols, des troubles éclatent inévitablement, une police est indispensable ; des contestations surgissent entre propriétaires, il faut une juridiction ; des pauvres mendient à chaque porte, il faut un bureau de bienfaisance ; et pour diriger cette police, cette juridiction, cette administration, un chef est nécessaire. Las habitants doivent obéir à ce chef. En contrepartie ils ont aussi le droit de le choisir et de contrôler ses actes.

Soit l’exemple d’une société commerciale. « Lorsqu’il y a des intérêts communs à défendre, des propriétés à administrer, la société délègue ses pouvoirs à un petit nombre d’hommes probes. Or ce que fait chaque jour, sous nos yeux, une société commerciale, est la représentation de l’origine de la société communale, lorsque les citoyens, ne pouvant tous ensemble veiller à la défense des intérêts communs, délèguent des mandataires, élisent des magistrats qui administrent au nom de la communauté et dont les actes sont soumis au contrôle de tous. Telle est l’origine du droit de commune... » (Moniteur belge, 24 juin 1834, p. 1 du supplément)

Les libertés communales, le droit de choisir ses magistrats et de s’administrer soi-même, sont absolument primitifs, antérieurs à toute charte et à toute loi, remontant dans la nuit des temps. Combien à notre époque de liberté (page 31) il serait étrange d’effacer ce qui est inscrit dans la nature des choses. « Ne serait-ce pas une monstruosité que de donner au peuple la liberté de pensée, la liberté religieuse, la liberté civile, la liberté de la presse, l’élection directe, la publicité, le droit d’association, et de prétendre établir la servitude de la commune ? » (Moniteur belge, 24 juin 1834, p. 5). Un tel système serait en contradiction formelle avec l’esprit de notre constitution et de notre révolution.

La section centrale prône-t-elle pour autant la licence ? Evidemment, non. Si notre projet, dit Dumortier, fait une part très large à la liberté, il en fait une autre, tout aussi large, à l’ordre, à l’Etat. Nous ne sacrifions pas l’ordre à la liberté, nous essayons de doser équitablement ces biens également nécessaires.

Il n’y a que deux façons d’assurer l’ordre. Le projet Rogier veut soumettre les personnes des magistrats communaux à l’action du pouvoir central, la section centrale propose de soumettre leurs actes. Le gouvernement ne pourrait donc, ni choisir le bourgmestre en dehors du conseil, ni dissoudre le conseil ; par contre, il pourrait intervenir dans tous les actes de la commune. Si les décisions du conseil n’étaient pas compatibles avec l’intérêt général, le gouvernement pourrait les annuler. Dumortier voit là, pour l’ordre public, une garantie très suffisante.

La seconde partie du rapport, la plus longue, trente et une pages in-folio en texte serré, compare, article par article, le projet du gouvernement et le projet de la section centrale. Chaque fois que la section centrale propose un amendement quelconque au texte gouvernemental, le rapporteur en expose brièvement les motifs.

Tel est, résumé en quelques lignes, le grand travail auquel s’acharne, vingt heures sur vingt-quatre, le courageux Tournaisien. Au fur et à mesure qu’il avance dans la rédaction, dans sa lutte invisible, mais réelle, avec l’idée adverse, une fatigue, d’abord légère, puis de plus en plus insupportable, l’obsède. Un poids immense pèse sur ses épaules (Moniteur belge, 24 juillet 1834, p. 1 du supplément)

(page 32) Dumortier, pourtant, tient bon, ne s’avoue pas vaincu. Celui qui a l’honneur de se battre à la pointe du combat ne recule pas. Il sait cela, il sait aussi que personne ne pourra le remplacer, s’il tombe. Qui comprendra ses notes, son plan ; qui pourra victorieusement, point par point, réfuter le gouvernement ? Oui, s’il faiblit, l’opposition tout entière succombe, le pouvoir triomphe, la loi est votée sans grandes difficultés, la liberté communale est anéantie. La liberté communale ! la plus ancienne, la plus précieuse de toutes !

« Allez dans les villes, dans les villages, interrogez les habitants, parlez-leur de la liberté de la presse, de la liberté du jury, de la liberté de pensée, de celle de l’instruction et d’une foule d’autres libertés, auxquelles nous attachons le plus grand prix, les habitants diront qu’ils y tiennent aussi beaucoup, mais parlez-leur de ce qui est le summum, le point culminant de toutes les libertés, ils vous diront que c’est la liberté communale, parce que chaque habitant veut d’abord gérer ses intérêts de localité, de famille, les intérêts qui sont le plus près de lui. » (Moniteur belge, 26 juillet 1834, p. 4 du deuxième supplément). Et d’ailleurs, liberté communale, liberté de la presse, de l’instruction, des cultes, « toutes les libertés se tiennent par la main ». Si l’on touche à l’une, on touche à l’autre, « parce que si l’une est violée, vous pouvez vous attendre à la violation de toutes les autres. » (Moniteur belge, 11 juillet 1834, p. 1)

La bataille que livre Dumortier, ses sueurs, ses souffrances, c’est donc bien pour la liberté en tout et pour tous qu’il les offre, pour la cause du progrès, pour l’idéal de sa vie. Il n’est pas de sacrifices trop élevés pour cet idéal-là. Sur le bureau, les pages s’ajoutent aux pages. Notre pauvre Dumortier, écrit Dubus, « se multiplie », et « se tue pour l’intérêt public ». (Lettre de François à Edmond du Bus du 25 mai 1834 ; archives du vicomte Ch. du Bus de Warnaffe, farde IX). Le 24 mai 1834, au soir, après dix neuf jours, son rapport presque terminé, la fièvre le terrasse. Voudrait-il écrire, qu’il ne pourrait plus. Tempes battantes, le corps brûlant, brisé, anéanti, il s’effondre (Moniteur belge, 24 juin 1834, p. 1 ; 24 juillet 1834, p. 1 du supplément. Lettre de François à Edmond du Bus du 25 mai 1834, op. cit.).

(page 33) Pendant quelques jours on peut craindre le pire. (Moniteur belge, 24 juin 1834, p. 1, 24 juillet 1834, p. 1 du supplément). Son organisme de fer résiste pourtant, surmonte la crise. Lentement il revient à la santé. Lui, si actif, si nerveux, un mois durant il doit garder la chambre. Il en profite pour aussitôt reprendre la plume, mettre le point final à son manuscrit (Ibid. p. 1 du supplément). A peine lui permet-on de sortir que, tout affaibli encore, il s’en vient au parlement, déposer son précieux travail et s’excuser auprès de ses collègues des causes de son retard (Ibid, 24 juin 1834, p. 1).

Il a frôlé la mort, mais le rapport est terminé. L’opposition dispose maintenant des idées nécessaires, des armes indispensables. Grâce à lui, la résistance pourra s’organiser, s’organisera. Le pouvoir sera freiné, arrêté, repoussé peut-être. Il n’y a pas de souffrances inutiles. Tout homme qui est décidé à mourir, disait Drumont, peut agir sur les événements. Derrière tous les événements, il y a un homme qui a été décidé à mourir. Devant un pareil homme, aussi faible soit-il, tous les calculs se faussent, le monde sort de ses gonds.

La presse démocrate se montre enthousiaste « Ce travail fera grand honneur à son auteur », dit le Courrier Belge, (Courrier belge, 4 juillet 1834, pp. 2-3), le Politique, libéral et gouvernemental, mêle l’éloge à la critique (Cité par l’Indépendant, 8 juillet 1834, p. 1), l’Indépendant, marque le coup (Ibid., 7 juillet 1834, p. 1) : « Il est évident, dit-il, que M. Dumortier a voulu nous donner à la fois une preuve de son érudition historique et de ses connaissances en fait de législation. » Deux jours plus tard, il revient à la charge : « Ce travail est trop important, sinon par sa valeur intrinsèque, au moins par l’influence que les propositions de la section centrale peuvent exercer sur les délibérations de la Chambre, pour que nous nous bornions à donner avis de sa publication ; » Dans trois grands articles successifs, fort bien écrits et pensés, le journal du Roi essaye de le réfuter, preuve évidente de l’importance qu’il y attache (Ibid., 9 juillet 1834, p. 1 ; 11 juillet 1834, p. 1 ; 23 juillet 1834, p. 1).

Grâce aux articles de l’Indépendant, aux rapports du gouvernement et de la section centrale, nous comprenons parfaitement maintenant les principes sur lesquels s’appuient les projets en présence.

Dumortier part d’une progression plus logique encore qu’historique : l’individu précède la famille, la famille la commune, et la commune, l’État. La commune, comme l’individu et la famille, forme donc un tout, une association naturelle, un véritable être moral qui vit de sa vie propre et indépendante. Dumortier donne à ces différentes cellules du corps social individu, famille, commune, le plus de champ et de liberté possibles, de façon à les développer au maximum. L’État n’a pas à s’occuper de ce qui peut vivre et progresser sans lui. Où l’État n’est pas une nécessité, il est une entrave.

Rogier, par contre, ne voit pas la commune par les yeux du citoyen, mais par ceux du ministre, du chef responsable de l’ensemble de la communauté. Il est placé au centre, non à la périphérie ; ses perspectives sont différentes. Ce qui est premier pour le gouvernement, ce n’est pas l’individu et ses droits, mais l’Etat. L’individu sans l’Etat n’est rien. C’est l’Etat qui le fait vivre, qui le maintient en société. Sans Etat, plus de civilisation ni de progrès. Tout et tous doivent donc se subordonner à lui. Seul il est nécessaire. La commune n’est qu’un instrument, un rouage de cette grande machine ; elle n’a aucun droit à l’indépendance, elle n’est qu’une partie d’un tout qui la dépasse, qui la domine et qui l’englobe.

Le lecteur nous pardonnera ces développements abstraits.

Les thèses que nous venons d’exposer commanderont les discussions parlementaires et les polémiques de presse qui vont s’engager. Elles seront comme un arsenal idéologique où les différents partis puiseront à pleines mains leurs arguments et leurs thèmes de propagande.

Chapitre III. Premières passes d’armes

(page 35) La discussion de la loi communale s’ouvre le 8 juillet 1834, les débats ne débutent réellement que le 22 juillet.

D’une façon inattendue, la séance de ce jour s’ouvre par une rapide et brillante passe d’armes entre Dumortier et Nothomb.

La fatigue dé Dumortier est visible. Convalescent, il se sent toujours las, extrêmement las. Malgré la meilleure bonne volonté, il craint ne plus pouvoir assister aux séances de la Chambre (Moniteur belge, 23 juillet 1834, p. 4 et p. 1 du supplément). Comme la session a été longue et laborieuse, une foule de députés se trouvent dans son cas. Beaucoup sentent le besoin d’un repos bien mérité. Dumortier, se faisant leur interprète, demande l’ajournement de la discussion (Ibid., p. 4 et p. 1 du supplément).

A son banc, Nothomb jubile, sarcastique. Il attendait ce moment. Dumortier vient de découvrir son point faible. Tout frétillant de joie, le torse bombé, notre petit Thiers, comme l’appellent ses amis, profite de l’occasion. Il attaque à fond, dans ce langage dur, bref et impérieux qui est le sien : il n’y a pas d’anarchie dans le pays, mais il y a anarchie dans les lois. Le gouvernement est faible, « le pays demande qu’il soit renforcé et il sait que le gouvernement sera fortifié par la loi communale. » (Ibid., p. 1 du supplément). Nos libertés, dit-on, en recevront un coup mortel. C’est une erreur. « Non, on ne portera point un coup mortel aux liberté communales, mais on portera un coup mortel aux principes d’anarchie. » (Ibid., p. 1 du supplément). Il faut donc voter cette loi, et il faut la voter dans un bref délai.

(page 36) M. Dumortier, poursuit-il ironiquement, en fait une question de force physique. D’après lui, la Chambre s’avoue dans l’impuissance de remplir ses devoirs. Messieurs, « il est de notre dignité de répondre négativement. » (Ibid., p. 1 du supplément). « Si nous sommes fatigués, comme on le prétend, il nous faut ramasser ce qu’il nous reste de courage, pour faire sortir le pays d’une situation qui ne doit point se perpétuer. » (Ibid., p. 1 du supplément).

Nothomb se trouve extrêmement satisfait de la fatigue de la Chambre et de la mise hors de combat du leader de l’opposition. Une Chambre lasse, éreintée, sans ressort, acceptera plus facilement les propositions du gouvernement qu’une Chambre fraîche et reposée. A tout prix, il faut donc empêcher l’ajournement.

Une discussion s’engage. A l’adresse de Dumortier, Nothomb continue de lancer ses traits empoisonnés. Devant ses yeux, il passe et repasse le drap rouge : « Il peut y avoir deux sortes de personnes qui entravent les travaux de la Chambre, ce sont celles qui ne font rien et celles qui veulent trop faire. » (Ibid., p. 2 du supplément). Les députés éclatent de rire .

Les yeux de Dumortier lancent des éclairs. Exaspéré par la froide ironie de Nothomb, il se lève, frémissant, sa voix tonnante couvre les derniers rires : « Je vais régler mes comptes avec lui », s’écrie-t-il (Ibid., p. 2 du supplément). Il est décidément trop facile de venir jeter à la figure de l’assemblée le défi de déclarer qu’elle est fatiguée, qu’elle est impuissante, alors que soi-même l’on se contente de parader un moment entre les bancs de la Chambre, alors qu’on n’a jamais fait un seul rapport sur quoi que ce soit.

Nothomb m’accuse de travailler trop ! Au lieu de recourir à des insinuations, qu’il aborde franchement la question, qu’il reprenne les calomnies de l’Indépendant, qu’il dise comme lui, que j’ai fait violence à mes collègues de la section centrale pour exercer les fonctions de rapporteur de la loi ! J’en appelle à mes honorables collègues de la section centrale. Y a-t-il là-dedans un mot de vrai ? « Cela (page 37) n’est pas vrai », approuve M. Raikem, le président. (Ibid., p. 2 du supplément) « Sans doute, reprend Dumortier, je suis fier de remplir les fonctions de rapporteur, mais je ne les ai pas recherchées. » (Ibid., p. 2 du supplément).

Là-dessus, la Chambre, abandonnant l’idée d’une clôture prématurée, aborde la discussion du projet. Au milieu d’une masse immense d’articles, sans importance, se dessinent trois positions-clefs, qui dominent de haut toute la loi.

Une fois ces positions emportées, les autres tombent nécessairement, Ce sont 1° le mode de nomination des bourgmestres ; 2° le mode de nomination des échevins ; 3° le mode de révocation ou de suspension des bourgmestres et des échevins.

De part et d’autre, les forces sont prêtes. Puisque le gouvernement veut la bataille, il l’aura ! L’assaut commence par la première de ces positions : la nomination du bourgmestre.

Le gouvernement a décidé que le Roi nommerait et révoquerait les bourgmestres. Il pourrait les choisir dans le conseil ou hors du conseil. Dans ce dernier cas les bourgmestres n’auraient que voix consultative. En termes plus simples, ce jargon juridique veut dire ceci : pour être nommé bourgmestre, point n’est besoin du consentement des électeurs. Sans recourir aux élections, par un simple décret, le Roi peut choisir dans la commune absolument qui lui plaît. (Ibid., p. 2 du supplément)

La section centrale s’oppose à ces prétentions. Voici sa proposition : Le Roi nomme le bourgmestre, il le choisit dans le sein du conseil. Le choix du Roi est donc restreint aux conseillers communaux. Et ces conseillers, évidemment, ont été élus en bonne et due forme par les habitants de la commune. (Ibid., p. 2 du supplément)

Trois propositions plus radicales encore que celle de la section centrale sont, en outre, déposées sur le bureau. Doignon aimerait que le Roi fasse son choix sur une liste de candidats présentés directement par le corps électoral, et Dumortier sur une liste triple présentée par le conseil ; de Robaulx, enfin, voudrait que le Roi n’intervienne en rien et laisse les habitants de la commune élire le bourgmestre, comme bon leur semble. (Moniteur belge, 23 juillet 1834, p. 2 du supplément ; ibid., du 24 juillet 1834, p. 2 du supplément, ibid., du 25 juillet 1834, p. 4 du deuxième supplément). Ces trois propositions, d’emblée, n’ont aucune chance de réussite. La bataille se livre uniquement entre la proposition du gouvernement et celle de la section centrale.

Le vingt-deux juillet, première journée, les forces légères de l’opposition, engagent donc l’ennemi, démocrates catholiques et libéraux étroitement mêlés. On entend Rodenbach l’aveugle, d’Hoffschmidt, le Luxembourgeois. Au catholique Desmet reviennent les honneurs de la séance.

Il se montre amer, accusateur, n’accorde rien, suppose au pouvoir des intentions liberticides : le ministère veut supprimer vos anciennes franchises et vous vous étonnez ? Décidément vos illusions sont tenaces ; comme s’il n’était pas de l’essence du gouvernement de faire du despotisme, de détruire « tout ce qui peut lui montrer de l’opposition ; de gouverner tout par lui-même, de se mêler de tout, d’intervenir partout, d’être au-dessus de la constitution », de ne s’en servir que pour augmenter son pouvoir absolu et diminuer la liberté et les droits du peuple (Ibid., 23 juillet 1834, p. 4 du supplément). Le complot est clair, on en veut à nos libertés, on veut détruire l’œuvre de septembre et faire à nouveau dominer sur la société le despotisme des maires de l’Empire.

Le Journal des Flandres est tout à fait de cet avis « C’est une honte pour le pays, que les hommes du pouvoir ne sachent interpréter qu’à leur profit le gouvernement représentatif, et qu’ils ne s’appliquent qu’à en dénaturer tous les bienfaits. » Le ministère veut servilement imiter Louis-Philippe, qui lui-même, a bien déçu ses premiers admirateurs, en se mettant à la remorque des puissances absolutistes (Journal des Flandres, 11 juillet 1834, p. 1).


Le 23 juillet, s’ouvre la deuxième journée. La température de l’assemblée est toujours au plus haut. Nothomb se charge de la maintenir à niveau : le désaveu donné hier par le président Raikem lui pèse, l’humilie. Il tient à se venger, à marquer à nouveau sa supériorité. Dans cette mauvaise querelle avec Dumortier, il veut le dernier mot.

A peine la séance ouverte, d’un pas décidé, il grimpe à la tribune d’où il lance ces mots en répondant hier à l’honorable Dumortier, le président n’a pas dit « c’est un mensonge », mais simplement, « cela n’est pas vrai ». Or le Moniteur porte, « c’est un mensonge. » Qui a mis dans le Moniteur des mots que le président n’a pas dits, qui a changé la fin de son propre discours, en répétant des expressions que le président n’a pas prononcées ? C’est Dumortier, le questeur de la Chambre.

Nothomb triomphe. « Nous savons maintenant qu’un membre de cette Chambre, qui, en vertu des fonctions dont la confiance de ses collègues l’a revêtu, est chargé de surveiller la rédaction du compte rendu de nos séances, s’est transporté au bureau du Moniteur et a intercalé, dans l’un de ses discours, des expressions inconvenantes, que notre président n’avait pas prononcées. L’assemblée aurait à décider jusqu’à quel point, elle devrait continuer ses fonctions à un questeur qui a fait un pareil abus ; s’il se renouvelait. » (Moniteur belge, 24 juillet 1834, p. 4). Pour cette fois, Nothomb condescend à se montrer modéré. Il espère que cette leçon suffira, que « les choses ne se passeront plus ainsi. Monsieur Dumortier n’ira plus falsifier le compte rendu des séances. » (Ibid., p. 4).

Son adversaire publiquement bafoué et humilié, Nothomb se rassied, parfaitement content de lui-même. Dumortier, fort embarrassé, honteux, essaye de se justifier, mais sans grand succès. La sonnette du président retentit. L’intermède est clos, les débats sérieux reprennent.

Des deux côtés, le gros des forces se découvre et entre en mouvement, les orateurs les plus importants apportant leurs arguments décisifs.

Le ministre Rogier défend son projet (Ibid., p. 2 du supplément) : Où le Roi choisira-t-il le bourgmestre ? Dans le conseil ou hors du (page 40) conseil ? En d’autres termes, ce choix doit-il être subordonné à une élection préalable, voilà le point en litige. Que la Chambre se rassure. Le gouvernement n’a pas intérêt à vexer la commune, il ne choisira le bourgmestre en dehors du conseil, qu’en cas de nécessité majeure. Figurez-vous, par exemple, un gros propriétaire campagnard, un hobereau de province. Grâce à ses fermiers il pourra entièrement dominer le conseil et gouverner à sa guise. C’est alors que le gouvernement interviendra, et nommera une personne qui n’est pas à la dévotion du hobereau, sauvant ainsi la commune de la dictature d’une famille. Ne voilà-t-il pas de l’excellent libéralisme ? Et, dans ce cas, ne l’oublions pas, le bourgmestre n’aura au conseil que voix consultative et non voix délibérative.

François Dubus n’est pas de cet avis. D’un ton grave, il articule ses arguments, soupèse ceux du ministre, perce les sophismes. Le silence est religieux, tout le monde écoute avec recueillement. Visiblement, François Dubus produit une grosse impression.

Il se montre partisan du statu quo, c’est-à-dire de l’élection directe sans intervention du Roi. Pourquoi changer de système, alors que les résultats sont excellents ? Avant de porter atteinte au droit, il faut attendre la preuve flagrante de l’abus. Si c’est nécessaire, il sera toujours temps de changer la situation actuelle, mais revenir sur une loi votée hâtivement, cela n’est pas possible. « Il n’y a donc aucun danger à faire une loi libérale, tandis qu’il y en a un très grand à retirer au peuple les libertés dont il jouit, parce qu’elles seraient confisquées pour toujours. » (Moniteur belge, 25 juillet 1834, p. 2 du supplément). Craignons avant tout, qu’au nom de ce mot magique, l’ordre, on ne nous pousse comme des moutons sur la voie du despotisme. Restons maîtres de nous-mêmes. Il est faux, absolument faux, que les communes se trouvent dans une situation anarchique. Dans la plupart des localités, les résultats de l’élection directe sont excellents, tout fonctionne à la satisfaction générale. Pourquoi changer de système ?

Le gouvernement ne fait que de bons choix, dit le (page 41) ministre, tandis que ceux du peuple se révèlent souvent mauvais. Ce raisonnement est ridicule. Pourquoi le gouvernement ne pourrait-il faire que de bons choix ? Parce que, répond le ministre, il aura intérêt à n’en pas faire de mauvais. Mais cette raison peut être appliquée tout aussi valablement à l’élection populaire. Le peuple a encore plus d’intérêt que le gouvernement, à ne pas faire de mauvais choix, puisque c’est sur son bonheur à lui, que le choix doit influer directement.

« Si vous admettez les propositions du gouvernement, conclut Dubus, le bourgmestre et les échevins seront nommés par le Roi. Il y aura dans chaque commune trois ou quatre agents du pouvoir. Indépendamment de cela, le gouvernement veut avoir des agents révocables dans tous les cantons, il veut placer des commissaires de police près de toutes les justices de paix. Ainsi, le pays sera peuplé d’agents du gouvernement qui pourvoiront, non à l’intérêt du peuple, mais à l’intérêt des hommes qui seront au pouvoir, à l’intérêt de leur conservation. » (Ibid., p. 3 du supplément)

La force logique, le calme et un raisonnement de Dubus emporte l’adhésion raisonnée de la majorité. Dès ce moment le gouvernement a perdu la partie. Dubus, a vaincu, la brèche est faite, les orateurs qui suivront ne feront plus que l’élargir.


Le 24 juillet, troisième journée, commence par l’habituel intermède Dumortier-Nothomb. Dumortier, dans sa furieuse envie d’humilier Nothomb à son tour, vient de faire une amusante découverte. « Je vous ai rendu et vous rendrai toujours personnalités pour personnalités, injures pour injures, en vous laissant toutefois le mérite d’être provocateur. » Cette violente phrase de Nothomb, qu’on peut lire dans le Moniteur, n’a jamais été prononcée telle quelle, s’écrie Dumortier. C’est Nothomb, qui l’a ajoutée par après à son discours imprimé. Ainsi ce député a l’audace de nous reprocher ce qu’il fait lui-même : Je lui renvoie ses injures et ses leçons. Que la Chambre juge entre nous. (Ibid., p. 4 du supplément)

(page 42) Sur ces paroles s’élève un formidable vacarme. Au milieu du bruit on entend ces mots de Desmanet de Biesme : Si ces messieurs veulent renouveler leurs discussions, qu’ils aillent s’expliquer en dehors de la Chambre. « J’accepte volontiers cette manière de clore le débat, déclare Nothomb.» « Et moi aussi, rétorque Dumortier, je l’accepte de toutes les manières. » (Ibid., p. 1 du supplément). Un duel s’ensuivra-t-il ? Nous n’avons trouvé aucun document qui nous permît de l’affirmer.

La querelle Dumortier-Nothomb décidément close, la Chambre revient à son ordre du jour. de Theux défend mollement la cause gouvernementale, attaquée de toutes parts. Dechamps se montre partisan de la section centrale. Dumortier, dans un discours très faible, essaie de prouver l’inconstitutionnalité du projet Rogier (Ibid., 26 juillet 1834, p. 3 et 4 du deuxième supplément). La Chambre est fatiguée, de toutes parts on crie, aux voix ! Depuis le discours de Dubus, la cause est entendue : la section centrale l’emporte par 34 oui contre 31 non (Ibid., p. 1 du troisième supplément).


La nomination des échevins voici le second point où vont se heurter avec la dernière violence les hommes du « mouvement » et du juste milieu ».

Dans les communes de trois mille habitants et au-dessus, le Roi nomme et révoque les échevins ; dans celles d’une population inférieure, ils sont nommés et révoqués par le gouvernement au nom du Roi. Telle est la proposition du gouvernement (Ibid., p. 1 du supplément).

Celle de la section centrale ne diffère guère : elle demande que les échevins soient nommés par le gouvernement, sur une double, ou triple liste de candidats, présentés par le conseil et parmi les membres de ce conseil (Ibid., p. 1 du supplément).

L’entente aurait été facile sans l’opposition des radicaux, qui ne veulent pas entendre parler de nomination des échevins par le Roi ou le gouvernement. Doignon demande (page 43) que le conseil élise les échevins parmi ses membres ; Julien, qu’ils soient directement nommés par les électeurs (Ibid., p. 2 et 28 juillet 1834, p. 2 du supplément).

Une seule question domine donc le débat : oui ou non le gouvernement interviendra-t-il dans la nomination des échevins ? Si oui, les députés peuvent choisir entre les projets du gouvernement et de la section centrale ; si non, entre l’amendement Doignon ou Julien.

C’est Julien, radical libéral, qui fournit le thème de l’attaque : La nomination des échevins par le Roi est inconstitutionnelle (Ibid., 26 juillet 1834, p. 2). L’article 108 de la constitution est formel : A l’exception des chefs des administrations communales, tous les membres du conseil seront élus directement par les électeurs. Et « quels sont les chefs de l’administration communale si ce ne sont les bourgmestres » (Ibid., p. 2). Les échevins ne peuvent être mis sur la même ligne, puisqu’ils n’ont pas les mêmes pouvoirs. Le bourgmestre est président, il est le premier magistrat de la commune. La constitution ne prononce qu’une seule exception, l’étendre aux échevins, c’est violer la constitution.

Mérode et Rogier combattent de leur mieux les arguments de Julien. Pour bien comprendre le sens de l’article 108, il faut, dit Rogier, se reporter aux discussions du Congrès (Ibid., p. 3). Alors tout s’éclaire, le doute n’est plus possible, la nomination des échevins par le Roi s’avère on ne peut plus constitutionnelle

La Chambre va-t-elle se laisser convaincre par le ministre ? Le moment est grave une seconde fois, Dubus se lève. Lui aussi retourne aux discussions du Congrès, pousse plus à fond encore l’analyse des rapports des différentes sections, le compte rendu des séances des principaux journaux, qu’ils soient ministériels ou opposants, et finalement conclut de ce long examen : Il est évident que par l’article 108, le Congrès n’a eu en vue que le bourgmestre et non les échevins.

Grâce à Dubus, l’opposition regagne ce que le discours de Rogier lui avait fait perdre de faveur. Il sera difficile au (page 44) pouvoir de tenir ses positions. Ses chefs ont eu le tort de se faire manœuvrer par Jullien et Dubus, de les suivre dans leur querelle de juristes. C’est ce que comprend Devaux. Pour sauver le gouvernement, il ne faut plus se défendre, il faut attaquer, porter l’offensive sur un autre point et, à son tour, obliger l’opposition à la défensive.

Le vrai système représentatif, dit Devaux, ne demande pas qu’on élise les représentants pour administrer le pays, mais pour contrôler ceux qui administrent (Ibid., 28 juillet 1834, p. 2 et 3).

Faire élire les administrateurs est une chose absurde. En ce cas, « que ne fait-on élire les ministres et même les généraux, si les choix des électeurs sont toujours bons ? » (Ibid., p. 3). « Les élections sont incapables d’amener des hommes à aptitudes spéciales, pas plus des administrateurs que des généraux. Les élections ne peuvent donner que la représentation de l’opinion politique du pays. » (Ibid., p. 3). Le véritable système représentatif est donc celui-ci : d’une part le pouvoir qui choisit librement ses fonctionnaires, ses administrateurs, ses compétences ; d’autre part le peuple, qui contrôle la gestion des agents du pouvoir.

Alors, nous dira-t-on, « vous voulez imposer aux communes des hommes dont, peut-être, elles ne veulent pas ? Les communes ne pourront pas gérer elles-mêmes leurs affaires ? Mais, pourquoi les communes auraient-elles un droit contraire à leur intérêt et un droit que le pays tout entier n’a pas ? Il n’y aura pas pour cela plus de despotisme dans la commune, qu’il n’y en a dans l’Etat... Si la commune a des échevins, dans la nomination desquels le pouvoir royal intervient mais qui sont contrôlés par le conseil, elle ne serait pas plus opprimée que l’Etat, dont le Roi nomme les ministres. « Je ne vois pas la nécessité, alors que nous avons créé un gouvernement monarchique, de jeter dans le pays deux mille cinq cent républiques, sauf au pouvoir central à les faire tenir ensemble,, sans qu’on lui en donne les moyens. » (Ibid., p. 3).

(page 45) Cette vigoureuse sortie du grand doctrinaire déconcerte visiblement l’opposition, dérange ses projets, l’accule à son tour à la défensive. Les questions juridiques passent bon gré mal gré au second plan. Le problème est entièrement renouvelé. Le gouvernement, en dépit des contre-attaques de Dumortier, tient bon sur les lignes essentielles : il interviendra dans la nomination des échevins. Son projet est adopté par 34 oui contre 28 non.


Un dernier article d’importance reste à discuter : la révocation et la suspension des bourgmestres et échevins.

Après un court débat, le gouvernement se rallie, en cette matière, au projet de la section centrale, que voici : « Les bourgmestres et échevins sont révoqués par le Roi. Ils peuvent être suspendus de leurs fonctions par la députation provinciale, à charge d’en donner avis dans les vingt-quatre heures au gouvernement. La durée de la suspension ne peut excéder trois mois. » (Ibid., 29 juillet 1834, p. 4). de Theux propose un amendement beaucoup plus modéré : « Les bourgmestres et échevins peuvent être suspendus de leurs fonctions par le gouverneur ou par la députation provinciale pour le terme de trois mois au plus, pour cause d’inconduite ou de négligence grave. Les échevins peuvent, dans les mêmes cas, être démis par la députation provinciale. Les bourgmestres peuvent être révoqués de leurs fonctions par le Roi. » (Ibid., 30 juillet 1834, p. 1). Certains radicaux enfin, insatisfaits par l’amendement de Theux, refusent même au pouvoir le droit de révocation.

La véritable lutte n’aura lieu qu’entre les partisans du projet de la section centrale, auquel s’est rallié le gouvernement, et ceux qui prônent l’amendement de Theux.

Dumortier, bien que rapporteur, se montre en cette occasion l’adversaire résolu de la section centrale. Dans cette section, dit-il, les décisions sur la révocation des bourgmestres et échevins n’ont été prises qu’à la majorité (page 46) d’une voix. Il était alors parmi les opposants, il l’est encore aujourd’hui (Ibid., p. 2 et 3).

Les ministres nous disent, continue Dumortier : celui qui nomme doit pouvoir révoquer, or le gouvernement nomme, donc, il doit pouvoir révoquer. Pur sophisme. Vous autres députés vous êtes nommés par le peuple, a-t-il le droit de vous révoquer ? Les juges sont nommés par le Roi, le Roi a-t-il le droit de les révoquer ?

Les bourgmestres et les échevins ne sont pas des employés du gouvernement, mais des magistrats. Voilà la grosse, l’énorme différence que le gouvernement se refuse à comprendre. L’employé doit une obéissance aveugle à ses maîtres. Un magistrat par contre, n’est pas une simple « machine à impulsion », « il peut et doit raisonner les ordres qu’on lui donne ». « Il faut que tout magistrat puisse apprécier la nature de l’ordre dont l’exécution lui est confiée. Il ne peut violer la constitution, les lois, pour faire plaisir à un ministère qui, de sa nature est transitoire, qui, demain peut-être aura disparu de la scène du monde. » (Ibid., p. 3).

Il faut donc poser des cas bien précis de destitution. Il faudrait que le gouvernement ne puisse destituer un bourgmestre que dans certains cas, connus d’avance, et catalogués. Sinon, qui accepterait encore d’être bourgmestre ? Se trouverait-il encore en Belgique un seul homme d’honneur qui consentît à accepter des fonctions qui pourraient lui être retirées, brutalement, d’un moment à l’autre, parce qu’il ne s’est pas humblement soumis aux caprices de ses maîtres ? Mais plus aucun homme qui se respecte ne voudrait encore être bourgmestre à ces conditions (Ibid., p. 3).

Le gouvernement a tout pouvoir sur les actes de la commune, cela doit lui suffire pour la faire rentrer dans l’ordre, si elle s’en écarte. Qu’il ne demande pas plus, qu’il n’introduise pas dans notre pays un système qui y a toujours été ignoré. Au cours de notre histoire, jamais dans nos provinces le pouvoir n’a eu le droit de destitution et de révocation des magistrats de la commune (Ibid., p. 3).

(page 47) La voix de Dumortier, cette voix rauque, cette voix puissante que nous lui connaissons (WEYER S. VAN DE), Simon Stevin et M. Dumortier, 3ème édit., p. 6. - Il s’agit d’un témoin), se déploie, s’élève, s’enfle, roule et fond comme la tempête sur les ministres étonnés, leur traverse la tête et le coeur. L’assistance, jusque-là un peu distraite (Lettre de François à Edmond Dubus du 28 juillet 1834 ; archives du vicomte Ch. Du Bus de Warnaffe, farde IX), maintenant fascinée, retient son haleine. Dumortier, avec une fougue inouïe, livré, abandonné à son inspiration, aux grandes idées auxquelles il s’est corps et âme dévoué, reprend son discours et, dans une magistrale conclusion, s’élève aux plus hautes cimes de l’éloquence parlementaire.

« Maintenant, s’écrie-t-il, s’il est dans cette enceinte des hommes qui voulussent de plus en plus détruire les libertés de la commune, qui consentissent à l’avilissement, à l’asservissement des magistrats populaires, qui prétendissent les livrer au pouvoir pour faire d’eux un instrument électoral, comme on l’a donné à entendre, je leur dirai : continuez, messieurs, continuez le sacrifice, immolez sur l’autel du pouvoir les libertés publiques conquises par la révolution ; mandataires du peuple qui vous a envoyés pour défendre ses droits, abandonnez, sacrifiez ses intérêts les plus chers et les plus sacrés. Pour moi, le sang des victimes de septembre est encore présent à mes yeux ; il me rappelle les efforts qu’a coûtés la conquête de nos libertés. Jamais, non jamais, je ne consentirai à les sacrifier, à les anéantir. Jamais je ne consentirai à immoler tous nos magistrats au bon plaisir du pouvoir.

Eh ! qu’importe à la Belgique d’avoir fait une révolution si un gouvernement despotique succède à un gouvernement despotique. Pensez-vous persuader au peuple que vous êtes en droit de lui ravir ses libertés ? Qu’importent au peuple les hommes qui le gouvernent ? Est-ce pour eux qu’il a versé son sang aux grands jours du combat ? Pour moi, peu m’importe quels sont les hommes ; ce sont les choses que je considère ; c’est pour la liberté que la révolution s’est faite, c’est elle seule que nous devons défendre. Messieurs, (page 48) dussent mes paroles tomber comme un plomb sur ce tapis, je ne regretterai pas de les avoir fait entendre. Au moins, si ma voix n’a pas d’écho dans cette enceinte, rentré dans ma province, si les magistrats d’une commune me rencontrent, derrière moi, ils ne pourront dire « C’est notre représentant, c’est lui qui nous a vendus. » (Moniteur belge, 30 juillet 1834, p. 3). A cette dernière, terrible et directe apostrophe, un grand frisson parcourt l’assemblée (Ibid., p. 3).

Après cette étourdissante harangue, l’une ou l’autre voix commune peut encore se faire entendre, elle ne fera que mieux apprécier les accents passionnés du grand orateur, accents qui, jusqu’au vote final, planeront dans l’hémicycle, comme autant d’indestructibles ondes. Par 52 voix contre 15, le Chambre préfère l’amendement de Theux au projet du gouvernement, (Ibid., p. 2 du supplément). Dumortier n’a pas lutté en vain.


Lors du premier vote le système moyen de la section centrale l’a presque toujours emporté. Aussi, ni les gouvernementaux, ni les démocrates ne sont-ils satisfaits des résultats obtenus. Tous deux comptent sur le second vote, pour faire prévaloir leurs projets.

A ce moment, sans que rien le fasse prévoir, éclate le plus imprévu des orages. Le 1er août 1834, le ministre Lebeau, toujours digne dans sa redingote professorale, monte à la tribune, présente deux projets de loi, puis, d’une voix calme, annonce qu’il se retire du cabinet, ainsi que Rogier. Il se refuse à donner les motifs de sa démission (Ibid., 2 août 1834, p. 5).

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