Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Essai historique et politique sur la révolution belge
NOTHOMB Jean-Baptiste - 1833

Retour à la table des matières

Jean-Baptiste NOTHOMB, Essai histoire et politique sur la révolution belge

(Première édition parue en 1833 à Bruxelles, seconde édition en 1834. Quatrième édition parue à Bruxelles en 1876 avec une « Continuation » par Théodore JUSTE)

Remarque préliminaire du webmaster

La numérisation de l’Essai… a été réalisée à partir de la quatrième édition de celui-ci (Essai historique et politique sur la révolution belge, par Jean-Baptiste Nothomb. Bruxelles, Librairie européenne C. Muquardt, 1876, 2 tomes)

Ces deux tomes étaient constitués comme suit :

Tome 1 :

Préfaces de la première édition (10 mars 1833), de la deuxième édition (10 mai 1833), de la troisième édition (20 septembre 1834) et de la quatrième édition (10 mars 1876) (numérisées)

Essai historique et politique, par Jean-Baptiste Nothomb (numérisé)

Défense de l’Essai contre le baron de Keverberg au sujet des causes de la révolution (non numérisée)

Documents politiques (non numérisés)

Tome II :

Première continuation, par Jean-Baptiste Nothomb (numérisée)

Documents politiques (non numérisés)

Deuxième continuation, par Théodore Juste (numérisée)

Documents politiques (non numérisés) et éclaircissements (numérisés)

Table alphabétique des matières abordées dans le tome I et le tome II (non numérisée)

Préfaces

Préface de la première édition (10 mars 1833)

(page 1) Le public vit au jour la journée ; bien que rien d'important ne lui reste inconnu, l'enchaînement des faits lui échappe. Et cependant tout se tient dans les choses humaines, tout est alternativement cause et effet. Dans ce long drame auquel nous assistons depuis 1830, qu'il s'agisse d'expliquer un succès ou un échec, il nous faut remonter, d'événement en événement, au premier jour de la révolution belge, et, arrivés là, pour comprendre la révolution elle-même, nous sommes obligés de nous reporter au premier jour de l'existence du royaume-uni des Pays-Bas.

Les hommes qui ont su coordonner les événements dans leur esprit ne sont pas en grand nombre ; trop souvent, les passions politiques sont venues rompre la suite des idées et obscurcir la série des faits.

L'auteur de cet ouvrage a été placé dans une situation (page 2) qui ne lui a point permis de manquer de mémoire ; il est convaincu que, pour éclaircir bien des questions, il suffit de remettre les faits à leur date et d'en constater, en quelque sorte, la généalogie.

Il n'hésite point à croire que, par ce procédé, il lui sera facile de réhabiliter la révolution belge dans ses causes et dans ses résultats ; il soutient que cette révolution a été légitime dans son origine, glorieuse dans son dénouement ; homme de la révolution, il a ramassé ce que deux années d'une existence laborieuse lui ont laissé de force et de courage, pour livrer un dernier assaut aux contre-révolutionnaires et aux ultra-révolutionnaires.

Il n'a pas eu la prétention d'écrire une histoire ; il a dû supposer beaucoup de choses connues ; il en est d'autres qu'il a jugé inutile de rappeler. Plus de détails auraient nécessairement nui à l'unité d'intention.

Il n'a pas considéré la révolution comme un événement purement intérieur ; il l'a rattachée dans sa pensée aux destinées de l'humanité, et son horizon s'est alors élevé et agrandi. L'histoire de la Belgique est, depuis 1830, celle de l'Europe. Dans le lointain des révolutions de juillet et de septembre, il n'apparaîtra qu'une grande question, à savoir : comment on a pu maintenir la paix de l'Europe et donner à la France une dynastie constitutionnelle, à l'Angleterre la réforme politique, à la Belgique l'indépendance. (page 3) Il s'est tacitement formé une association qui, appelée à résoudre ce problème, a rempli une des plus belles missions qui puissent être dévolues à des hommes : cette association a eu pour chefs : en France, Louis-Philippe, Talleyrand, Périer, Guizot, Broglie, Thiers ; en Angleterre, Grey, Palmerston, Durham, Brougham ; en Belgique, Léopold, ceux qui ont amené la royauté de ce prince, ceux qui l'ont soutenue ; à ces noms l'histoire en ajoutera d'autres, que la cause de la civilisation ne répudiera point ; elle nommera ce roi qui, placé entre la France et la Grande-Bretagne, l'Autriche et la Russie, s'est, comme homme d'Etat, montré digne de porter la couronne du grand Frédéric. Vus de cette distance, les événements prendront leurs véritables proportions et les intérêts secondaires s'effaceront devant ces immenses résultats.

Si 1'on avait moins souvent perdu de vue l'ensemble des faits et des rapports, si l'on n'avait point isolé chaque événement de ceux qui l'ont précédé et suivi, et la Belgique de l'Europe qui l'entoure, bien des erreurs ne seraient pas parvenues à s'accréditer, bien des nécessités auraient été plus généralement senties. La Hollande s'étant, en 1814., adjoint une population double de la sienne, l'antipathie devait amener la lutte, le nombre décider de la victoire ; la révolution advenue, il n'y avait pour la Belgique de salut que dans une indépendance et une monarchie avouées par l'Europe. Ces divers événements ont été pour ainsi dire obligés : appelez cela système, fatalité, Providence, n'importe ; pour le moment, bornons-nous à constater que ce n'est pas d'accident en accident que la Belgique est tombée dans une situation qui ne serait que précaire, mais qu’elle est parvenue, à travers une succession nécessaire de faits, à un ordre de choses qui a son principe de vie et de durée. Ce n'est pas à dire que la révolution ait, dès le premier jour, compris sa mission et aperçu son (page 4) but : entrée comme par instinct dans la voie qui l'a sauvée, elle y est demeurée par réflexion. L'auteur n'est point de ceux qui désespèrent de la civilisation, parce que tout n'a pu se faire en un jour : à chaque génération sa tâche ; le travail des siècles s'accomplit lentement ; il nous suffit, à nous, d'avoir fourni notre contingent. Nous n'avions trouvé que l'emplacement d'un peuple : par un concours unique de circonstances, il nous a été donné de fonder une nation. Plus heureux que nos pères, nous aurons assisté au triomphe d'une cause dont ils avaient tant de fois désespéré.

L'auteur, n'eût-il point eu l'intention de publier son écrit, ne se serait pas moins livré à ce travail ; il aurait voulu se rendre compte du temps où il a vécu, pour se bien persuader à lui-même, qu'il a fait son devoir et qu'il peut être en paix avec sa conscience. Il a eu ses jours de doute et de découragement ; ce n'est qu'après avoir acquis l'intelligence des conditions auxquelles étaient subordonnés le sort de sa patrie et celui de l'Europe, qu'il s'est senti soulagé et qu'il a été plein de foi dans l'avenir. Citoyen d'une province dont l'existence était contestée, sa position individuelle était difficile ; il pense avoir accordé aux affections locales tout ce qu'elles pouvaient exiger de lui ; homme, belge, luxembourgeois, il n'a pas osé croire qu'on pût sacrifier la Belgique à une partie de province, ni l'Europe à la Belgique ; il désirait qu'on parvînt à concilier ces intérêts divers, et s'il s'est trompé, c'est de bonne foi ; il avoue que ses amis et lui n'ont pas fait dériver leurs devoirs politiques de ce sentiment étroit qui se renferme dans une localité, mais d'un ordre supérieur d'idées (page 5) auquel se rattachent l'indépendance de la Belgique et la paix du monde.

L'auteur en est à son premier culte, à son premier serment politique, le seul peut-être que l'on fasse sincère et solennel ; il est deux choses dont il est également fier : c'est d'avoir, avant septembre 1830, fait de l’opposition contre le pouvoir et d'avoir, depuis, fait du pouvoir contre l'anarchie. Qu'on lui permette de rappeler qu'un des premiers en Belgique, au sujet d’un acte fameux (Note de bas de page : Message du 11 décembre 1829. (Courrier des Pays-Bas du 18 décembre 1829 et du 16 janvier 1830.), il a contesté la légitimité des droits d’une maison alors toute-puissante ; il peut, sans lâcheté, respecter une dynastie aujourd'hui malheureuse : il aurait même désiré garder le silence sur la conduite de la Hollande et de son roi ; si, forcé dans le cours de son ouvrage de parler de cette conduite, il l'a jugée avec sévérité, il éprouve le besoin de déclarer ici qu'il n’en a pas moins voué une haute admiration à la patrie de Guillaume le Taciturne, d'Oldenbarneveld et de Jean De Witt, et qu'il plaint sincèrement le peuple qui, infidèle à ses traditions, s'est associé de nos jours à la cause de l’absolutisme. (Note de bas de page, 4ème édition : Ceci était vrai en 1833 et l'a été jusqu'à l'abdication du roi Guillaume Ier. Le peuple hollandais a fait sa réforme politique et s'est placé sur la même ligne que la Belgique dont il a en partie adopté les institutions).

Qu’on ne cherche point dans cet écrit un libelle : ce serait se méprendre sur le caractère de l'auteur et de son travail, et l'auteur serait désolé de cette méprise. Habitué à dire sa pensée et n'aimant point les ouvrages anonymes, il a signé cet écrit ; il attend la même franchise (page 6) de ses adversaires. Il a patiemment, avec ses amis, traversé les saturnales de la presse et de la tribune, et ce n'est pas au moment qu'elles semblent toucher il leur terme qu'il se jettera ; dans la mêlée, un pamphlet à la main ; il n'aspire point au succès malheureux de quelques productions qui ont fini par ôter à la calomnie toute sa puissance et tous ses dangers ; plus d'une fois il a rencontré sur son passage, au coin d'une rue, « cette grande prostituée qui offre ses faveurs au premier venu » ; il a repoussé la popularité du jour ; il ose revendiquer pour ses amis et lui la popularité de l'avenir.

Mêlé à toutes les affaires politiques de la révolution, ayant vu de près tous les hommes qui se sont succédé au pouvoir, il n'a point abusé de confidences personnelles, il n'a violé aucun secret. Il fera toujours une large part à l'oubli ; car, à la suite d'une si longue tourmente, quel est celui qui n'a pas besoin d'oubli ?

Sans inconséquence et sans déshonneur, il a pu rester constamment au poste où l'ont porté les circonstances dans les premiers mois de la révolution (Note de bas de page, 4ème édition : Le poste de secrétaire général du ministère des affaires étrangères, que l'auteur a occupé depuis le 1e mars t83t jusqu'au 13 janvier 1837. Ainsi qu'on l'a dit, sans mandat formel, il remplissait de fait à la Chambre des représentants l'office. d'orateur du gouvernement, ce qui donne une valeur particulière au recueil de ses Discours diplomatiques, publié en 1874 avec une Notice biographique par THÉODORE JUSTE, publication qui est comme le complément de l'Essai historique et politique ) ; à travers toutes les mutations ministérielles, le système politique est demeuré le même : les hommes avaient beau entrer et sortir, aucun d'eux n'a pu emporter les archives. Si quelque chose a affligé l'auteur de cet écrit, c'est que, (page 7) jeté, jeune encore (A vingt-cinq ans. Il est né à Messancy, dans le Luxembourg, le 3 juillet 1805.), dans la carrière publique, il a vu d'anciennes amitiés se briser contre des dissentiments politiques ; le jour où toutes les incertitudes cesseront doit être pour lui doublement heureux, certain qu'il sera d'avoir une patrie et d'y retrouver tous ses amis. (Note de la quatrième édition : Aucun historien, aucun publiciste, aucun diplomate ne s'est occupé de la révolution belge sans citer l'Essai de M. NOTHOMB ; nous ne ferons mention ici que de trois écrivains dont nous aurons à relever quelques remarques, quelques assertions. (1) M. CHARLES WHITE, The Belgic revolution. Londres, 1835, 2 vol. in-12, traduit sous les yeux de l'auteur, à Bruxelles, 1836, 3 vol. in-'18 ; l'auteur ayant été intimement lié avec lord Ponsonby, sans remplir de fonctions officielles, s'est trouvé dans une position spéciale durant la période importante qui a précédé l'avènement du roi Léopold 1er. ; M. CH. LEFEBVRE DE BECOURT, la Belgique et la révolution de juillet. Paris, 1885, 1 vol. in-8° ; l'auteur, alors attaché au ministère des affaires étrangères, a été à même d'être renseigné ; il travaillait à son ouvrage, qui est encore consulté, lorsque celui de M. Nothomb lui est parvenu ; M. J .-J. THONISSEN, la Belgique sous le règne de Leopold Ier Louvain, 1861, 3 vol. in-8° ; l'auteur est l'éminent professeur à l'université de Louvain, un des membres les plus distingués de la Chambre des représentants, qui a jugé M. Nothomb avec une loyale bienveillance comme écrivain et comme ministre.)

Bruxelles, le 10 mars 1833.

Préface de la deuxième édition (10 mai 1833)

(page 9) L'auteur s'est imposé la loi de ne rien changer au texte de son ouvrage; il aurait cru manquer à un devoir envers ceux qui ont bien voulu se procurer la première édition, et il n'est jamais entré dans ses vues de faire une spéculation de librairie. S'il entreprend ici de répondre à quelques objections, c'est qu'il craint que son silence n'ait quelque. chose de dédaigneux: la presse, à quelques exceptions près, a été pour lui loyale et bienveillante, et il lui doit à la fois des remercîments et une réponse.

L'auteur n'a peut-être pas été heureux dans le choix du titre de son ouvrage, qui n'est qu'un essai sur l'histoire politique ou diplomatique de la révolution; cependant, le titre qu'il a adopté, et qu'il laisse subsister, n'a pu induire personne en erreur, lui-même ayant annoncé (page 10) que son intention n'était pas d'écrire une histoire; son but a été seulement de résumer la marche politique de la révolution belge et de mettre le grand résultat de cette révolution, l'indépendance, en rapport avec le passé de la patrie. Cette indépendance, reconnue par l'Europe, lui apparaît, non comme un accident, mais comme le complément de la civilisation belge.

Les événements purement intérieurs occupent peu de place dans son écrit; il a dû se borner à donner un souvenir aux journées de septembre, à prendre acte de la conspiration de février, du terrorisme du mois de mars; il n'a pu voir que le côté politique de la campagne du mois d'août; plus de détails auraient détruit l'unité d'intention. Au risque d'être peu dramatique, il a voulu que la pensée qui, selon lui, a présidé aux destinées du pays, fût écrite à chaque page, qu'une préoccupation puissante s'emparât du lecteur. Qu'importent, au reste, les détails intérieurs, si la situation sociale demeure la même, si elle offre dans son ensemble le même tableau, si elle révèle les mêmes nécessités?

Et, d'ailleurs, la révolution n'a-t-elle pas perdu de bonne heure de son intérêt dramatique? Le lendemain, en quelque sorte, des journées de septembre 1830, n'a-t-elle point passé de la place publique dans le cabinet? Ne s'est-elle point à sa source engouffrée dans la diplomatie? En présence des soixante-dix protocoles, que devient le drame? La révolution n'est restée entre les mains du peuple que le temps qu'il a fallu pour la procréer; à peine née, elle est tombée dans le domaine des négociations: n'est-ce pas là un des caractères de cette révolution, et l'auteur pouvait-il le méconnaître? Que (page 11) voulez-vous que fasse l'historien? A la révolution de 1790 les bulletins des armées, à la révolution de 1830 les protocoles de la conférence de Londres. Les événements intérieurs ne forment donc que les ombres du tableau; de cela il ne faut accuser l'auteur comme écrivain. Sans doute, il aurait pu s'arrêter à quelques scènes d'intérieur, saisir l'aspect du pays aux premiers jours d'illusion ou de danger, aux jours où la Belgique se leva palpitante de colère et d'enthousiasme, dans ces jours où, tour à tour, l'espérance et le péril, l'exaltation et le désespoir donnent à tout un peuple une seule âme, le font tressaillir sous le même battement de cœur; il aurait pu parcourir les rues et pénétrer dans l'enceinte du Congrès national, peindre les flots populaires battant le pied du palais législatif, interroger les échos des tribunes alors bruyantes et depuis silencieuses. Il a craint d'entrer dans des détails de ce genre; il avoue qu'il est un écueil qu'il a voulu éviter: il lui fallait des faits certains et à l'abri des intentions individuelles; or, il est des faits qu'il ignore, il est des intentions qu'il ne veut point scruter. Il y a plus : si le but qu'il s'est proposé ne lui avait pas permis de dégager la marche de la révolution de tous les incidents domestiques, s'il avait été, forcé d'anticiper sur des révélations à venir, s'il n'avait pu s'élever, à une hauteur d'où il n'a vu que les choses et non les hommes, il se serait abstenu d'écrire; ce n'est pas lui qui jettera la première pierre à qui que ce soit.

L'auteur aurait même voulu pousser l'impartialité jusqu'à laisser ignorer quelle est la nuance de l'union à laquelle il appartient; en parlant des coups d'État de (page 12) Joseph II, il a dit qu'en principe « l'ordre civil et l'ordre religieux doivent coexister sans avoir de prise l'un sur l'autre » ; et il est encore à se demander comment cette phrase a pu le trahir. La séparation de l'ordre civil et de l'ordre religieux est pour lui non un fait, mais un principe, non une transaction passagère, mais un progrès social. Il ne conçoit à cet égard que trois manières d'être: la suprématie de l'ordre civil sur l'ordre religieux, la suprématie de l'ordre religieux sur l'ordre civil, la séparation et l'indépendance des deux ordres. Il ne veut pas de la suprématie religieuse qui, toutefois, a pu être nécessaire à certaines époques de la civilisation; il ne veut pas de la suprématie civile avec Louis XIV, Joseph II ou Napoléon; il veut la séparation avec la Constitution de 1831. C'est là ce qui caractérise la nouvelle société belge; c'est la grande idée que le peuple belge apporte à son début sur la scène du monde, c'est là ce qui fait que ce peuple, tant calomnié, a devancé les autres peuples. Si vous revendiquez la suprématie religieuse vous rétrogradez; si vous revendiquez la suprématie civile vous rétrogradez: c'est la séparation des deux principes qui donne à l'État belge une individualité qui lui est propre et qu'il faut se garder de lui ravir.

Ce n'est pas là une vaine théorie, c'est une réalité mise en pratique depuis la promulgation de notre pacte social, où vous lisez ces mots que vous chercheriez en vain dans les nombreuses constitutions qui se sont accumulées depuis un demi-siècle: « Nul ne peut être contraint de concourir d'une manière quelconque aux actes et aux cérémonies d'un culte... L'État n'a le droit d'intervenir ni dans la nomination, ni dans l'installation (page 13) des ministres d'un culte quelconque, ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs, ni de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication. » (Art. 15 et 16.) La suprématie religieuse a marqué la période qui s'est écoulée depuis l'avénement du christianisme au pouvoir jusqu'au XVIe siècle; à cette époque, la royauté, qui venait d'absorber toutes les souverainetés féodales, entra dans une réaction contre la puissance religieuse; à la suprématie papale a succédé la suprématie monarchique : dès lors, l'exercice du culte catholique a été subordonné à la conclusion d'un traité avec le gouvernement temporel et l'installation des chefs ecclésiastiques au consentement royal; les actes mêmes des autorités religieuses ont été soumis, avant leur publication, à la censure civile.

On ne concevait point qu'il pût exister un état de choses où la suprématie n’appartînt ni à la puissance religieuse, ni à la puissance civile; l'Assemblée constituante elle-même n'osa faire cesser la confusion et elle promulgua l'acte fameux connu sous le nom de constitution civile du clergé.

Il était réservé à la révolution belge de dire: Plus de concordat, plus d'investiture royale, plus de placet ; liberté pour l'association religieuse comme pour toute autre association. Car, qu'on le remarque bien, un culte, aux yeux du gouvernement, n'est qu'une association jouissant de la liberté de penser, d'écrire, d'enseigner.

Ainsi tombent ces conflits funestes qui ont rempli tant de siècles; ainsi s'est fondé un ordre de choses que (page 14) la monarchie de Léopold a accepté et que l'Europe finira par comprendre.

L'on a reproché à l'auteur d'avoir falsifié le passé au profit du présent, en recherchant la loi de la sociabilité belge, en déclarant les générations solidaires, en s'efforçant de saisir le lien mystérieux qui rattache les temps présents aux temps anciens.

L'auteur est convaincu qu'il n'y a rien de fortuit dans la vie des peuples; sous des détails en apparence divers et opposés, il aperçoit l'unité; évoquant, à côté de la révolution de 1830, les révolutions de 1565 et de 1788, il a présenté ces trois événements comme connexes; il les a rapportés à la même cause: le besoin de nationalité, principe vague, instinctif d'abord, mais agissant sans cesse et se précisant davantage. Il s'est arrêté aux époques de réaction; il aurait pu creuser les faits plus profondément, les prendre à leur source. L'Autriche, a-t-il dit, n'est pas parvenue à rendre les Belges autrichiens, la France, français, la Hollande, hollandais; et il a montré la Belgique en hostilité avec Guillaume 1er, aux prises avec Joseph II, indifférente à la chute de Napoléon. C'est que chacune de ces dominations s'était imposée au pays; la réaction sous laquelle chacune d'elles a disparu a-t-elle de quoi surprendre? Deux fois, à la distance d'un siècle, à Utrecht et a Vienne, l'Europe disposa des provinces belges; une fois la France se les appropria malgré l'Europe: entre les conventions diplomatiques de 1713 et de 1815 vient se placer la loi révolutionnaire du 9 vendémiaire an IV. Différents d'origine, ces actes ont eu pour la Belgique le même caractère; (page 15) ils ont été accompagnés des mêmes circonstances ; ils ont provoqué les mêmes antipathies. Nous oublions bien vite : l’empire français est déjà loin de nous ; et c’est à peine si, derrière les révolutions qui ont marqué la fin du XVIIIe siècle, nous apercevons les anciens Pays-bas autrichiens. Qu’on nous permette de faire justice de cette oublieuse politique, de jeter encore un regard sur un passé qui révèle tout notre avenir.

Ce n’est pas volontairement que la domination autrichienne a été acceptée en 1713 ; la maison d’Autriche n’a pris possession de nos provinces qu’à l’aide de mesures violentes et après une longue résistance.

Cette époque de notre histoire a été récemment éclaircie. Lisez les lettres où le premier gouverneur autrichien, le marquis de Prié, rend compte de la situation du pays, de la disposition des esprits et des moyens qu’il dut employer pour prévenir une insurrection générale. Le 25 juillet 1718, il s’exprimait ainsi : « Je puis dire que je n’ai guère eu de repos ni de satisfaction générale depuis que je suis arrivé dans ce pays-ci, tant par rapport aux affaires de la barrière qu’à l’extravagance de ces peuples et manœuvres qui se font pour causer des troubles. Louvain commence à remuer, et l’on travaille à Gand et à Bruges pour exciter la populace. S’il arrive quelque mouvement à Gand et à Bruges, je ne répondrais (page 16) pas que cela ne passe à une révolte formée et générale du pays. » Après avoir arrêté les doyens des métiers de Bruxelles, il écrivait: « Après la manière dont on a rangé ce peuple de Bruxelles, qui a été de tout temps le plus turbulent, les autres villes ne songeront plus à remuer. L'exemple que l'on donnera réparera entièrement le scandale qu'il a causé dans ce pays. » L'Europe connaît cet Egmont que le duc d'Albe a fait, décapiter en 1568 au nom de l'Espagne; la bourgeoisie de Bruxelles n'a pas oublié le doyen des métiers Anneessens, que le marquis de Prié a fait décapiter en 1719 au nom de l'Autriche; le grand guerrier et le modeste artisan sont montés sur le même échafaud; le crime a été le même; la peine a été la même: mais par une des singularités de l'histoire, à l'un une gloire éclatante, à l'autre le pieux souvenir de quelques vieillards.

Nous savons maintenant de quelle manière le gouvernement autrichien s'est implanté dans le pays: deux faits sont encore venus attester combien ce gouvernement était peu national; nous voulons parler de la honteuse renonciation de Charles VI à l'établissement de la Compagnie d'Ostende (1731), de la transaction non moins blâmable de Joseph II sur la liberté de l'Escaut (1785). Le règne de Marie-Thérèse n'a été qu’une exception qui aurait légitimé le régime autrichien, si ce qui est antinational dans son principe pouvait jamais devenir légitime.

Ce n'est pas volontairement que la domination française a été acceptée en 1795 : ouvrez le Moniteur; relisez les détails des occupations militaires de 1792 à 1795; (page 17) consultez les débats qui ont précédé la loi du 9 vendémiaire an IV.

Dès l'entrée des troupes françaises en Belgique, plusieurs contrées avaient émis le vœu de la réunion, et ces vœux partiels avaient été acceptés; Dumouriez osait néanmoins écrire à la Convention, le 12 mars 1793, que ces vœux avaient été arrachés à coups de sabre.

La question de la réunion intégrale et définitive ne fut mise à l'ordre du jour qu'un mois environ avant la clôture de cette assemblée fameuse; elle remplit deux séances; Merlin ouvrit la discussion le 30 septembre 1795, par un rapport étendu dont les conclusions furent soutenues le lendemain par Carnot ; tous les deux appuyèrent la réunion comme utile à la France sous les rapports tant commerciaux que militaires.

« Il importe à la République, disait Merlin de multiplier ses moyens de défense contre des gouvernements qui, même après avoir posé les armes qu'ils portent aujourd'hui contre elle, resteront toujours ses ennemis secrets et ne seront longtemps occupés qu'à épier le moment favorable pour lui déclarer une nouvelle guerre.

« Il importe à la République de faire pencher en sa faveur la balance du commerce, d'enlever aux Anglais plusieurs branches de celui qu'ils font avec tant d'avantage et, par conséquent, de ne pas laisser échapper de ses mains les incalculables profits que lui promet la possession d'un pays dont les productions excèdent constamment de deux tiers les besoins de son immense population; de ne pas se priver de ceux que lui assure la libre navigation de fleuves, de rivières et de canaux (page 18) qui ont toujours passé pour les plus grandes sources de prospérité publique...

« Il importe enfin à la République, et il lui importe par-dessus tout de dissiper les craintes que la malveillance et l'ineptie se sont accordées à répandre sur la suffisance du gage actuel de nos assignats, et, par conséquent, d'ajouter à ce gage les domaines que le clergé et la maison d'Autriche possédaient dans le pays de Liége et la Belgique; domaines si considérables, si riches, si multiples, que les calculs les plus modérés en portent la valeur à plus des deux tiers de la somme totale de nos assignats en circulation. »

Voilà, sans doute, des motifs bien puissants pour s'emparer d'un pays; écoutons Carnot:

« En gardant Luxembourg, non seulement vous privez votre ennemi de la place d'armes la plus forte de l'Europe après Gibraltar et la plus dangereuse pour vous, mais vous vous appropriez ce boulevard inexpugnable et vous en couvrez votre frontière, qui était déjà très forte: il vous donne, de plus, la facilité de porter vous-mêmes la guerre en avant, sans être arrêtés par rien, et devient ainsi le gage assuré d'une paix solide et durable: car l'ennemi ne vous attaquera plus lorsqu'il verra que le résultat immédiat et inévitable de son agression serait l’invasion de son propre pays, si dépourvu de tout moyen de résistance.

« J'examine maintenant ce qui concerne le pays situé à la rive gauche de la Meuse, qui est la Belgique proprement dite, et je vois qu'en réunissant ce pays à la France, nous avons deux barrières au lieu d'une. L'une est l'ancienne, qu'il faudrait bien se garder de détruire, (page 19) puisqu'elle nous couvre non seulement du côté des Pays-Bas, mais encore du côté de la mer; l'autre est la rivière même de Meuse, qui enveloppe la Belgique, barrière très respectable par la possession de Maestricht et de Venloo, qui nous appartiennent, et par la faculté que vous vous êtes réservée, dans le traité de paix avec la Hollande, de mettre garnison en temps de guerre à Gavre, Bois-le- Duc et Berg-op-Zoom, qui en défendent le passage, en même temps que Luxembourg prend à revers l'armée ennemie qui voudrait le tenter. »

Des orateurs contestèrent la réalité des vœux attribués aux populations belges; Armand (de la Meuse) et Lesage (d'Eure-et-Loir) se firent remarquer par l'énergie de leurs discours.

« On parle des vœux des Belges, disait Armand, mais des délibérations prises au milieu des armes sont-elles des délibérations? Et qui vous dira que ces peuples ne réclameront pas un jour? De quel droit, après les avoir vaincus, les priveriez-vous encore de leurs préjugés, de leurs richesses, de leur culte, de leur forme de gouvernement?...

« On parle d'indemnité des frais de la guerre. Mais vous avez donc oublié que ce n'est ni aux Belges, ni aux Liégeois que vous avez fait la guerre, mais à leur gouvernement, et cependant c'est sur ces mêmes Belges et Liégeois que vous voulez vous indemniser!

« La véritable indemnité est dans la justice et dans la paix, que vous devez vous hâter de rendre à l'Europe. Sans doute, il est de votre intérêt d'humilier la maison d'Autriche; mais le moyen qu'on vous propose est impolitique. Sans doute, elle doit une indemnité à l'Europe (page 20) entière, qu'elle a troublée par ses intrigues et par le traité de Pilnitz...

« Vous atteindrez ce but en assurant à la Belgique son indépendance. Qu'il soit libre aux Belges de se former un gouvernement cimenté sur leurs mœurs et sur leur religion. Votre modération dans la victoire vous conciliera tous les esprits ; vos prétentions exagérées vous susciteront une foule d'ennemis. »

« On prétend, disait Lesage (d'Eure-et-Loir), que les Liégeois et les Belges ont voté leur réunion à la République, que la France a accepté leur vœu. On le dit, mais dois-je le croire, quand j'entends répéter de toutes, parts la manière révolutionnaire dont ce vœu a été commandé; et qui oserait ouvrir la page du livre où l'histoire a buriné toutes les horreurs qui se sont commises dans ces malheureux pays? C'est là que l'on a fait les premiers essais du terrorisme et de la morale révolutionnaire; c'est là que les Danton et tant d'autres ont développé leurs grands talents pour les vols, les assassinats et les concussions, précurseurs de tous ceux que l'on vit paraître ensuite à Paris et de tous les proconsuls qui ont été envoyés dans les provinces et près des armées; et l'on ose nous rappeler à ces temps qu'on ne saurait trop s'appliquer à faire oublier! Et l'on veut nous faire croire à la validité des décrets rendus dans les mois de mars, avril et mai 1793, dans les mois où se trouve cette fameuse nuit où l'on voulut égorger une partie des membres de la Convention et quelques ministres, dans ces mois où se trouve l'époque désastreuse où la représentation nationale fut si cruellement outragée et on pourrait dire détruite, dans ce temps où (page 21) tout décret proposé, appuyé ou obtenu par le côté droit, était frappé d'anathème par la Montagne, et ses orateurs voués à la mort! ...

« Je sais que le comité attribue à l'intrigue et à la méchanceté de quelques hommes les dispositions des Belges contre la France. Rien, selon lui, n'a pu ébranler la masse du peuple, et leurs cœurs n'en demeureront pas moins tournés vers la France. Mais comment puis-je croire à une pareille assertion quand les députés belges m'ont dit à moi: Vous nous avez rendus tellement malheureux, l'état d'incertitude, d'anxiété, de peine, où vous nous retenez encore, est tellement insupportable, que nous aimons encore mieux être à la France que de rester comme nous sommes. Ainsi, pour eux, être à la France est un pis aller. »

La réunion de la Belgique à la France a donc été une question d’utilité et non de sentiment, question tranchée par l'omnipotence révolutionnaire, sans l'aveu de la Belgique ni de l'Europe. Arrivé là, le peuple, que le droit du plus fort condamne, se résigne, heureux s'il s’élève une voix pour protester au nom de l'indépendance mourante, en faisant aux générations futures un de ces appels qui ne sont jamais perdus. Peu de jours avant l'ouverture des débats de la Convention, M. Adrien Philippe Raoux, membre du conseil souverain de Hainaut, publia un mémoire contre la réunion. L'auteur ne se dissimule pas certains avantages de cette mesure politique; après les avoir franchement exposés, il conclut par ces paroles touchantes: « Malgré ces avantages, qui sont immenses et à la portée d'être sentis par toutes les classes du peuple, il est certain que la très grande (page 22) majorité de ce peuple craint la réunion et la regarderait comme une calamité publique. A l'instant où cette nouvelle serait proclamée officiellement, des larmes couleraient dans l'intérieur des familles. »

Ce n'est pas volontairement que la domination hollandaise a été acceptée en 1814; et ici l'auteur n'a rien à rétracter de ce qu'il a dit. Il n'y a pas eu de coup d'État en 1830 : il l'avoue; et cependant il a éclaté une révolution. Il y avait un coup d'État permanent; il datait de 1814. Depuis quinze ans, le peuple belge était moralement dans une situation violente d'où il a voulu sortir; il n'attendait que l'occasion propice. Il y a des coups d'État qui ne survivent point à la nuit qui les voit naître; d'autres ont des années d'impunité : peu importe l'intervalle qui sépare la cause de l'effet, la violence de la réaction, l'attentat de la vengeance.

Et a-t-on révoqué en doute aucun des actes cités par l'auteur?

S'est-il présenté quelqu'un pour soutenir que la (page 23) Hollande et la Belgique ont été préalablement consultées sur la réunion;

Que la loi fondamentale du 24 août 1815 a obtenu réellement la majorité des suffrages, non de la commission chargée de la rédaction, mais des notables ayant mission de l'adopter définitivement; .

Que la Hollande n'a pas été considérée comme constituant l'individualité nationale, que la Belgique n'a pas été qualifiée d'accroissement de territoire?

N'est-il pas constaté, par les appels nominaux, que, pendant quinze ans, les cinquante-cinq députés hollandais, membres des États~Généraux, ont disposé, grâce à la défection de quelques Belges, des provinces méridionales?

La nationalité hollandaise étant réputée antérieure et supérieure à la création du royaume-uni des Pays-Bas, a-t-on contesté aucune des nécessités que le chef du gouvernement a fait dériver de ce principe sous le rapport de l'administration, de la langue, des impôts, dans la répartition des emplois civils et militaires, dans la fixation du siége des grands établissements?

L'auteur a-t-il outragé la dynastie déchue, ou plutôt ne l'a-t-il pas vengée de beaucoup d'outrages, en la montrant placée sous l'empire d'une loi fatale?

Et cependant, à la logique impassible des faits, considérés en eux-mêmes, l'auteur aurait pu substituer ou ajouter une accusation plus personnelle; après avoir établi que la loi fondamentale de 1815 a été rejetée par la majorité numérique des notables, que, par conséquent, il n'a jamais existé de contrat entre la Belgique et la maison d'Orange, il aurait pu admettre l'existence (page 24) constitutionnelle de la loi fondamentale et, dans cette supposition, rechercher si ce contrat a été franchement mis en pratique.

Les conditions essentielles du gouvernement représentatif ont été déniées au pays.

Des arrêtés ont dénaturé le pouvoir électoral et, partant, le principe même de la représentation.

L'inamovibilité judiciaire, promise par la constitution, a été ajournée.

La royauté s'est prétendue inviolable, tout en répudiant la responsabilité ministérielle.

Ainsi, tous les pouvoirs sociaux, tels que les veut le gouvernement représentatif, tels que les voulait la constitution, soit expressément, soit virtuellement, ont été faussés; et la Belgique a vécu quinze années sous ce régime indéfinissable, qui manquait à la fois de la franchise de l'absolutisme et des garanties de la liberté.

Et que serait-ce si des principes généraux nous descendions dans les détails de l'application, si nous entreprenions d'énumérer ces arrêtés illégaux qui ont empiété sur le domaine législatif, de faire le tableau de ce despotisme administratif et fiscal qui avait tout envahi, de percer les ténèbres de ce régime financier qui a amené l'effrayant déficit de dix millions cent mille florins de rentes annuelles, déficit constaté par la Conférence de Londres?

Faut-il rappeler les menaces d'un coup d'État à l'aide desquelles, en 1829, on a obtenu le budget décennal? Faut-il enfin, pour couronner l'œuvre, citer le message du 11 décembre 1829, audacieuse protestation de la dynastie régnante contre le gouvernement représentatif, (page 25) éclatant manifeste contre l'exécution pleine et entière de la loi fondamentale de 1815?

Ne pouvant nier aucun de ces faits, on refusera peut-être d'y voir une violation formelle de la constitution; les adversaires de la révolution de juillet prétendent que l'article 14 de la charte autorisait les ordonnances de Charles X.

En 1814, les forces nationales étaient dans un état de prostration; mais, par l'action même de l'informe système représentatif qui avait été octroyé au pays, la lutte entre les deux populations n'a pas tardé à se manifester.

La suprématie hollandaise est lentement arrivée à son plus haut point en 1821 ; la loi financière du 12 juillet de cette année a marqué cette époque. Dès lors, la position de la Hollande est devenue agressive, celle de la Belgique défensive, et la réaction s'est prolongée pendant toute la période décennale. Les auteurs de la révolution de 1830 ne sont pas seulement ceux qui ont concouru à cet événement, ce sont tous ceux qui l'ont préparé par leurs actions et leurs discours. Parmi ces derniers, il en est qui n'ont pas participé à la catastrophe; mais ils n'ont emporté leurs actes ni dans la tombe, ni dans la retraite. Vous dites que la révolution est un crime: avez-vous compté tous les complices? Révolutionnaire de 1830, nous revendiquons comme un des nôtres, par exemple, le député belge qui, en 1822, signalait en ces termes la scission entre la Belgique et la Hollande: « Ces lois ne sont faites pour nous, et cependant vous allez nous les imposer. Lorsque, avec une grande partie de l'Europe, nous avons subi le joug d'une affreuse législation (page 26), le torrent de la conquête nous avait entraînés avec tant d'autres; et quel peuple aurait pu, avec succès, s'opposer à ce torrent? Il a fallu attendre que cette législation eût miné sourdement ses forces, eût détruit l'énergie qui porte un même peuple à défendre son territoire; alors vous avez senti l'effet d'une législation que vous abhorriez: des premiers vous vous lancez dans la carrière pour vous en affranchir; et, quand des armées et notre position géographique nous empêchaient d'agir, nous avons applaudi à vos efforts... Et maintenant, qu'allez-vous nous donner? Dans une circonstance aussi majeure, il ne nous est permis de rien déguiser de ce que nous pensons, de ce que nous sentons. Pour bien apprécier les effets des lois qu'un peuple impose à un autre nous devons examiner avec soin leurs positions respectives, les antécédents qui peuvent nous guider. Dans les premiers moments de notre réunion, plus d'une fois on fit entendre que plusieurs dispositions de la loi fondamentale avaient eu pour but d'empêcher qu'une division du royaume ne donnât des lois à l'autre. J'avais, au contraire, la conviction que toutes devaient tendre à effacer les traces des divisions principales, à établir l'union complète et intime, et à nous faire marcher ainsi franchement vers une législation générale, dont les éléments devaient se puiser dans les lumières du siècle, dans l'ordre nouveau établi pour nous et dans le changement de relations de tous les genres établies entre les divers peuples.

« Les effets d'une séparation, au lieu de la fusion, n'ont pas tardé à se faire sentir. Une lutte s'est engagée qui n'aurait jamais dû exister, et nous allons éprouver (page 27) ce qu'on aurait voulu prévenir par des dispositions fondamentales, d'ailleurs si peu conformes aux principes de justice, sans lesquels une législation ne peut avoir que des suites funestes. Quand la réunion de deux nations est commandée, quand l'imprévoyance même a pris les mesures nécessaires pour perpétuer le partage de l'État en deux divisions principales, on se demande avec une espèce d'anxiété s'il n'y a point de témérité à faire plier la portion la plus forte au gré de la plus faible. En supposant que les votes affirmatifs sur la loi du 12 juillet prouvent que toute la population des anciennes Provinces-Unies désire le nouveau système d'impôts, la même preuve de l'aversion des provinces belgiques résulte de l'unanimité de nos votes négatifs. S'il y avait eu quelque amalgame, quelque fusion dans les opinions, la majorité, quelque faible qu'elle fût, aurait présenté de la force en faveur de l'opinion triomphante; mais une scission aussi complète ne laisse voir, d'un côté, qu'une volonté impérative, toujours formidable pour ceux mêmes qui l'exercent, et, de l'autre, qu'une soumission sans bornes, dont, les premiers, nous donnerons l'exemple salutaire. Mais cette disposition, ces sentiments ne doivent pas nous entraîner au point de ne pas faire connaître toutes les vérités qu'une discussion solennelle nous invite à développer. Je ne me trompe pas en croyant que l'on a pu se dire: il y a peu de danger à imposer la loi, quelque dure, quelque absurde qu'elle soit, à un peuple qui depuis longtemps a cessé de figurer parmi les nations indépendantes.

« Cette idée peut avoir quelque apparence de justesse pour des hommes superficiels, qui repoussent les (page 28) lumières de l'histoire. Nos ancêtres ont très bien connu les dangers que courait leur belle patrie quand elle devenait province d'une vaste monarchie, dont le centre était éloigné, dont le souverain allait avoir des idées, des mœurs étrangères. Aussi nos annales rapportent-elles que les ministres belges qui guidaient le jeune Charles dans les premiers pas de son immense carrière, alléguaient sans cesse de nouveaux motifs pour retarder son départ pour l'Espagne; ils avaient la juste crainte de l'influence étrangère et de se voir imposer des lois contraires à leur prospérité, à leurs lumières, à leurs mœurs, à leurs droits...

« Ce n'est pas nous qui venons affirmer, c'est l'histoire qui atteste que, dans aucun autre pays, il n'a été aussi dangereux que dans les provinces belgiques d'adopter des mesures qui heurtent les principes d'une législation sage et prudente... Ainsi, messieurs, que l'idée d'une habitude de recevoir la loi, et surtout de recevoir une loi étrangère, ne vous séduise pas. Cette habitude n'a jamais existé. Ne confondez pas les malheurs de la guerre et la volonté de toutes les puissances avec une législation qu'on ne nous a point imposée... Comparons les époques; comparons les forces physiques et morales et permettons-nous de demander si nous devions nous attendre, dans l'état où nous sommes, à un événement qui a paru impossible sous les plus puissantes monarchies de l'Europe, dont les provinces belgiques ont fait partie.

« Cet événement si inattendu, et que l'homme le moins attentif, le moins prévoyant, considère comme calamiteux, nous le devrons à vos suffrages. Le pouvoir (page 29) absolu, quand même il aurait été établi légalement, abandonné à lui-même, n'aurait jamais été assez inconsidéré pour adopter et exécuter des mesures contre lesquelles s'est prononcée notre opinion unanimement négative. Cette circonstance empêchera toujours vos résolutions, prises sous cette ligne de démarcation, de trouver quelque appui dans nos institutions représentatives. Au contraire, leur force morale est détruite par l'effet nécessaire de la séparation que vous avez préparée et que vous voulez maintenir. »

Ainsi s'exprimait M. Reyphins, dans la séance des États-Généraux du 14 mai 1822; nous n'avons rien à ajouter à ces belles et énergiques paroles; aux grands jours de la révolution, l'éloquence parlementaire ne s'est pas élevée plus haut.

Quelques partisans de la maison d'Orange ont reconnu les vices inhérents à l'organisation du royaume-uni des Pays-Bas; ils ont cherché le remède, non dans une séparation absolue mais dans une séparation administrative.

Il est très vrai que la révolution, à son début, alors qu'elle avait encore la devise: Incertum quo fata ferant, a demandé la séparation administrative; la progression révolutionnaire a écarté cette question: aurait-on pu s'arrêter là?

L'auteur a supposé, la révolution étant faite, que, hors de l'indépendance, il y avait trois partis à prendre: la (page 30) réunion à la France, le retour à la Hollande, le partage; et il a discuté ces trois hypothèses; il en examinera en peu de mots une quatrième, celle de la séparation administrative.

L'auteur n'aurait vu dans cette séparation qu'une halte de quelques mois, de quelques années peut-être; et rien de plus. Encore doute-t-il qu'on fût jamais parvenu à réaliser cet état de choses.

Quelles eussent été les conditions de la séparation administrative?

La convention de Londres du 21 juillet 1814 aurait-elle été abrogée?

L'intervention des puissances signataires de cette convention aurait-elle été nécessaire?

Dans la négociation ouverte pour fixer les conditions de la séparation, qui eût été le défenseur des intérêts belges? Comment le roi Guillaume aurait-il pu être à la fois l'organe de la Hollande et celui de la Belgique?

Aurait-on maintenu les États-Généraux comme représentant le royaume entier, sauf à réserver certaines questions secondaires à la décision des corps législatifs établis dans les deux pays?

Ou bien aurait-on supprimé les États-Généraux, sauf à soumettre successivement certaines questions au vote des corps législatifs des deux pays; et, en cas de dissentiment, quel eût été le pouvoir compétent pour lever le conflit?

Comment se seraient opérés le partage des territoires et celui des dettes?

La Hollande aurait-elle consenti à n'être représentée que par les provinces septentrionales, abandonnant à la (page 31) Belgique les provinces méridionales avec Venloo, Maestricht et Luxembourg?

La Hollande aurait-elle laissé les Belges en possession de tous les avantages commerciaux dont ils jouissaient depuis 1814, et à quelle condition?

Aurait-on établi une ligne de douanes entre les deux pays et, en cas de négative, comment eût-il été possible de détruire l'uniformité d'impôts et de créer deux systèmes de dépenses?

Les Hollandais se seraient-ils résignés à se regarder comme étrangers en Belgique et, par conséquent, connue inadmissibles à tout emploi?

Mais passons sur toutes ces difficultés, qui démontrent que la séparation administrative n'était qu'une utopie, indigne des regrets des hommes réfléchis; supposons, pour un moment, cet ordre de choses réalisé.

La nature nous étonne parfois en créant des êtres doubles, vivant de la même vie dans des corps différents; l'art et la politique ne sont pas encore parvenus à contrefaire ces prodiges.

Voyez les deux peuples belge et hollandais, adossés l'un à l'autre: l'un regardant le Midi, l'autre le Nord.

Chacun a sa civilisation, sa religion, ses habitudes, ses besoins sociaux, en un mot, une existence propre.

L'un adopte la législation française, l'autre la rejette.

L'un réclame le jury, l'autre le repousse.

L'un trouve le Code pénal de 1810 trop sévère, l'autre la Caroline de 1532 trop douce.

L'un veut des mesures prohibitives en faveur de son industrie et de son agriculture, l'autre demande la liberté pour son commerce.

(page 32) L'un impose les matières que l'autre affranchit.

Leur attitude n'est jamais la même ; lorsque l'un se tient debout, soyez sûr que l'autre s'incline.

Voyez le roi forcé de sanctionner deux ordres de choses qui se condamnent mutuellement, tour à tour hollandais et belge, signant le matin le rejet du principe dont il signe le soir l'adoption.

Et pourquoi infliger cette torture morale aux deux peuples? Pour maintenir la communauté de dynastie, pour permettre au même prince de ceindre son front d'une double couronne.

La séparation administrative, il faut bien l'avouer, eût soulevé toutes les questions politiques, territoriales, financières et commerciales que les deux parties débattent depuis 1830, hors une seule: la question dynastique; et si, après de longues négociations, on était parvenu à obtenir un résultat, cette double existence n'eût présenté aucune garantie de durée. L'antagonisme eût subsisté; la lutte entre les deux peuples eût continué; elle aurait tôt ou tard amené une nouvelle catastrophe: mieux valait en finir en une fois, par la séparation absolue.

Ainsi, les trois dominations, qui se sont succédé en Belgique depuis le commencement du XVIIIe siècle, ont eu la même origine: aux partisans de l'Autriche, s'il existait encore de ces demeurants d'un autre âge, comme aux partisans de la France et de la Hollande, nous pourrions dire: le régime que vous regrettez a été violemment imposé au pays.

Le régime fondé par la révolution de 1830 offre un caractère de nationalité qui manque à tous ceux qui (page 33) l'ont précédé: nous n'avons rien laissé aux inductions; de simples arrêtés royaux avaient parodié le gouvernement représentatif, en créant le système électoral le plus monstrueux; les cinquante-cinq membres des États-Généraux du royaume-uni des Pays-Bas, pour les provinces méridionales, ne pouvaient être considérés comme représentant la Belgique nouvelle; le Congrès national reçut le mandat de pouvoir constituant d'électeurs qui, par les conditions électorales, pouvaient être assimilés aux citoyens réunis en assemblées primaires. Ces conditions avaient été fixées par le gouvernement (page 34) provisoire, car il fallait bien que quelqu'un les déterminât; nous ne reprochons point à Guillaume d'avoir, d'après des règles qu'il avait établies lui-même, convoqué les notables en 1815 : ce que nous lui reprochons, c'est de n’avoir point soumis le titre de roi, qu'il tenait des puissances, à la sanction de ces assemblées; de n'avoir point effacé le vice originel de la conquête par l'élection populaire, et d'avoir faussé le résultat des votes émis par les notables.

On nous dit gravement: Le roi Léopold tient sa couronne du Congrès national; le Congrès doit son existence au gouvernement provisoire; le gouvernement provisoire tient son pouvoir de l'insurrection. A notre tour, nous pouvons répondre: La loi fondamentale de 1815 a été censée adoptée par les notables; les notables tenaient leurs pouvoirs du roi Guillaume; Guillaume devait sa royauté aux puissances étrangères. Dans cette généalogie des pouvoirs, ici, nous aboutissons au droit de la conquête, là, au droit que donne l'insurrection nationale.

Dans les premiers mois de l'année 1814, l'Europe avait annoncé un système réparateur; les généraux des armées alliées avaient dit aux Belges: « Que la Belgique, jadis si florissante, se relève; mais qu'elle se relève sous l'égide de l'ordre et de la tranquillité. Son indépendance n'est plus douteuse. Mais rendez-vous-en dignes, en maintenant l'ordre intérieur... » Nous (page 35) avons réclamé, en 1830, l'exécution de la promesse faite en 1814.

La Belgique a donc été trois fois victime d'un attentat contre sa nationalité. Ce n'est pas à dire qu'à aucune de ces époques cette nationalité eût atteint sa forme la plus parfaite: le succès même de la violence témoigne du contraire. L'unité nationale n'était pas assez forte pour lutter contre l'usurpation étrangère; il n'y avait guère encore qu'une tendance vers l'unité. Les provinces belges présentaient le même aspect que les provinces françaises avant la formation de la monarchie de Louis XIV; les recherches des Guizot, des Thierry, des Sismondi nous ont révélé les lois secrètes de la sociabilité française, qui avaient échappé aux Velly et aux Daniel; l'unité nationale ne date en France que du XVIIe siècle; l'unité nationale belge datera de 1830 : faut-il condamner cette dernière, parce qu'elle n'a pas les honneurs de la priorité? Faut-il contester au peuple belge sa personnalité, parce que chez lui la marche sociale a été plus lente, plus pénible; faut-il le punir d'avoir perdu au XVIe siècle ce principe dynastique qui pouvait le soustraire aux vicissitudes politiques, et d'avoir été réduit à traverser trois grandes crises qui auraient emporté sa nationalité, si la nationalité n'était point dans sa destinée?

La France de juillet a noblement réparé les torts de la France de 93; elle n'a pas réclamé nos provinces comme une indemnité; Louis-Philippe a montré plus de respect pour notre nationalité que la Convention, et le peuple français recueillera dans l'avenir les fruits de cette politique désintéressée qui lui a déjà valu l'alliance (page 36) de l'Angleterre. L'existence d'un État ami lui sera plus utile qu'une possession incertaine, contestée à la fois par les populations elles-mêmes et par l'Europe.

« Les sérieuses discordes chez un peuple, dit un écrivain qu'on n'accusera point d'être l'ami des révolutions, prennent leur source dans une vérité quelconque qui survit à ces discordes: souvent cette vérité est enveloppée, à son apparition, dans des paroles sauvages et des actions atroces; mais le fait politique ou moral qui reste d'une révolution est toute cette révolution. » Quel est le fait sorti des événements de 1830? Ce fait est l'indépendance belge, à des conditions avouées par l'Europe.

Pourquoi la révolution du XVIe siècle n'a-t-elle point amené ce résultat? C'est que la Belgique, ayant obtenu la réparation des griefs politiques, s'est désistée en quelque sorte, ne voulant point adopter les griefs religieux de la Hollande et s'associer à l'Europe septentrionale et protestante: il y a, dans cette double issue de la révolution du XVIe siècle, si mal expliquée par les historiens, un argument invincible contre l'union de la Belgique et de la Hollande. Cette union a été projetée en 1576 à Gand; elle a été, trois ans après, rompue à Utrecht; renouvelée en 1815, les événements de 1830 sont venus la rompre de nouveau.

Pourquoi la révolution de 1788 n'a-t-elle pas assuré à (page 37) la Belgique l'indépendance, en brisant les derniers liens qui l'unissaient à l'étranger? C'est que, pour réussir, il ne suffit point qu'une révolution soit légale dans son origine; il lui faut un but fixe, un but qu'elle sache rattacher aux intérêts des autres peuples. Or, les révolutionnaires de 1788 n'avaient l'intelligence d'aucune des conditions d'ordre européen qui auraient pu rendre l'indépendance belge possible; ils ont cru que l'existence tout entière d'un peuple. se renferme dans les limites de son territoire, que chaque individualité nationale ne relève que d'elle-même, méconnaissant ainsi toutes les lois qui régissent l'ensemble des sociétés européennes. Si, avant d'être vaincus, ils avaient proclamé l'indépendance du pays, en maintenant la monarchie, en fortifiant le gouvernement central, en déférant la couronne à un prince de la maison d'Autriche, ils auraient imprimé une tout autre direction aux événements; cette tentative eût obtenu l'appui de Louis XVI, de l'Assemblée constituante et probablement dé l'Angleterre, et si elle n'avait point réussi, du moins la raison politique eût pu l'avouer. Aux prises avec des idées rétrogrades ou extrêmes, la révolution de 1788 n'a proclamé aucun des principes politiques et monarchiques qui pouvaient la faire adopter par l'Europe.

Pourquoi la révolution de 1830 a-t-elle échappé au sort de celle de 1788? C'est qu'elle a reconnu toutes les lois générales que celle-ci avait niées; pacifique au dehors, monarchique au dedans, dès les premiers jours, elle a tendu la main à l'Europe; et cette main, l'Europe ne l'a point repoussée. Certes, cette révolution a été secondée par un concours unique de circonstances; (page 38) mais matériellement, ces circonstances n'auraient point suffi; elles n'étaient point telles qu'elles pussent affranchir à jamais la Belgique des lois générales de l'Europe.

Le fait de septembre n'était, dans son origine, qu'une insurrection contre la Hollande; il pouvait dégénérer en une insurrection contre l'Europe.

C'est le but des traités de 1815 qu'il faut rechercher. Les moyens peuvent subir des transformations, pourvu que le but subsiste et soit atteint.

La création du royaume des Pays-Bas n'était pas le but, mais seulement le moyen.

La révolution belge, en rompant l'union de la Belgique et de la Hollande, a porté atteinte aux traités quant au moyen; mais, en proclamant l'indépendance, en maintenant la séparation de la Belgique d'avec la France, elle a respecté les traités dans leur but.

Par la destruction du moyen, les traités ont été violés dans ce qu'ils ont de transitoire et de variable.

Par l'anéantissement du but, ils auraient été violés dans ce qu'ils ont de constitutif et d’incommutable.

La Belgique ne s'est pas rendue coupable de cette dernière violation.

Les cinq grandes puissances, en signant le traité du 15 novembre 1831, qui constitue le nouveau royaume de Belgique, ont donc pu dire avec raison, dans le préambule de cet acte, que les événements de 1830 ont seulement apporté des modifications aux transactions de l'année 1815; d'après les expressions du protocole du 20 décembre 1830, qui avait posé en principe l'indépendance future de la Belgique, il ne s'agissait que de remédier aux dérangements survenus dans le système établi par les traités de 1814 et 1815.

(page 39) Qu'importe après cela que les hommes qui ont amené cette réconciliation entre la Belgique et l'Europe aient été longtemps calomniés: le résultat est venu les justifier, et ce résultat, ils l'avaient patiemment attendu, sans colère et sans désespoir. Un ancien, dit-on, s'était rendu insensible au poison: à la longue, la calomnie devient son propre antidote.

Les extrêmes en tout genre se sont coalisés, sommant la révolution de s'attaquer à l'Europe; les contre-révolutionnaires se sont accordés avec les ultra-révolutionnaires pour flétrir la marche politique du gouvernement de Léopold: accord étrange, propre à exciter les défiances des vrais patriotes. Que si la révolution de 1830 avait adopté ce système prétendûment énergique, antidiplomatique, antieuropéen, républicain et propagandiste, tant préconisé depuis deux ans, grande eût été la joie des partisans de la dynastie déchue, de tous les ennemis de notre indépendance. Le jour serait venu où ils auraient dit:

« Vous n'avez su vous faire une place parmi les nations; peuple de quatre millions d'hommes, vous avez voulu, vous faire un droit public à vous-mêmes; vous vous êtes crus assez forts pour vous imposer à l'Europe, au lieu de transiger avec elle; vous avez laissé passer le moment où la transaction était possible; vous n'avez pas prévu l'exténuation graduelle du principe révolutionnaire, et le jour de la réaction est arrivé sans que vous vous fussiez créé des droits aux yeux des cabinets: (page 40) vainement vous avez essayé de précipiter l'Europe dans une lutte générale; vous avez misérablement parodié la convention. La science sociale vous a manqué. Votre révolution n'a su se procurer cette sanction politique indispensable aux peuples qui veulent être; vous n'occuperez pas même dans l'histoire cette place que donnent les grands crimes; car vous n'êtes pas parvenus à faire tout le mal que vous projetiez dans votre délire. »

Telle est la condamnation que le parti contre-révolutionnaire eût un jour prononcée contre la Belgique; lorsque, au nom de l'honneur du pays, ce parti demande un changement de système, lorsqu'il provoque à la violation des engagements contractés envers les puissances, c'est qu'il n'ignore point que la révolution s'est sauvée en entrant dans la voie diplomatique, qu'elle se compromettra, qu'elle périra le jour où elle aura le malheur de sortir de cette voie.

Que de fois nous a-t-on dit de porter les regards au delà de l'Atlantique! Que de fois nous a-t-on proposé pour modèles les révolutions américaines, les fondateurs des États-Unis du Nord, Washington et Franklin! L'Amérique a pu répudier la diplomatie: occupant un vaste territoire, entourés de déserts, ici les peuples ont pu se faire leurs propres limites; il leur suffisait de refouler dans l'intérieur des forêts et des steppes ces tribus nomades dont Cooper nous a raconté les dernières migrations. Le système de l'équilibre des États est encore à créer pour le Nouveau-Monde; s'il eût existé, Washington et Franklin en auraient subi les conséquences.

La lutte entre François 1er et Charles-Quint préparait (page 41) ce système dans la vieille Europe, peu de temps après que Colomb eut découvert un autre continent.

Quelques personnes ont regardé la publication de cet ouvrage comme inopportune et ont pensé que l'auteur aurait dû attendre le dénouement des négociations, avant de publier un écrit que les événements devanceront bientôt et laisseront incomplet. L'auteur dira en peu de mots ce qui l'a porté à entreprendre cette tâche. Il a lu la plupart des ouvrages auxquels la révolution de 1830 a donné le jour en Belgique et à l'étranger, et, après cette lecture, il lui a semblé qu'il avait un devoir à remplir envers son pays, envers ses amis politiques, envers lui-même. On trouverait difficilement l'exemple d'attaques plus multipliées et plus violentes, et il faut que la révolution de 1830 soit bien forte de son droit, pour avoir pu, malgré un silence presque absolu, se soutenir dans l'opinion du monde. Aucun événement n'a été plus étrangement défiguré: l'ignorance et la haine n'ont rien respecté. .

En Allemagne, des hommes graves sont descendus dans l'arène; M. le professeur Ungewitter a recueilli en deux volumes in-octavo tout ce que la presse opposante a hasardé depuis 1830 et il n'a pas craint d'attacher son nom à cette informe production.

Le gouvernement hollandais semble avoir organisé (page 42) une vaste société d'historiographes et de brochuriers; chaque semaine lui apporte son tribut à Londres, à Paris, à Leipzig, à la Haye. Il serait fastidieux d'énumérer tous ces ouvrages ; un homme surtout s'est fait remarquer par la multiplicité et l'audace de ses écrits: le cynisme de son style est venu chaque fois trahir l'anonyme qu'il a cru prudent de garder, et, dans ses transports frénétiques, il a épouvanté ceux-là mêmes qui partageaient son opinion. Qu'on juge de ce qu'il ose, par la lecture du passage suivant: ce sont les conclusions qui terminent l'espèce de réquisitoire qu'il a lancé contre la révolution belge.

« Que le roi Guillaume dispose comme il l'entendra d'un peuple indigne de vivre sous ses lois, rien de mieux. Qu'il fasse de la Belgique une monnaie d'échange, pour reconstruire son royaume d'éléments homogènes, cela se conçoit parfaitement.

« Mais, avant tout, l'honneur de la couronne et l'honneur du nom hollandais exigent que les Belges soient soumis par la force des armes: qu'ils le soient d'une (page 43) soumission. pleine, entière, absolue, sans conditions d'aucun espèce et, de plus, sans promesses, ni expresses ni implicites, qui puissent leur faire entrevoir des concessions pour. une époque plus éloignée.

« Amnistie pleine et entière pour le peuple, qui n'est qu'un instrument passif, moralement innocent des crimes que lui font commettre ceux qui soudoient l'action matérielle de son bras.

« Mais, vous qui avez à remplir l'auguste mission de rétablir l'ordre et l'empire des lois, si ces journalistes infâmes, soit en rabat, soit en blouse, qui ont préparé la rébellion, tombent entre vos mains, au nom de l'humanité et de la justice, faites-les pendre.

« S'ils tombent entre vos mains, ceux qui ont commandé le pillage et l'incendie ou qui les ont dirigés, au nom de l'humanité et de la justice, faites-les pendre.

« S'ils vous tombent entre les mains, ceux qui ont organisé, dirigé, commandé la résistance aux armes royales dans les journées de septembre, au nom de l'humanité et de la justice, faites-les pendre.

« Si les membres des commissions prétendues de sûreté publique et du gouvernement provisoire, au nom de l'humanité et de la justice, faites-les pendre.

« Si ceux qui ont guidé les bandes de Liége et de Mons, dirigées d'abord sur Bruxelles, puis de là, successivement, sur Louvain, Namur, Gand, le Hainaut, Bruges, Ostende, Anvers, où elles sont allées renverser l'autorité des lois et allumer les incendies, au nom de l'humanité et de la justice, faites-les pendre.

« Si les infâmes qui ont proposé et ceux qui ont voté la déchéance des Nassau, au nom de la morale publique, de l'humanité et de la justice, faites-les pendre.

(page 44) « L'exécrable scélérat qui, après avoir hautement appelé sur la Hollande le fer et le feu destructeurs, a osé prononcer un tissu de calomnies les plus atroces, dans son insolente parodie des attributions royales lors de l'ouverture du prétendu Congrès national, s'il vous tombe entre les mains, au nom de l'humanité et dans l'intérêt du genre humain, faites-le pendre.

« S'il vous tombe entre les mains cette bande de saltimbanques et de traîtres qui, prostituant le nom révéré et les fonctions de diplomates, sont allés marchander dans différentes capitales de l'Europe le démembrement du royaume et l'asservissement de leur patrie, dans l'intérêt du genre humain, faites-les pendre.

« Ces lâches, indignes de porter une épée, qui, plutôt que de mourir à leur poste, ont transigé, parlementé avec les rebelles, ont parjuré leurs serments, ont rendu les places qui leur étaient confiées, et qui, pour mettre le comble à tant d'opprobre, ont pu avilir la dignité de citoyen et de soldat jusqu'à servir la cause et à mendier les infâmes promotions d'un gouvernement de brigands, dans l'intérêt du genre humain, faites-les pendre, pendre tous jusqu'au dernier.

« Vous, femmelettes vaporeuses, à évanouissements et à convulsions; vous encore plus, homucules à phrases redondantes, d'une philanthropie mal placée, qui pourriez voir ou qui affecteriez de trouver des sentiments cruels et sanguinaires dans cette énumération d'anathèmes, comptez, avant de prononcer, dussiez-vous ne compter que sur vos doigts: vous verrez que tout cela monte à peine à quatre cents scélérats, qu'il s'agirait de prendre, sur une population de quatre millions d'habitants, ce qui fait un sur dix mille tout au plus...

(page 45) « Que si la cité qui a offert à l'indignation et au mépris des âmes honnêtes et vertueuses de toute l'Europe le dégoûtant assemblage de tant de turpitudes, d'aveuglement et de forfaits, pouvait résister de nouveau aux sommations de ce prince qui, pendant quinze années, fut le bienfaiteur et le père de ses habitants, cernez aussitôt la ville incorrigible, brûlez-la jusqu'à la base de ses fondements, et qu'une pyramide en bronze éternel, pleine d'ossements et de cendres, s'élève à la place même du palais des États-Généraux, pour apprendre aux générations à venir où fut Bruxelles. »

Nous ne confondons point le comte de Hogendorp avec ces écrivains que les passions aveuglent ou qu'un vil intérêt dirige: cet illustre homme d'État, a, dans une série de brochures, suivi pas à pas la révolution, indiquant chaque fois les différentes époques où, selon lui, elle pouvait s'arrêter; le jour où la séparation absolue lui a semblé indispensable, il a hautement proclamé cette nécessité. Il a même essayé de formuler les conditions (page 46) de cette séparation; il n'a pas hésité à ranger au nombre de ces conditions la liberté de l'Escaut, reconnaissant ainsi que le retour de l'ancien monopole hollandais était incompatible avec le droit public moderne .

Toutefois, il n'a pas manqué à la révolution belge de défenseurs; des écrivains habiles ont spontanément vengé sa noble cause, mais aucun d'eux n'a considéré la révolution (page 47) dans son ensemble, depuis le jour où elle est sortie sanglante des barricades jusqu'à l'époque récente où, recevant de la diplomatie une haute investiture, elle est entrée dans le droit public. C'est une lacune que l'auteur de cet ouvrage a voulu remplir; il a essayé de rechercher l'origine, d'exposer la marche, de pressentir l'avenir de cette révolution, de rattacher la Belgique nouvelle à la Belgique ancienne et à l'Europe contemporaine. Il a foi dans les destinées de son pays et, s'il lui était permis de parler de lui-même, il dirait qu'il se félicite d'avoir eu le courage d'adhérer aux seuls principes, de s'associer aux seuls hommes qui pouvaient sauver la Belgique. Si l'histoire daigne s'occuper des événements dont nous sommes les témoins et les victimes, elle ne s'arrêtera pas aux minutieux détails de nos débats quotidiens; de tout ce bruit, de toute cette agitation, il ne restera qu'un vague souvenir; la calomnie, qui déjà rencontre l'indifférence, sera punie par l'oubli; les générations qui doivent nous suivre accepteront de nos mains la patrie que nous aurons faite: nos haines politiques n'entreront point dans l'héritage national.

Bruxelles, le 10 mai 1833.

Préface de la troisième édition (20 septembre 1834)

(page 49) Si cet ouvrage a quelque mérite, c'est par sa date ; publié en mars 1833, les faits ne lui ont pas donné de démenti. Au milieu d'événements mal compris ou incomplets, l'auteur a osé non seulement expliquer le passé, mais pressentir l'avenir ; entraîné par ses préoccupations historiques, il a supposé que, sanctionnée par l'Europe, la révolution belge de 1830 pouvait faire une halte et se placer, en face de la Hollande, dans une situation intermédiaire analogue à celle où s'est arrêtée la révolution hollandaise en 1609. L'hypothèse qu'il n'a laissé qu'entrevoir et qu'il avait ailleurs développée[1] s'est réalisée ; il est intervenu un arrangement provisoire entre la Belgique et la Hollande (page 50) : dernière épreuve qu'acceptent les révolutions modérées qui ne craignent point l'avenir ; dernière chance qu'accueillent les dynasties dépossédées qui se font illusion.

Si l'auteur, qui ne se dissimule aucune des imperfections de son travail, persiste à ne rien changer au texte de son ouvrage, c'est qu'il a voulu laisser subsister son livre comme un incident de la révolution. S'il a même conservé les préfaces des éditions précédentes, c'est comme expression des sentiments qui l'animaient, lui et ses amis, au milieu d'une lutte qui n'était pas sans grandeur, mais dont le souvenir s'affaiblit déjà et dont leurs adversaires ont intérêt aujourd'hui à nier les périls. La publication des pièces communiquées par le ministère anglais aux deux chambres du Parlement lui a permis d'éclaircir quelques détails dans des notes peu nombreuses qui restent détachées du texte[2] ; ces (page 51) pièces, pour la plupart, ne lui étaient pas inconnues ; mais il n'avait point le droit de prendre l'initiative des révélations. Dans un appendice, il a rendu compte des négociations qui ont accompagné et suivi les mesures coercitives et qui ont abouti au statu quo actuel : récit aride, il doit l'avouer, décoloré ; où ne se reflète plus le grand spectacle qu'offrait l'Europe au début de la révolution. Enfin, il a essayé de résumer les négociations et de fixer l'état de la question belge. Voilà quatre ans (page 52) que la maison de Nassau a cessé de régner sur nous : espace immense, presque équivalent au tiers de la Restauration, à la moitié de l'Empire ; la question belge est encore sans solution définitive par rapport à la Hollande, mais elle est à l'abri des événements qui pourraient en compromettre l'issue ; c'est sans inquiétude que la Belgique peut célébrer le quatrième anniversaire de la conquête de son indépendance.

Le gouvernement représentatif, surtout lorsqu'il est aux prises avec une révolution, fait une grande consommation d'hommes ; si l'auteur a eu le rare privilége de rester depuis 1830 au centre, pour ainsi dire, de l'action diplomatique, c'est que les positions secondaires, quelque voisines qu'elles puissent être des sommités, usent moins vite. Cette espèce d'inamovibilité tenait, d'ailleurs, à l'unité du système politique, unité qu'il était de son honneur de faire ressortir.

Ce système est aujourd'hui jugé. Il n'était pas l'œuvre d'un individu, mais de la force des choses. Ce n'est pas que l'auteur veuille, comme on le lui a reproché, transporter la fatalité dans l'histoire ; tout en faisant la part, et une part très large, à la volonté de l'homme, il tient compte des circonstances dont l'appréciation est librement abandonnée à l'intelligence humaine. La Belgique n'était point une oasis au milieu d'un désert. Les nécessités qui dominaient la révolution n'ont pu être perdues une seule fois de vue ; elles saisissaient d'une manière irrésistible quiconque montait au pouvoir, éclairant les uns, épouvantant les autres. Le même homme, descendu du pouvoir, était moins frappé de ces nécessités qui, à ses yeux, s'affaiblissaient de jour en jour. Il est (page 53) des choses qu'on aperçoit à peine du pied de la montagne, et qu'au sommet on découvre sans effort.

Les esprits qui aiment à sonder les hypothèses peuvent aujourd'hui faire subir à ce système une épreuve décisive, en se demandant ce qui serait advenu si la révolution avait suivi une autre marche, si, dans chacune des grandes journées du Congrès ou des Chambres, elle avait reçu l'impulsion de la minorité. On peut distinguer cinq de ces journées où la question d'être ou ne pas être a été débattue.

31 MAI 1831 : adoption du système de l'élection immédiate du chef de l’Etat ;

4 JUIN 1831 : élection du prince Léopold ;

9 JUILLET 1831 : vote des dix-huit articles ;

1er NOVEMBRE 1831 : vote des vingt-quatre articles ;

27 NOVEMBRE 1832 : adhésion à l'exécution du traité du 15 novembre par l'intervention anglo-française.

Sur chacune de ces questions, déplacez la majorité, et l'indépendance belge devient une impossibilité. Ces cinq propositions se tiennent ; expression du même système, elles n'étaient susceptibles que d'une solution uniforme, soit affirmative, soit négative.

Ce système, le voici réduit aux termes les plus simples :

La Belgique, n'étant qu'une nation de quatre millions d'hommes, ne pouvait faire la loi à l'Europe. Elle devait transiger, en profitant des circonstances extraordinaires où se trouvait le monde.

Cette transaction n'était possible qu'aux conditions suivantes :

(page 54) Interdiction de toute hostilité de nature à troubler la paix générale ;

Maintien du but des traités de 1815, c'est à dire du principe de la séparation de la Belgique d'avec la France ;

Renonciation à toute conquête, c'est à dire reconnaissance des anciens droits territoriaux de la Hollande ;

Enfin, adoption du système monarchique et solution de la question dynastique dans un sens européen.

Ces données, contre lesquelles les déclamations, les sophismes, les injures ont dû échouer, expliquent et justifient tout ce qui s'est fait depuis novembre 1830. Si la révolution les avait méconnues, elle se serait perdue ; en dehors de l'ordre d'idées où elle s'est placée, il y avait la guerre avec tous ses maux, et, à la suite de ces maux, l'anéantissement du nom belge, les malédictions du monde et l'éternelle impopularité de l'avenir.

L'ajournement du choix du chef de l'État, la non élection du prince Léopold, le rejet des dix-huit articles d'où dépendait son avènement, eussent laissé la Belgique sans représentant en face de l'Europe pacifique et monarchique ; trois mois se seraient écoulés en stériles négociations ; au bruit de la chute de Varsovie, la Belgique eût subit la restauration ou le partage, essayant, mais en vain, par ses dernières convulsions, d'entraîner la France dans une guerre continentale.

Rejeter les vingt-quatre articles, c'était repousser les seules conditions d’existence qui fussent possibles après les désastres du mois d'août : vaincue, la Belgique était restée seule sur le bord de l'abîme où s'étaient englouties l'Italie et la Pologne ; pour se sauver, elle a saisi les vingt-quatre articles.

(page 55) La non-adhésion à l'intervention anglo-française eût laissé le traité du 15 novembre sans commencement d'exécution et empêché l'alliance de la France et de la Grande-Bretagne ; la Belgique eût été dans l'alternative de se consumer dans un provisoire sans aucune garantie de durée et de bien-être matériel, ou de se ruer sur la Hollande, en compromettant son existence et le repos général.

Le système politique n'a pas non plus été l'œuvre d'un jour ; les événements en ont successivement mis en relief chacune des parties ;ce n'est qu'aujourd'hui qu'il nous apparaît dans son ensemble. Pour le bien comprendre, il faut même tenir compte des antécédents révolutionnaires et de la France et de la Belgique, deux pays vieux dans cette carrière ; jamais l'histoire n'aura été plus utile. Il y a quarante ans que les deux peuples avaient essayé d'une révolution : essai malheureux, souvenir d'épouvante pour les générations à venir. Il fallait que la révolution belge de 1830 ne ressemblât pas à la révolution belge de 1788, que la révolution française de 1830 ne ressemblât pas à la révolution française de 1790. Le but était le même : pour la France, la monarchie constitutionnelle ; pour la Belgique, l'indépendance nationale ; c'est par d'autres moyens que ce but devait être atteint. L'histoire était là qui nous disait : N'imitez point vos pères ; n'allez pas vous briser aux mêmes écueils.

Toutefois, la position de la Belgique n'a point été exceptionnelle en Europe ; la révolution n'a fait que se placer dans le droit commun. S'il était permis de se citer soi-même, l'auteur rappellerait ce qu'il a dit dès (page 56) 1831 : « Aucune nation n'a d'existence absolue ; chaque peuple s'ordonne par rapport aux autres peuples, comme chaque homme par rapport aux autres hommes ; il n'y a de liberté individuelle absolue ni pour les peuples, ni pour l'homme ; il y a des lois et pour les sociétés considérées dans leur ensemble, et pour chaque société considérée par rapport aux membres qui la composent.[3] » L'Europe, en consentant à transiger avec la révolution belge, de même que la Belgique, en souscrivant à la transaction, subissait les lois qui régissent, l'ensemble des sociétés et les nécessités qui peuvent modifier ces lois, mais non les abolir. La dissolution du royaume-uni des Pays-Bas : tel était le résultat de la révolution de 1830 ; ce résultat, la France devait l'accueillir, et pour lui-même, et dans l'espoir d'un agrandissement ; les autres puissances le repousser, non pour lui-même, mais dans la crainte de l'agrandissement de la France. Le gouvernement français ayant renoncé à cette chance d'accroissement, les autres puissances ont pu consentir à la rupture de l'union : double concession qui a servi de point de départ à la diplomatie. La nécessité avait mis sa large main sur l'Europe entière : l'accusation de lâcheté que des esprits ardents et irréfléchis dirigent contre le gouvernement de Léopold peut, tour à tour, se reporter sur chacun des cabinets de l'Europe.

L'Autriche, la Prusse, la Russie laissent détrôner le roi Guillaume,... lâcheté.

L'autocrate du Nord, qui vient de dompter la révolution polonaise, retient une armée de quatre cent mille (page 57) hommes qui, en moins de quinze ans, a appris le chemin de Paris, de Constantinople et de Varsovie,.. lâcheté.

Les soldats de la grande monarchie militaire demeurent l'arme au bras entre le Rhin ct la Meuse, assez rapprochés de la Belgique pour entendre le canon d'Anvers,.. . lâcheté.

La Confédération germanique laisse la révolution belge envahir un de ses États ; elle lui en donne une moitié pour recouvrer l'autre,... lâcheté. .

L'Angleterre oublie que sa révolution de 1688 a obtenu un roi de la Hollande ; elle rompt avec son ancien allié, l'abandonne au jour du malheur,.. . lâcheté.

La France renonce aux rêves de la République et de l'Empire, elle se résigne au statu quo de l815, elle occupe deux fois la Belgique, et deux fois elle l'évacue,.. lâcheté.

Ainsi, tous les gouvernements, les peuples et les rois se seraient entendus pour être lâches le même jour ! Il y aurait eu une lâcheté commune, fruit d'une peur mutuelle !... Non, mais une impérieuse nécessité s' est reproduite partout sous des formes diverses. Qu'on ne croie pas que la Belgique soit réduite à invoquer comme excuse une honteuse complicité. Non, ce n'est pas au prix d'une lâcheté universelle que la paix du monde s'est maintenue ; un si grand bienfait ne peut être dû à des sentiments que l'honneur n'oserait avouer ; la cause serait indigne de son effet ; la raison politique n'est pas de la peur, la sagesse de la. lâcheté : chacun a commandé à ses passions, sacrifié quelques-unes de ses illusions ; les uns ont renoncé à toute idée de conquête, les autres à toute idée de restauration ; et la paix (page 58) européenne s'est conservée à l'aide de concessions réciproques et raisonnées ; la Belgique pouvait-elle se soustraire à une loi générale et suprême qui agissait .sur tous les points, bien qu'en sens divers ? Il fallait empêcher le renouvellement des malheurs qui ont marqué la fin du dernier siècle : une volonté haute et en quelque sorte providentielle a réuni tous les cabinets dans la même pensée ; un seul s'est tenu à l'écart : il attend, il appelle la grande catastrophe qui compromettrait peut-être pour un demi-siècle la cause de la civilisation, en bouleversant toutes les existences publiques et privées ; au retour du calme, désespéré, il a jeté l'ancre, car le vent qu'il lui faut, c'est celui de la tempête.

L'auteur n'ignore point que ses adversaires repousseront comme injurieuse la supposition d'avoir voulu la propagande et la guerre générale ; il y a dans chaque système bien des conséquences qui ne sont point dans la volonté de celui qui pose les prémisses. Ce qu'il importe à l'auteur et à ses amis, c'est de constater la portée des doctrines qu'ils ont eu à combattre ; le repos européen et l'indépendance belge ne pouvaient coexister que dans un système de transaction ; ceux qui se sont jetés dans le système belliqueux rendaient impossibles l'un et l'autre de ces résultats ; si c'est dans ce but qu'ils ont agi, leur pensée a été criminelle ; si sans avoir ce but, leur conduite a été absurde : absurdes ou coupables, tel est l'arrêt qui les attend. Ce n'est pas que l'auteur ne comprenne tout ce qui se fait d'entraînement et d'enthousiasme ; mais il n'a jamais pris les mouvements de son âme pour des maximes de droit public : cette question de guerre générale, de révolution universelle, (page 59) qui semble promettre d'autres destinées à l'espèce humaine, cette question se présente dans un imposant appareil, entourée de bien des prestiges ; elle ébranle les imaginations ; elle s'adresse à tout ce qu'il y a d'exalté et d'infini dans l'homme ; on est ému, on est tenté d'applaudir, on se surprend parfois applaudissant ; mais ce n'est point à ces premières impressions ,qu'il faut céder. Le système. belliqueux, c'est le vieux .système de 1791 ; les partisans du système belliqueux n'étaient point des novateurs, mais des plagiaires ; tout ce qu'on a dit en 1831, on l'avait dit en 1791. Le système belliqueux était populaire en 1791 : cette popularité s'est éteinte dans le sang et les larmes. Si ce système avait été écarté, il y a quarante ans, on aurait pu prétendre que, resté sans application, il avait besoin d'une épreuve décisive ; mais l'épreuve a été faite, large, complète ; la société lui a été livrée tout entière, sans réserve, nivelée comme au lendemain de la création ; il a disposé de la France et de l'Europe, de 1791 à 1800 ; qu'en a-t-il fait ? Une épreuve itérative est-elle nécessaire ?

L'auteur n'est donc pas de ceux qui croient que les révolutions de 1830 ont manqué à leurs principes, à leurs promesses, à leurs destinées ; elles se sont arrêtées aux faits qui les avaient rendues nécessaires ; elles n'ont pas dévié de leur point de départ ; elles ont accompli leur œuvre pacifiquement, et c'est là un grand progrès, un des plus grands progrès que puisse offrir l'humanité. La monarchie belge, en acceptant toutes les libertés, a anticipé l'avenir et réduit les théories sociales à des questions de mots ; la Belgique, en (page 60) attendant que les autres peuples se placent à la hauteur de ses institutions, pourrait, sans déshonneur, être stationnaire. Si elle ne retrouve pas le calme absolu, c'est que l'Europe entière est entrée dans cette ère active et inquiète, ouverte en Angleterre depuis deux siècles ; c'est que l'esprit des peuples, comme l'esprit de l'homme, a peut-être pour toujours perdu le repos ; c'est qu'il est impossible à la nation belge de ne pas se ressentir de ce mouvement universel qui doit agiter le monde sans l'emporter.

Bruxelles, le 20 septembre 1834.

Avant-propos de l’auteur (précédant la quatrième édition) (10 mars 1876)

(page V) La constitution pacifique, comme État indépendant, de la Belgique détachée révolutionnairement en 1830 de la Hollande, a été le triomphe de la diplomatie. On ne peut parler de ces négociations si longues et si compliquées, sans citer l'Essai historique et politique, publié il y a plus de quarante ans, dont l'exactitude a été reconnue par les contemporains, la plupart disparus, parmi lesquels il faut ranger en première ligne lord Palmerston et les plénipotentiaires à la Conférence de Londres.

Bien que des changements plus considérables aient attiré depuis, attirent encore l'attention publique, cette première et profonde atteinte, dont les résultats subsistent, à l'ordre de choses créé en 1815 ne peut être perdue de vue. L'indépendance belge est restée une nécessité, quoique le cadre général ne soit plus le même. Une assise avait été refaite et, après la destruction de l'édifice, elle est demeurée soudée au (page VI) sol européen. Quelque restreint que fût le champ d'action, le repos du monde s'y rattachait et s'y rattache encore. Ce sera d'ailleurs un constant sujet d'étude que de rechercher comment cette révolution, tentée avec tant de chances contraires et de si faibles moyens, a pu réussir ; comment l'intervention diplomatique plus ou moins déguisée d'abord, alternativement déclinée et acceptée, a fini par l'emporter malgré l'une et l'autre des parties en cause.


Après un si long intervalle, nous publions sans changements cette édition qui sera la quatrième ; l'ouvrage a été plus qu'un livre : c'est un acte. On reprochera peut-être à l'auteur de ne pas l'avoir remanié, au lieu d'y ajouter des notes qui fatiguent souvent et distraient toujours. Toutes les pièces diplomatiques sont aujourd'hui connues ; de graves révélations personnelles ont même été faites ; il était impossible de ne pas tenir compte des unes et des autres ; les. notes auraient débordé de page en page si l'on ne s'était restreint. Une refonte du texte eût rendu l'œuvre plus littéraire en lui enlevant sa valeur de document ; les exemplaires presque introuvables des trois éditions épuisées n'en eussent été que plus recherchés. Cette publication, qui remonte à 1833, constate que le plan de la transaction qui a fait (page VII) adopter la révolution belge par l'Europe n'a pas été imaginé après coup ; même avant l'élection du prince Léopold, il avait été entrevu par quelques personnes qui comptaient l'auteur dans leurs rangs ; depuis, il a été systématiquement suivi. Le livre a même exercé une influence sur le dénouement final de 1839. Bien que le litige portât principalement sur les limites et les dettes, la question de l'Escaut, si vitale pour la Belgique, et qui menace de se perpétuer, n'avait été négligée à aucune époque. L'auteur a défendu la solution promise par l'article IX du traité du 15 novembre 1831 ; il a même soutenu qu'il fallait en renforcer les dispositions, auxquelles la Hollande a .fini par adhérer après sept années de protestation.

Comme les seigneurs féodaux du moyen âge, elle s'est vue, à regret, dépossédée de privilèges incompatibles avec les idées modernes sur l'usage international des grands fleuves, appendices des mers ; elle ne l'a pas été cette fois brutalement comme elle l'avait été, le 16 novembre 1792, par la Convention nationale de France, et comme elle l'eût été derechef dans toute combinaison autre que celle de l'indépendance belge ; le principe d'équité qui veut que même les abus, réputés des droits acquis, soient rachetés, lui a été libéralement appliqué ; la capitalisation du péage et celle de la rente spéciale lui ont valu plus de cinquante millions de francs, somme supérieure à. celle que la Roumanie, avec une population égale à peu près à celle de la Belgique, aurait à payer à la Turquie (page VIII) si le rachat du tribut était admis. Une page fortement colorée, où l'auteur montrait l'impossibilité morale d'exiger des comptes de l'ancien roi, avait fait naître des scrupules chez les membres de la Conférence et leur a suggéré l'idée de l'abandon, moyennant compensation, de la liquidation du syndicat d'amortissement. Plusieurs notes, par leur importance, auraient pu former des chapitres nouveaux ; nous en signalerons quelques-unes : la tentative mystérieuse pour ajourner l'exclusion de la maison d'Orange est éclaircie ; la différence entre la suspension d'armes et l'armistice, expliquée ; la réclamation concernant les frais des mesures coercitives, exposée ; la véritable portée du séquestre des territoires à restituer offert à la Prusse par les puissances exécutrices, précisée ; le voile a pu être levé sur la négociation des forteresses ; des éclaircissements curieux relégués parmi les documents politiques ont été ajoutés au texte de l'article secret, aujourd'hui connu, de la Convention du 14 décembre 1831.

L'auteur, dans sa revue des causes de la révolution, les avait rattachées à une idée fatalement dominante, celle de la suprématie inévitable du Nord sur le Midi. Il y est revenu en 1835 dans sa réponse à un apologiste de l'union ; nous avons reproduit cette défense ; les générations nouvelles manquent fréquemment de mémoire, disposées qu'elles sont à oublier les inconvénients du passé et à méconnaître les avantages du présent.

(page IX) Bien que la révolution belge ait été solennellement close en 1839, le monde est loin de s'être immobilisé ; il s'est renouvelé autour de la Belgique sans l'emporter. Jusqu'à quel point la. solution donnée à tant de questions par la Conférence de Londres a-t-elle été respectée ? C'est ce que le lecteur doit immanquablement se demander. La Conférence ; s'il est permis de la déclarer en permanence dans l'histoire, a vu un de ses souhaits accomplis par la capitalisation du péage de l'Escaut ; elle serait étonnée du sort des forteresses belges, inquiète peut-être de celui du grand-duché de Luxembourg rendu impuissant en 1867, à la suite de la guerre austro-prussienne, par sa neutralisation et par le démantèlement de sa fameuse place d'armes ; elle serait satisfaite de l'épreuve qu'a surmontée en 1870, en face de la guerre franco-allemande, la neutralité belge, spécialement réglée par les deux grands belligérants sur l'initiative de l'Angleterre. Pour ne pas tenir les esprits en suspens, on a montré, dans quelques additions jetées hors du cadre, ce qu'est devenue l'œuvre de la Conférence devant les événements gigantesques qui ont changé la face de l'Europe. Ce qui surtout satisferait la Conférence, c'est que la Belgique est restée debout, la Belgique - dernier mot prononcé à son lit de mort par Palmerston, que le roi Léopold Ier devait suivre de si près.

A l'aide de la table alphabétique des matières, qui termine le tome II, le lecteur pourra, sans s’engager (page X) dans des recherches difficiles, réunir rapidement sur chaque fait, sur chaque question toutes les notions éparses tant dans l'ouvrage principal que dans. la première continuation de l'auteur et dans la seconde où M. Théodore Juste, connu par tant d'utiles travaux, notamment par une intéressante monographie de Léopold 1er, conduit les négociations jusqu'à leur conclusion. Les préfaces de la 2e et de la 3e édition ont été lues avec avidité ; nous. n'avons pas cru pouvoir les supprimer ; ce sont de courtes brochures politiques où se reflète la situation d'alors.


On a dit que l'essentiel pour les princes et les hommes d'État est de bien finir. Le roi Louis-Philippe a mal fini ; même à l'étranger ce monarque, le seul, après Henri IV, qui se soit assis sur le trône de France avec le sentiment des droits des autres peuples, continue à être sévèrement jugé. Le gendre, sans être aussi puissant, a été plus heureux ; son œuvre lui a survécu. Léopold 1er n'est guère apprécié que comme diplomate ; cependant ce n'est pas son unique mérite. Éloigné du trône britannique par la mort de la princesse Charlotte, il avait pu espérer d'en être rapproché un jour, sinon comme régent, au moins comme conseiller officieux, par l'avènement de sa nièce, et croire qu'un rôle politique lui était encore, plus ou moins secrètement, réservé ; il ne (page XI) cessait de s'y préparer lorsqu'un appel indirect lui fut adressé au nom de la Grèce ; il accepta sans réserve ; c'était une faute qu'il ne renouvela pas lorsque, s'étant désisté, une nouvelle offre lui fut faite, cette fois directement. S'il s'était rendu en Belgique sans un arrangement préalable avec les cinq grandes puissances, « il ,n'y aurait eu qu'un révolutionnaire de plus, » ainsi que s'exprimait l'un des commissaires belges dans la seconde entrevue qu'il leur accorda le 9 juin 1831, mot hardi qui ne l'offensa nullement, puisqu'il rendait sa propre pensée. Si les dix-huit articles du 26 juin stipulant à l'avance les conditions internationales de son avénement au trône belge n'ont pas été exécutés, c'est par suite de revers dont il n'est pas responsable. Il aurait pu se déclarer dégagé, il ne le fit pas et il poursuivit sa mission en dépit de la fortune. Pour ne point passer inaperçu sur cette terre, il résista aux séductions d'une riche sinécure à laquelle il renonça avec magnanimité et qui lui valait sans labeur ni souci la moitié de sa liste civile future.

Devenu roi des Belges, il a été son ministre des affaires étrangères ; en correspondance avec tous les personnages influents, chefs d'État ou chefs de cabinet, rien d'important ne se passait on Europe qu'il n'en fût informé, rien de grave ne s'y préparait qu'il ne pût pressentir. Aucun de ses ministres officiels n'a pu se prévaloir d'une position semblable. Pour prévenir des abus trop fréquents de nos jours, (page XII) ces lettres qui eussent été si précieuses et que les archives officielles ne remplaceront pas, ont été réciproquement restituées. A certains égards, le département des affaires étrangères est la partie intellectuelle de tout gouvernement ; il en est comme la providence ; il épie les signes du temps ; il cherche à découvrir les rapports parfois lointains entre la destinée du pays et les événements du dehors ; souvent il a l'apparence d'être inactif, inutile même, mais l'imprévoyance, l'oubli, l'erreur d'un jour, une méprise, une fausse appréciation ont des suites irréparables. La Belgique, moins que tout autre État, ne peut s'isoler ; son existence tient au système général. Le chef de sa diplomatie, roi ou ministre, doit être un observateur presque universel ; toujours l'œil fixé sur la carte du monde, aucun mouvement, en Europe surtout, ne doit lui échapper. C'est ainsi que le roi Léopold Ier entendait cette fonction qui exige une vigilance continue, bien que cachée au vulgaire ; il restera l'idéal du diplomate belge. Veut-on savoir ce que coûte un premier faux pas ? Si le roi Guillaume Ier' avait eu une diplomatie plus clairvoyante, il n'eût pas provoqué la réunion de la Conférence de Londres ; il a cru pouvoir de plein droit compter sur les cinq grandes puissances, y compris la France de Juillet ; il n'a pas prévu que la nécessité du maintien de la paix générale dominerait les cabinets et que l'Europe se contenterait sous une autre forme de la non-réunion de la Belgique à la France. En lutte avec le (page XIII) clergé, il s'est félicité de la chute du gouvernement clérical de Charles X, comme si la France libérale devait être insensible à la destruction du royaume-uni élevé contre elle ; s'il avait seulement relu la correspondance de son grand aïeul le Taciturne, il aurait appris que les Valois catholiques n'avaient pas refusé leur. appui aux huguenots des Pays-Bas contre Philippe II ; ce n'est pas la bonne volonté, mais le génie qui manqua au frère de Charles IX et de Henri III pour devenir en 1582, sous les auspices du prince d'Orange, souverain des provinces révoltées au nom d'une cause opposée à celle qui motivait la politique intérieure de la France.

Le roi Léopold 1er n'employait pas son influence extérieure dans l'intérêt seul de la Belgique ; elle se faisait sentir dans les rapports internationaux d'autres états. Il a servi constamment d'intermédiaire entre l'Angleterre et la France ; c'est peut-être à lui que l'on est redevable du maintien de l'alliance anglo-française tant de fois ébranlée sous le roi Louis-Philippe ; il a contribué activement à la sauver après la crise égyptienne en 1841, la guerre du Maroc en 1844 et les mariages espagnols en 1846. Arbitre en 1863 entre l’Angleterre et le Brésil, sa haute impartialité ne lui permit pas de donner raison au puissant État qui lui avait rendu tant de services.

Esprit cosmopolite, il s'intéressait au sort de l'humanité sur tous les points du globe ; l'Orient avait conservé le privilége d'émouvoir son imagination ; il (page XIV) n'était pas sans regretter la couronne grecque un moment entrevue. A l'auteur de cet ouvrage qui, revenant d'Athènes, le félicitait en 1856 de ne pas être devenu roi des Hellènes, il répondait : « A ne considérer que le présent, la Belgique vaut certes mieux que la Grèce ; j'aurais eu personnellement une existence moins agréable ; mais la dynastie que j'aurais fondée aurait eu un plus grand avenir. Je n'aurais pas vécu dans l’isolement sur les ruines d'Athènes, sans rapports avec les souverains et les hommes d’'État de l'Occident ; je les aurais habitués à recourir à moi et j'aurais su mettre à profit toutes les éventualités sans en craindre ni en provoquer aucune. »

La guerre n'étant que la politique dans son action extrême, la question militaire avait la seconde place dans sa pensée ; il n'admettait pas que la neutralité subsistât par sa seule vertu : la Belgique doit au moins être en mesure de résister à un premier choc et d'attendre que les garants soient prêts ; le nouveau système défensif, qui concentre dans un camp retranché les ressources jusque là disséminées, est sa conception propre.

Son attention ne s'est pas même, comme on le suppose, bornée en tout temps à la diplomatie e tà la guerre. Arrivé au pouvoir dans la maturité de l'âge, avec des notions générales de gouvernement, il a, surtout pendant la première moitié de son règne, influé sur toutes les branches de l'administration, (page XV) influence qu'il s'est bien gardé d'afficher ; il a fondé le crédit du pays et les travaux publics. Appréciant ce qu'il y a de salutaire dans la limitation des pouvoirs, il ne voyait rien d'offensant dans un contrôle : la Cour des comptes, nommée par la Chambre des représentants et non par le gouvernement, a peut-être préservé la Belgique du sort financier de tant d'autres États. Avant d'accepter la couronne, il avait été frappé de tout ce que renferme d'excessif une constitution décrétée par une assemblée souveraine en l'absence de toute dynastie ; après l'avoir acceptée, il songea jamais à une révision. Il reconnut qu'avec les moyens dont il disposait il pouvait encore faire le bien ; il trouva sa force dans sa bonne foi et dans un régime régulier et stable. Il comprit qu'il pouvait s’illustrer par les œuvres de la paix ; ardemment secondé, il prit l'initiative de la construction des chemins de fer par l'État et fît un élément de puissance et d'unité de cette grande invention du siècle devenue ailleurs la proie de l'agiotage. Il jeta les bases de bonnes finances sans lesquelles il n'y a pas de bonne politique ; il s'était prêté sans répugnance au système rigoureux de comptabilité introduit par le Congrès national ; il érigea en maxime d'État l'absence du moindre déficit ; toute dépense, même utile, non couverte par une recette, était par cela seul ajournée. Presque au lendemain des désastres d'août 1831, il avait, par l'autorité de son nom, trouvé des prêteurs qui eurent, à cette époque, pour principale (page XVI) hypothèque, sa sagesse. Pendant son long règne, il ne s'est permis, aux dépens du trésor public, aucune fantaisie coûteuse ; on voulait lui élever une demeure monumentale dans le quartier de Bruxelles qui porte son nom ; il s'y refusa. Néanmoins, il savait encourager les sciences, les lettres et les arts ; sous ce dernier rapport surtout, il s'identifiait avec le glorieux passé de sa nouvelle patrie. Il semblait s'être assimilé toutes les qualités solides en même temps que les traditions respectables du peuple qu'il personnifiait aux yeux de l'Europe. En tout il cherchait à se rendre compte du possible ; se souvenant toujours d'où il était parti, il ne s'est jamais cru en dehors de l'humanité ; aux commissaires belges envoyés à Londres, il s'était plu à dire qu'il considérait le pouvoir sous un point de vue philosophique. Il y avait dans tout son être une fermeté naturelle et tranquille, parfois silencieuse, qui affronte les épreuves, de la vie sans les redouter ni les braver. Sa haute taille imposait, sa parole mesurée rassurait. toute exagération lui répugnait ; il détestait le grandiose et le faste ; il avait réduit l'étiquette à sa plus .simple expression en deçà de laquelle le respect serait atteint. La couronne est restée une figure de rhétorique ; il n'en laissa pas fabriquer une en réalité. On admire avec calme une statue grecque ; on s'arrête stupéfait devant un colosse égyptien. C'est une figure historique qui frappera par la justesse des proportions.

Les Belges lui doivent plus de trente-quatre années de paix, de prospérité et de considération ; ils ne peuvent mieux honorer sa mémoire qu'en montrant que son esprit est encore avec eux. Pour se guider ,dans. les circonstances les plus difficiles, il leur suffira de se demander ce qu'il aurait fait.

Une histoire complète embrassant toutes les parties du règne manque encore ; espérons que parmi la génération nouvelle quelque esprit .vigoureux se détachera de la polémique quotidienne où les forces se gaspillent, pour entreprendre ce patriotique travail dans son ensemble. Qu'exagérant son rôle constitutionnel, on n'en fasse pas un roi nul. I)ans le partage du pouvoir il pratiquait le précepte que, pour sauver les grandes choses, il faut savoir sacrifier les petites. Les partis s'agitent à la superficie ; l’action du roi doit être cherchée à de plus grandes profondeurs.


L'époque n'est pas éloignée où la Belgique inaugurera la cinquantième année de son indépendance ; il est à souhaiter que dans l'intervalle aucun incident ne vienne la troubler.

On sera en droit de lui demander, on lui demandera si elle a rempli ses devoirs envers l'Europe. Sa naissance a été laborieuse et les grandes puissances qui l'ont tenue sur les fonts baptismaux ne l'ont pas (page XVIII) gâtée. Abandonnée a elle-même durant la trève diplomatique, elle n'a jamais été plus heureuse ; échappée toute meurtrie à leurs étreintes, elle n'a pas gardé rancune ; elle n'a profité d'aucune complication extérieure pour tenter une revanche. Elle sait qu'elle ne ferait pas impunément des essais nouveaux d'existence ; sans frontières naturelles, n'étant forte que par son union et son bon sens, elle n'est protégée ni par des montagnes, comme la Suisse, ni par les mers, comme l'Angleterre. Pendant que tout s'ébranle autour d'elle, il faut qu'elle prenne racine dans le vieux sol européen, si remué de nos jours. Aux observateurs superficiels qui, frappés de la diversité de race et de langue, l'avaient crue vouée à un dualisme dissolvant, elle a répondu par un sentiment d'unité qui ne s'est jamais démenti. Ce qui la caractérise précisément, c'est que, placée sur la lisière des races et des langues, elle s'y est maintenue malgré des aptitudes diverses, à l'exemple de la Suisse divisée, en outre, de cultes. La Constitution de 1831, expression d'un état social, n'a été ni une théorie philosophique ni le manifeste d'un parti triomphant ; c'est pour cela qu’elle a duré ; c'est une transaction qui, prenant en considération les mœurs, les croyances, les préjugés même, a donné satisfaction à des tendances multiples dans l'espoir que, grâce à une entière liberté individuelle, chacun saurait se faire paisiblement sa place ; il n'y a eu de dupes que ceux qui auraient voulu une suprématie exclusive et une lutte (page XIX) perpétuelle. Lorsqu'un groupe de vainqueurs profite d'un jour de grande fortune pour imposer ses vues à un pays, il court risque de voir son œuvre disparaître avec la conjoncture d'où elle est née. La fondation de la Belgique a dépendu d'une double transaction ; son sort en dépend encore.

Renfermée dans les frontières étroites qu'on lui a faites, elle a su vivre. Savoir vivre, c'est avoir droit à la vie. A-t-elle déconcerté et désolé, par le défaut de raison politique dans son âge mûr, ceux dont elle avait eu les sympathies au berceau ? S'est-elle montrée turbulente, hargneuse ? Lui a-t-on jamais surpris la main dans quelque intrigue ? S'est-elle compromise par des innovations inconsidérées ? A-t-elle périodiquement inquiété l'Europe par l'anarchie, l'a-t-elle scandalisée par la dilapidation des deniers publics ? Lui est-il arrivé de ne pas faire honneur à sa signature ? A-t-elle joué avec le pouvoir et donné l'exemple de l'impuissance parlementaire ? A-t-elle fait le désespoir des contemporains, spectateurs, par la fantasmagorie de noms éphémères, défilant devant eux bruyamment sans laisser de trace ? S'est-elle signalée par la chasse au budget ? Ses hauts fonctionnaires en place et ses envoyés à l'étranger étonnent par leur longévité. Fidèle aux rêves de sa jeunesse, elle a laissé un libre jeu aux institutions qu'elle s’est données ; peut-on lui en faire un crime ? Sa Constitution est aujourd'hui la plus ancienne du continent. Elle ne prétend pas être impeccable, mais a-t-elle (page XX) commis quelque faute capitale ? Ce qu'elle désire, c'est de ne pas être jugée par le petit côté des choses. Elle n'a pu s'abstraire au point d'échapper à l’agitation de l'univers. Ce n'est pas une île perdue au milieu du grand Océan. La neutralité ne peut aller jusqu'à lui interdire toute vie intellectuelle, morale et religieuse, sous prétexte qu'il ne lui est pas permis de jeter le regard au delà de ses frontières. En la proclamant neutre, la Conférence n'a pas cru donner le spectacle d'un peuple de sourds-muets consigné au centre du continent. Ce qu'on doit exiger d'elle, c'est qu'elle ne soit jamais provocatrice, agressive. Elle n'entend pas s'arroger le droit de juger la conduite des gouvernements étrangers, ni s'immiscer par des manifestations dans les conflits qui entravent leur action. Il n'entre pas dans sa mission nationale de se faire le champion de toutes les causes perdues ou compromises.

Les épreuves ne lui ont pas été épargnées et elle les a surmontées. Prétendue contrefaçon de la France, elle est restée libre à côté du second empire, monarchique à côté de. la deuxième et de la troisième république. Sans faillir à sa dignité, elle s'est montrée pleine de déférence envers l'Allemagne dont la grandeur soudaine ne l'avait jamais offusquée. Dans une terrible guerre, compatissante et charitable envers l'un et l'autre belligérant, elle a évité de rendre suspecte son hospitalité. Confiante dans ses institutions, elle en attend le remède à tous (page XXI) les excès ; elle veut la pondération des pouvoirs dans l'État, comme celle des partis dans le pays, situation qu'on peut accuser d'être illogique, mais que commande la force des choses. Prenant pour modèle la vieille Angleterre, elle voit, sans s'inquiéter, monter et descendre les majorités ; elle demande seulement que le parti dépossédé attende patiemment que son tour revienne par la voie légale. Elle est assez forte pour comprimer dans son sein le socialisme, cette menace permanente contre la propriété et la famille. Devant des prétentions et des écarts d'un autre genre, elle croit à la supériorité des lumières et à leur diffusion. Jusqu'à présent, heureusement, elle reste convaincue que dans ce siècle démocratique, l'instruction primaire, bien que donnée sous l'indispensable influence religieuse, suffira pour changer l'esprit des populations peut-être au delà de ce que la prudence admet. Elle sait qu'à moins de détruire la liberté d'enseignement, les droits de la famille, l'indépendance du clergé et même celle de la commune, l'école sans religion positive serait désertée surtout dans les campagnes. Elle a la conscience d'appartenir au monde moderne et n'en ignore pas les écueils. Malgré quelques demeurants d’un autre âge, elle ne craint pas la réédification du passé ; ce sont les incertitudes du présent et de l'avenir qui effrayent les esprits réfléchis de tous les partis et qui les rallieront toujours au moment du péril. Sans être ennemie de toute réforme, les (page XXII) velléités d'un retour impossible au moyen âge la préoccupent moins que la question de savoir jusqu'où l'on peut s'aventurer dans l'inconnu. Si de toutes parts on voulait la laisser tranquille, elle n'aurait rien à demander à personne ; à la différence d'autres pays, ses principaux embarras sont toujours venus d'ailleurs.

Fidèle à la transaction faite, au dehors avec l'Europe, au dedans avec les partis, elle s'efforcera de rester elle-même ; conservant ses libertés et même ses illusions, elle espère célébrer son jubilé semi-séculaire sans qu'on puisse l'accuser de s'être rendue indigne du droit de se gouverner, qu'elle a obtenu après tant de vicissitudes.

10 mars 1876.

Retour à la table des matières