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La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine
THONISSEN Joseph - 1861

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J.J. THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine (tome III)

(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)

Chapitre XLI. Les intérêts matériels, les lettres, les sciences et les arts

41. 1. Le développement industriel et commercial

(page 293) Au milieu de ces dissidences et de ces luttes, le travail national, exploitant avec une merveilleuse ardeur les richesses du sol et les aptitudes industrielles du peuple, continue à fournir, dans toutes ses branches, les preuves d'une robuste et puissante vitalité.

Adoptant franchement les procédés inventés par la science moderne, régénérée, transformée, passant de la chaumière du paysan dans l'atelier de l'entrepreneur, l'industrie linière, dont nous avons raconté les tristes vicissitudes, tend à redevenir l'un des principaux aliments de notre commerce extérieur. La culture, le rouissage, le teillage, le (page 294) blanchiment, la filature et le tissage du lin, exécutés à l'aide d'un outillage perfectionné, apparaissent de nouveau comme une source abondante de bien-être pour les classes laborieuses des Flandres.

(Note de bas de page : Nos exportations en fils de lin qui, en 1849 et 1850, étaient de moins de 1,500,000 kil., sont remontées, en 1857, à 2,432,000 kil. Pour le tissage le progrès a été plus sensible encore. La création de nombreux ateliers d'apprentissage et de perfectionnement, et surtout l'article 40 de la loi sur les entrepôts, autorisant l'importation des fils anglais en franchise de droit, à charge de les convertir en toiles destinées à l'exportation, ont exercé une influence des plus heureuses. En 1849, notre exportation de toiles était tombée à 2,213,065 kil., d'une valeur de 11 millions de francs ; en 1856, elle atteignait 3,478,494 kil., d'une valeur de 15,807,000 fr. Dans la même période, l'exportation des fils de lin et de chanvre était arrivée de 1,449,614 kil. à 1,874,543, et de 5,027,000 fr. à 7,337,000 fr. (V. Exposé de la situation du royaume (1841-1850), IV, p. 124 et 125, et Tableau général du commerce belge avec les pays étrangers (1857), p. 92, 93, 127, 250, 251, 254 et 253 ). Depuis lors le mouvement s'est constamment accru.)

Quoique devancée par ses rivales d'Angleterre, de France et de Suisse, sous le double rapport de la perfection et du bon marché des produits, l'industrie cotonnière belge, dont le sort fit naître tant d'inquiétudes à la suite de la révolution de Septembre, est décidément entrée dans une large voie de développement et de progrès. Tout en continuant à approvisionner en grande partie le marché intérieur, la somme de ses exportations s'est presque doublée dans l'espace de cinq années.

(Note de bas de page : En 1846, l'importation du coton en laine destiné à l'industrie indigène était de 6,152,785 kil. ; en 1850, de 10,002,243 kil. ; en 1856, de 12,988,725 kil. Dans, la même période, l'exportation des tissus de coton s'était élevée de 4,727,000 fr. à 16,899,000 fr. (V. Exposé cité, IV, p. 125 et 126 ; Tableau cité, p. 19, 241, 254 et 255).

Grâce à l'activité courageuse et intelligente des fabricants de Verviers et de Dison, toujours à la recherche de tous les perfectionnements, toujours attentifs à étudier les besoins et les goûts des divers marchés du globe, la filature de la laine et la fabrication des draps ont marché plus rapidement encore. La quantité, la qualité, le taux des salaires, tout a suivi une progression régulière et constante. A l'époque où nous sommes parvenu, la matière première mise en œuvre dépasse douze millions de kilogrammes par an, quantité à peu près double de ce qu'elle était en 1850.

(Note de bas de page : En 1850, la laine mise en consommation était de près de 7 millions de kil. ; en 1857, elle dépassait 12 millions (V. Rapport sur la situation des principales branches de l'industrie belge, adressé au ministre de l'Intérieur, par M. Jules Kindt, reproduit dans l'Annuaire de l'industrie et du commerce de M. Romberg (1861), p. 188 et suiv. En 1846, les tissus de laine de toute nature, livrés à l'exportation, avaient une valeur de 12,119,000 fr. ; en 1856, cette valeur était montée à 26,858,000 fr. (Exposé cité, IV, p. 127 ; Tableau cité, p. 127 et 254).)

Une (page 295) industrie de luxe, trop dédaignée par la statistique, la fabrication des dentelles, acquiert de jour en jour une importance plus considérable. Distinguées à la fois par leur élégance, par leur finesse et par leur solidité, elles pénètrent dans toutes les capitales du monde, et déjà le chiffre de la production annuelle dépasse quarante millions de francs. Dans le Hainaut, le Brabant, la province d'Anvers et les deux Flandres, elles fournissent un salaire à plus de 120,000 ouvrières. (V. le rapport déjà cité de M. Kindt, pp. 182 et suiv.)

Mais c'est surtout dans les immenses travaux consacrés à l'extraction, à la fonte et à la transformation des métaux, que les résultats obtenus ont été éclatants et irrécusables. En 1849, les mines métalliques comptaient 738 sièges d'exploitation, occupaient 4,704 ouvriers et produisaient 651,184 tonnes de minerai de toute nature ; sept ans plus tard, les sièges d'exploitation sont au nombre de 1,470, les ouvriers au nombre de 10,223, et la quantité extraite s'élève à 887,645 tonnes (V. Exposé de la situation du royaume (1841-1850), IV, p. 107 et 108. Documents statistiques publiés par le département de l'Intérieur, t. II, ministère des Travaux publics (1858), p. 40 et 41. Nous n'avons compte que les sièges d'exploitation en activité). En 1850, 41 hauts fourneaux produisaient 145,000 tonnes de fonte de fer, d'une valeur de 11,600,000 francs ; six ans plus tard, 73 hauts fourneaux produisent 306,025 tonnes d'une valeur de 37 millions (V. Exposé de la situation du royaume (1840-1850), IV, p. 163. Tableau du commerce, etc. (1857), p. 46 et 47). Dans toutes les autres branches de la métallurgie, on remarque la même progression, la même activité infatigable et féconde. Par la perfection de ses procédés, par l'association des efforts et des capitaux, par la division du travail appliquée sur une vaste échelle, la fabrication des machines, des mécaniques et des armes fournit des produits chaque jour mieux appréciés et plus recherchés par les nations étrangères.

(Note de bas de page : En 1849, l'industrie des armes avait produit 407,000 pièces ; en 1856, elle en produisit 587,900. En 1849, elle avait exporté des produits d'une valeur de 5,530,000 fr. En 1856, la valeur des exportations s'éleva à 11,770,000 fr. En 1839, nos exportations de machines et de mécaniques n'étaient que de 1,200,000 kilog. ; en 1850, ils s'élevaient à plus de 4 millions ; en 1856, elles atteignent 5,255,568 kilog., d'une valeur de près de 7 millions de francs (V. Kindt, loc. cit., p. 165 et 167 ; et Tableau cité, p. 103, 252 et 253).

Quand même tous (page 296) les documents statistiques du commerce extérieur auraient disparu, un seul fait, la multiplication incessante des machines à vapeur, employées à l'intérieur du pays, suffirait pour mettre en évidence l’élan toujours croissant du travail national. En 1844, elles étaient au nombre de 1,448 et représentaient une force de 37,370 chevaux ; douze ans après, elles arrivent au chiffre de 3,240 d'une force totale de 73,394 chevaux (Exposé cité, IV, p. 113. Documents statistiques cités, Ibid., p. 43. Nous n'avons compte que les machines fixes en 1844 et 1856). Il n'est pas nécessaire d'ajouter que l'extraction de la houille, devenue la condition indispensable du progrès industriel au dix-neuvième siècle, a constamment suivi ce mouvement d'expansion, de force et de richesse. En 1845, nous possédions 220 mines, fournissant du travail à 41,435 ouvriers et produisant 4,919,156 tonnes d'une valeur de 47,149,420 fr. En 1856, 203 mines exigent le concours de 73,585 ouvriers et livrent à la consommation ou à l'exportation 8,212,419 tonnes d'une valeur de 105,458,762 fr. (Exposé cité, IV, p. 98 à 102. Documents statistiques cités, Ibid., p. 38-40).

Qu'on se rappelle que les mêmes phénomènes de force et d'expansion se sont produits pour une foule d'autres industries lucratives que nous passons sous silence ; qu'on y ajoute, d'un côté, le progrès continu du commerce extérieur, de l'autre, le développement non interrompu des voies de communication ; qu'on tienne compte de l'exiguïté de notre territoire, et l'on avouera sans peine que la Belgique, toute proportion gardée, occupe l'une des premières places parmi les nations industrielles de l'Europe.

41. 2. Le mouvement scientifique et artistique

Mais les luttes pacifiques du travail, malgré leur puissance et leur grandeur, ne suffisent pas seules pour fournir la preuve de l'existence d'une nationalité vivace. La gloire d'un peuple n'est pas complète, le fleuron le plus brillant manque à sa couronne, aussi longtemps que l'éclat des lettres, des sciences et des arts n'a pas illustré son territoire.

Sous ce rapport encore, la Belgique de 1830 a dignement payé sa dette à la patrie. Si l'on tient compte des obstacles que nous avons rencontrés et des longues vicissitudes auxquelles nous avons été soumis, les résultats obtenus depuis la révolution de Septembre méritent (page 297) incontestablement de figurer avec honneur dans les annales du pays.

A la fin du dix-huitième siècle, la Belgique, à la veille d'être envahie par les armées républicaines, avait sa part de la décadence scientifique et littéraire qui se manifestait dans tous les États de l'Europe. Elle possédait encore des littérateurs, des historiens et des savants ; l'ancienne académie de Bruxelles, créée en 1772, n'était pas restée stérile, et l'on rencontrait à l'université de Louvain plus d'un professeur que les écoles les plus célèbres de l'étranger eussent été heureuses de s'associer. Citer les noms de Desroches, de Burtin, de Heylen, des comtes de Nény et de Fraula, du marquis du Chasteler, du commandeur de Nieuport, des professeurs Vounck, Van Rossum, Minkeleers, Heuschling et Van Bouchoute, des abbés de Nélis, Mann, Ghesquière, Paquot, Needham et de Marcy, c'est rappeler des efforts persévérants et fructueux dans le domaine des lettres, de l'histoire et des antiquités nationales, aussi bien que dans les sphères, alors peu explorées, des sciences naturelles et des sciences exactes. Mais ces brillantes individualités étaient malheureusement très loin d'avoir réveillé autour d'elles l'activité intellectuelle qui faisait, deux siècles plus tôt, la gloire de la Belgique de la Renaissance. Un pas immense restait à franchir, lorsque les proconsuls de la Convention vinrent supprimer du même coup notre culte, nos institutions, nos écoles et nos libertés nationales.

Les vingt années de guerre et de domination étrangère qui suivirent n'étaient pas propres à rendre au pays la fécondité scientifique et littéraire qu'il n'avait pas récupérée au moment de la conquête. A une époque où tout le mouvement intellectuel se concentrait dans Paris, sous la direction et la surveillance du maître, la Belgique, découpée en départements français, partagea l'état d'impuissance et de stérilité de toutes les provinces du grand empire. Un petit nombre de littérateurs et de savants eurent cependant la généreuse audace de rompre le silence et de publier le fruit de leurs veilles, comme une protestation du patriotisme et de la raison contre l'indifférence et l'apathie de leurs compatriotes. A l'heure où l'oubli du passé était un titre à la confiance des dispensateurs des largesses officielles, Dewez, de Bast, Goethals, Cornelissen, le baron de Villenfagne et quelques autres s'efforcèrent de retirer notre histoire de l'injuste dédain où elle se trouvait pour ainsi dire ensevelie. On vit même paraître un poème national, célébrant (page 298) en vers harmonieux les travaux et les gloires de nos ancêtres (Le beau poëme de M. Ch. Lebroussart, les Belges, fut publié en 1813). Mais toutes ces œuvres, quoique douées de qualités estimables, n'étaient pas assez vigoureuses pour triompher de la torpeur des esprits et de la force chaque jour plus absorbante des idées étrangères.

Assurément la situation n'était pas de nature à flatter l'orgueil national, au moment où les Belges, après la chute du trône impérial, furent unis aux Hollandais sous le sceptre de Guillaume Ier. Ce prince désirait sincèrement le progrès des sciences et des lettres ; il aimait à se dire leur ami et leur protecteur ; il rétablit l'académie de Bruxelles et l'entoura d'une sollicitude affectueuse ; il fonda dans les provinces méridionales trois universités réunissant les facultés de droit, de médecine, des sciences et des lettres. Aussi le nouveau règne faisait-il concevoir de brillantes espérances, lorsque, par une aberration à jamais regrettable, les intentions généreuses du roi furent, en grande partie, neutralisées par les tendances exclusivement hollandaises qu'il fit présider à tous les actes de la politique intérieure. D'un côté, jetant une espèce d'interdit sur le français, il fit des faveurs et des distinctions le lot du petit nombre de littérateurs belges qui se servaient de l'idiome batave, devenu la langue officielle du pays ; de l'autre, il poussa la peur de la liberté au point de tarir, en grande partie, les sources de savoir et de goût où la génération nouvelle devait aller puiser. Il se fit le défenseur jaloux du monopole de l'enseignement, et le monopole produisit des conséquences d'autant plus funestes que, sous le double rapport de l'organisation et du personnel, les écoles officielles laissaient immensément à désirer (Voy. les preuves ci-dessus, t. II, p. 226 et suiv.). Il en résulta que l'attente des hommes dévoués au progrès intellectuel de la nation fut encore une fois déçue. Sans doute, le travail des esprits ne demeura pas complétement stationnaire. L'histoire conservera les noms des littérateurs et des savants qui luttèrent courageusement contre les influences délétères dont ils étajent entourés. Quetelet et Reiffenberg préludaient aux travaux qui devaient un jour les illustrer ; Dewez, de Smet, de Gerlache et Warnkoenig exploraient le vaste champ de l'histoire nationale ; Van Mons, Drapiez et d'Omallius d'Halloy faisaient revivre le goût des sciences naturelles ; Van Meenen, Van de Weyer et Gruyer s'adonnaient à l'étude de quelques branches de la philosophie; Raoul (page 299) et le baron de Stassart obtenaient des éloges mérités dans la culture des lettres françaises (Qu'on nous permette de faire ici une remarque générale : en énumérant les noms des littérateurs et des savants, il nous arrivera de commettre plus d'un oubli involontaire).

Mais il n'en est pas moins vrai que la Belgique, considérée dans son ensemble, était loin d'occuper une place brillante dans le mouvement scientifique et littéraire de l'époque. Les études politiques seules acquirent une importance réelle. Forcés de lutter sans trêve contre les tracasseries incessantes de l'administration centrale, les Belges scrutèrent avec ardeur toutes les théories du gouvernement constitutionnel, et bientôt la presse quotidienne, chaque jour mieux servie, se mit à discuter les problèmes qui se rapportent à la prérogative royale, à la responsabilité ministérielle, aux droits du parlement et aux libertés publiques. Là est la véritable gloire de la période néerlandaise. On peut dire à juste titre que l'éducation politique des Belges s'est faite pendant les quinze années du royaume des Pays-Bas. La plupart des hommes qui ont joué un rôle éminent sous le règne de Léopold Ier se formèrent alors dans les luttes journalières de la tribune et de la presse.

Avec 1830 s'ouvre une ère nouvelle. Affranchie de la domination étrangère, rendue à elle-même après une interminable série de vicissitudes et de souffrances, la Belgique, désormais maîtresse de ses destinées, débuta brillamment par la recherche des garanties constitutionnelles qui devaient servir de base à l'œuvre de son indépendance et de sa liberté. Les débats du Congrès national produisirent dans l'Europe entière une impression aussi profonde que sympathique. Au milieu de la discussion chaleureuse des grands problèmes qui effrayaient les gouvernements et qui passionnaient les peuples, l'éloquence parlementaire ne tarda pas à jeter un vif éclat sur la tribune belge. Dans toutes les régions de la politique se montrait l'ardeur généreuse, l'activité patriotique d'une nation résolue à défendre énergiquement ses droits et à ne plus appartenir qu'à elle-même.

Bientôt, mais surtout à partir de 1835, la même activité se manifesta dans la sphère des travaux scientifiques et littéraires. Là aussi le progrès apparut, pour se raffermir et s'étendre jusqu'à l'époque actuelle.

Commençons par jeter un coup d'œil sur le terrain des sciences (page 300) naturelles et des sciences exactes, si largement représentées au sein de l'académie royale.

Il n'est pas une seule de ces importantes branches des connaissances humaines qui ne compte en Belgique quelques noms justement entourés de l'estime du monde scientifique. Dans l'astronomie et les hautes mathématiques, nous voyons briller MM. Quetelet, Pagani, Timinermans, Meyer, Verhulst, Schaar, Dandelin, Liagre et Neremburger ; dans la zoologie, MM. Van Beneden, Lacordaire et Cantraine ; dans l'entomologie, MM. Vander Linden et Wesemael ; dans l'ornithologie, MM. Du Bus et de Selys-Longchamps ; dans la géologie, MM. d'Omallius d'Halloy, Dumont et Houzeau ; dans la paléontologie, MM. Smerling, de Koninck et Nyst ; dans la chimie, MM. Stas, Martens, Melsens et de Hemptinne ; dans la botanique, MM. Du Mortier, Kiks, Morren et Linden ; dans la physique, MM. Plateau et Gloesener ; dans la météorologie, MM. Crahay et Van Oyen. Les résultats obtenus depuis un quart de siècle attestent que la Belgique est toujours la terre des Van Helmont et des Vésale.

Un développement non moins remarquable s'est manifesté dans la culture des lettres.

Le champ le mieux exploré est celui de l'histoire. On dirait que la Belgique, après avoir été successivement bourguignonne, espagnole, autrichienne, française et néerlandaise, s'est fait un devoir de placer au premier rang de ses sollicitudes l'exhibition des titres qui la recommandent à l'estime du monde. Aussitôt qu'elle eut repris son rang parmi les nations indépendantes, des savants laborieux fouillèrent ses annales pour y chercher, en même temps que la légitimation du présent, le présage heureux des conquêtes pacifiques de l'avenir. A peine échappés à la domination étrangère, c'était avec un patriotique orgueil qu'ils signalaient à l'attention de l'Europe les gloires et les souffrances d'une noble patrie enfin reconquise. Les événements politiques, les institutions, les mœurs, les antiquités religieuses et civiles, tout l'héritage de nos ancêtres fut étudié, scruté, remis en lumière avec une ardeur infatigable. Les œuvres de MM. de Gerlache, de Ram, Gachard, Nothomb, David, Polain, Borgnet, Carton, Moke, de Smet, de Reiffenberg, Kervyn de Lettenhove, Namêche, Juste, Claessens, Altmeyer, Piot, Willems, Ferdinand Henaux, Wouters et Schayes passeront à la postérité, parce que, malgré de notables différences dans leurs tendances et dans leur but, de même que dans (page 301) l'appréciation des faits et des doctrines, elles se distinguent toutes par un savoir solide, uni à l'amour de l'indépendance et de la gloire du sol natal.

(Note de bas de page : Ce remarquable développement des études historiques est dû en grande partie au concours et à l'impulsion des membres de la Commission royale d'Histoire, créée par un arrêté royal du 22 Juillet 1834. Jamais institution scientifique ne manifesta une activité plus constante et n'obtint en peu d'années des résultats aussi étendus. Voy., pour les travaux de la Commission, pendant le premier quart de siècle de son existence, le rapport adressé au ministre de l'Intérieur, le 22 Juillet 1859 (Bull. de la Comm., IIIe série, n° 1)).

L'érudition littéraire se montre à côté de l'érudition historique. Tandis que les publications philologiques de MM. Roulez, Baguet, Bormans, Baron, Raoul, Fuss, Aug. Scheler, Delfortrie, Van Bemmel, Wagener et Ch. Grandgagnage conquièrent l'estime des savants, l'histoire littéraire proprement dite trouve son contingent dans les travaux de MM. de Reiffenberg, Kervyn de Lettenhove, Moke, Goethals, Snellaert, Lacroix et Fuérison. Au milieu de l'épanouissement d'une vie nationale trop longtemps comprimée, on a même vu renaître le culte des langues et des littératures de l'Orient, abandonné depuis le dix-septième siècle. Des livres hébraïques, syriaques et sanscrits ont trouvé des éditeurs et des commentateurs dans trois professeurs de l'université catholique, MM. Beelen, Félix Nève et Lamy. Leurs belles et savantes recherches ont éclairci plus d'un point obscur des traditions orientales.

L'archéologie et la bibliographie se sont mises à la hauteur des études dont elles éclairent et raffermissent la marche. La première revendique les noms de MM. Schayes, Ed. Fétis, Alvin, Van Overstraeten, Ul. Capitaine, Descamps, Lemaistre d'Astaing, Kervyn de Volkaersbeke, Solvyns, Duvillers et B. Renard ; la seconde a été cultivée avec succès par MM. de Saint-Génois, de Reume, de Backer, Oettinger, Namur, Pieters, Snellaert, Van der Meersch, Van Iseghem, Rousselle et plusieurs autres.

La récolte a été plus abondante encore dans le domaine des sciences morales.

MM. Quetelet et Heuschling, jouissant d'une réputation européenne justement acquise, ont en quelque sorte vivifié la statistique par son application ingénieuse et savante à tous les phénomènes de la vie sociale. M. Ducpetiaux, dont le nom seul rappelle un quart de siècle de (page 301) dévouement absolu aux intérêts des classes malheureuses, a complétement élucidé les grands problèmes qui se rattachent au régime des prisons, aux institutions de prévoyance, aux écoles de réforme et à toutes les opérations de la bienfaisance officielle. MM. de Decker, Lebeau, Dechamps, Devaux, Coomans, Jottrand et Castiau ont publié des écrits politiques qui ne seraient pas déplacés dans les revues françaises les plus en renom. MM. de Molinari, Hennau, Brasseur, Périn, Le Hardy de Beaulieu, Arrivabenne, Jobard et Natalis Briavoine ont voué leurs efforts au progrès de plusieurs branches de l'économie sociale et industrielle.

Dans les régions élevées de la philosophie, nous rencontrons les noms de MM. Tits, Ubaghs, Laforet, Lefebve, Lonay, Claessens, Kersten, Lupus, Ahrens, Huet, de Potter, Tandel, Tiberghien et Schwarz. Sur le terrain de la théologie, cette reine des sciences que le vulgaire dédaigne parce qu'il ignore ses beautés et ses richesses, nous trouvons, à côté de Mgr Malou, le sayvnt évêque de Bruges, MM. de Ram, Beelen, Laforet, Dechamps, Labis et Van de Velde.

Enfin la jurisprudence, que nos ancêtres cultivèrent avec tant de succès et de gloire, n'est pas restée sans interprètes dans la libre Belgique de 1830. MM. Maynz, Molitor et Smolders ont publié de remarquables travaux sur plusieurs parties du droit romain. Les écrits de MM. Haus et Nypels ont immédiatement conquis les suffrages de tous ceux qui se sont livrés à l'étude approfondie du droit criminel, et plusieurs branches de cette importante législation ont eu des interprètes sagaces, des commentateurs érudits, dans MM. Anspach, Cousturier, Bonjean, Van Hooreheke, Gérard, Bosch et Robaulx de Soumoy. Les lois sur les mines ont été élucidées jusque dans leurs derniers détails, par MM. Brixhe, Del Marmol, Bury, Chicora et Dupont. MM. Defacqz, Leclercq, Raikem, Faider, Ferd. Henaux, Britz et Lelièvre ont fait des recherches d'un puissant intérêt sur les anciennes législations de nos provinces. Le droit public et droit administratif ont été savamment explorés par MM. Delcour, Defooz, Bruno, Destriveaux, Jonet et Eugène Verhaegen. MM. Rutgeerts, Bastiné et Martou méritent les mêmes éloges pour les publications qu'ils ont consacrées au notariat, au droit fiscal et aux hypothèques. Malgré de nombreuses erreurs et des tendances trop souvent préconçues, le Répertoire de l'administration et du droit administratif de la Belgique, composé par M. Tielemans, est un monument qui honore le pays.

(page 303) Les résultats obtenus ne présentent pas la même importance dans le domaine de la littérature d'imagination ; mais il importe cependant de ne pas se faire ici l'écho de l'esprit de dénigrement que nos littérateurs ont rencontré au-delà de la frontière.

Si la poésie française n'a pas trouvé sur notre sol un interprète digne de figurer à côté des Lamartine et des Victor Hugo, il s'en faut de beaucoup que son culte ait été complétement négligé et que la lyre nationale soit restée muette. Les oeuvres de Mlle Louisa Stappaerts, de MM. de Reiffenberg, de Stassart, Grandgagnage, Alvin, Weustenraad, de Decker, Van Hasselt, Ad. Mathieu, Lesbroussart, Ét. Henaux, Quinet, Wacken, Siret, Clesse, Lagarde, Potvin, Rouveroy, Marsigny, Louis La Bar et Gens, se distinguent par des qualités éminentes et des beautés réelles. Si le roman de meurs ne peut revendiquer aucune production réellement digne d'être remarquée, il n'en est pas de même du roman historique, qui compte plusieurs essais heureux dûs à la plume exercée de MM. de Saint-Genois, Coomans, Moke, Félix Bogaerts et Marcellin Lagarde. Si la littérature dramatique a été peu cultivée, on se rendrait néanmoins coupable d'un odieux déni de justice en refusant toute valeur aux compositions scéniques de MM. Victor Joly, Royer, Guillaume, Michaëls, Wacken et plusieurs autres. Ce qui est malheureusement incontestable, c'est que la science, l'histoire et l'érudition ont fourni un contingent bien plus considérable que la poésie lyrique, le roman et le drame. Et cependant ce n'est ni la richesse de l'imagination, ni l'art d'observer et de peindre, ni surtout l'intelligence des beautés littéraires qui manquent aux Belges du dix-neuvième siècle. Pour en avoir une preuve complète et irrécusable, il suffit de jeter un regard, même superficiel, sur les œuvres nationales écrites en langue flamande. (On comprendra sans peine que, malgré l'intérêt qui s'attache au mouvement flamand, il nous est impossible de publier ici un aperçu même sommaire de ce remarquable épisode de notre histoire littéraire).

Ici l'on trouve, en effet, parmi les savants et les historiens, une nombreuse phalange de poëtes qui se distinguent à la fois par l’élévation et la profondeur de la pensée, par la richesse et les grâces de la forme : Ledeganck, au sentiment si vif et. si sympathique, à la versification si correcte et si pure ; Van Ryswyck, dont la muse populaire a tant charmé les rares loisirs des classes inférieures ; Van Duyse, le plus fécond des bardes flamands, trouvant un écueil dans (page 304) l'exubérance même de ses facultés poétiques ; Van Beers, manifestant dans un idiôme germanique le génie élégiaque de Millevoye et d'André Chénier ; Nolet de Brouwere, si grave et si riche dans ses chants patriotiques, si sagace et si incisif dans ses poésies légères ; Renier, dont les intéressantes fables rappellent plus d'une fois la finesse de Lafontaine ; Bogaert, le poète forgeron, consacrant au culte de la poésie les heures qui ne sont pas absorbées par un rude labeur. Ajoutons-y les noms de MM. Blieck, Rens, Bloemaert, Dautzenberg, De Laet, Billiet, de Geyter, de Cort, Fr. de Potter, et nous aurons assez prouvé que le Parnasse flamand n'est pas resté sans fleurs et sans fruits sous le régime vraiment libéral inauguré en 1830 : résultat d'autant plus remarquable que le roman de mœurs et le roman historique se trouvent, eux aussi, largement représentés par les œuvres de MM. Van Kerkhoven, Ecrevisse, Auguste et Renier Snieders, et surtout par les nombreuses et charmantes compositions de Conscience.

On le voit : dans toutes les branches des connaissances humaines, le travail des esprits a été fécond et persévérant depuis plus d'un quart de siècle.

Le mouvement est d'autant plus digne d'attention que partout on découvre, à côté des efforts individuels, les efforts collectifs d'une multitude d'institutions scientifiques et littéraires, les unes établies par l'initiative et sous le patronage de l'État, les autres fondées et entretenues par la réunion des efforts privés.

L'académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts, réorganisée en 1845, renferme dans son sein la plupart des hommes qui se sont fait un nom dans le développement intellectuel du pays ; elle est devenue le centre autour duquel sont venues successivement se grouper toutes les tentatives réellement fructueuses. L'académie de médecine, établie en 1841, a largement réalisé toutes les promesses de son programme ; sur le double terrain de la théorie et des procédés pratiques, les travaux qu'elle a publiés et les communications qu'elle a reçues de ses membres attestent que la patrie des Palfyn et des Rega n'a point dégénéré.

(Note de bas de page : De nombreuses et intéressantes publications médicales ont été faites depuis 1830. Nous devons à regret nous borner à citer les noms de leurs auteurs : MM. Borggraeve, François, Fallot, Kluyskens, Michaux, Craninx, Schwann, Van Kempen, Broeckx, Brogniez, Guislain, Seutin, Hubert, Uytterhoeven, Haan, Cunier, Hairion, Vleminckx, Lequime, Philipps, Van Biervliet, Van Roosbroeck, Sauveur, Lebeau, Varlez, etc.).

La Commission royale (page 305) d'histoire, créée en 1834, a déployé une merveilleuse et savante activité dont il n'est plus nécessaire de faire l'éloge. La Commission centrale de statistique, organisée en 1841, a su régulariser l'observation de ces innombrables faits sociaux qui, réunis et classés avec sagesse, servent de contrôle aux plans de l'administrateur et aux spéculations de l'économiste. Dans l'importante et vaste sphère de ses opérations, elle a servi de modèle et de guide aux gouvernements de l'Allemagne et de l'Italie. Une autre Commission, instituée près du département de la Justice, pour la recherche et la publication des lois anciennes, a fait dans le domaine du droit national ce que la Commission royale d'histoire a réalisé dans la région des faits politiques. Encouragées par la sollicitude constante du gouvernement, toutes ces institutions sont en quelque sorte autant de foyers d'où la vie et la chaleur rayonnent sur les sociétés scientifiques et littéraires des provinces. Celles-ci, chaque jour plus nombreuses et disséminées sur tous les points du pays, explorent le sol, décrivent les monuments, conservent les richesses des arts, étudient les annales locales et revendiquent les titres de leurs concitoyens illustres à la reconnaissance de la postérité.

Mais c'est surtout dans la sphère radieuse et infinie des beaux-arts que la Belgique indépendante a noblement rivalisé avec ses puissantes voisines.

Tous les contemporains se souviennent encore de l'émotion profonde avec laquelle on aperçut, au salon de 1830, le Vanderwerf de Gustaf Wappers. C'était un événement dans l'histoire de l'art, un glorieux retour aux vieilles traditions nationales. C'était une victoire définitive remportée sur l'école froide et théâtrale de David, contre laquelle Herreyns et Van Brée avaient si vaillamment lutté dans leur longue carrière. A l'aspect de cette toile, où brillaient la plupart des qualités de nos grands maîtres, on salua dans le jeune artiste le précurseur d'une nouvelle et illustre génération de peintres belges.

Cet espoir n'a pas été déçu. M. Wappers a réalisé les promesses de son éclatant début, et toute une phalange de nobles émules l'ont rapidement suivi dans l'arène. A l'âge où d'autres cherchent encore (page 306) les rudiments de l'art sur les bancs de l'école, M. de Keyzer produisit, dans sa célèbre Bataille des épérons d'or, un chef-d'œuvre aussi remarquable par l'éclat du coloris que par la vigueur du dessin et la disposition savante des personnages ; et ce chef-d'œuvre a été suivi de Milton dictant son poème, de Sainte Élisabeth de Hongrie distribuant ses aumônes aux pauvres et de la Bataille de Woeringen. M. de Biefve a su briller à côté de lui, dans sa belle et patriotique page du Compromis des nobles. Marchant à la même hauteur, M. Gallait a déployé la vigueur et la puissance d'un peintre du premier ordre dans l’Abdication de Charles V, dans Montaigne visitant le Tasse, dans le Couronnement de Baudouin de Constantinople, dans les Derniers hommages rendus aux comtes d'Egmont et de Horne. Montant plus haut encore, génie puissant et fougueux, réunissant la force de Rubens à la grâce de Raphaël, Wiertz a multiplié des œuvres telles que la Mort de Patrocle, le Phare du Golgotha, le Triomphe du Christ, la Révolte des enfers contre le ciel.

(Note de bas de page : En citant les noms de MM. Wappers, de Keyzer, Gallait, de Biefve et Wiertz, nous sommes loin d'avoir épuisé la liste de nos peintres d'histoire. Il en est une foule d'autres dont le talent s'est révélé avec autant de richesse que de fécondité : MM. Navez, Mathieu, Portaels, Guffens, Swerts, Slingeneyer, Coomans, Stallaert, Van Eycken, de Bieffe, Thomas, Paelinck, Ferdinand Pauwels, Van Lerius, Robert, etc.)

Il suffit de citer ces noms pour prouver que la peinture historique a fourni son large et glorieux contingent ; mais le même réveil et la même abondance se révèlent, à des degrés divers, dans toutes les branches de l'art contemporain.

La peinture murale a été largement conçue et brillamment exécutée par MM. Guffens, Swerts, Portaels et Van Eycken. La peinture de genre a trouvé des interprètes d'un grand et incontestable talent dans MM. Leys, Madou, Dyckmans, Hamman, Verheyden, Dillens, de Braekeleer, Deblock, T'Schaggeny (Charles et Edmond), Meganck, Willems et une foule d'autres. Dans la peinture du paysage brillent les noms de MM. Fourmois, Lamorinière, Kindermans, Roffiaen, de Schampheleer, Dejonghe, Quinaux, Roeloffs, de Knyff, Kuytenbrouwer, Bodeman. Parmi les peintres de marine, nous trouvons sur la même ligne MM. Clays, Louis Verboeckhoven et J. Jacobs. Tandis que, dans la peinture des animaux, MM. Verlat, Joseph Stevens, Robbe et Eugène Verboeckhoven conquièrent les suffrages du (page 307) public éclairé, une autre série de gracieux travaux, les vues de villes et les intérieurs d'églises, si chers à quelques-uns de nos anciens maîtres, sont remis en honneur par MM. Genisson, François Vervloet et Bossuet.

Les sculpteurs ont dignement rivalisé avec les peintres.

Après la régénération politique du pays, la renaissance et le développement de la sculpture rencontra plus d'un obstacle. Par la grandeur de ses compositions, par son style nécessairement élevé et sévère, par la nature rebelle des matières qu'elle met en œuvre, elle réclame non seulement des appréciateurs sympathiques, mais encore et surtout des protecteurs favorisés des dons de la fortune ; il lui faut à la fois de l'or pour payer ses travaux et de vastes salles pour placer ses chefs-d'œuvre. Jadis de puissantes corporations religieuses et civiles lui assuraient une clientèle aussi stable que généreuse ; mais ces corporations avaient disparu dans le cataclysme révolutionnaire, et les familles aristocratiques conservant leur vieille opulence devenaient chaque jour plus rares. Il était donc permis de concevoir des doutes et des craintes, et plus d'un publiciste expérimenté se mit à dire que, sur le sol belge, l'art des Duquesnoy, des Delvaux et des Delcour était condamné à marcher vers une décadence de plus en plus irrémédiable.

Ces tristes pronostics ne se sont pas réalisés. A côté d'une école de peinture dont l'étranger admire l'éclat et la fécondité, nous possédons une école de sculpture qui se distingue en même temps par la noblesse du style, par l'élévation de la pensée et par une grandeur réelle dans l'exécution. MM. Guillaume et Joseph Geefs, Eugène Simonis, Fraikin, Charles Geerts, Jacquet, Tuerlinckx, Jéhotte, Vermeylen, Ducaju, de Cuyper, Frison, de Bay, les frères Goyers, Puyenbroeck, Van Hove et vingt autres jouissent d'une réputation largement justifiée par leurs œuvres. L'État, les provinces et les communes se sont efforcés de prendre la place des corporations supprimées ; le clergé, malgré la modicité de ses ressources, a trouvé le moyen d'encourager un art qui fut toujours en honneur dans les temples ; les hommes enrichis par l'industrie et le commerce ont suivi l'exemple donné par l'aristocratie de la naissance, et la sculpture a trouvé, au sein de nos institutions démocratiques, les encouragements qui lui sont nécessaires. Le souvenir des faits importants de l'histoire contemporaine a (page 308) été consacré par des monuments durables. Les statues de nos hommes illustres apparaissent successivement sur les places publiques des villes et des bourgades qui leur ont donné naissance. Nos églises se sont enrichies d'une multitude de compositions qui révèlent à la fois un sentiment religieux exquis et une connaissance parfaite de tous les secrets de la statuaire. Au milieu de la restauration intelligente des édifices que le patriotisme et la piété de nos pères ont fait jaillir du sol de la patrie, on a vu se former toute une phalange d'artistes qui, s'appropriant le génie naïf des humbles travailleurs du moyen âge, savent reproduire les sujets sacrés avec la ravissante simplicité de la belle époque de l'art gothique.

Mais les œuvres du sculpteur et du peintre, quelles que soient leurs perfections, ne s'adressent jamais qu'à un petit nombre de spectateurs privilégiés. Pour que leur action soit générale et durable, pour que l'enseignement qu'elles renferment et les jouissances qu'elles procurent descendent dans les masses, l'aide du crayon et du burin leur est indispensable. La lithographie et la gravure peuvent seules les introduire dans les demeures du grand nombre, au moins jusqu'au jour où les photographes auront réussi à détrôner ces belles et intéressantes manifestations du génie moderne.

Ici la récolte se montre en même temps moins riche et moins brillante.

Les dessinateurs habiles ne nous manquent pas. Dans la longue série de ses portraits, M. Schubert s'est constamment distingué par la sévérité du dessin, par la finesse de l'exécution, et surtout par sa remarquable habileté à reproduire l'intelligence, la pensée, les sentiments, en un mot, la physionomie morale de son modèle ; il comprend le rôle du dessinateur-lithographe en véritable artiste. Dans le nombre considérable de ses œuvres, notamment dans sa belle galerie des Artistes contemporains, M. Baugniet, qui nous a quittés pour aller se fixer en Angleterre, s'est fait remarquer par des qualités à peu près identiques. M. Vanderhaert et M. Madou, maniant le crayon avant de saisir le pinceau, méritent les mêmes éloges. Autour d'eux nous trouvons MM. Ghémar, Lauters, Gustave Simonau, Stroobant, Hymans et plusieurs autres, qui tous possèdent un incontestable talent.

Mais si les procédés matériels de l'art ont été saisis par nos dessinateurs au point de pouvoir braver, sous ce rapport, la concurrence sérieuse de l'étranger, il s'en faut de beaucoup qu'ils aient tous atteint, dans la sphère (page 309) plus élevée de la science artistique, la perfection idéale de leurs rivaux des bords de la Seine et de la Tamise.

On doit en dire autant des nombreuses productions de nos graveurs. Deux écoles de gravure fondées depuis un quart de siècle, l'une à Bruxelles sous la direction de M. Calamalta, l'autre à Anvers sous la surveillance de M. Erin Corr, ont produit des résultats heureux ; pour s'en convaincre, il suffit de se rappeler le triste état où la gravure était tombée dans ces vieilles provinces flamandes où elle avait trouvé jadis ses premiers et ses plus illustres maîtres. MM. Franck, Desvachez, Versywel, Vermorken, Bal, Gustave Biot, Belot, Delboete, Demeersman, Falmagne, Meunier, connaissent tous les procédés du métier et taillent très habilement le cuivre. Les encouragements prodigués par l'État sont loin d'être restés stériles ; mais il n'en est pas moins vrai que la plupart de nos graveurs ont bien des pas à faire pour arriver au niveau où se sont placés leurs émules d'Angleterre, de France et d'Allemagne.

(Note de bas de page : Nos graveurs en médailles ont cependant produit des æuvres très dignes d'être admirées. Il suffit de citer les noms de MM. Wiener, Leclerc, C. Jéhotte, Jouvenel, Braempt, Hart, etc.)

Les efforts ont été plus nombreux et surtout infiniment plus glorieux dans la culture de l'art musical.

Dans la grande composition proprement dite, qui se développe soit dans le drame, soit dans la symphonie orchestrale épique, le pays s'enorgueillit à juste titre des noms de MM. Fétis, Limnander, Grizar, Gevaert, Benoit, Mengal et Peelaert. S'ils n'ont pas créé un style nouveau, s'ils n'ont pas fondé une école belge, ils peuvent du moins revendiquer la gloire d'avoir déployé des qualités assez éminentes pour mériter les hommages des premiers critiques de l'Europe. Leurs œuvres ont fait le tour de la France, de l'Allemagne, de l’Angleterre et de l'Italie, provoquant partout des applaudissements chaleureux et mérités.

Près de ces hommes d'élite dont la place est marquée dans l'histoire générale de l'art au dix-neuvième siècle, nous trouvons, dans une sphère plus restreinte, mais très brillante encore, une multitude d'artistes célèbres qui, sous le rapport instrumental, se sont placés au premier rang de leurs contemporains. L'énumération. seule de leurs noms suffit pour fournir la mesure des progrès immenses réalisés par les Belges depuis la régénération politique du pays ; car la plupart (page 310) ont fait école, aussi bien pour la composition que pour l'exécution, dans le genre auquel ils se sont spécialement voués. Nous ne serons pas taxés d'exagération en citant, pour le violon, MM. de Bériot, Léonard, Hauman, Artot, Meerts, Wery, Robberechts, Massart, Prume, Steveniers, Singelée, Vieuxtemps ; pour le violoncelle, MM. Servais, de Munck, Montigny, Batta ; pour la flûte, M. Reichert ; pour la clarinette, MM. Blaes, Bender, Lambelé, Bachman ; pour l'orgue, M. Liesenhof (Frère Julien) et surtout M. Lemmens, fils d'un humble clerc de village, devenu, au témoignage des critiques les plus distingués de la France, de l'Allemagne et de l'Italie, le premier organiste de son époque. Dans toutes les directions, l'aptitude musicale de nos compatriotes s'est manifestée avec une admirable vigueur. Les chanteurs belges, disséminés sur les scènes de l’Europe, ou quelques-uns d'entre eux ont germanisé ou italianisé leurs noms flamands, sont innombrables.

Au milieu de cet épanouissement universel, la musique religieuse, si nécessaire à l'éclat et à l'influence moralisatrice du culte, ne pouvait rester stationnaire. Tandis que, sous l'impulsion éclairée de nos prélats, MM. Duval, Bogaerts, Devocht, Devroye, Germain, Fraselle, épuraient et ramenaient les livres liturgiques aux traditions de l'époque la plus brillante de l'Église, des hommes d'un mérite éminent publiaient ces belles compositions musicales qui s'allient si bien à la pompe et à la majesté des rites du catholicisme. Les travaux de MM. Fétis père, Busschop, Hanssens, Buchet, Mengal, Simon, Van der Ghinste, Sueremont, Janssens (d'Anvers), Gevaert, Benoit, Grizar, de Burbure, Soubre, Radoux, resteront comme d'irrécusables témoignages de la splendeur de l'art chrétien sous le règne de Léopold Ier.

Ces nombreux exemples d'un grand et légitime succès, ces impulsions puissantes, multipliées sous toutes les formes, expliquent le merveilleux développement du goût et de la culture de la musique dans toutes les classes de la nation. Un recensement opéré à la fin de 1856 a prouvé que nos provinces renfermaient trois mille sociétés musicales, composées de plus de soixante-dix mille membres : chiffres d'autant plus remarquables qu'on y compte mille sociétés de chœurs et trente mille choristes, tandis que le chant d'ensemble était à peu près inconnu avant la révolution de Septembre. Sous le rapport de la propagation rapide de la musique vocale et instrumentale, pendant (page 311) les trente dernières années, la Belgique marche incontestablement en première ligne parmi les peuples de l'Europe.

(Note de bas de page : Les lignes que nous venons d'écrire sont loin de former un tableau complet des progrès que la Belgique a réalisés dans le domaine de l'art musical. Nous avons gardé le silence sur l'enseignement à la fois si brillant et si solide de MM. Fétis père, Bosselet et tant d'autres ; sur la littérature musicale, où nous retrouvons au premier rang M. Fétis père, puis M. Ed. Fétis, les chevaliers Léon et Gustave de Burbure, etc. ; sur les Belges professeurs dans les conservatoires étrangers ; sur la facture des instruments, dont les procédés ont été si largement perfectionnés par l'industrie nationale ; en un mot, nous nous sommes contenté d'indiquer quelques-uns des résultats les plus saillants. Les amateurs de l'art trouveront bientôt des renseignements lucides et complets dans un livre auquel M. X. van Elewyck met en ce moment la dernière main et qu'il publiera sous ce titre : Histoire de la musique religieuse en Belgique, accompagnée de documents et de renseignements statistiques sur toutes les sociétés musicales du pays, ainsi que de la biographie de plus de douze cents compositeurs contemporains. C'est à l'obliecance de M. van Elewyck que nous devons les renseignements que nous communiquons à nos lecteurs).

Ainsi, de quelque côté qu'on tourne ses regards, dans le domaine des intérêts matériels comme dans le domaine des sciences, des lettres et des arts, on aperçoit le mouvement, le travail, la vie, les progrès ; partout on découvre l'influence heureuse et féconde de l'institution d'un gouvernement national. Le 21 juillet 1856, les Belges pouvaient avec un légitime orgueil célébrer le vingt-cinquième anniversaire de l'avénement de leur dynastie nationale.

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