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Louis De Potter. Un philosophe au pouvoir
VAN TURENHOUDT E. - 1946

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VAN TURENHOUDT E., Louis de Potter. Un philosophie au pouvoir

(Paru à Bruxelles en 1946, chez Charles Dessart)

Chapitre VI. Ruptures

Les débuts du Congrès National - Démission de Louis De Potter - Lettre à mes concitoyens - Réflexions sur sa retraite - L'Association pour l' Indépendance Nationale - Opposition et violences - Départ pour la France

(page 159) Le 3 novembre, jour du scrutin, De Potter écrivit à Gendebien une lettre pleine d'intérêt et que Théodore Juste a reproduite dans son étude sur notre tribun. Celui-ci rappelle, une dernière fois, le rôle difficile qu'il a été appelé jouer depuis son avènement au pouvoir ; il montre la nécessité qui s'imposait à lui de sortir de cette situation fausse.

« Mon cher Ami...

« Jusqu'ici, tout ce que j'ai proposé a été repoussé par le Comité Central ; bien des propositions de mes collègues sont passées contre mon (page 160) avis. Je me trouve donc avoir décrété ce que je ne voulais réellement pas, et n'avoir pas réussi à manifester ma véritable volonté.

« Je serai fâché d'entraver la marche du Gouvernement, mais aussi je ne prétends pas sacrifier entièrement et toujours mon opinion à celle du Comité.

« Le moment de se prononcer nettement sur les questions vitales de notre régénération politique me paraît venu pour tout le monde. Je suis pour ma part décidé à la saisir. Voyez s'il convient à vos vues que je me désiste comme simple citoyen plutôt que comme collègue, et veuillez me le dire franchement.

« Je trouverai. j'espère, occasion de servir la Belgique dans quelque position que je sois placé. »

En attendant l'ouverture du Congrès National, une discussion passablement byzantine eut lieu entre les membres du Gouvernement provisoire ; il s'agissait de la part qu'ils allaient prendre à la cérémonie, et du discours qui y serait prononcé.

De Potter avait été chargé de la rédaction de ce discours. Le texte qu'il soumit à ses collègues fut passé au crible : ils estimèrent notamment. que son auteur avait décerné des éloges trop modestes, quant à l'œuvre accomplie par le Gouvernement.

Le texte définitif une fois arrêté, De Potter fut chargé d'en faire la lecture devant l'assemblée. en sa qualité de doyen d'âge des membres du Gouvernement provisoire.

L'examen de la remise des pouvoirs au Congrès fut, pour De Potter, une suprême occasion de (page 161) faire accepter ses idées. « J'annonçai que, n'ayant reçu aucune mission du Congrès (c'est lui-même qui s'exprime ainsi dans ses Souvenirs), je n'avais rien non plus à lui rendre ; que si la majorité du Gouvernement provisoire arrêtait la dissolution de cette magistrature révolutionnaire, je me résignais à un fait qu'il ne m'aurait pas été possible d'empêcher, et que je déposerais aussi l'autorité dont j'avais été honoré, mais seulement entre les mains du peuple. »


Le Congrès s'ouvrit solennellement, le 10 novembre, dans la salle où avaient siégé antérieurement les Etats Généraux.

La cérémonie se déroula dans une simplicité que Pirenne a qualifiée de « républicaine. »

Quant à la participation de Louis De Potter à cette mémorable journée, voici ce qu'il veut bien nous en apprendre : « Après que nous eûmes été introduits avec tous les honneurs dus aux représentants de la Révolution, je prononçai mon discours, et ensuite me retirai tout à la fois de la salle et de ma carrière politique. »

Et non sans une teinte de mélancolie, il ajoute : « Avant cependant de redevenir « peuple », je laissai tomber du haut du balcon du palais national un regard distrait sur les troupes qui défilaient dans la place, en jetant encore des cris en mon honneur. et je reçus. sans en être le moins du monde touché, les félicitations des hauts dignitaires militaires et civils. »

(page 162) Le 12 novembre, Charles Rogier communiqua au Congrès la décision des membres du Gouvernement provisoire de « remettre à cet organe légal et régulier du peuple belge le pouvoir qu'ils avaient exercé depuis le 24 septembre dans l'intérêt et avec l'assentiment du pays. »

Cet excès d’humilité, de la part du porte-parole du Gouvernement Provisoire, ne nous doit-il pas étonner ? En effet, ces hommes ont fait la Révolution, ils ont tout sacrifié pour elle. Ils s'adressent à une assemblée qui vient de voir le jour et qui, créée dans des formes légales, va bénéficier de la force et de l'autorité qui en résulteront nécessairement. Avec le recul du temps, nous comprenons mieux combien cette déclaration trahit le désir qui animait ces hommes de se débarrasser aussi rapidement que possible des lourdes charges qui pesaient sur leurs épaules, en même temps que leur volonté de mettre leur responsabilité à l'abri, par le fait même qu'ils s'intégraient à une assemblée régulièrement constituée.


La réaction que suscita la démission de Louis De Potter ne se manifesta ouvertement, chez ses amis politiques, que du côté de Charles Rogier. Celui-ci alla le trouver et, par tous les moyens, prières et menaces, essaya de le faire revenir sur sa décision. Il fit valoir auprès du tribun, outre son amour pour la patrie et son dévouement passé, un argument qui lui paraissait péremptoire : « de tous ceux des membres du Gouvernement (page 163) provisoire, le seul nom connu hors de Belgique était le sien » ; par conséquent, il devait conserver à ce pouvoir « la force et l'éclat dont il avait surtout besoin à une époque où il se mettait en rapport avec l’étranger. »

Mais rien n'y fit : la décision de Louis De Potter était inébranlable, la cassure définitive. L’expérience des six dernières semaines avait été trop amère, l'ingratitude trop profonde pour qu'il consentît à revenir sur ses pas.

« Il était temps. a-t-il noté dans ses Souvenirs, pour ma santé qui commençait à beaucoup souffrir de cet état moral d'agitations et de déceptions continuelles. »

Le lendemain de l'ouverture du Congrès, De Potter envoya sa démission de membre du Gouvernement.

Henri Pirenne a porté sur cette décision et sur ses conséquences ce jugement lapidaire : « S'il avait espéré que le peuple empêcherait qu'elle fût acceptée, il se trompa. Elle ne produisit pas plus d'émotion que la lettre qu'il adressa, un jour plus tard, « à ses concitoyens » pour en exposer les motifs. Sa popularité née au milieu de l'agitation politique avait disparu avec elle. La persécution la lui avait donnée, le pouvoir la lui fit perdre. » (H. Pirenne, op. cit., p. 441.)

En réalité. le danger immédiat maintenant conjuré, les intérêts personnels reprenaient le dessus, et les partis politiques qui s'étaient unis devant (page 164) l'oppression étrangère allaient reprendre leurs perpétuelles intrigues et querelles.

La période épique était révolue : une nouvelle étape s'ouvrait dans l'histoire de notre pays, étape trop propice. hélas ! aux dissensions intérieures et aux entreprises de l'étranger.

Mais si les politiciens jugeaient si allégrement le départ de l'ancien tribun, il n'en alla pas ainsi de ceux qui représentaient l'opinion. Nous avons relevé un article, dans le quotidien Le Belge du 18 novembre 1830, qui nous laisse deviner les intrigues dont Louis De Potter avait été victime :

« Petites Intrigues et Grande Faute.

« M. De Potter s'est retiré du Gouvernement provisoire.

« Il est rentré dans la classe des simples citoyens, l'homme qui a sauvé une foule de propriétaires de la colère du peuple, et dont le nom seul environnait de quelque popularité un pouvoir dont la marche, incertaine ou peu franche, avait depuis longtemps excité une foule de plaintes.

« Les intrigues qui ont obligé M. De Potter à donner sa démission, ne sont pas enveloppées d'un voile tellement épais qu'il ne soit facile de le pénétrer. Nous ne cherchons pas à expliquer aujourd'hui ce qui se cache, mais nous devons le dire : nous nous affligeons de voir quelques hommes accuser celui que tout le peuple avait appelé au moment du péril et dont le retour avait été salué par des transports d'allégresse.

« Et que lui reprochent-ils ? L'ambition. (page 165) Pourquoi ? Parce qu'il renonce au pouvoir. Etrange ambition que celle-là

« Si M. De Potter eût eu réellement l'ambition qu'on lui reproche, il se serait à son retour emparé du pouvoir, au lieu de le partager ; il n'aurait pas si souvent sacrifié son opinion, sur les plus hautes questions d'ordre public, à l'opinion de ses collègues.

« Mais les véritables ambitieux ne sont-ce pas ceux qui, faisant des affaires publiques une ridicule parade de tréteaux, donnent leur démission au Congrès dans l'espoir de se voir maintenir dans leurs fonctions ?

« Les véritables ambitieux ne sont-ce pas ceux qui, au mépris de tous les principes de droit politique, cumulent à la fois le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ?

« Quels sont les véritables ambitieux, si ce ne sont ceux qui, après avoir reconnu la souveraineté du Congrès. s'avisent de modifier et d'étendre le mandat qu'il leur confère ?

« Mais M. De Potter a refusé de reconnaître la souveraineté absolue du Congrès : c'est là une ambition fausse peut-être, mais non de l'ambition. Il a pensé qu'il fallait un pouvoir neutre entre le Congrès et le peuple... »


De Potter n'allait pas quitter la scène politique sans porter les motifs de sa grave décision à la connaissance du peuple qui l'avait appelé au pouvoir.

(page 166) Par sa Lettre à mes Concitoyens (une brochure de 42 pages, 2ème édition, 22 novembre 1830), il a justifié cet acte capital.

Il y passe rapidement en revue son attitude depuis l'insurrection du 25 août jusqu'à son arrivée à Bruxelles. Ensuite, et avec plus de détails, il rappelle sa conduite alors qu'il faisait partie du Gouvernement provisoire, insistant particulièrement sur l'impossibilité où il s'était trouvé de vaincre « une opposition irritable et puissante. » De nouveau. il y expose son plan jugé utopique : l'instauration de cette « république » », qui demeure pour lui la question essentielle.

Cette lettre avait une telle importance, aux yeux de son auteur, que nous estimons devoir en reproduire ici les principaux passages :

« ... Lorsque éclata en Belgique la Révolution que je me glorifiais d'avoir prévue et prédite, sans oser l'espérer encore, je désirais du moins l'entière indépendance de ma patrie ; et, si elle se rendait indépendante, je formais des vœux pour qu'elle fût aussi libre.

« Mais c'était du peuple et du peuple seul que j'attendais son indépendance et sa liberté, comme c'était pour le peuple et pour le peuple seul qu'elle devait selon moi être libre et indépendante.

« C'est-à-dire que, dès l'abord, je rêvai la REPUBLIQUE DES PROVINCES BELGES. »

« Aussi mon cœur saigna-t-il lorsque j'appris la guerre déplorable que se faisaient à Bruxelles la bourgeoisie et le peuple.

« En effet, la révolution eût été perdue, la (page 167) liberté impossible, l'indépendance compromise, la restauration hollandaise assurée, si le peuple, au moment du danger, n'eût généreusement oublié de graves, de sanglants outrages, n'eût sauvé la bourgeoisie, la patrie, l'indépendance et la liberté. et ne se fût sauvé lui-même, malgré l'intrigue, l’égoïsme et la perfidie, qui, bien plus que le tyran de la Hollande. lui forgeaient de nouvelles chaînes.

« J'attendais alors, et j'attendais avec impatience, le signal qui devait me rappeler en Belgique...

« Une lettre qui ne m'était point adressée disait : On ne veut pas de De Potter ; il gênerait, il renverserait des plans ; il détruirait des espérances. »

« Il en est une phrase principalement qui m'étonna et m'affligea au delà de toute expression : « Notre révolution a commencé trop tôt, y était-il dit : la France n'est pas encore prête à nous aider à la terminer de la seule manière qui puisse nous convenir. Car de songer à autre chose qu'à une réunion franche et complète à la France, ce serait une véritable folie. Les Belges, amis de leur patrie, n'ont jamais pu avoir d'autre but : et ils déplorent amèrement. En ce moment, que l'effervescence du peuple ait fait soulever une question que la France ne pourra résoudre à son avantage et au nôtre que vers le printemps prochain.

« Aussi ne négligeons-nous rien pour arrêter l'élan populaire, en un mot pour enrayer la révolution, jusqu'à ce que des circonstances plus (page 168) favorables l'aient rendue moins intempestive et moins inopportune.

« Moi qui n'ai jamais cru qu'une révolution consistât en un simple changement de maîtres, je m'obstinais à vouloir que notre régénération fût toute nationale, toute au profit des Belges. qui devaient demeurer Belges, et je me promis bien de ne jamais coopérer ni directement ni indirectement à une négociation ayant pour but de donner la Belgique et de livrer mes concitoyens aux étrangers.

« Quant à la question de l'inopportunité de notre révolution, j'étais, à Paris, incompétent pour la juger. Mais intempestif ou non, le mouvement ne pouvait plus, selon moi, être arrêté, et il était du devoir de tout patriote de l'accélérer le plus possible, sans aucun égard ni à la France ni aux autres cours.

« Ce que je viens de dire regarde uniquement l'indépendance de la Belgique, seul point qui doive encore nous occuper, puisque la forme du gouvernement de notre patrie a été déterminée par le Congrès.

« J'ai toujours craint que cette forme n’emportât aussi le fond, c'est-à-dire notre nationalité. et je ne serais guère étonné si aujourd'hui (4 décembre). douze jours seulement après la proclamation du principe monarchique, et seize après la déclaration de l'indépendance. on se voyait forcé de préparer sous main une négociation avec le roi des Français.

« Du reste, et en tout état de cause, la chose (page 169) principale qui est le partage du gâteau, sera ratifiée par Louis-Philippe comme elle l'aurait été par M. de Mérode : et alors quel mal y aurait-il eu à devenir province française ?

« L'austère république était seule à éviter. Car celle-là, outre qu'elle aurait réduit au plus bas les émoluments des serviteurs du peuple, aurait nécessairement aussi appelé une enquête sévère sur la distribution des emplois et des places ; et Dieu sait quelle révolution nouvelle, bien plus redoutée que la première, en serait résultée ! » (page 4)

« Je réussis, il est vrai, à obtenir quelques actes d'intérêt général, reposant sur des principes nettement républicains, et menant inévitablement à la liberté entière et sans arrière-pensée de la république... Mais je voulais plus : je voulais une réforme radicale. toute dans l'esprit de la révolution qui venait de s'opérer chez nous. Je la tentai ; et dès lors, l'opposition la plus forte, la plus irritable se déclara contre moi. » (page 12).

« J'étais le seul. au Comité Central, à vouloir qu'il se dessinât politiquement, qu'en un mot il prît parti. Je le voulais. parce qu'à mes yeux. nous étions les véritables représentants de la révolution, et qu'à nous était imposé le devoir de la faire triompher de tous les obstacles et de perpétuer son triomphe ; parce qu'abandonner au Congrès futur, dont les opinions et le caractère nous étaient inconnus, le soin de décider en quelque sorte aveuglément du sort de la patrie, eût été dans tous les cas une grande imprudence, et (page 170) que ce serait probablement une faute irréparable. (page 15).

« Croyant la république le meilleur des gouvernements possibles, je devais chercher la réaliser en Belgique, si elle était praticable ; et je prouvais qu'elle l'était nécessairement chez un peuple laborieux, de mœurs simples, riche sans grande inégalité de fortune, et d’un caractère peu porté à l'exaltation et à l'exagération. »


L'ouverture du Congrès national allait clore la phase héroïque de notre Révolution. A partir d'alors, commença une période de tergiversations, d'indécisions et d'intrigues, tout au long de laquelle il serait bien difficile de retrouver l'énergie et l'audace des hommes qui organisèrent la résistance ouverte contre le roi Guillaume.

Le pays venait de vivre une des plus belles pages de son histoire. Les Belges avaient fait montre de l'impétuosité qui renverse tous les obstacles. La Révolution - insuffisamment préparée et sans unité de commandement - avait réussi au delà de toute espérance.

Si le pouvoir hollandais avait été surpris, les Grandes Puissances l'avaient été davantage. Aussi leur perplexité fut grande. A leurs yeux le nouvel Etat n'était qu'un élément de discorde dans l'Europe laborieusement refondue par le traité de Vienne. Pour éviter une guerre générale, elles réunirent une conférence à Londres, dans le but de trouver un expédient qui. sans donner entièrement (page 171) satisfaction à chacune d'elles, serait à peu près acceptables pour toutes.

Malheureusement pour notre pays, le Gouvernement ne comptait aucune personnalité quelque peu compétente en matière de politique internationale. Des fautes diplomatiques sans nombre furent commises, dont les représentants à Londres se saisirent pour nous discréditer. Louis de Lichtervelde, qui a spécialement étudié cette question délicate, s'est montré très sévère pour nos dirigeants d'alors : « Gendebien n'avait ni la perspicacité, ni le jugement d'Etat ; Van de Weyer, s'il s'acquitta d'abord bien de ses deux premières missions à Londres, n’avait pas saisi le sens profond de la politique anglaise. » (de Lichtervelde, op. cit., p. 170.) Quant Rogier, jeune avocat et journaliste plein de talent, il avait, peu avant la Révolution prêté sa plume à Don Juan Van Haalen, pour la rédaction des mémoires où ce dernier relatait sa vie mouvementée en Espagne. Or nous savons que le général Van Haalen avait été chargé du commandement de la résistance au plus fort des combats de Septembre.

Charles Rogier avait pu se rendre compte au fil de cette collaboration, de son ignorance totale en matière internationale. Aussi comprenons-nous bien son insistance auprès de Louis De Potter de faire revenir sur sa décision de quitter le Gouvernement. Tout en soulignant l'incapacité des autres membres de notre premier Directoire, (page 172) Rogier reconnaissait du même coup l'expérience acquise par De Potter dans le domaine international_ En effet, les nombreuses années passées à l’étranger, avaient permis à ce dernier de se mêler à l'élite de la société, d'étudier la psychologie d'autrui et d'éviter ainsi les erreurs faciles, mais impardonnables de celui qui est appelé à jouer un rôle hors de son pays. Son intelligence cultivée avait eu l'occasion de s'ouvrir aux choses de l'étranger et aux différents caractères des peuples voisins. Il est pour le moins regrettable que, pendant cette période difficile que notre pays eut traverser, De Potter n'ait pas été chargé de sonder les intentions de certains de nos grands voisins à notre égard et de les mettre au courant de nos aspirations nationales.


Mais la Belgique n'avait pas que des obstacles extérieurs à surmonter : elle devait surtout triompher d'elle-même, et vaincre ce vieux sentiment, résidu d'un long passé de domination étrangère, qui faisait considérer tout gouvernement comme un adversaire-né. Notre peuple ne possédait pas la maturité politique suffisante pour bénéficier des fruits de sa victoire. Il n'avait ni les lumières, ni la force de volonté indispensables pour juger par lui-même des chances exceptionnelles qui s'offraient à lui.

Aussi De Potter s'était-il vite rendu compte, pendant son bref passage au pouvoir, que la masse (page 173) de la population se tournerait bientôt, comme par le passé, vers ceux qui savaient la flatter.

Les chefs des anciens partis politiques, petit à petit, se ressaisirent et reprirent leurs manœuvres de naguère. En peu de temps, les opinions divergèrent plus qu'elles ne l'avaient fait sous le régime hollandais, et la plus grande confusion régna dans les esprits.

De Potter qui n'avait jamais essayé de flatter ses compatriotes, lui qui avait toujours fait appel à leur patriotisme, à leur fierté, à leur dignité, à leur bon sens, lui qui avait prôné et créé « l'Union patriotique de toutes les opinions et de toutes les doctrines, dans l'intérêt de la liberté », a dû voir avec douleur ce retour au vomissement dont parle l'Evangile.

Il eut cependant la satisfaction, au lendemain de sa démission éclatante, de recevoir de nombreuses lettres de félicitations pour sa fidélité à ses premiers principes.

Une adresse d'une société patriotique de Liége mérite notamment d'être mentionnée, parce qu'elle dénote une compréhension plus grande, une maturité d'esprit politique plus avancée dans la Cité ardente qu'ailleurs dans le pays.

« L'Association Patriotique liégeoise, indignée des graves inculpations dont M. De Potter est en ce moment l'objet, et que des journalistes indignes de leur mission ne craignent pas de répéter, sans qu'ils puissent alléguer un seul fait à l'appui de leurs allégations ;

« Ne voyant, au contraire, dans toute la vie (page 174) politique de ce grand citoyen que les actes du plus pur patriotisme et le sacrifice continuel des intérêts les plus chers au bonheur de son pays ;

« Comprenant enfin les raisons puissantes qui, dans ces dernières circonstances, l'ont déterminé à refuser sa signature au bas de l'acte par lequel le Gouvernement provisoire vint résilier ses pouvoirs dans le sein du Congrès National :

« A voté, dans sa séance du 18 novembre, et aux acclamations de toute l'assemblée, des remerciements à M. De Potter pour lui exprimer la reconnaissance que tous les vrais Belges éprouvent pour celui qui a été dans tous les temps l'un des fermes soutiens de votre liberté.

« L'Association Patriotique s'empresse en même temps de faire connaître à M. De Potter la profonde douleur qu'elle a ressentie lorsqu'elle a connaissance de la démission qu'il avait donnée comme membre du Gouvernement provisoire ; elle n'en doute pas, quoique retiré des affaires, celui dont le nom ne peut se détacher de la noble cause que nous avons embrassée, veillera toujours sur les destinées de la Belgique.

« Si de nouveaux malheurs nous étaient réservés, elle aime à croire que nous pourrions toujours compter sur lui, et qu'il nous défendrait avec ce même courage qu'il déployait naguère devant le despotisme triomphant, alors que ses infâmes calomniateurs avaient le front courbé dans la poussière. »


(page 175) Les membres du Gouvernement provisoire avaient présenté leur démission collective deux jours après l'ouverture du Congrès ; mais celui-ci les avait priés de conserver le pouvoir exécutif « jusqu'à ce qu'il y eût été autrement pourvu par le Congrès. » Ils restèrent en fonctions jusqu'au 25 février 1831.

Nous avons vu que De Potter avait adressé isolément sa démission, le lendemain.

Il a noté, toujours dans ses Souvenirs, avec une satisfaction non déguisée : « Je rentrais enfin dans la position d'où je n'aurais jamais dû sortir : j'étais redevenu moi-même, et je respirais librement comme avant que j'eusse posé le pied dans cette funeste lice politique, où il s'était commis sous mes yeux tant de bassesses et de turpitudes, où j'avais vu fuir devant moi tant d'heures sans charmes et tant d'illusions à jamais détruites. »

Henri Pirenne a jugé l'acte suprême et le départ de notre tribun en ces termes : « Ce démocrate personnel et autoritaire était au fond un homme de cabinet, un agitateur en chambre.

« Il n'avait rien de ce qu'il faut pour soulever les masses auxquelles il ne portait qu'un amour de tête. Trop orgueilleux pour servir le Congrès qu'il aurait voulu dominer, il préféra n'être rien plutôt que de se contenter d'un rôle secondaire » (H. Pirenne, op. cit. p. 441.)

Nous verrons, quand nous aurons étudié davantage le caractère et surtout la personnalité (page 176) intellectuelle de notre héros, si ce jugement doit être considéré comme définitif.

Ne perdons pas de vue que Louis De Potter n'avait pas demandé à faire partie du Gouvernement. Nous avons vu, quand il résidait à Lille et qu'il y rencontra les chefs réfugiés de l'insurrection, combien il a hésité avant de se décider à retourner en Belgique. Ses amis d'alors, Van de Weyer et surtout Alexandre Gendebien, lui ont suffisamment reproché ces hésitations. Rappelons encore que, le 28 septembre déjà, au cours de son voyage de retour vers Bruxelles. il écrivait aux deux prénommés. à seule fin d'insister encore, maintenant que l'insurrection était victorieuse, pour savoir si sa présence à Bruxelles était absolument nécessaire. Nous avons publié cette lettre intégralement, mais nous tenons à revenir encore sur ces mots qui reflètent le fond du caractère de notre personnage : « Mes amis, si je ne vous suis pas absolument indispensable ... laissez-moi ma liberté. »

Pour le surplus. la vérité ne gît-elle pas dans l'aveu que Gendebien a consigné en 1867, vers la fin de sa vie, dans ses Révélations historiques sur la Révolution, et alors que son rival était mort : « De Potter n'avait que depuis longtemps la valeur d'un drapeau, mais ce drapeau tenu et dirigé d'une main ferme pouvait rendre de grands services à la cause qu'ils (les révolutionnaires) avaient embrassée avec ardeur, soutenue avec persévérance, et qu'ils étaient décidés à faire triompher » ?

Cc drapeau après que le vent (page 177) révolutionnaire l'avait fait flotter glorieusement aux premiers jours de la liberté, a été délaissé petit à petit, attaqué ensuite, et finalement abandonné !

Nous saisissons mieux à présent le sens des paroles que De Potter a écrites en 1838, dans la préface à ses Souvenirs personnels : « Dans ce siècle, ... où l'égoïsme, devenu seul logique, se montre partout avec ostentation.... je n'ai, moi, rien consolidé, rien calculé...

« Guidé par le sentiment de mon devoir envers eux (mes compatriotes), j'ai naturellement, au milieu d'une génération de sages, paru jouer le rôle d'un sot. »

Adolphe Bartels, le fougueux démocrate, - un des esprits les plus exaltés de son époque qui en comptait beaucoup - semble être un de ceux qui auraient conseillé à De Potter de ressaisir le pouvoir par la force. Dans ses Documents historiques sur la Révolution Belge, il a écrit notamment, au sujet de cette phase troublée de la vie politique de notre héros : « Après cela. s'il avait compris les hommes comme il comprenait les choses, il devait se dégager de trois ou quatre coteries qui le circonvenaient à Bruxelles. en appeler aux volontaires dès la première apparence de concessions à la diplomatie. mettre sous clef pour une semaine tout au plus MM. Mérode. Van de Weyer et Rogier, et s'appuyer d'une part sur le Club Saint-Georges, de l'autre sur le clergé des Flandres, deux puissances alors parallèles sans être identiques. »

Mais outre que des actes de violence n'étaient pas dans le caractère de notre tribun, le temps était (page 178) révolu où les clubs patriotiques - nés au début de l'insurrection - exerçaient une puissance réelle. Leurs membres agissants étaient entrés désormais, pour la plupart, dans les conseils du Gouvernement, et ils avaient cédé la place à des hommes de second plan. Ces derniers se contentaient de discourir aux réunions, ou encore d'adresser au Congrès des pétitions, plus chimériques les unes que les autres.


Délaissons momentanément notre personnage qui, après s'être retiré du Gouvernement, continue de suivre les événements politiques et assiste souvent, en simple curieux, aux séances du Congrès national.

La tâche du Congrès était immense : trois points, d'importance primordiale, étaient réclamés à grands cris par la voix populaire : déclaration de l'indépendance nationale ; exclusion à perpétuité de la maison d'Orange-Nassau ; forme à donner au nouvel Etat.

Le 18 novembre. le vote sur l'indépendance de la Belgique rencontra l'unanimité et l'enthousiasme. Le 22, après des débats laborieux, il fut décidé que le pays serait une monarchie constitutionnelle. Le 24 seulement, après bien des résistances sous des formes les plus diverses, la déchéance des Nassau fut prononcée (à noter qu'un membre de l'Assemblée allait jusqu'à qualifier la proposition « d'inopportune et intempestive » !)

(page 179) Maintenant, et c'était là le grand point d'interrogation, dont dépendait l'avenir tant « européen » que national de notre pays, il fallait faire choix d'un prince qui accepterait le trône de Belgique.

Nous savons que le Gouvernement provisoire s'était résigné à la suspension d'armes comme à un engagement contracté envers les Grandes Puissances, et que cet armistice avait été jugé prématuré par bon nombre de patriotes. Quoi qu'il en fût, si la Belgique avait souscrit à l'arrêt des hostilités, elle prétendait faire choix d'un monarque sans avoir à consulter préalablement la Conférence de Londres. En « enfants terribles », nos aïeux voulaient mettre l'Europe devant le fait accompli !

Nous connaissons les grandes difficultés rencontrées à cet égard par nos dirigeants, le nombre extraordinaire de candidats présentés ou suggérés par des personnalités politiques qui, la plupart, en faisaient une question d'intérêt personnel.

L'Europe d'alors, dominée par la Sainte-Alliance, avait considéré notre Révolution, dès son début, comme une cause de perturbation internationale, comme une atteinte à l'œuvre du traité de Vienne. Elle craignait la constitution d'une république ou l'annexion, sous une forme déguisée, par la France.

Le Congrès national, en proclamant à l'unanimité de ses membres présents l'indépendance de notre pays, avait donné des gages quant sa non-intention de jeter nos provinces dans les bras de la grande voisine du Sud.

D'autre part, le choix que fit le Congrès d'une monarchie constitutionnelle fut une nouvelle (page 180) cause d'apaisement pour les Puissances appelées à décider de notre sort.

C'est ainsi que. le 20 décembre, - un changement de gouvernement anglais aidant (les Whigs succédaient aux Torries) - la Conférence de Londres reconnut notre indépendance. Acte essentiel, dont nos aïeux pouvaient se féliciter à juste titre.

Si, à cette époque, notre pays avait pu compter sur une volonté maîtresse supérieure. si les dirigeants, tout au moins, avaient eu en poche un programme défini sur lequel une majorité se fût mise d'accord, une ère nouvelle aurait bientôt commencé. Mais la vie politique et sociale avait été profondément bouleversée par l'insurrection ; les hommes qui s'étaient mis à la tête du Gouvernement ne possédaient pas les qualités rares qui font les hommes d'Etat. Si, pour leur œuvre constitutionnelle, ils ne méritent guère que des éloges, par contre, dans le domaine de la politique étrangère, ils furent le jouet des événements.

Cette époque d'intrigues et de passions a été étudiée en détail par nos historiens les plus qualifiés, et il n'entre pas dans le cadre de cet ouvrage d'y revenir.

Théodore Juste, notamment, dans son Histoire du Congrès National de Belgique nous a laissé un tableau fidèle des premiers mois de notre indépendance nationale,. tableau dont l'intérêt n'a pas faibli. Incontestablement. les Grandes Puissances s'efforcèrent de maintenir le jeune Etat dans un provisoire qui aurait fini par user cet intense sentiment national, que seules des circonstances (page 181) exceptionnelles avaient fait renaître. L'instabilité qui en résulta entamait l'enthousiasme des plus énergiques, et prolongeait les chances de briser les effets de l'ardeur révolutionnaire.


En réalité, ce flottement n'était pas propre notre pays. Il régnait autant en Hollande, chez nos adversaires d'alors. Quelle attitude le roi Guillaume devait-il adopter en face des Puissances européennes ? En France également. la plus grande hésitation prédominait, tant dans les milieux gouvernementaux que dans rangs de l'opposition.

Nous avons un exemple frappant de ce qui se passait chez les républicains français, par une lettre qu'adressait à Louis De Potter, son ami Buonarroti, le principal disciple de Babeuf, le célèbre communiste condamné à mort sous le Directoire.

Cette lettre, datée du 2 janvier 1831, n'a rien dû apprendre à De Potter quant à l'appui que pourraient prêter éventuellement les républicains français à la Belgique. (Mario Battistini, Correspondenza du Luigi de Potter, Bologna, 1932.)

« Paris, le 28 janvier 1831.

« Buonarroti à son ami De Potter, salut,

« On prend ici un vif intérêt aux affaires de votre pays et on a vu avec émotion les démarches qui ont été faites pour le réunir à la France. (page 182) Cependant la raison doit l'emporter sur le sentiment, et rien en politique ne peut être approuvé que ce qui tend réellement à poser la liberté sur des bases solides. C'est sous ce point de vue que des personnes que je considère comme les organes naturels du parti national et populaire ont examiné la question de cette réunion, et voici le résultat de l'examen que je suis chargé de vous transmettre.

« La réunion de la Belgique à la France nuirait aux progrès de la liberté parce qu'elle réveillerait chez les hommes libres de l'Europe et spécialement de l'Allemagne et de l'Italie la crainte des vues d'agrandissement et de conquête qu'on a tant reprochées à la France.

« Cette réunion nuirait à la Belgique parce qu'elle se trouverait par là soumise aux institutions françaises actuelles bien inférieures à celles que son Congrès vient de lui donner, malgré la faute qu'elle a commise en repoussant la République,

« Elle nuirait aussi à la liberté de la France conséquemment à la liberté générale, parce qu'elle populariserait les chambres françaises, et donnerait à l'aristocratie anglaise un moyen d'étouffer dans son pays le parti révolutionnaire et de pousser le peuple à faire la guerre à la révolution qui a éclaté en France et en Belgique.

« Ceux qui pensent ainsi désirent qu'une alliance offensive et défensive unisse jamais les deux peuples et que leurs intérêts se confondent ; ils désirent aussi que les vœux et les efforts des Belges qui aiment sincèrement la liberté secondent (page 183) efficacement ceux que les défenseurs d'une si belle cause ne cessent pas de faire en France.

« On a jugé convenable de vous adresser ces réflexions comme à l'homme dont les opinions républicaines lui ont acquis la confiance des amis sincères des institutions vraiment populaires. Vous en ferez l'usage que vous dictera votre prudence.

« Agréez, mon cher ami, l'assurance de mon estime et de mon attachement.

« Buonarroti.

« A M. De Potter, ci-devant Membre du Gouvernement Provisoire de Belgique.


De Potter, justement alarmé de l'état d'esprit qui régnait dans tous les milieux, et que le Gouvernement du Régent ne parvenait pas à dominer, se résolut finalement à se joindre la « Société Populaire », dont il accepta la présidence. Il la reconstitua sous la dénomination d' « Association pour l'Indépendance Nationale », ce titre symbolisant sa raison d'être.

Car, si le Congrès National discourait. mais n'agissait pas, le régent Surlet de Chokier, de son propre aveu, « régentait, mais ne gouvernait pas.3

Peu après la vaine démarche tentée à Paris pour offrir le trône au duc de Nemours, les partisans orangistes, demeurés très puissants dans notre pays, jugèrent le moment venu de frapper un grand coup. Ils firent appel aux services d'Ernest Grégoire, un combattant qui s'était illustré pendant (page 184) les journées de Septembre, comme commandant d'un corps franc. Celui-ci, déçu dans ses ambitions, écouta les propositions de ceux dont les intérêts étaient liés à la maison de Nassau. Aidé de quelques officiers et d'environ 250 hommes. il marcha, le 2 février, sur Gand, dans le but d'y faire proclamer le prince d'Orange. sous un titre quelconque. Ensuite, les conjurés auraient étendu le mouvement à Anvers, et à d'autre parties du pays.

L'affaire fut chaudement disputée : quarante-six combattants furent tués dans l'échauffourée. Mais les pompiers et le peuple gantois, par leur patriotisme, résistèrent victorieusement et firent échouer le projet.

Le « lieutenant-colonel » Grégoire fut arrêté et incarcéré. Mais, au lieu d'être jugé et fusillé dans les 24 heures, comme il le méritait, son procès traîna lamentablement. Seulement le 15 avril suivant. il comparut, avec ses complices, devant la cour d'assises de Bruxelles ; il fut condamné à dix années de réclusion, les autres à des peines diverses. Plus tard, la cour suprême ordonna même la mise en liberté des coupables... Mansuétude que seul le flottement général de l'opinion peut expliquer.

Déjà au début, le déroulement du procès avait éveillé la complaisance de plusieurs personnalités politiques et la connivence d'officiers de haut grade. Ceci explique. d'ailleurs, l'attitude ultérieure du Gouvernement.

L'événement, qui aurait pu devenir lourd de conséquences, et d'autres menées analogues dans (page 185) diverses parties du pays, firent réfléchir de nombreux Belges conscients du danger. Des patriotes parmi les plus énergiques se ressaisirent el se regroupèrent dans diverses associations. La plupart appartenaient à l'élite. Quelques jeunes gens de la capitale et de Liége s'étaient joints à eux. Ensemble, ils allaient s'efforcer de s'opposer aux forces réactionnaires, et surtout tenteraient de tirer le jeune Etat du « provisoire » qui le minait.

Louis De Potter avait été appelé à la tête de la société patriotique la plus importante. L' « Association pour l'Indépendance Nationale » voulait, par les seuls moyens légaux, assurer le maintien de l'indépendance, et rendre irrévocable l'exclusion des Nassau.

Outre notre tribun, le bureau comprenait le professeur Lesbroussart, ancien collaborateur du Courrier des Pays-Bas, et le docteur Feigneaux, vice-présidents. Parmi les membres on comptait Félix Bayet, l'un des quatre frères liégeois qui s'étaient illustrés en août, Lebœuf, porte-drapeau des chasseurs Chasteleer, des écrivains, des journalistes, anciens volontaires, etc. (l)Cf. Ad. Bartels, op. cit., p. 250.)

Les statuts de l'Association, proposés le 14 février, furent signés le soir même par une cinquantaine de personnes. Le lendemain, l'Association lançait un manifeste-programme au peuple belge :

« Les soussignés. citoyens belges, réunis sous la dénomination de Société de l'Indépendance Nationale, »

(page 186) « Considérant que la gravité des circonstances qui mettent cette indépendance en péril nécessite l'union de tous les vrais patriotes ;

« Déclare s'engager sur l'honneur à employer tous les moyens légaux et à ne reculer devant aucun sacrifice personnel :

« 1° pour assurer le maintien de l'indépendance nationale ;

« 2° pour rendre irrévocable l'exclusion des Nassau ;

« 3° et comme un seul moyen réel et praticable d'atteindre ce double but, pour provoquer et faire consacrer par le pouvoir constituant l’adoption de la forme républicaine et l'élection d'un chef de l’Etat indigène et pour un temps déterminé.

« En foi de quoi nous avons signé le présent compromis.

« Bruxelles, le 14 février 1831. »

Si les principes qui avaient présidé à la formation de cette association étaient empreints du plus pur patriotisme, le but de ses efforts (l'adoption de la forme républicaine) ne cadrait plus avec les aspirations de la généralité. Celle-ci avait manifesté, par la voix de notre première Constituante, qu'elle rejetait cette forme, jugée dangereuse, et à laquelle les esprits pondérés refusaient de rallier.

L'ère héroïque de la Révolution était close. Les Belges n'avaient plus qu'un objectif : « matérialiser », si l'on peut dire, les résultats obtenus, (page 187) et éviter à tout prix de courir au devant de nouvelles aventures.

La veille de la constitution de l'Association de l'Indépendance, De Potter avait adressé une pétition au Congrès national. Il y exposait que, par suite du refus de Louis-Philippe, ne s'offraient que trois solutions gouvernementales : le démembrement, le prince d'Orange ou la république.

Un membre démocratique influent de notre première Constituante, de Rombaulx, probablement d'accord avec notre tribun, fit sien ce programme et voulut le réaliser sans retard. Il déposa la proposition suivante

« Le Congrès national décrète que :

« 1° La République est proclamée en Belgique.

« 2° Le pouvoir exécutif est exercé par un Président belge, élu à la majorité absolue, par les deux Chambres réunies.

« 3° Le Président est nommé pour trois ans ; il est immédiatement rééligible.

« 4° La première élection sera faite par le Congrès dans les trois jours à partir du présent décret.

« 5° Tous décrets ou dispositions contraires la présente sont rapportés. » (Th Juste, Histoire du Congrès National, p. 268.)

C'était là prendre l'assemblée par surprise. La tentative fit long feu. Un membre fit valoir que cette proposition était contraire au décret stipulant que la Belgique serait régie par une monarchie constitutionnelle ; il opposa la question préalable. Une discussion fort vive s'en suivit. (page 188) Finalement, il fut démontré que le Congrès ne voulait pas se déjuger. La question préalable fut adoptée. Ainsi se trouvait définitivement classée la tentative des démocrates extrémistes de créer une république belge.

Mais il restait à nos dirigeants d'alors à se débarrasser des promoteurs du projet, tout au moins à les rendre inoffensifs. Ils s'y prirent d'une manière qui cadrait peut-être avec les mœurs politiques d'alors, mais qui nous paraît, aujourd'hui, singulière. De Potter allait en être la victime.

A la même époque. des Saint-Simoniens menaient une active propagande dans nos provinces en faveur de leurs doctrines. Des réunions avaient eu lieu dans plusieurs villes, et notamment à Bruxelles et à Liége. Un meeting important devait se tenir le mercredi 17 février, à sept heures du soir, dans la grande salle du Waux-Hall,

Les rumeurs les plus extraordinaires circulaient au sujet de cette nouvelle doctrine, dont le peuple ne comprenait pas la portée à la fois philosophique et sociale. L'ignorance fit croire qu'il s'agissait d'une secte religieuse, hostile au catholicisme. Des attroupements se formèrent, au point que la réunion projetée ne put avoir lieu. Les actes d'hostilité se multipliant, le Congrès national en fut saisi, et M. Plaisant, l'administrateur de la police, fut appelé devant l'Assemblée pour rendre compte de ces actes de mauvais gré auxquels la police avait d'ailleurs été mêlée. La déclaration dudit Plaisant fut longue et tortueuse : il ne semble pas qu'il ait réussi à convaincre son (page 189) auditoire de l'impartialité du service d'ordre. Il était notoire qu'à l'exemple de la police impériale créée par Fouché, notre police d'alors jouait maintes fois un rôle provocateur, attentatoire à l'ordre public.

Ce fut dans cette atmosphère troublée qu'eurent lieu les premières réunions de l'Association Nationale . Elles étaient tenues à l'hôtel de la Paix, sans avoir suscité des incidents, quand, apparemment sans raison, le propriétaire de ce local avisa les intéressés qu'il leur refusait l'autorisation de se réunir encore chez lui,

Les démarches pour trouver un nouveau lieu de réunion furent particulièrement laborieuses. Devant des difficultés aussi insolites que significatives. la suspicion des patriotes fut mise en éveil.

Finalement. l'Association trouva une hospitalité relative rue Bergère. au café du même nom : ce qui a fait désigner cette société, par certains historiens, comme le « Club de la Bergère ».

Au cours de la réunion qui se tint dans ce nouveau local, le 19 février, le bruit circulait que l'Association faisait cause commune avec les Saint-Simoniens. Les hommes du peuple qui manifestaient leur hostilité dans la rue furent invités à assister à la séance et celle-ci se termina au cri unanime de « Vive De Potter ! ».

Mais il ne devait pas en être ainsi trois jours plus tard. Déjà pendant la journée. on avait menacé le tenancier de la Bergère d'incendier sa maison. Des cris de mort furent proférés contre De Potter : et, dès quatre heures de l'après-midi, (page 190) de tous les quartiers de la ville, une foule considérable se dirigea vers la Putterie ; d'après les journaux de l'époque, on y remarquait même quelques individus porteurs de bâtons ferrés sous leur blouse, « pour assommer M. De Potter. » Aussi la réunion, qui avait été annoncée par la voie de la presse, n'eut pas lieu. Quelques membres qui s'étaient rendus au local avaient été en butte à des sévices : l'un d'eux avait même été sérieusement blessé à la tête.

Le journal Le Belge du 25 février a écrit, à ce sujet, sur le ton d'une indignation non déguisée : « Le Gouvernement, la police sont accusés dans le public d'avoir fomenté cette scène scandaleuse. Quant à nous, nous demanderons seulement pourquoi la police n'a pas cherché à réprimer ces troubles ? L'anarchie se montre avec ses funestes conséquences, avec toutes ses horreurs, et le pouvoir ne fait rien pour les réprimer. »

De Potter échappa de justesse à la vindicte populaire. averti qu'il avait été par son ami Lesbroussart qui s'était rendu sur les lieux.

« Je jugeai avec lui, a-t-il consigné dans ses Souvenirs personnels, qu'il eût été inutile de servir le Gouvernement dans ses projets jusqu'à me faire massacrer par le peuple. Je demeurai chez moi, où je ne fus inquiété que par des menaces de mort affichées sur la porte de la rue, et je m'occupai immédiatement des préparatifs de mon départ pour la France. »

« J'appris le jour suivant, relate encore notre (page 191) patriote, que le peuple, avant de se séparer, s'était porté à des actes de violence, pour, avaient dit ouvertement quelques émeutiers, mériter l'argent qui avait été distribué ; et je sus qu'outre les clameurs vociférées contre moi, M. Charlier, surnommé « la Jambe de bois », le premier canonnier de la révolution, avait été poursuivi par les cris : « A la guillotine ! »

L'Association pour l'Indépendance Nationale avait vécu. Créée par des patriotes ardents, qui voulaient imprimer un nouvel essor au sentiment national languissant, elle perdit le sens des réalités et fut victime d'une générosité quelque peu utopique. Elle espérait tirer le pays du provisoire : elle fut emportée par le désordre qu'elle entendait combattre.

Les mois qui suivirent furent les plus sombres de l'histoire de notre renaissance nationale. « C'est l'heure, a écrit Louis de Lichtervelde, où la Révolution subit une crise dont la pudeur des historiens officiels nous a trop voilé la gravité, au moment où l'anarchie et la trahison rongent l'armée et l'administration, où le découragement est dans les cœurs. » (L. de Lichtervelde, op. cit., p. 176.)

Quelques jours après ces scènes de désordre. De Potter avait quitté Bruxelles et le pays, avec sa famille, pour aller vivre à Paris. cette fois en exilé volontaire.

(page 192) Un dessin satirique du temps nous a été conservé, qui montre De Potter, pris de panique et se sauvant. Le caricaturiste l'a représenté dans sa fuite, son chapeau tombé derrière lui ; une foule hostile le poursuit ; légende : « Il était venu pour trouver une couronne, et il y a perdu son chapeau !... »

Au cours de ce voyage, De Potter adressa, le 27 février, de Valenciennes, une longue lettre à son ami Levae, du journal Le Belge :

« ... Il ne m'était plus permis de songer à faire le bien...

« Je me retirai... Maintenant tout est consommé...

« Le premier provisoire a cessé. Rien de définitif n'a pris sa place. La liberté est menacée ; l'indépendance nous échappe ; la prospérité pourrait bien ne plus renaitre ; l'Union n'est plus.

« Les destinées de la Belgique, au moins pour le moment, paraissent accomplies.

« ... Je vais donc, mon cher ami, retrouver à l'étranger l'asile que m'avait forcé d'y rechercher ma dernière condamnation.

« ... Vous savez si j'aime ma patrie ! Je l'aime presque autant que la liberté !

« Vous savez que je suis invariablement attaché à la cause des peuples, et surtout à la cause du peuple !

« Vous savez que je veux avant tout le bonheur des classes inférieures, c'est-à-dire des classes qui font les révolutions. et qui les font bien ; mais (page 193) au profit desquelles, hélas ! elles ne tournent jamais.

« ... Je désire vivement que la Belgique sorte enfin triomphante de la déplorable lutte à laquelle on l'a empêchée jusqu'à présent de mettre un terme. Je le désire aussi vivement que, je l'avoue, je l'espère peu.

« Mon ambition qui, quoi qu'on ait pu dire, n'a été, en 1830. que de quitter ma patrie après avoir contribué à la rendre libre et florissante, se bornera, en 1831, à faire des vœux pour que d'autres que moi assurent son indépendance et son bonheur.

« Je vous serre la main. »

Cette finale amère est en contradiction avec la générosité naturelle du signataire. D'ailleurs au cours de sa lettre, il avait fait montre de ses vrais sentiments, de ses qualités d'homme et de patriote :

« Au reste. si des événements qu'on ne saurait prévoir me mettaient jamais à même de rendre quelque service à mon pays et à mes concitoyens, sur un mot de votre main, mon Ami, je volerais à Bruxelles. »


Si, à cette époque, un accident ou une main criminelle eût arrêté le cours de sa vie, De Potter - qui jusqu'alors avait connu une popularité inouïe - serait entré dans l'histoire comme un héros national. Une légende se serait créée autour de son nom ; sa gloire aurait dépassé sans doute celle d'un (page 194) Jacques Van Artevelde ou d'un d'Egmont, qui eux moururent victimes de leurs opinions, mais dont l'influence sur leur temps ne fut pas plus considérable que celle de notre héros. Il aurait été, dans l'histoire de la Belgique, ce que Guillaume le Taciturne fut pour la Hollande : la grande figure nationale.

Mais cette fin cornélienne n'était pas réservée à Louis De Potter, trop philosophe pour se heurter de front aux obstacles matériels accumulés devant lui par ses adversaires politiques.

« Il ne m'était plus permis de songer à faire le bien : je me retirai... »

Oui, il se retira de la vie publique ! Mais, malheureusement pour sa gloire politique, fort heureusement pour lui-même, le destin lui réservait encore une trentaine d'années d'une existence toute consacrée à la pensée. De Potter deviendra ce noble vieillard aux traits spiritualisés, tel que nous le révèle le portrait qui date de la fin de sa vie.

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