Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Louis De Potter. Un philosophe au pouvoir
VAN TURENHOUDT E. - 1946

Retour à la table des matières

VAN TURENHOUDT E., Louis de Potter. Un philosophie au pouvoir

(Paru à Bruxelles en 1946, chez Charles Dessart)

Chapitre VIII. Sérénité

Influence du baron de Colins comme philosophe ; sa collaboration avec De Potter - Education des enfants de Louis De Potter : Agathon - Décès d'Eleuthère ; douleur paternelle - Travaux philosophiques et sociaux - Sa fin - Le Socialisme rationnel

(page 229) A peine rentré dans son pays, De Potter mit la dernière main à ses Souvenirs personnels de la Révolution de 1830, auxquels il avait travaillé depuis ses adieux au gouvernement.

Ils parurent en 1839 chez Meline, Cans el Cie, (Librairie, Imprimerie et Fonderie). à Bruxelles. en 2 volumes in-8° ; au total environ 700 pages ; cela fi. beaucoup de bruit. « En dix jours, a écrit l'auteur dans ses Souvenirs intimes, les cinq cents exemplaires de la première édition. quoique vendus à 12 francs l'exemplaire (prix exorbitant pour la Belgique). furent complètement écoulés.

« Je m'étais attendu à un effet général de répulsion (page 230) modérée, qui se serait dissipée lentement à l'aide de la réflexion et du temps. Au lieu de cela, il y eut deux ou trois hurleurs qui, par l'exagération même de leur réprobation, m'acquirent d'emblée l'assentiment de l'immense majorité des populations belges.

« Mes Souvenirs c'est moi tout entier » notait-il à la fin de sa confession politique. Et en effet, à chaque page, nous retrouvons Louis De Potter, avec ses idées extrêmes, mais aussi avec son idéalisme, sa logique, et surtout sa grande pitié pour la classe laborieuse, alors laissée complètement à elle-même, sans aucune protection sociale.

Mais c'est aussi le De Potter publiciste et pamphlétaire, qui ne pardonne pas à ses anciens amis politiques d'avoir « trahi » la Révolution. c'est-à- dire de ne pas avoir résisté - au besoin jusqu'à la destruction même de l'édifice national - à la loi que l'Europe d'alors avait imposée au nouvel Etat.

S'il est resté fidèle à son premier idéal politique de 1828, à la « loi fondamentale de la révolution belge, qui est une déclaration de principes humanitaires, éternellement justes et vrais », De Potter se devait de demeurer fermé à tous compromis.

Il garda des rancunes, parfois féroces, envers ses anciens compagnons de lutte ; et il n'a rendu son estime qu'à Alexandre Gendebien, un irréductible par passion, comme lui-même fut un irréductible par idéologie.

Chacun des deux volumes est suivi d'une suite de pièces à l'appui : lettres au roi Guillaume, (page 231) à des ministres, à des hommes politiques, à des amis. à des ennemis, à des associations patriotiques, etc.

Tous ces documents - très intéressants à consulter - reflètent des situations souvent dramatiques et qui, bien qu'elles aient trait à des faits éloignés de plus d'un siècle, nous apparaissent souvent d'une actualité frappante.

Dans sa correspondance personnelle, De Potter se montrait extrêmement déférent, d'une politesse délicate, mais aussi, quel que fût le destinataire, monarque ou adversaire politique, très franc, implacablement logique, et, au besoin, ironique.

« Je n'ai pas plus voulu me vanter moi-même que déprécier les autres. De graves erreurs, des fautes irréparables ont été commises. Je suis prêt à en assumer ma part de responsabilité : mais du moins que ce soit ma part réelle, et non celle qui m'a été si largement faite par mes amis écrasés sous le poids de la leur. »

Une deuxième édition des Souvenirs Personnels parut encore Bruxelles, l'année suivante, presque en même temps qu'une traduction hollandaise vit le jour à Dordrecht.

Nous avons signalé, au début de cet ouvrage, les commentaires violents qui ornent les marges de l'exemplaire en notre possession, réactions d'un lecteur batave de l'époque, mais qui attestent l'intérêt suscité dans les deux pays par cette publication.


(page 232) Hollande et Belgique, qui venaient de mettre un terme à leur longue discorde, avaient des soucis intérieurs trop graves pour s'attarder longtemps à des questions personnelles, aussi passionnantes fussent-elles. En effet, les deux pays subissaient durement, à cette époque, les effets d'une crise économique sans précédent.

En présence de la situation lamentable des travailleurs et de la misère profonde qui régnait tant en Flandre qu'en Wallonie. le gouvernement belge créa, le 25 décembre 1840, une commission d'enquête, dont les conclusions se lisent encore avec intérêt, aujourd'hui.

La Commission se posait la question de savoir jusqu'à quel point les maigres salaires des ouvriers, tant dans les usines qu'aux champs, pouvaient subvenir aux besoins des classes laborieuses. En cas de maladie ou d'accident entraînant une incapacité de travail, c'était le désastre pour toute la famille. Il ne restait plus alors qu'à vendre à bas prix le peu que l'on possédait encore.

Dans plusieurs localités flamandes, un commencement d'émigration se produisit vers la France, où cependant la situation n'était guère beaucoup meilleure.

A peu près partout, se révélait une disproportion entre le coût de la vie - qui n'avait cessé d'augmenter depuis 1840, - et la rémunération du travail, demeurée stationnaire.

« La trop grande détresse », a écrit Henri Pirenne à propos de cette malheureuse époque, « en arriva au point d'être dégradante : partout l'ivrognerie, (page 233) non seulement des hommes, mais des femmes, en est le résultat. A Verviers, on suppute que la consommation d'alcool - de 1833 à 1844 - a augmenté de 46 p. c. » (H. Pirenne, op. cit, t. VII, p. 123.)

Abandonné à lui-même, le prolétariat connut l'extrême limite de la misère, au point que, pendant de longues années, la population - surtout flamande - eut à subir les conséquences physiques et morales de cette situation désastreuse.

Hommes d'Etat, philosophes et sociologues suivaient cette crise avec angoisse. Ce fut l'époque où des théories sociales et des systèmes politiques nouveaux virent le jour. Même le futur Napoléon III - encore prince Louis-Napoléon, - entre deux conspirations, y alla dc son traité sur l'extinction du paupérisme,


Louis De Potter ne pouvait rester indifférent à cette misère générale. Depuis quelques années. il avait fait la connaissance du baron de Colins, qui nous est connu comme le père du socialisme rationnel et l'auteur d'une théorie sur la collectivité des biens. Les deux hommes se lièrent d'amitié et exercèrent une grande influence l'un sur l'autre. De Potter subissant l'ascendant de son ami au point qu'il devint son principal disciple, même après avoir rompu avec lui.

Le baron Jean-Guillaume-César de Colins était (page 234) né à Bruxelles - d'aucuns affirment à Ham - en 1783 ; il s'était enrôlé tout jeune dans l'armée française. Animé d'ardents sentiments républicains, il devint, par la suite, un grand admirateur de l'œuvre napoléonienne. Chef d’escadron à Leipzig, il commanda, un an plus tard, une charge glorieuse à Waterloo.

Exilé par la Restauration, il était à Bruxelles en 1817, et aurait pu entrer dans l'armée des Pays-Bas avec un grade élevé ; mais ses idées républicaines l'en empêchèrent.

Resté admirateur passionné de Napoléon, il aurait même projeté de faire évader l'empereur de Sainte-Hélène au moyen d'un aérostat de son invention. Il s'embarqua pour l'Amérique, afin d'exposer son plan à Joseph Bonaparte, alors à Philadelphie. Mais l'ancien roi Joseph lui signifia l'ordre formel qu'il avait reçu de son frère, de renoncer à toute tentative d'évasion. Et il ne resta plus au baron qu'à s'incliner devant la décision de son idole.

Colins décida alors de se fixer en Amérique, et d'y mettre en valeur ses talents - qui étaient multiples.

En 1810, alors qu'il était jeune officier des hussards, il avait été envoyé par son régiment à l'école d'Alfort. Il y avait étudié, en même temps que l'hippiatrie, l'économie rurale ; il avait même suivi des cours de médecine à Paris. Nanti de solides connaissances dans l'art de guérir, il se fit recevoir membre de l'Académie des Sciences de Philadelphie. Mais ses goûts pour une existence plus (page 235) aventureuse, l'entraînèrent vers les Antilles, où il exploita, pendant treize ans, des plantations étendues. Il s'y maria et fonda une famille.

Ses sentiments humanitaires lui firent affranchir ses esclaves, pour qui il avait été un père, lorsque. en 1830, il quitta ses propriétés pour rentrer en France.

Il écrivit plus tard à son fils, resté à la Havane :

« Bénissez mes esclaves : ils étaient aussi mes enfants. Je n'ai à me reprocher, vis-à-vis d'eux, ni cruauté ni faiblesse. Et je dormais aussi en sûreté au milieu d'eux qu'au milieu de mon escadron. » (Jules Noël Colins, un philosophie belge p. 11.)

Cet homme extraordinaire, dont l'intelligence el les facilités d'assimilation étaient remarquables, se fixa alors à Paris, se consacrant exclusivement à l'élaboration de la « science sociale. »

Il s'y adonna pendant les vingt-six dernières années de sa vie. En 1834, à l'âge de 51 ans. il s'inscrivit au rôle de cinq Facultés : il suivrait les cours pendant une dizaine d'années.

Ses études l'amenèrent à la conclusion que la science d'alors, uniquement matérialiste, pouvait servir de base à l'ordre social, mais qu'elle conduisait au contraire à l'anarchie et à la dissolution.

Le baron de Colins voulait éteindre le paupérisme par le retour à la propriété collective. Il a exposé ses théories dans de nombreux ouvrages, trop peu connus. dont les principaux sont : Le (page 236) Pacte Social (1833), Qu'est-ce que la Science Sociale ? (1851-1854), La Science Sociale (1858), La Justice dans la Science, hors l'Eglise et la Révolution (1861, posthume).

Ses œuvres complètes éditées plus tard par les soins de ses disciples, comprennent plus de cinquante volumes in-8°, qui n'épuisent que partiellement les sujets abordés par cet infatigable polygraphe.

Colins a déclaré lui-même (Ij qu’à mesure qu'il composait sa Science Sociale, il l'envoyait à son ami De Potter. Celui-ci en prenait copie, et « s'en servait pour l'éducation de son fils, jeune homme fort distingué, alors étudiant et. Depuis, docteur en médecine. » Il s'agit d'Agathon De Potter qui continuant plus tard l'œuvre de son père et du philosophe Colins, allait être, à son tour, l'auteur d'une Economie sociale


Mais n’anticipons pas, et revenons à l'installation de notre héros à Bruxelles et à la manière dont il se proposait d'y organiser sa nouvelle existence.

De Potter prit le plus grand intérêt à l'éducation de ses trois enfants, auxquels il fit partager ses idées personnelles et ses convictions philosophiques.

« Je fus dès le principe et demeurai décidé à (page 237) être jusqu'au bout le seul précepteur des miens. », écrivit-il dans ses Souvenirs intimes.

Il voulut que ses enfants fissent choix d’une religion quand ils seraient arrivés à l'âge où l'on peut raisonner sur cette matière.

Quant à leur avenir, voici ce qu'il a noté :

« Tout en faisant mes efforts pour assurer par héritage à mes enfants une indépendance raisonnable, mes premiers soins cependant sont dirigés vers le but de leur laisser un état à exercer sur lequel ils puissent compter plus encore que sur leurs rentes, pour vivre honorablement et heureux. et que ne pourront leur enlever ni la mauvaise fortune. ni les révolutions, ni les intrigues, ni la méchanceté. »

Lui-même ne fréquentait pas le monde, mais il recevait volontiers chez lui des hommes politiques, des littérateurs, des artistes. Il aimait les beaux-arts et surtout la musique. que ses enfants cultivaient avec succès. Il a laissé. toujours dans ses Souvenirs intimes, un tableau charmant de cette vie de famille, qui avait sa dilection :

« J'avais, l'hiver dernier (il s'agit de l'année 1851), fixé deux jours par mois où je recevais mes amis et ceux de mes enfants. tous hommes d’études ou artistes, pour causer, de huit heures soir à minuit.

« Ces petites réunions intimes de quinze vingt personnes, sans engagement déterminé. sans gêne aucune, où l'on pensait tout haut et où l'on n'avait jamais à se repentir d'avoir parlé, eurent bientôt pour ceux qui en faisaient partie un charme (page 238) particulier et furent pour mes enfants surtout un excellent moyen de se familiariser avec la société de leurs contemporains et de s'habituer à cette controverse de bonne compagnie qui fait le plus grand prix de la conversation.’

Mais la plus grande partie de son temps, De Potter la consacrait à ses chères études, à la méditation, et surtout à la rédaction de ses impressions sur les faits du jour.

Quant à participer directement à la vie publique, soit en acceptant un mandat politique, soit comme membre d'un parti, il s'y refusait nettement.

« Après avoir révolutionné la Belgique, pouvons-nous je ne dis pas assister, mais en quelque sorte coopérer à sa contre-révolution ? » Ainsi avait-il écrit de Paris, dès février 1833 à son ami Tielemans. Il n'allait plus jamais se départir de cette ligne de conduite.

Il continua à s'occuper pourtant des affaires publiques, étudiant, en philosophe formé à la rude école des faits, toutes les questions politiques, sociales et morales à l'ordre du jour.

Pendant environ dix années, qui vont de 1839 à 1849, il publia de nombreuses brochures, où l'on retrouve ses opinions loyalement exprimées, et toujours dans le sens le plus largement démocratique, sur les thèses sociales les plus sujettes à controverse.

Parce qu'il estimait que la révolution populaire de 1830 avait avorté, surtout faute de préparation sociale du peuple, il voulait, par ses écrits, éclairer (page 239) l'opinion. et espérait participer ainsi directement à l’œuvre d'éducation de ses contemporains.

La société future, a-t-il écrit dans ses Souvenirs intimes, ne peut se régénérer qu’au moyen de l’éducation donnée à la génération qui en est l'élément. Mais pour donner cette éducation, il faudrait que la génération présente fût déjà réformée ou du moins qu'elle connût le principe moral dont l'application aura pour conséquence la régénération sociale. »

A la fin de cet ouvrage nous avons annexé la liste - que nous croyons complète - des œuvres de Louis De Potter ; elle ne donne cependant qu'une idée imparfaite de son activité étonnante. N'y figurent pas les nombreuses études et notes philosophiques publiées ultérieurement par son fils Agathon. qui puisa dans les manuscrits laissés par son père.

Cette longue bibliographie permet de constater à quel point notre philosophe a participé au mouvement des idées de son temps.

Nous tenons à insister en particulier sur deux brochures : Que faire ? (1848), et Les Belges de 1830 et Belgique de 1850, d'une grande portée politique.

Le premier écrit fut lancé en cette année cruciale qui vit la fièvre révolutionnaire ébranler de nombreux Etats en Europe.

« A peine la révolution parisienne de février 1848 eut-elle été convertie en république, que je me vis circonvenu à Bruxelles par des personnages qui, un mois auparavant, m'auraient (page 240) volontiers poursuivi, arrêté el pendu, comme suspect de républicanisme, et qui maintenant me sondaient adroitement, leur paraissait-il, afin de pénétrer quand et de quelle manière j'aurais profité des circonstances pour établir la république belge à côté et sous l'égide de sa sœur la république française. Les lettres ne me manquaient pas non plus de Paris pour me presser d'agir promptement et hardiment. » (L. De Potter, Souvenirs intimes, Bruxelles, 1900, p. 250.)

Mais le vieux tribun de 1830 s’était assagi : il savait que ce n'est pas d'une manière irréfléchie que l'on soulève les foules. Alors que l’Association Démocratique allait être gravement compromise dans l'affaire connue sous le nom de « Risquons-Tout », alors que son ancien ami politique Charles Spilthoorn, imprudemment engagé dans ces démêlés, fut entraîné dans un procès politique et condamné à mort, De Potter s’abstint de toute action imprudente.

Contrairement à de nombreux patriotes de 1830 compromis dans cette folle entreprise, il écrivit Que faut-il faire ? Cette brochure dont nous citerons les lignes suivantes :

« Nos voisins viennent de conquérir la liberté de la presse, la liberté d'enseignement, la liberté d'association et de réunion, dont ils jouissaient pas : ils ont fort bien fait

« Nous, nous avons toutes ces libertés ; nous avons le droit de vouloir davantage.

« LEGALEMENT ET SANS (page 241) REVOLUTION, nous pouvons, par l'intermédiaire du pouvoir législatif, et dans la manière prévue par la CONSTITUTION (article 131) réviser, c'est-à-dire modifier telle ou telle disposition de la loi fondamentale, la supprimer, la remplacer par une autre.

« Il faudrait être difficile pour ne pas se contenter,. provisoirement du moins, de cette sphère d'action politique.

« En 1830, nous pouvions tout faire. Nous sommes maintenant en 1848 ; nous devons partir de ce que nous avons fait ! »

« Réfléchissons donc froidement que, ce que nous aurions pu établir autrement alors - établir mieux. si l'on veut - se trouve maintenant établi..., mais consolidé par dix-huit années d'existence, mais fonctionnant tant bien que mal et sans ces frottements qui font plus qu'user une machine à la longue. »

Sages paroles. qui sont toujours d'actualité. Car ne vaut-il pas mieux si possible, évoluer progressivement. dans la légalité, de manière à ce que la masse du peuple puisse suivre, s'adapter sans à-coups au progrès, sans porter atteinte aux cadres sociaux ? De cette manière seulement, l'économie nationale ne souffre pas, soit d'un arrêt dans l’activité générale, soit d'une crise prolongée de production.

Cette brochure de sept pages rencontra beaucoup de succès, tant parmi la masse que dans les différents milieux politiques. Même les démocrates furent satisfaits. a déclaré son auteur, « de ce que (page 242) je me déclarais toujours républicain. quoique je prouvasse que la transformation de la monarchie belge en république serait inopportune dans les circonstances données. »

L'attitude de Louis De Potter fut d'ailleurs identique, quelques années plus tard. à l'occasion de la révision du procès du célèbre général comte van der Meere, condamné en 1842, à la suite du dernier complot orangiste, mieux connu sous le nom de l’« Affaire des paniers percés. »

Il a consigné aux pages de ses Souvenirs Intimes, à propos d'un article qu'il fit paraître dans l'Etoile Belge d'alors :

« J'en profitai pour bien faire comprendre que j'avais, à la vérité, désiré la république, en 1830, dans l'intérêt de la Belgique qu'un roi allait faire tomber dans la dépendance des rois, mais que - comme en 1848 - la république belge serait infailliblement tombée dans le tourbillon de la république française. J'avais, dès lors, regardé comme coupable de lèse-indépendance quiconque aurait tenté de réaliser la forme républicaine dans mon pays. »

Comme nous sommes loin de ce De Potter que d'aucuns ont essayé de présenter comme un agitateur !


Dans sa brochure Les Belges de 1830 el la Belgique de 1850, le thème était encore une fois patriotique et empreint d'un grand esprit de conciliation. Catholiques et libéraux ne cessaient de (page 243) se disputer le pouvoir ; le parlement était le théâtre de joutes oratoires, au cours desquelles se dépensait une énergie qui aurait été mieux employée ailleurs. Chaque parti politique réclamait pour lui un monopole qui n'était plus possible.

« Nos libéraux sont les orangistes d'avant 1830, écrit De Potter.

« Les industries wallonnes ont pris la place du commerce hollandais. La langue française se pose vis-à-vis de la langue flamande comme faisait le néerlandais pour le français. La centralisation, flanquée du monopole universitaire, d'une presse stipendiée et de la cohorte serrée des ministériels, prêts à tout contre tous, est à l'ordre du jour actuellement comme alors. »

Et dénonçant la tendance des pouvoirs, quels qu'ils fussent, il y allait d'une énumération de griefs qui n'ont rien perdu de leur actualité : « la multiplication à l'infini des emplois soumis à la nomination des ministres, les pensions, les gratifications. les subsides, répandus avec profusion sur les individus, les associations, les entreprises, les communes favorisées, après avoir été durement arrachés aux contribuables... »

Sa conclusion n'a pourtant rien d'incendiaire : « Rétablissons la liberté comme en 1830, et en outre, entrons résolument dans la voie des réformes sociales, comme nous nous sommes jetés dans celle des réformes politiques et civiles... »

Seulement, assurons-nous bien que les réformes sont devenues indispensables, que leur (page 244) application est possible, et que leur succès est au-dessus de tout doute.

En présence de telles preuves de bon sens et de désintéressement, le parti catholique lui offrit, en 1851, une candidature à la chambre des représentants, où venait à terme le mandat d"un de ses cousins. bourgmestre de Dixmude. Deux sénateurs venus en ambassadeurs lui dirent : « Vous voulez, aujourd'hui comme en 1830, la liberté de tous, égale pour tous ; le droit commun en un mot. Nous ne demandons ni autre chose ni davantage. » (L. De Potter, Souvenirs intimes, p. 304.)

Mais le vieux tribun connaissait la versatilité des hommes politiques : il déclina l'offre flatteuse qui lui était faite.

Il continuait à collaborer activement à divers journaux, et notamment au Messager des Chambres, journal libéral, démocratique et même socialiste, a-t-il déclaré, mais jamais exclusif.

A l'occasion des empiétements du pouvoir doctrinaire sur les libertés publiques. il développa une théorie assez téméraire pour l'époque.

« Les conservateurs, - c'est De Potter qui parle - au moyen d'une autorité qu'ils ne peuvent ainsi plus soustraire à l'examen, sont des utopistes, aussi bien que les prétendus réformateurs. dont la logique est irrésistible dans les efforts qu'ils font pour renverser tout ce qui est debout, tandis qu'elle est dans l'impuissance absolue de rien établir de plus stable que ce qu'elle a renversé. »

Sa conclusion était qu'une réforme à la fois (page245) intellectuelle et morale, dont résulterait le principe d'une société entièrement nouvelle, devait précéder toute autre réforme, sous peine de rien fonder de durable, de bouleverser inutilement la société existante.

Antérieurement déjà, il avait traité de nombreux sujets abstraits, dont certains relevaient de la philosophie pure, inspiré qu'il était de la nouvelle philosophie sociale de son ami le baron de Colins.

Cette collaboration donna lieu, de la part de Louis De Potter, à un exposé conçu sur un plan entièrement nouveau, de cette théorie sociale telle qu'il la comprenait. Ces études, d'ailleurs, subirent les effets de ce qu'il appela lui-même sa « conversion », conversion sur laquelle nous reviendrons plus loin.

Déjà en 1841, dans ses Etudes sociales, il avait écrit :

« Je professe le spiritualisme comme une vérité qu'on démontrera parce que, sans lui, la société humaine, qui est un fait irrécusable, cesserait aussitôt d'être un fait, ou plutôt n'aurait jamais existé même comme un simple fait »

En 1846, il exposa, dans La Justice et sa sanction religieuse, la nouvelle théorie sociale sous une forme dogmatique.

Deux années plus tard, il la développa, dans La Réalité déterminée par le Raisonnement.

Enfin, en 1850, il publia le Catéchisme social, (page 246) qui réunit la matière des deux premiers opuscules.

En 1854, le Catéchisme rationnel à l'usage de la jeunesse s'efforce de faire saisir par l'intelligence les principes posés par la science nouvelle.

De Potter le fit suivre d'un Manuel de Science sociale, qui n'est pas autre chose qu'un dictionnaire des principaux termes de sciences, de philosophie, de politique, de morale et de religion.

Enfin, les dernières années de sa vie, De Potter se consacra la mise sur pied d'un vaste Dictionnaire rationnel, qu'il considérait comme son œuvre fondamentale. Son fils Agathon l’aida considérablement dans la révision de celui-ci, au point que son père songea un moment à faire figurer son nom à côté du sien, en qualité de collaborateur ; finalement, il se contenta de mentionner sa coopération dans la préface.

Il ne nous appartient pas d'analyser la philosophie sociale professée par Louis De Potter, cette forme particulière de son activité n'entrant pas dans le cadre du présent ouvrage. Nous nous contenterons de relever plus loin la grande influence qu'a exercée le baron de Colins sur le développement philosophique de notre héros.


Un rude coup allait frapper le noble vieillard dans ses affections les plus tendres. Alors que sa famille était en Italie, où elle était allée rejoindre Eleuthère, le second fils, celui-ci tomba gravement malade et mourut peu après.

Ce jeune homme était artiste-peintre et (page 247) manifestait déjà un beau talent. Elève de Navez, il s'était spécialisé dans les sujets d'histoire : il accomplissait un séjour de perfectionnement en Italie, quand la mort vint le surprendre à Pise. Il n'était âgé que de vingt-quatre ans.

Ce fut une épreuve terrible pour toute la famille et, en particulier, pour le pauvre père, dont nous connaissons l'extrême sensibilité. « Je dois sans cesse veiller sur moi pour ne pas laisser échapper le peu d'énergie morale qui me reste, pour ne pas me laisser aller à l'ennui, au découragement, au désespoir. C’était une si belle carrière, celle qui s'ouvrait devant mon pauvre garçon ! Il y avait en lui tant d'avenir : éducation, instruction, sentiment, raisonnement, tout se combinait pour le faire réussir ! » (L. De Potter, Souvenirs intimes, p. 362.)

Nous connaissons d'Eleuthère son portrait peint par lui-même : belle tête, intelligente et grave, d'une facture qui se rattache à l'école de David par l'intermédiaire de Navet.

Le jeune peintre avait également exécuté l'admirable portrait de son père qui a figuré à l'Exposition rétrospective de 1930. Ce portrait du vieux philosophe peut être qualifié sans exagération de chef-d'œuvre. tant par l'expression que l'artiste a su donner à son sujet que par la ressemblance, dont nous pouvons juger si nous comparons le portrait à une litho exécutée en 1858 par J. Schubert et reproduit également dans l'ouvrage sur la Révolution belge, de Ch. Poplimont.

(page 248) La douleur paternelle ne s'apaisa jamais. Il a confié à ses Souvenirs intimes : « Depuis que j'ai perdu Eleuthère, il paraît qu'il était le seul de mes enfants qui me comprît tout à fait, et qui m 'aimât pour moi-même. »

Le travail seul le soutint. C’est dans le travail qu'il puisa le courage nécessaire. En une année seulement, il refondit complètement son Histoire du Christianisme. La matière des huit volumes composés au temps de sa jeunesse reparut, en 1856, sous forme de deux volumes que les spécialistes consultent encore avec intérêt, aujourd'hui. « J'ai donné tous mes soins pour qu'il fût en harmonie avec les connaissances que j'ai acquises depuis vingt ans. J'espère donc qu'il sera doublement utile d'abord comme popularisant une histoire généralement ignorée, ensuite et surtout comme portant à faire réfléchir sur les vérités essentielles à l'établissement de la religion réelle et à l’organisation de la société conforme au bon raisonnement. » (L. De Potter, op. cit., p. 365.)

Cette étude parut encore la même année à Turin, traduite en italien.

A peine avait-il terminé ce travail important que De Potter en commença un autre, dans la même ligne et d'après le même principe.

La Vie de Scipion de Ricci avait paru en 1825 (trois volumes) ; elle fut rééditée en 1857. pour la troisième fois, cette fois en un volume, et complètement remaniée.

(page 249) A côté de cette activité d'historien, De Potter a fourni également ce qu'il a appelé son contingent philosophique ordinaire à la Revue Trimestrielle, créée en 1854 par Eugène Van Bemmel, et qui. pendant quinze ans, a été l'expression du mouvement intellectuel en Belgique.

En mémoire de son fils Eleuthère, il fit réunir en un album, tiré à cinquante exemplaires, les meilleurs sujets des dernières compositions de l'artiste, Il les distribua parmi les amis de son fils, et fit tirer vingt exemplaires supplémentaires qu'il mit à la disposition de l'Académie des Beaux-Arts de Bruxelles.


De Potter vieillissant avait gardé un caractère fort personnel. Lucien Jottrand, un de ses amis politiques qui lui était resté fidèle. l'a décrit en ces termes :

« Il était vif. gai. parfois jovial. Il avait bien son espèce particulière d'égoïsme dans lequel il ne fallait pas trop le déranger : mais il était spontanément serviable envers tous ceux pour lesquels il avait de l'estime ou de l'affection. C'était avant tout l'homme de la règle, et, sous ce rapport, comme sous celui de sa grande assiduité au travail, il avait dans la vie du monde beaucoup des qualités et des habitudes du cénobite.

« Son spiritualisme toutefois ne le portait pas mépriser ni même à négliger les jouissances sensuelles. Seulement. chez lui, la règle y présidait (page 250) encore, comme en toute autre chose. Il avait un système réglant les fonctions de la vie organique, comme un système réglant sa conduite morale. Il ne déviait pas plus aisément de l'un que de l'autre.

« Quoique sa constitution ne fût pas très robuste, il était parvenu à la tenir en équilibre par l'ordre même qu'il observait dans son double régime physique et moral. » (L. Jottrand, Louis de Potter (Revue trimestrielle, 1860.)

Le 19 mai 1859, le destin réservait une compensation aux douleurs qui avaient frappé le noble vieillard dans ses affections familiales : il avait la joie de marier sa fille Justa au capitaine Henri-Alexis Brialmont, celui-là même qui deviendrait notre grand ingénieur militaire et auquel la Belgique est redevable de son système moderne de fortifications.

Le vieux révolutionnaire a dû voir avec bonheur l'union de sa fille avec une forte personnalité comme celle de Brialmont. Celui-ci aussi eut à déployer toute sa ténacité contre les préjugés et l'étroitesse de vue de nombre de ses compatriotes. Alors que les gouvernements de divers pays étrangers venaient consulter ce Vauban moderne et le charger de la défense de leur territoire, nous savons combien il fut en butte, dans son propre pays, aux intrigues politiciennes. et qu'il fallut le poids de l'autorité royale pour faire passer ses plans de fortification de la Meuse et de l'Escaut. Le temps (page 251) et les événements internationaux ont confirmé - malheureusement pour notre pays - le bien fondé des dispositifs de sécurité nationale imposés par Brialmont, dont avec le recul du temps, nous comprenons aujourd'hui l'indiscutable valeur. P

Petit à petit. les forces de Louis De Potter déclinèrent. Déjà à la fin de 1858, il avait noté dans ses Souvenirs intimes, que, depuis quelques mois. il était, non pas malade, mais harassé, énervé par une bronchite tenace. Sa vie approchait du terme : « Cela me fit comprendre que désormais je dépendais d'un rien pour la grande question de vivre encore ou ne vivre plus. »

Comme un sage de la Grèce antique, notre philosophe se prépara à quitter la vie avec sérénité, envisageant le grand passage avec la satisfaction d'avoir accompli sa mission d'homme.

Au cours de l'été 1859, il séjournait, comme chaque année, à Blankenberghe où, malgré son grand âge, il prenait des bains de mer ; il tomba malade et fut transféré par les siens à Bruges, sa ville natale.

Ce fut là qu'il s'éteignit, le 22 juillet, âgé de 73 ans.

Son corps fut ramené à Bruxelles, à son domicile : rue de l'Epingle, 47. Il fut enterré au cimetière protestant de Saint-Josse-ten-Noode, aujourd'hui désaffecté. Depuis lors, ses cendres ont été transférées au cimetière d'Evere, où elles reposent à côté de celles de son fils Agathon et des autres membres de sa famille. Une dalle et un stèle surmonté d'un chapiteau grec constituent (page 252) un monument funéraire d’une simplicité et d'une modestie voulues.

Le Moniteur Officiel du 26 juillet 1859 a relaté la cérémonie funèbre comme suit :

« Les obsèques de M. De Potter, ancien membre du Gouvernement provisoire, ont eu lieu hier an milieu d'une grande affluence. Le cercueil a été porté à bras jusqu'au cimetière de Saint-Josse-ten-Noode.

« Aucun discours n'a été prononcé sur la tombe de M. De Potter, selon la volonté exprimée par le testament du défunt.

« La famille ayant exprimé le vœu qu'il ne fût pas rendu d'honneurs publics à M. De Potter à l'occasion de ses funérailles. il a été déféré à ce vœu.

« Le deuil était conduit par M. Agathon De Potter et M. Alexis Brialmont, fils et gendre du défunt. »

Signalons, à côté de compte rendu officiel, la réflexion de Lucien Jottrand, qui assistait à la cérémonie : « Ceux de ses amis que l'on a vus en petit nombre suivre sa bière jusqu'au cimetière des protestants à Saint-Josse-ten-Noode, où elle a été déposée. ont sans doute eu lieu de s'étonner de l'absence de tant d'hommes officiels et autres que d'anciens souvenirs d'amitié, de lutte, de tribulations, de fonctions, auraient dû réunir autour de la tombe du doyen du Gouvernement provisoire de 1830. » (L. Jottrand, op. cit., Revue trimestrielle)

(page 253) En réalité, d'après M. Maurice Bologne qui a publié l'étude la plus complète sur Louis De Potter, les anciens amis politiques de 1830, Gendebien. Ducpétiaux, Bartels, Rodenbach, Roussel, Jottrnd, Quetelet et Vander Linden suivirent le corps de l'illustre banni, ainsi qu'un cortège d'ouvriers et d'hommes du peuple, qui, eux, n’avent pas oublié le vieux tribun.


Ainsi disparut l'homme qui, aux temps héroïques de 1830. avait été l'âme de l'insurrection, et dont Adolphe Bartels a pu dire avec raison que « l'éternel honneur de Louis De Potter sera d'avoir saisi des premiers, et mieux que personne, les idées dont la réalisation devait rallier la Belgique entière et consolider son existence nationale. » (A. Bartels, Documents historiques de la Révolution belge, Bruxelles, 1835.)

Retiré volontairement de la vie publique, « il a fourni un contingent d'idées au fond commun et donné l'exemple d'une longue et vertueuse carrière toute dévouée au triomphe de la cause sociale. » (Journal Le Prolétaire, du 2 août 1859 (cité par M. Bologne).)


Un an exactement après la mort de Louis De Potter. parut dans la Revue trimestrielle, à laquelle il avait collaboré lui-même les trois dernières années de sa vie, une monographie sur la vie et l'œuvre du disparu. Elle était due la plume de l'ancien membre du Congrès national. Lucien (page 254) Jottrand, qui s'était lié d'amitié avec lui dès 1826.

Fondée autant sur les glorieux souvenirs de 1830 que sur des opinions politiques souvent parallèles, leur vieille amitié avait traversé bien des vicissitudes. « Guidé par nos souvenirs, écrivait Jottrand. et ayant sous la main la plupart des documents qui s’y rapportent, nous avons pu plus aisémemt que personne vérifier l'exactitude des faits.

C'est dans cet ouvrage que nous avons pu trouver de nombreux détails sur les habitudes et le caractère de Louis De Potter.

L'auteur a mis son lecteur en garde contre la partialité qui, involontairement. devait découler de leur longue amitié. Mais cette amitié ne l’a pas empêché d'exprimer librement sa pensée. Parlant du caractère de son ami, il constate que celui-ci était particulièrement porté à la contradiction, ce qui paraît être une qualité indispensable chez tous les novateurs. »

En faisant mieux connaître la vie politique et l'œuvre sociale de Louis De Potter. M. Jottrand a voulu élever sa mémoire au-dessus des querelles politiciennes qui, pendant si longtemps, avaient présenté notre héros comme un personnage ambitieux et autoritaire.

Revenant sur cette « Union » que De Potter avait réalisée en 1830 entre les deux grands partis politiques, Jottrand termine en demandant que le nom de celui dont le peuple au moins avait gardé la mémoire puisse rallier ce même peuple au mouvement des autres classes unies, pour (page 255) sauver l'indépendance nationale. Et ce vœu date de 1860 !

Encore au cours de la même année, cette même Revue Trimestrielle publiait un article de V. Van Zennik sur la doctrine philosophique de Louis De Potter. L'auteur y déclarait avoir connu intimement celui-ci pendant la dernière partie de sa vie et l'avoir suivi dans les évolutions de ses convictions philosophiques.


De ces diverses considérations et de I 'examen des études nombreuses qu'il a publiées lui-même, il ressort que De Potter a connu deux étapes bien distinctes dans son développement philosophique : l'une avant 1841-1843, l'autre après ; il paraît douteux qu'il ait traversé une phase intermédiaire.

Au début, De Potter fonde sa sociologie sur sa foi dans la justice éternelle. Pour lui, les réalités qui correspondent à cette justice éternelle, c'est Dieu, d'une part, et sa conception de la liberté, d'autre part.

Il avait pour devise « Dieu et la Liberté ». (Revue Trimestrielle, 1860, t. XXVIII, p. 260.)

Il veut farouchement sauvegarder la liberté. Mais il adhère encore à l'idée d'un Dieu créateur et à une espèce d'évolutionnisme. c'est-à-dire qu'il croit à la série continue des êtres créés.

Bien entendu, son système plus ou moins déiste va de pair avec des poussées de scepticisme, résultant de ses premiers principes voltairiens.

(page 256) Alors entre dans sa vie intellectuelle le très ordonné baron de Colins, qui allait être, pour quelques années, son ami, et, pour le restant de sa vie, son guide, l'homme qui devait exercer une grande influence sur sa philosophie.

« Pendant plus de dix ans, j'ai lutté contre la doctrine nouvelle dont maintenant je me fais le propagateur. Mes opinions préconçues, mes préjugés, l'éducation de ma jeunesse, l'enseignement qui l'avait suivie, et peut-être, à mon insu, la vanité et la paresse, repoussaient celte doctrine de toute la puissance d'une habitude enracinée. Je n'ai cédé finalement que lorsque la contrainte morale est devenue irrésistible."

Sous l'influence de Colins. De Potter arriva, non sans luttes, à un système cohérent malgré ses étrangetés : former rationnellement - donc par une démonstration et non plus par une foi - les principes d'une justice éternelle.

En un mot, il réclamait un spiritualisme, mais qui laissât aussi entière que possible la liberté humaine, spiritualisme libéral dans sa conception la plus pure.

Tout compte fait, le temps fit défaut à De Potter et à Colins. qui moururent la même année, pour codifier et diffuser la religion sociale nouvelle.

Ce fut là le rôle d'Agathon De Potter. Poursuivant l’ouvre de philosophie de son père, il fit paraître une première étude, (page 257) dans la Revue Trimestrielle de 1861, sur la Science sociale d'après Colins et De Potter.

S'il faut l'en croire, les grandes idées des novateurs seraient les suivantes : pour fonder la certitude. De Potter a établi que l'âme est un esprit, et non pas un simple réceptacle d'impressions, Si De Potter fit sien le « je pense, donc je suis » de Descartes, ce ne fut pas là son argument favori, mais bien cet autre argument fondé sur le langage qui distingue l'homme de l'animal. De Potter est donc devenu spiritualiste ; c'est là sa grande conversion. Il l'avait avoué déjà dans ses Etudes sociales, lorsqu’il écrivait : « Je professe le spiritualisme comme une vérité qu'on démontrera, parce que sans lui, la société humaine, qui est un fait irrécusable, cesserait aussitôt d'être un fait, ou plutôt n'aurait jamais existé même comme simple fait. » (Note de bas de page : Nous avons cité ce passage.)

Il parlait encore d'un Dieu : mais ce Dieu n'était plus infini, et même ne jouissait que d'une personnalité limitée.

Dieu, d’après De Potier, n'était plus le créateur. Plutôt que d'admettre la création, notre philosophe posa le paradoxe d'une série de générations spontanées. théorie fort en honneur de son temps.

Pour assurer une sanction à sa morale, il admettait l'immortalité de l'âme. et un bonheur ou un malheur éternel. conséquence naturelle de nos actes.

Comme il n'admettait pas de créateur, il opta (page 258) pour l'éternité de l'âme, se rapprochant en ceci de la théorie platonicienne de la préexistence de l’âme.

De Potter était convaincu qu'avec le temps, son système devait acquérir une telle autorité qu'il s'imposerait, voire que la société pourrait l'imposer.

Au lieu de laisser chacun chercher sa voie morale, il s'érigea en partisan d'une dictature spirituelle.

En guise d'introduction à ses Etudes sociales, il a écrit : « J’ai une conviction profonde que la société telle qu'elle est ne saurait continuer à exister : telle qu'elle marche, ne peut avancer que vers sa ruine : qu'elle ne s’arrêtera dans cette voie que lorsque la mesure du mal social sera comble, lorsqu'en un mot. il faucha qu'elle s'amende ou qu'elle s'abîme. »


Sans pour cela partager sa foi dans le spiritualisme rationaliste, sans admettre ses théories sociales, il faut constater que Louis De Potter. qui. avant comme pendant la révolution de 1830, a si souvent anticipé sur les événements, semble avoir eu, vers la fin de sa vie, l'intuition des bouleversements sociaux que le vingtième siècle a vécus et qu'il traverse encore à l’heure présente.

A ce titre, ses dernières œuvres de philosophie sociale : La réalité déterminée par le raisonnement, (page 259) Le Catéchisme social et son Dictionnaire rationnel sont encore du plus haut intérêt.

Au début de sa vie. il avait été, d'emblée. un grand journaliste et un polémiste de classe. Comme philosophe, il ne serait probablement pas arrivé seul un système cohérent ; il lui fallut attendre l'influence et la méthode de Colins, pour aboutir à synthétiser les tendances qu'il portait en lui sans pouvoir les concilier.

Ceci ne diminue en rien la valeur de son système philosophique. fruit de la rencontre de ces deux intelligences exceptionnelles que furent Louis Potter et le baron de Colins.


Après eux. Agathon De Potter a publié diverses études sociales, où il se montre beaucoup plus le disciple de Colins que de son père.

C’est ainsi qu'il diffusa les théories nouvelles sur l'extinction du paupérisme par l'appropriation collective du sol. Celles-ci retinrent l'attention des philosophes et économistes en Angleterre et aux Etats-Unis. alors que l'Europe se contenta du socialisme essentiellement matérialiste de Karl Marx.

Agathon De Potter nous est surtout connu comme l'auteur d’une Logique dont le succès est attesté par trois éditions successives, et par une solide étude - une des premières en son genre - sur étude l’Economie sociale. Dans cette dernière œuvre il a coordonné et clarifié le système social nouveau, (page 260) tel qu'il se trouve esquissé dans la masse d'écrits laissés par son maître le baron de Colins.

Agathon De Potter a ainsi le grand mérite d'avoir présenté sur un plan nouveau la grave question de l'organisation matérielle de la société. Il a montré que l'inadaptation à la production est la cause fondamentale des guerres mondiales que la génération présente est appelée à subir.

Pour ce précurseur de nos sociologues modernes, l'économie politique est déjà « celle qui est particulière aux nationalités, tandis que l'économie sociale est relative à l'association universelle. » Pour lui encore, « l'économie politique est l’organisation des richesses selon la force, tandis que l'économie sociale est l'organisation des richesses selon la raison, selon la justice. » Arriver à une répartition judicieuse et organisée de la production du travail,. voilà son idée fondamentale.

Après lui, il faudra à l'ancien continent comme au nouveau Monde un demi-siècle de bouleversements, de luttes économiques et sociales, et deux guerres effroyables, pour finir par accepter cette vérité et essayer enfin de la réaliser.


Décédé à Saint-Josse-ten-Noode, le 30 octobre 1906, sans descendance, Agathon De Potter a légué ses nombreux souvenirs de famille : tableaux. médailles, gravures. etc., ainsi que la bibliothèque et (page 261) les manuscrits tant de son père que de lui-même, à ses amis MM. Camille et Félix Guilleaume.

Aujourd'hui, seul M. Félix Guilleaume, l'artiste-peintre et entomologiste, continue à se faire le propagandiste des théories sociales d' Agathon De Potter. Il accueille avec une bienveillance extrême ceux qui s'intéressent à l'œuvre, tant nationale que sociale, de Louis De Potter et de son fils.

Puissent, un jour, les précieuses reliques. se trouver groupées en une salle De Potter, dans un de nos meilleurs musées. et faire connaître aux jeunes, présents et à venir, un peu de la vie et des idées d'un « jeune » de 1830, qui consacra son existence entière au développement spirituel et moral de notre peuple !

Bruxelles, octobre 1943-décembre 1944.

Retour à la table des matières