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Louis De Potter. Un philosophe au pouvoir
VAN TURENHOUDT E. - 1946

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VAN TURENHOUDT E., Louis de Potter. Un philosophie au pouvoir

(Paru à Bruxelles en 1946, chez Charles Dessart)

Chapitre VII. Second exil

De Potter à Paris : ses relations - L'influence de Lamennais - L'élection royale et les dix-huit articles - La campagne des dix jours et ses conséquences - Intervention politique de Louis De Potter : projets de fédération ; la Déclaration des Principes

(page 195) La Belgique issue de la révolution de 1830 éprouvait les plus grandes difficultés à réaliser un équilibre intérieur relatif. Les esprits demeuraient agités, et le refus de Louis-Philippe d'accepter la couronne offerte à son fils avait plongé nos aïeux dans un profond découragement. Surlet de Chokier, président du Congrès depuis trois mois, avait été désigné comme régent du royaume ; et le Gouvernement provisoire, au moment d'abdiquer ses pouvoirs avait déclaré dans son message d'adieu que « les Belges formaient le peuple le plus raisonnable et le plus obéissant » ! Mais ce n'était pas ces vaines paroles, ni la personnalité falote de (page 196) Surlet qui rétabliraient l'ordre social et la stabilité du pays.

Le premier ministère du régent eut l'existence éphémère que l'on sait. Sous son gouvernement, le jeune Etat traversa une période des plus critiques, au point qu'il semblait ne pas devoir survivre à pareilles incertitudes.

L'inertie de Surlet fut notoire, malgré les conseils et l'appui que lui donnait le général Belliard. En effet, le roi des Français avait délégué Belliard à Bruxelles, avec mission d'éviter à tout prix une reprise des hostilités contre les Hollandais. N'oublions pas qu'à cette époque, l'Europe était encore traversée par le souffle révolutionnaire de 1830 et que les Grandes Puissances s'efforçaient de rétablir le calme à l'intérieur des nations.

A Paris même, des scènes déplorables venaient d'avoir lieu. Une réaction violente y avait éclaté contre les légitimistes, le peuple estimant avoir été provoqué. La vieille basilique de Saint-Germain-L’auxerrois avait été dévastée, le 14 février, et, le lendemain, l'archevêché mis à sac. Comme l'a écrit Louis Blanc, dans son Histoire de Dix Ans, partout les croix chancelaient au dôme des églises, partout les fleurs de lis étaient effacées.

Mais De Potter, dut trouver, tout compte fait, cette atmosphère parisienne encore plus apaisante que ce qu'il venait de laisser derrière lui à Bruxelles.

Une fois réinstallé et après qu'il eut renoué les relations abandonnées six mois plus tôt, il redevint rapidement lui-même, vivant de nouveau cette (page 197) vie simple, tout intellectuelle et de famille, qui était sa vie de prédilection. En bref, il passait des jours heureux, entouré de sa femme et de ses enfants, se consacrant la première éducation de ceux-ci.

Il reprit ses travaux historiques et littéraires, et poursuivit ses recherches sur l'histoire du christianisme, recherche qu'il avait abandonnées pour se lancer dans sa rude expérience politique. Il collabora à la Tribune, un journal démocratique de l'époque, et devint un correspondant fidèle de l'Avenir, l'organe nouveau créé par Lamennais le 16 octobre 1830.

Ce journal, qui exerça une très grande influence politique et morale sur l'opinion française du temps, comptait alors comme principaux rédacteurs, outre son fondateur, le Père Lacordaire et le vicomte de Montalembert. Son succès en Belgique était si vif que les principaux articles étaient réimprimés à Louvain sous forme d'un recueil mensuel. pour quatre mille abonnés.

Théodore Juste, dans son Histoire du Congrès National, a estimé que l'influence exercée par l'Avenir sur les catholiques beiges et sur les délibérations même du Congrès fut un fait incontestable et de toute première importance. De Potter, en collaborant à ce quotidien français, recommençait donc à exercer son action personnelle sur une partie de l'opinion publique de notre pays, dont ses correspondants continuaient à lui donner le climat.

Nous connaissons le rôle capital joué par l'abbé (page 198) de Lamennais tant dans le domaine politique que philosophique. Ce Breton à la fois royaliste et ultramontain, voulait instaurer un christianisme libéral, et, comme l'a exprimé Emile Bréhier, « faire que l'Eglise, qui est divine, devînt toute humanitaire. » C'était d'ailleurs. une idée familière à cette époque que la religion devait constituer l'armature même de la société ; certains allaient jusqu'à identifier conscience religieuse et conscience sociale.

D'après Lamennais, la contradiction entre le pouvoir alors partout despotique avec ce qu'il appelait la conscience sociale, - celle-ci partout démocratique - devait nécessairement amener une révolution. Cependant, s'il dénonça toujours un matérialisme abject qui condamnait le peuple aux travaux forcés, le fondateur de l'Univers resta sa vie durant hostile au communisme.

En réalité, l'Eglise romaine, tout comme les pays d'Europe, souffrait elle aussi du désarroi provoqué par les problèmes sociaux nés de la Révolution française. Si Rome parut longtemps indécise sur la solution à prendre, des esprits avancés comme Lamennais el ses disciples montrèrent plus d'audace. Mais, comme tous les hommes en avance sur leur temps, ils allaient essuyer les plus amères déceptions, une fois qu'ils quitteraient le domaine de l'idéologie pure.

Deux esprits comme Lamennais et De Potter. animés des idées les plus généreuses, étaient faits pour se comprendre. Une amitié fort vive naquit entre eux.

(page 199) Un souvenir tangible de cette amitié est parvenu jusqu'à nous : il s'agit d'une tabatière en buis, offerte à De Potter, et qui présente d'un côté le portrait de celui-ci, de l'autre celui de Lamennais. D'aucuns parmi nos lecteurs se souviennent sans doute avoir remarqué cette tabatière lors de l'Exposition historique de 1830 qui se tint au Palais d'Egmont, à l'occasion du centenaire de notre indépendance.

Mais si l'idéologie de ce grand philosophe impressionna vivement l'esprit de Louis De Potter,. elle ne précisa cependant pas ses théories sociales. Il faudra attendre l'influence qu'allait prendre sur lui, plus tard, un autre sociologue. Nous y viendrons.


Revenons à la situation de notre pays, dont le sort était toujours en suspens et où régnait une atmosphère de trouble et d'excitations.

A la tête du gouvernement, Surlet de Chokier, un homme qui, sous les apparences les plus débonnaires, cachait un jeu d'« arrangeur » astucieux.

Un journaliste de l'époque, Alphonse Royer, a décrit fort spirituellement le personnage : nous n'oserions toutefois pas garantir tous les détails du portrait : « Le Régent commençait sa journée en recevant en robe de chambre et en bonnet de coton les députations de la garde civique et les solliciteurs recommandés. Il présidait ensuite le conseil des ministres sans changer grand-chose à son costume. Puis il donnait une heure aux soins (page 200) de son empire », c'est-à-dire qu'il signait les pièces ministérielles : et le reste du jour était rempli par des audiences et des causeries. Un jour par semaine, il y avait audience publique chez le Régent, et toute l'audience se passait à distribuer lies pièces de cinq francs, empilées sur un bureau, aux malheureux qui venaient réclamer des secours. Ces aumônes patriotiques et les trois dîners par semaine que M. de Chokier se croyait obligé de donner pour rester fidèle à la représentation que lui recommandait le budget absorbaient à peu près les dix mille francs par mois que le souverain provisoire de la Belgique recevait comme émoluments de sa place. » (Alphonse Royer, op. cit.n p. 84.)

Mais n'attachons pas trop d'importance à ce portrait chargé, et fondons-nous sur l'opinion du général Belliard, un ami qui a vu Surlet à l'œuvre dans les moments les plus difficiles.

Les rapports que l'ambassadeur envoyait journellement à Paris sont très intéressants à consulter.

Lors des pillages à Bruxelles, Belliard avoue qu'il a dû réconforter le régent, peu habitué à toutes ces scènes de tumulte et aux mesures à prendre pour les réprimer

Dans une dépêche du 6 avril, le même Belliard livre cette opinion sévère : « Le Gouvernement est si peureux, et le Régent si faible : les hommes capables sont très rares. la matière intellectuelle manque absolument. » (Jules Garsou, Le Général Belliard, p. 52.)

(page 201) Déjà le 29 mais, il avait écrit à son Gouvernement qu'il espérait empêcher un coup de folie, mais qu'il fallait tenir compte de cet état de souffrance, d'exaltation et d'incertitude qui portait le peuple belge à des sentiments désespérés. Et il concluait que le devoir impérieux s'imposait aux Grandes Puissances de « fixer très promptement sa destinée » (de la Belgique).

Quoi d'étonnant que, dans une telle atmosphère, tout servît de prétexte à attiser la discorde entre citoyens, même entre ceux qui ne se mêlaient pas de politique !

De Potter, volontairement exilé, ne devait pas échapper au commun destin. Il s'attira même une rebuffade à distance, alors que son geste avait été tout de générosité.

Le Congrès National venait de voter une gratification de 150,000 florins en faveur des membres de l'ancien Gouvernement provisoire ; ces derniers avaient réparti la somme à leur convenance. Après bien des démarches, les anciens collègues du tribun lui abandonnèrent une quote-part d'un montant de I I.000 francs. Désintéressé suivant son habitude, De Potter décida de consacrer cette somme à soulager la misère des indigents de Bruges, sa ville natale, et de Bruxelles, où le peuple l'avait accueilli avec enthousiasme qui n'allait jamais sortir de sa mémoire. Son ami l'abbé de Haerne, membre du Congrès et l'apôtre du parti de Lamennais dans notre pays, avait accepté de veiller à l'emploi de ces fonds. Un jour il lui apprit une singulière nouvelle : deux curés de Bruxelles (page 202) avait refusé de distribuer la houille et le pain à leurs pauvres, de crainte d'être soupçonnés de tremper dans quelque horrible complot politique !

Une pareille atmosphère de méfiance était fatalement peu favorable à entretenir l'amitié surtout quand il s'agissait d'un homme qui, après avoir été au pinacle, avait renoncé volontairement à toute popularité.

Tielemans, l'ancien compagnon de bannissement de Louis De Potter, avec qui il avait eu la plus étroite communion de pensées, peu à peu le négligea. Ce Tielemans avait réussi, lui, à se maintenir au premier plan. D'abord membre de la commission chargée d'élaborer la Constitution, où ses connaissances avaient été remarquées. il devint ensuite administrateur-général de l'Intérieur et ministre du même département. Il démissionna de ses fonctions sous le premier ministère du régent, pour recueillir celles de gouverneur de province : mais il ne put s'y maintenir à cause de ses opinions avancées. Esprit intelligent et réaliste, Tielemans refusa par la suite de diffuser les idées extrémistes dont son vieil ami ne cessait de l'entretenir dans toutes ses lettres.

De même, Levae, éditeur du quotidien Le Belge. un autre ami de Louis De Potter, et qui, le dernier, lui avait offert non sans danger l'hospitalité de ses colonnes, se lassa de l'éternel esprit combattif de son compagnon d'idéal. Déjà en mars, il lui avoua que tout le monde était fatigué de la révolution et qu'un besoin de repos le faisait lui aussi (page 203) se rallier autour de Léopold qui venait de clore la révolution. »

Les journaux de l'époque ne dissimulaient guère la lamentable situation des finances et de l'économie du pays.

Citons un article, publié le 18 mars, dans Le Belge ; il est particulièrement éloquent et témoigne de l'incurie du régent et de son entourage. Il s'intitule « Besoins du Pays : économies à faire » ; nous en extrayons les passages les plus significatifs :

« La patrie éprouve de grands et de nombreux besoins. Pour y faire face, on a dû exiger le payement immédiat d'une partie des contributions de l'année ...

« Notre trésor est à peu près vide, et nous sommes à la veille d'une guerre qui exigera d'immenses ressources.

« Cet état de choses est déplorable ; nous concevons dans quel embarras il doit jeter le ministre des Finances. et plus nous réfléchissons, moins nous savons comment il parviendra à surmonter les difficultés de sa position.

« C'est au patriotisme des concitoyens à secourir la patrie dans besoins qu'elle éprouve. Mais il faut avant tout que les hommes qui sont au pouvoir commencent à offrir l'exemple du désintéressement, des privations, et ils exciteront une noble émulation... D'un autre côté. presque toutes les administrations sont encombrées d 'un personnel considérable : et quel personnel encore !

« Composé en grande partie d'hommes hostiles (page 204) à la cause de la révolution, d'hommes qui rappellent de tous leurs vœux la dynastie proscrite, et qui pour la plupart touchent de gros appointements...

« Si nous jetons nos regards sur l'armée, nous trouverons pareillement un nombre considérable d'officiers qui ont reçu leur nomination sans qu'on sache où les employer...

« Comment veut-on qu'un petit Etat comme le nôtre résiste, dans la crise difficile où nous nous trouvons, à d'aussi scandaleuses, d'aussi sottes prodigalités ! »

Cet état de crise aiguë s'étendait à toutes les branches de la production. L'industrie et le commerce souffraient considérablement des suites de l'insurrection. La plus grande partie des travailleurs touchaient des salaires très réduits ; la mévente provoquait une baisse de prix des produits agricoles ; le contrecoup s'en faisait durement sentir dans les campagnes.

En présence de cette déplorable situation, De Potter fit publier, à Paris, une brochure intitulée De la révolution à faire, d'après l'expérience des révolutions avortées. Son dessein était de prouver que toute réforme violente doit avoir pour but et pour résultat l'amélioration de la condition du peuple.

Il a écrit, plus tard. dans ses Souvenirs : « Je crois aujourd'hui que je me trompais en partie sur les moyens, puisque je me bornais à demander la réforme radicale de l'assiette de l’impôt. Mais la protestation que j'émettais contre le tripotage (page 205) des exploiteurs de révolutions n'en était pas moins consciencieuse et bonne. »

A tout prendre, ce n'était là qu'un faible remède à des maux qui avaient des causes plus complexes, et auxquels des mesures prises en ordre dispersé ne pouvaient apporter de solution durable. Comme toujours dans l'histoire des peuples, c'est de l'excès du mal que jailliraient des actes qui forceraient les nécessaires initiatives à se faire jour.


L'état de crise et de désordre général allait être exploité par le parti orangiste pour tenter un nouveau coup de force.

Cette fois, Anvers, où les Nassau avaient gardé des sympathies intéressées, serait le théâtre d'un complot, auquel les meneurs allaient essayer de donner une envergure particulière.

Le poste de commandant de la province y avait été fort imprudemment confié au général baron van der Smissen. ancien frère d'armes à Waterloo, du prince d'Orange, et depuis lors son ami personnel. C'est en lui que les hollandophiles avaient mis toute leur confiance pour exécuter leur plan, qui consistait à provoquer la défection parmi les troupes de la garnison d'Anvers. Ensuite, avec la coopération des soldats hollandais défendant la citadelle, ces forces imposantes, renforcées par celles de Malines, devaient marcher sur la capitale, où des complicités avaient été achetées dans divers milieux.

(page 206) Nous savons que ce fameux complot du 24 mars fit long feu dès le début, et qu'il tourna à la confusion grande de ses auteurs ; le général van der Smissen dur prendre honteusement la fuite. Quoi qu'il en fût, l'alerte avait été chaude ; et l'indignation des patriotes provoqua la chute du premier ministère du régent.

Ce furent là les circonstances qui entrainèrent la création d'une nouvelle société patriotique, connue sous le nom d' «Association Nationale » ; elle se fonda sur l'initiative d'Alexandre Gendebien. Sa brève existence fut d'importance pour le pays, au point que J.-B. Nothomb n'a pas hésité déclarer, dans son Essai sur la Révolution belge, qu'elle « sauva la Révolution à l'intérieur. »

Alexandre Gendebien, maintenant que son rival De Potter se trouvait éliminé, figurait seul à l'avant-plan du parti du mouvement. et il allait pouvoir donner toute sa mesure.

La veille du coup d'Etat, Tielemans, Van Meenen, Ducpétiaux, les frères Bayet, Franz Faider et d'autres ardents patriotes se trouvaient réunis au ministère de la Justice, dont Gendebien était titulaire. En présence des nouvelles alarmantes qui étaient parvenues des milieux orangistes, il fut décidé de regrouper d'urgence les meilleurs éléments de la nation, pour combattre la contre-révolution.

Il peut nous paraître surprenant, de nos jours, qu'un ministre crée ouvertement un club patriotique, dans le but de déborder le gouvernement en place. Mais le fait que Gendebien ait réussi à (page 207) intéresser les meilleurs patriotes à son œuvre et à procéder avec une vigueur telle que fut dissipée en quelques jours la menace grave qui planait sur l'indépendance du pays, prouve que l'initiative venait à son heure.

Née de la passivité du régent el de son équipe, la nouvelle association patriotique était, en réalité, une manifestation de défiance à l'endroit du gouvernement, qu'elle se proposait de contrôler et, au besoin, de dominer. Dès le début, de nombreux fonctionnaires et officiers s'y rallièrent, ainsi que plusieurs membres du Congrès, enhardis par Gendebien et Tielemans. qui, tous deux, avaient démissionné de leurs fonctions ministérielles.

Tout comme mois plus tôt, lors des réunions de l’ « Association pour l'Indépendance » créée par De Potter, la première assemblée fut troublée par des éléments irresponsables auxquels on avait fait accroire que le mouvement avait pour objectif la réunion à la France. Mais les troublions finirent par crier : « Vive la Belgique ! à bas les Hollandais ! à bas les traîtres ! »

Voulant éviter toute équivoque, l'Association Nationale publia sans retard son programme ; elle se déclarait adversaire, tout à la fois, de la restauration et de la diplomatie étrangère ; son but était de lutter pour le maintien de l'œuvre de la révolution nationale.

Les résultats sont trop connus pour qu'il soit nécessaire d'y insister. La tentative de soulèvement d'Anvers et celle du Colonel Borremans, soulevèrent une violente réaction populaire, suivie (page 208) d'émeutes à Bruxelles. L'élan fut tel que nos dirigeants se ressaisirent et que, sous l'impulsion de Gendebien et de ses amis, Surlet de Chokier sortit enfin de son inertie.

La guerre civile avait été évitée de justesse ; mais l'émotion avait été vive, au point que la diplomatie étrangère jugea qu'il était grand temps de libérer le jeune Etat du provisoire qui menaçait de le conduire à l'anarchie.

Dès les premiers jours, la victoire de l'Association Nationale fut complète. La Belgique entière fut secouée par un grand frisson et sortit de sa torpeur. Les sociétés patriotiques de province, laissées longtemps à elles-mêmes, se joignirent à l'action de la capitale, et l’impulsion devint générale.

Même lord Ponsonby. le commissaire anglais à Bruxelles. qui avait cru le sentiment national éteint, se retira du jeu des orangistes et changea ses batteries. I.es hollandophiles crièrent à la trahison : mais, après tout, ce témoin anglais ne faisait que suivre - avec la sage lenteur propre à la diplomatie britannique - la nouvelle ligne de conduite adoptée par lord Grey, le chef des Whigs arrivés att pouvoir depuis le 16 novembre 1830.

La révolution était sauvée à l'intérieur. Il s'agissait, maintenant, de fixer promptement les destinées internationales du pays et de lui trouver un chef digne de ce nom.


Les échos des graves événements de Belgique (page 209) parvinrent rapidement jusqu'à Paris, qui avait suivi notre résurrection nationale avec le plus vif intérêt. Combien Louis De Potter a-t -il dû se réjouir de constater que la flamme patriotique, en présence du péril menaçant, s'était brusquement ranimée !

Nous trouvons cependant peu de réflexions. dans ses Souvenirs, au sujet de l'œuvre accomplie. Les faits suivaient de trop près la grande déception qu'il avait éprouvée à l’occasion de ses derniers efforts politiques pour qu'il pût juger en toute impartialité :

« A peine avais-je quitté la Belgique que les amis de l' « indépendance nationale », ceux-là mêmes qui s'étaient le plus hostilement prononcés contre moi et contre les moyens efficaces que je proposais pour maintenir cette indépendance, - parce que c'était moi qui les proposais, - se virent forcés de s'associer à leur tour...

« C'était un beau triomphe pour moi que de voir à la tête de cette association nouvelle M. Van Meenen et bien plus encore M. Gendebien, le seul de mes adversaires qui m'eût réellement nui et à qui j'attribuais avec raison ma chute définitive. »

Saisissant, comme toujours, les faits avec une extrême lucidité, De Potter avait prévu que cette nouvelle association n'était pas née viable. En effet. elle disparaîtrait de la scène politique aussi promptement qu'elle avait vu le jour, ses dirigeants - et Gendebien en particulier - ayant (page 210) dépassé l'objectif initial et présumé de leurs forces réelles.

Entre-temps. le concours de diverses circonstances extérieures fut favorable au destin de notre pays.

Malgré une sérieuse opposition. la Belgique s'était déclarée prête à donner sa confiance au prince Léopold de Saxe-Cobourg, veuf de la princesse Charlotte, héritière présomptive du trône d'Angleterre. Nous savons que le choix de ce candidat, dû surtout à la clairvoyance du ministre Joseph Lebeau (qui se révéla, à cette occasion, comme le plus grand homme d'Etat de notre révolution) fut particulièrement approuvé par la cour de Saint-James, et, dans la suite, agréé par les autres Grandes Puissances. Mais les pourparlers furent longs et difficiles ; les débats, au Congrès National, des plus violents. Le peuple belge, travaillé par les intérêts politiques les plus divers, marqua des réactions tumultueuses.

Le choix d'un prince toléré par l'Europe de la Sainte-Alliance supposait la reconnaissance par notre pays des conditions imposées par la Conférence de Londres. Or, celles-ci nous obligeaient à faire abandon d'une partie du territoire national, ainsi que de la moitié du Luxembourg dont les habitants avaient participé énergiquement à notre insurrection. A la base de notre Constitution. figurait le maintien de l'intégrité territoriale. Le peuple et une grande partie de nos dirigeants regardaient donc non sans raison, cette renonciation comme une trahison ; trahison des principes mêmes (page 211) de la révolution, trahison envers les Limbourgeois et les Luxembourgeois ainsi livrés en pâture à l’autocratie d'Orange.

La lutte fut vive, tant dans les milieux populaires qu'au Congrès. Enfin, le 4 juin, le scrutin fut ouvert ; et, comme l'a relaté J.-B. Nothomb, dans une suite de tempêtes parlementaires impossibles à décrire et à oublier, « le prince Léopold fut proclamé roi des Belges. par 152 votes contre 43, et à titre conditionnel. » (op. cit., p. 132.)

Le plus grand nombre des opposants étaient adversaires non de la personne du candidat. qu'ils n'avaient jamais vu, mais du principe de l'élection immédiate. Il fallut toute l’éloquence patriotique et le sens des réalités de Lebeau, aidé par Paul Devaux et J.-B. Nothomb. pour emporter l'adhésion de la majorité, jusqu'alors restée farouchement hostile à toute concession.

Mais la candidature du prince de Saxe-Cobourg réunissait tant d'avantages politiques et apportait avec elle tant de chances d'apaisement que nombreux furent les hommes sages qui, finalement, s'y rallièrent. A tout prendre, il valait mieux subir la volonté de l'Europe, quitte à protester contre la contrainte, que d'abdiquer notre qualité de Belges en fusionnant de plein consentement avec un autre Etat.


Pourtant, les « purs » démocrates - ceux qui, (page 212) dès le début, avaient été l'avant-garde, si pas de l'action, du moins du mouvement d'opinion - ne s'inclinaient pas devant le vote de notre première assemblée législative.

Louis De Potter, dans une lettre à son ami Tielemans, a écrit, au sujet de Léopold de Saxe-Cobourg : « Fût-il un véritable Marc-Aurèle, je protesterai toujours par ma conduite contre le vice radical de sa création. » Nous sommes fixés sur l'attitude, qui demeurera immuable, de l'ancien tribun à l'égard de la question royale.

De Potter ne pouvait pardonner au roi Léopold d'avoir accepté les conditions imposées par les Puissances, conditions qui avaient pris à un certain moment l'allure d'un véritable ultimatum. Il ne voulait pas admettre que la mission du nouveau roi, « chef de l'Etat », fût de réconcilier avec l'Europe le pays issu de la révolution.

Tout comme il s'était adressé, plusieurs fois, par lettre à Guillaume Ier, ci-devant roi des Pays-Bas, il commença par écrire une lettre, à la fois raisonnée et violente, à Léopold Ier, lequel, en homme d'esprit, « en avait beaucoup ri. »

A partir de ce moment, l'effort constructif de Louis De Potter le cède définitivement à l'esprit combattif. Il devient l'âme de l'opposition qu’il dirige, tout éloigné qu'il vive du pays, comme il avait dirigé l'insurrection quand il était emprisonné aux Petits-Carmes. Il continue d'envoyer régulièrement à quelques fidèles amis, parmi lesquels Bartels et Jottrand, des directives qui doivent inspirer leur conduite politique.

(page 213) « Je me trouvais dc nouveau dans l'embarrassante position de 1830, a-t-il noté dans ses Souvenirs, avec cette seule différence que j'avais affaire, cette fois-ci, aux patriotes, qui, après avoir traversé avec moi une révolution avortée, me paraissent en bon train d'en empêcher une autre d'éclore. Il me fallait toute la religion du devoir pour persévérer. »

Mais son activité de polémiste était surtout sacrée à combattre les « dix-huit articles » auxquels le Congrès National venait d'adhérer, et par lesquels le territoire belge était amputé de la moitié du Limbourg, avec Maestricht, ainsi que d'une grande partie du Luxembourg.

Bientôt, Ducpétiaux vint se joindre au nombre de ses correspondants, après qu'il fut devenu président du Comité exécutif de l’Association Nationale, à Bruxelles.

Nous savons que cette dernière manifesta une opposition des plus vives aux dix-huit articles, et que les plus exaltés de ses membres fomentèrent un coup de force, qui, en réalité, fut un acte de désespoir.

La conjuration, dans laquelle était compromis le général Le Hardy de Beaulieu, qui devait provoquer un soulèvement à Grammont, et une affaire similaire montée à Gand par De Coster et De Sutter ne furent pas suivies par le peuple.

Elles discréditèrent le parti du mouvement ; le Comité directeur dut déposer son mandat, le 9 juillet. Ainsi se termina le rôle historique joué par (page 214) notre dernière grande association patriotique, Sa disparition serait bientôt suivie par la retraite du régent et par la dissolution du Congrès National. Le règne de Léopold Ier commençait...

La Régence avait duré exactement cinq mois moins cinq jours, et, par son impéritie, elle avait plus d'une fois compromis le sort du pays.

La Belgique, enfin, avait un Roi !

Le jour de son entrée dans la capitale, la foule éclata en acclamations délirantes et unanimes. Au cri de « Vive le roi ! » se mêlèrent des « Vive la Liberté Vive la Révolution ! » ; car, pour nos pères, ce grand événement couronnait l'insurrection populaire commencée une année plus tôt.

L'enthousiasme, la gaîté et jusqu'à cette bonhomie populaire frappèrent le nouveau souverain, qui comprit alors ce que ce peuple avait souffert, et combien il avait combattu pour conquérir cette liberté consacrée par la cérémonie dont il était le héros. Le peuple belge était heureux. Il faisait le don spontané et entier de sa confiance à un homme qu'il ne connaissait pas, mais dont la dignité et les traits mâles et imposants lui firent impression.

A la vue de cet enthousiasme inoubliable, Léopold - conscient de ce qu'il représentait de promesses el d'espoirs - a dû entrevoir la grandeur du rôle qui l'attendait : faire de cette masse sympathique et indisciplinée une nation saine et ordonnée, lui donner une place estimable parmi les autres peuples de l'Europe. lui procurer un peu de ce bonheur auquel il avait droit,

(page 215) Tâche « royale », combien lourde et ingrate, à laquelle notre premier souverain n'a jamais failli !


Mais nos voisins du Nord, eux, avaient contemplé cette liesse générale, la rage au cœur. Pour eux. les Belges n'étaient que des rebelles et Léopold de Saxe-Cobourg un usurpateur.

Les conséquences ne sont que trop connues : invasion brusquée de nos provinces, alors que notre souverain avait à peine eu le temps de prendre contact avec son peuple et ses dirigeants : campagne des dix jours et désastre militaire, limité grâce à l'intervention de l'armée française. agissant d'accord avec les Puissances ; enfin, nouvelles conditions de démarcation territoriale entre les deux pays. connues sous le nom de vingt-quatre articles.

Le désespoir du peuple et surtout des patriotes fut immense. Tout le pays tomba dans une torpeur indescriptible. Beaucoup de Belges criaient la trahison. Si la réaction avait été violente. dans tout le pays. à l'occasion de l'acceptation des dix-huit articles, l'opposition aux vingt-quatre articles fut générale, Une fois la première stupeur passée, l'indignation de nos pères fut extrême.

Mais, comme l'a exprimé J.-B. Nothomb dans ses Essais : « Placée en face d'une loi européenne, la Belgique devait-elle accepter ces conditions d'existence, ou les rejeter ? »

(page 216) « Les Belges devaient-ils répondre nous voulons périr ensemble. ou vivre ensemble ? Ce mouvement eût été beau, généreux, sublime, mais existait-il une alternative ? Pontait-on espérer de vaincre et de vivre ensemble ? » (J.-B. Nothomb, op. cit., p. 223.)

Pour nos aïeux, accepter ces nouvelles amputations, - à la fois territoriales et financières, - c'était tomber de bien haut ! Mais battus, comment continuer à prendre l'attitude menaçante qui leur avait si bien réussi jusqu'ici ? Comment parler encore de guerre, alors que "armée était incapable de tenir en rase campagne ? Il ne restait plus qu'à faire la part du feu. Sagement, on s'inclina devant la force des choses, c'est-à-dire, en somme, devant la vieille Europe de la Sainte-Alliance.

Heureusement pour l'état d'esprit national, l'amputation territoriale n'eut lieu, comme nous le savons, que beaucoup d'années plus tard, de telle sorte qu'une partie de l'opinion eut le temps de réfléchir, de s'apaiser. En effet, si la Belgique avait accepté les vingt-quatre articles, la Hollande, par contre, refusait d'y souscrire ; et il fallut attendre jusqu'en 1839 pour que Guillaume, de guerre lasse, notifiât enfin son accord.

Ce fut ainsi que, petit à petit, les Puissances absolutistes - que notre insurrection avait dérangées - s'habituèrent à l'existence de ce jeune Etat issu de la Révolution. et dont, au début. on avait déclaré avec indignation que son roi devait sa couronne aux barricades...


(page 217) Nous avons relevé plus haut, qu’à partir de l'élection du prince Léopold au trône de Belgique, Louis De Potter abandonna définitivement ses efforts en vue d'une politique constructive, pour passer dans les rangs de l'opposition gouvernementale.

Entendons-nous bien.

Avant la Révolution, l’attitude de notre héros avait été nette et entière : comme tous les patriotes il faisait de l'opposition constitutionnelle contre le gouvernement hollandais. Mais il avait toujours pratiqué et conseillé une opposition dans les formes légales, estimant que, si la lutte avait pu continuer sur cette base pendant quelques années encore, nos provinces auraient finalement obtenu tout ce qu'elles étaient en droit d'espérer. Pareille attitude présentait. en outre, le grand avantage de permettre à notre peuple, alors qu'il arrachait morceau par morceau, une séparation administrative de fait, d'acquérir cette expérience sociale qui lui faisait défaut, et de s'émanciper progressivement de cet esprit de tutelle dans lequel un long passé de gouvernements étrangers l'avait maintenu.

Mais la levée de boucliers du 23 août 1830 changea radicalement la situation. « L'épée était tirée : il fallut jeter le fourreau ! »

Ce fut ainsi que l'opposition légale se mua en une révolution, et que le peuple belge passa aux actes. Les violences commises de part et d'autre rendirent le divorce entre les deux peuples inévitable. (page 218) Il ne restait plus aux patriotes les plus clairvoyants qu'à se laisser porter par les événements et à tâcher de légaliser la situation acquise.

Une fois ce pas franchi, les difficultés à surmonter pour le nouvel Etat paraissaient tellement complexes que même les plus sincères doutèrent de l'avenir. Sans commerce, sans débouchés pour son industrie, la Belgique économique souffrait cruellement de la situation nouvelle ; d'autre part, les charges d'une armée que les dirigeants n'osaient licencier et les sacrifices financiers exigés par les vingt-quatre articles alourdissaient un budget fort déficient.

Quant à l'attitude des Belges envers leurs voisins du Nord, tout ce qu'on peut en dire, c'est qu'une trêve provisoire, mais illimitée, existait, faute de mieux, entre les deux pays qui, petit à petit, essayaient de s'adapter à l'ordre nouveau.

De Potter ne fut pas de ceux qui admettaient des compromis. Voulant mettre fin à l'incertitude qui planait sur les destinées de notre pays. il rêvait d'une entente possible avec les provinces du Nord, tout au moins dans le domaine économique.

Mais les animosités de part et d'autre étaient encore trop vives. Aussi l'opinion publique ne put-elle comprendre un tel revirement de la part de son ancien tribun ; elle considérait son projet comme chimérique.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, De Potter fut consulté par plusieurs de ses compatriotes qui, hostiles la nouvelle forme de gouvernement ou appartenant au parti orangiste, (page 219) s'étaient réfugiés à Paris. Il leur proposa un traité direct - c'est-à-dire par-dessus la tète des membres de la Conférence de Londres - entre les Belges et le roi Guillaume. Celui-ci reconnaitrait l'indépendance de notre pays et renoncerait à ses prétentions sur le Limbourg et le Luxembourg ; il s'engagerait à laisser l'Escaut entièrement libre. De leur côté, les Belges souscriraient à payer à la Hollande une juste part dans les dettes communes et une certaine indemnité compensant l'abandon des revendications territoriales. Ces sommes seraient capitalisées et versées, dans un temps rapproché, au trésor hollandais. de manière à clore une fois pour toutes le différend entre les deux peuples.

D'après ses Souvenirs, De Potter aurait reçu du roi Guillaume une réponse encourageante, par laquelle celui-ci s'engageait à traiter sur ces bases, à condition qu'un prince de sa maison occupât le trône de Belgique.

« Ce que je me proposais avant tout, écrit De Potter, ce fut de défendre l'intérêt moral de la révolution, en d'autres termes le droit imprescriptible des peuples de disposer d'eux comme ils l'entendent » Principe moderne qui, depuis lors, a été admis par toutes les nations démocratiques et qui, aujourd'hui. est devenu une vérité qui ne se discute même plus.

Ces pourparlers présentaient du côté belge un caractère avant tout pratique ; mais, de l'autre côté. ils étaient entachés d'intérêts personnels. Ils n'eurent pas de suite. Sans doute, furent-ils cause, (page 220) indépendamment d'autres « espoirs » que d'aucuns firent pourtant miroiter sous les yeux du roi Guillaume, que celui-ci retarda son assentiment aux vingt-quatre articles, ce qui permit à Léopold Ier de détourner les masses de la politique et de rétablir le calme parmi la population. Pendant ce temps, le jeune Etat eut le temps de s'organiser et de se remettre au travail et, surtout, de donner à l'Europe attentive des preuves de ses capacités d'existence et de son désir sincère de vivre en paix.


Le 11 mars 1838, Guillaume fit connaitre à Londres son intention de signer le traité des vingt-quatre articles. La nouvelle de cette brusque décision qui était bien dans le caractère du monarque éclata chez nous comme une bombe. Nos aïeux, troublés dans une quiétude qu'ils croyaient définitive, manifestèrent partout leur indignation. Et, comme aux premiers jours de la révolution, la passion patriotique ranima les sentiments républicains endormis. L'écho fut immense, tant dans les villes qu'à la campagne, où le clergé s'efforça de soulever la population. La confusion alla si loin que le trône même parut en danger. Les orangistes, jugeant le moment favorable pour aggraver les difficultés intestines, se joignirent aux républicains. leurs ennemis de naguère.

Ce fut alors que De Potter, resté en relations étroites avec sa patrie. sortit un projet de pacte (page 221) fédéral à conclure entre les peuples belge et hollandais. chacun des deux Etats gardant sa propre souveraineté.

Mais le roi Guillaume - trop engagé déjà par son acceptation ) Londres - renonça finalement à tous pourparlers. Le 1er février 1839, après que la Conférence eut déclaré une nouvelle fois que ses décisions étaient irrévocables, il y donna son adhésion définitive.

Pour la Belgique, l'instant critique était arrivé. Les périodes de chômage et de disette que la population ouvrière avait traversées avec résignation ne pouvaient se répéter sans que l'anarchie ne vînt un jour ébranler l'assiette du pays sur ses bases. Industriels et gens d'affaires aspiraient à la fin de la crise, qui les ferait sortir de ce « provisoire » sur lequel spéculaient certains diplomates partisans du morcellement de notre pays.

Les hommes conscients des difficultés que le jeune Etat venait de vivre et allait encore avoir à surmonter envisagèrent la possibilité d'une solution transactionnelle. Malgré l'opposition violence de la majorité de notre population, malgré la démission éclatante d'Alexandre Gendebien, déposant son mandat de député plutôt que de souscrire à l'abandon de tant de compatriotes, un vote « de résignation » entérina, le 19 mars, le projet de loi qui ratifiait l’humiliant traité.

La lutte entre le Nord et le Midi - insurrectionnelle et militaire d'abord, diplomatique ensuite - avait duré environ dix années !

Seul Alexandre Gendebien avait démissionné (page 222) en pleine séance du parlement, ne voulant pas se solidariser avec le morcellement pays et l'abandon à la maison d'Orange de 380.000 Belges.

Alors, l'ardent champion de la liberté que De Potter était demeuré, oublieux des vieilles rancunes, adressa à son ancien rival politique, à celui qui avait combattu sans pitié ses projets les plus chers, une lettre pleine d'admiration et d'émotion. qui mérite d’être citée intégralement.

« Paris. 23 mars 1839.

« Monsieur,

« Des dissentiments graves nous ont presque constamment divisés pendant les quelques semaines nous avons parcouru côte à côte la carrière politique, pour laquelle, vous devez en être maintenant convaincu. je n'ai jamais eu qu'une vocation forcée.

« Je n'admire pas moins sincèrement vos généreuses paroles contre l'acceptation du traité des 24 articles, et votre belle retraite au moment où suicide national a été consommé.

« Si la minorité eût imité votre exemple, en masse, avec ensemble solennellement, le peuple peut-être aurait vengé la Belgique des traîtres sous les intrigues desquels la révolution de septembre vient si honteusement de succomber.

« Vous le savez, Monsieur, j’ai le faible des démissions. Permettez-moi de remplir envers vous un devoir de concitoyen, en vous faisant mon compliment de citoyen, en vous faisant mon compliment le plus senti sur la vôtre : elle restera comme une protestation énergique contre toutes (page 223) les fautes, pour ne pas dire plus, qui ont été commises au détriment de notre pauvre patrie, depuis la convocation du Congrès constituant jusqu’aujourd’hui.

« Agréez, je vous prie, l'assurance de ma patriotique considération.

« De Potter."


Mais dans son projet de fédérer notre pays avec la Hollande, De Potter n'avait dévoilé qu'une partie de ses pensées. En réalité, son but était de réunir à la fédération de ces deux peuples les populations des provinces rhénanes, du Luxembourg et, peut-être, de quelques territoires de l'Est français.

Un historien de l'époque, Charles Poplimont, dans La Belgique depuis 1830 (ouvrage publié en 1848), a étudié ce curieux mouvement qui vit le jour en 1839. Il écrit notamment ce qui suit :

« Le Comité directeur de l'association belge à Paris, que M. De Potter présidait et qui avait de nombreuses ramifications avec les champions de la liberté, tant en Belgique qu'en France et en Allemagne, prépara même un plan complet de résistance qui fut envoyé aux patriotes belges, et auquel non seulement personne n'osa ouvertement souscrire, mais même auquel personne ne répondit.

« On crut à ces paroles, mais on ne fit rien : le courage moral manquait. D'après ce plan, il fallait attendre que le (page 224) sacrifice (i) fût consommé par l'assemblée : alors, la minorité, se retirant en masse, ferait appel au peuple, et le gouvernement serait mis dans l'impossibilité de s'opposer à la résistance. L'armée, dont le concours des principaux chefs devait être acquis d'avance à l'entreprise, serait mise immédiatement sous les ordres d'un général célèbre, digne de sa confiance, et ce général était trouvé. Une des illustrations militaires de la France, le maréchal Clauzel, avait consenti à prêter son épée à la cause belge, moyennant une juste indemnité pour l’abandon de sa position en France.

« Dans les dispositions qui animaient le peuple et l'armée, ce plan, rattaché d'ailleurs à un grand mouvement rhénan, eût pu conduire très loin. Mais il avorta, et on n'eut pas même à se prononcer sur la question insurrectionnelle qu'il renfermait. » (Ch. Poplimont, Histoire depuis 1830, Gand, 1848, p. 567.)

Si ce projet ne reçut pas même un commencement d'exécution, ce fut parce qu'un désaccord existait entre les partisans de la résistance en Belgique. Parmi les députés, certains voulaient faire du rejet des 24 articles une question de majorité parlementaire. D'autres penchaient vers l’action directe : ils parlaient de soulever les parties cédées du territoire, de s'y retrancher comme dans une autre Vendée n et d'y mener une guerre de guérillas. Enfin, il y avait le parti des extrémistes - ou antigouvernemental- qui visait (page 225) à réaliser le vaste projet dont nous venons de tracer les grandes lignes.

L 'affaire donna lieu à un procès fameux. Bartels, que nous connaissons déjà comme un ardent démocrate, et Kats, le principal orateur des meetings d'ouvriers, furent traduits devant la cour d'assises du Brabant. En dépit de leurs aveux et malgré le réquisitoire véhément du ministère public, les accusés se virent acquittés.

La mise sur pied de ce vaste projet de fédération avait été, pour De Potter, l'occasion d'exposer ses conceptions sociales. Ce fut là un bel effort théorique vers l'organisation des peuples suivant des principes de fraternité internationale.

L'exilé déclare l'avoir déjà conçu et rédigé dès 1830 : mais nul doute que son projet n'ait subi de nombreux remaniements. Son auteur dut l’achever sous l'influence, et peut-être même avec la collaboration de son ami Lamennais. Il l'a appelé sa Déclaration des principes sociaux et des droits qui en naissent.

En vingt-cinq pages de texte, De Potter codifie ce qui lui paraît être « le bonheur des peuples par la liberté. »

L’exposé est empreint du plus pur idéalisme : l’œuvre d'un esprit considérablement en avance sur son temps, et dont les sociologues d'aujourd'hui peuvent encore s'inspirer avec fruit.

Comme nous ne pouvons résumer ces principes, dont l'énoncé est déjà fortement condensé, nous nous bornerons à en citer quelques-uns parmi les principaux :

(page 226) « Art. I. Le but de la société est la plus grande somme de bien-être matériel, de progrès intellectuel et de perfectionnement moral, répartie entre le plus grand nombre de ses membres.

« Art. VI. La souveraineté du peuple étant inaliénable, le gouvernement doit toujours être l'expression réelle de la volonté générale exercée dans les limites posées par la nature, éclairée par la raison el dirigée par l'équité.

« Art. XIII. Du droit à l'existence. Tous les hommes sont frères ; ils doivent s'aimer et se secourir comme tels.

« La bienfaisance est une dette sacrée que l’humanité impose aux individus ; la bienfaisance publique, une dette bien plus sacrée encore que la loi doit imposer à la société. Les citoyens malheureux ont droit de réclamer, au nom de la justice, soit du travail pour se procurer la subsistance, soit les moyens d'exister si le travail manque ou s'ils sont hors d'état de travailler.

« Art. LXXIX. Du droit au perfectionnement moral. C'est sur l'exercice des facultés morales que la société est basée, par leur prépondérance que la société prospère. La première condition de salut public est de mettre le perfectionnement moral à la portée de tous les citoyens, par un système d'éducation nationale fortement et largement conçu el appliqué avec vigueur, fermeté et persévérance.

« Art. LXXX. Lorsque l'extrême misère aura disparu avec la scandaleuse accumulation des richesses, les passions basses et intéressées, envieuses (page 227) et haineuses feront place peu à peu à des mobiles plus nobles : le bien-être social deviendra le but des efforts constants de tous les citoyens, et les sociétés elles-mêmes concourront d'un accord commun vers le but général : celui du bien-être du genre humain. »

Mais ni Lamennais, ni De Potter, apôtres d'une société meilleure ne trouvèrent d’écho dans les classes dirigeantes de la première moitié du XIXème siècle.

Les années passèrent. Les classes laborieuses, en Europe occidentale. connurent les pires détresses - surtout entre 1840 et 1845. La population ouvrière, notamment en Belgique, eut à subir des souffrances sans nom, dont les conséquences physiques et morales, se firent sentir longtemps. Enfin, des théories comme celles de Louis De Potter, d'abord considérées comme fumeuses utopies, reçurent l'attention des législateurs et des sociologues dans de nombreux pays.

De Potter, qui avait une notion fort nette des misères physiques et morales des classes laborieuses, rêvait d'une confédération entre divers Etats de l'Europe occidentale. Désormais. les peuples ne connaitraient plus ni guerres, ni luttes sociales, ni crises économiques, puisqu'il n'y aurait plus de frontières. Il osa trop, mais l'audace était belle !


De Potter avait maintenu des relations très suivies avec nombre de ses amis de Belgique. Chaque année, il repassait la frontière pour un court (page 228) séjour ; et il s'aperçut avec satisfaction qu’il regagnait. lentement mais progressivement, l'estime publique que l'instabilité des hommes et, suivant son aveu, sa propre raideur lui avaient fait perdre.

Au cours de l'année 1839, il décida de revenir habiter la Belgique. sans faire mention toutefois des raisons de cette détermination. Réinstallé à Bruxelles avec sa famille, cette fois à titre définitif, ce fut pour lui une grande joie de voir se renouer certaines ses anciennes amitiés.

Une existence non pas nouvelle, mais absolument conforme à ses goûts intellectuels commença pour lui. Il ne s'en départirait plus.

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