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Louis De Potter. Un philosophe au pouvoir
VAN TURENHOUDT E. - 1946

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VAN TURENHOUDT E., Louis de Potter. Un philosophie au pouvoir

(Paru à Bruxelles en 1946, chez Charles Dessart)

Un intellectuel libéral

1828 - L'action de la Presse - Louis De Potter : sa famille, sa formation, son action, son premier procès, sa condamnation

(page 43) La Belgique, après Waterloo, avait accueilli de nombreux proscrits français : anciens régicides ; conventionnels, hommes politiques trop compromis, officiers des Cent Jours, etc. Bruxelles était devenu ainsi un foyer d'intrigues politiques, dirigées contre le gouvernement des Bourbons, et par extension contre le pouvoir arbitraire du roi Guillaume. La jeunesse belge s'associait à ce mouvement d'opposition ; nourrie d'idéalisme et de liberté, elle se lançait dans le mouvement révolutionnaire, attaquant violemment le régime à travers ses excès ct ses maladresses.

L'hostilité devint surtout marquante vers la fin de 1825, au moment où un nouvel arrêté stipula qu'à partir du Ier octobre de cette année, tout (page 44) Belge ayant achevé ses études hors du royaume était déclaré inapte à remplir un emploi public ou à exercer une fonction ecclésiastique. C'était là une conséquence d'une suite de réformes par lesquelles le pouvoir avait essayé d'influencer la formation et la mentalité de ses sujets du Midi : création de nouveaux athénées, ouverture d'un collège philosophique à Louvain, etc.

La bourgeoisie avait esquivé la difficulté en envoyant ses fils faire leurs études à l'étranger, surtout en France. La nouvelle mesure royale provoqua une véritable levée de boucliers et la presse s'en saisit pour mener une campagne anti-gouvernementale particulièrement violente.

A vrai dire, l'opposition manqua longtemps de cohésion. Elle se résumait en deux courants principaux : une résistance catholique, provoquée surtout par les empiétements de l'Etat sur l‘enseignement et, indirectement, sur la croyance ; et une opposition libérale, née de la mauvaise foi avec laquelle la « Loi fondamentale » était appliquée.

L'hostilité que le roi rencontrait, et qui l'obligeait petit à petit à rapporter plusieurs mesures importantes, provenait surtout de la presse. Celle-ci, à quelque opinion qu'elle appartînt, ne cessait d'exciter les esprits et de créer des mouvements de mécontentement, qui trouvèrent leur expression dans les fameuses « pétitions » dont nous parlerons plus tard.

Si « Guillaume repoussait comme une absurdité malfaisante le dogme de la souveraineté du (page 45) « peuple » (H. Pirenne, op. cit., p. 291.), à plus forte raison n'admettait-il pas la critique de son œuvre gouvernementale. Aussi la presse était-elle soumise à l'arbitraire ; les journaux qui s'étaient permis de discuter le gouvernement avaient été impitoyablement poursuivis.

Henri Pirenne a relevé que, de 1816 à 1828, des poursuites judiciaires furent intentées contre 23 journaux et contre plus de 80 journalistes. Ces procès étaient suivis avec passion par le public belge. Chaque condamnation, fondée ou non, soulevait une tempête d'indignation, et parfois même des manifestations bruyantes, accompagnées d'injures et de cris à l'adresse des Bataves et de leurs sympathisants.

Jusqu'alors, les journaux avaient prôné des moyens différents dans leur campagne d'opposition, suivant l'opinion dont ils se réclamaient. Le parti libéral - composé d'avocats, de publicistes. d'écrivains, presque tous gens de valeurs - était partisan de méthodes radicales et réclamait la lutte ouverte contre le pouvoir. Par contre le parti catholique - auquel appartenaient la noblesse, les chefs d'industrie et le haut commerce - espérait arriver à obtenir par la persuasion des institutions mieux adaptées au caractère du pays. Par esprit d'ordre, et aussi guidés par des préoccupations d'intérêt, les catholiques restaient fidèles à la maison d'Orange.

Le roi, grâce à un système de bascule assez adroit entre ces deux grands courants politiques, sut (page 46) profiter longtemps de leur désunion et conserver une précieuse majorité dans les deux Chambres.

Outre les mesures répressives, suivies de séjours prolongés à la prison des Petits-Carmes, il avait imaginé un procédé assez singulier pour l'époque. Espérant influencer favorablement l'opinion publique et pour combattre l'action de la presse d'opposition, il créa et subsidia des journaux et des périodiques chargés de chanter les louanges du gouvernement. Malheureusement pour lui, ce procédé naïf n'eut pas le succès espéré. On remarquait surtout la maladresse avec laquelle les officieux remplissaient leur mission.


Ce fut dans ce climat trouble qu'apparut la figure à peu près inconnue du public bruxellois d'un personnage, jeune encore, Louis De Potter.

Cet homme de lettres et ardent polémiste était venu de Bruges, quelques années auparavant, avec sa femme et son petit enfant ; la famille était accompagnée de Madame De Potter, alors âgée de 75 ans ; elle habitait, place Saint-MicheI, l'immeuble qui portait alors le numéro 595. Cette place Saint-Michel - depuis lors, devenue notre place des Martyrs - était, dans la première moitié du XIXème siècle, un quartier recherché par la haute bourgeoisie.

Louis-Joseph De Potter, dont les événements allaient bientôt faire le maître de l'heure, était né le 26 avril 1786, d'une vieille famille brugeoise. Son grand-père maternel, un Maroux d'Opbraekel, (page 47) avait été officier supérieur au service de l'Autriche ; et son oncle maternel, un haut fonctionnaire dans la West-Flandre, sous le régime autrichien.

Son père, un de Potter de Droogewalle, descendant d'un famille noble et opulente, avait habité, avec les siens, à Bruges, l'hôtel de ses parents, et roulé en équipage de maître.

Appartenant par sa naissance à la petite aristocratie de province, Louis De Potter avait eu son enfance bouleversée par les événements politiques auxquels notre pays se trouva mêlé.

Par deux fois, sa famille dut émigrer : d'abord en France, au cours de la Révolution brabançonne ; ensuite en Allemagne, pendant l'invasion française de 1794.

Sa jeune constitution souffrit probablement de ces multiples changements ; car nous verrons que, plus tard, vers l'âge de 25 ans, sa santé l'obligea à un long séjour en Italie, sous un climat moins rigoureux que le nôtre.

Son instruction également manqua de continuité ; et ce ne fut que lors du retour de la famille à Bruges que l'enfant put suivre régulièrement l'école. Il reçut une éducation soignée et conforme au rang social qu'il était appelé à occuper, et compléta ses études, à Bruxelles, dans les meilleurs établissements du temps.

Tout jeune, Louis De Potter fit preuve d'une grande activité d'esprit. De bonne heure, il était devenu, ce que les Anglais appellent (page 48) « a perfect cholar », c'est-à-dire un homme versé dans la con naissance des langues anciennes. (J. Jottrand, Louis De Potter, Bruxelles, 1860, p. 7.)

Doué d'une solide formation classique, il possédait aussi plusieurs langues vivantes. Toutefois comme beaucoup de jeunes gens de son époque soumis au régime d'enseignement imposé par la République et l'Empire, il avait négligé sa langue maternelle. Alors qu'il parlait familièrement le dialecte brugeois, il lisait difficilement le flamand et ne l'écrivait pas du tout.

Quant à son français, dans lequel il écrivit ses ouvrages historiques comme ses nombreux pamphlets, il se ressentait, dans les débuts au moins, de ses origines flamandes. Ce ne fut que plus tard, et surtout dans la dernière partie de sa vie, que le style devint pur, alerte, vivant, moderne d'allure, au point que beaucoup de nos contemporains pourraient encore le lui envier.

Autodidacte comme Jean-Jacques Rousseau, ses goûts le portaient vers l'étude de l'histoire et de la politique. De Potter puisait son savoir dans les œuvres des Encyclopédistes.

En 1811, la conscription généralisée sous le régime impérial, autant que son état de santé l'obligèrent de quitter son pays. Il en profita pour continuer ses études à l'étranger et faire des séjours prolongés dans des centres d'art et de sciences.

Après un arrêt prolongé à Paris, il partit pour l'Italie et se fixa à Rome, l'éternel foyer de toute lumière. L'Italie l'enchanta, Rome surtout ; et la (page 49) Rome païenne comme la Rome chrétienne. C'était l'époque où la puissance de Napoléon était à son zénith, et où Rome partageait avec Paris le lustre du règne et de la gloire de l'Empereur. Chateaubriand y avait séjourné quelques années, et s'y était rendu célèbre, autant par ses amours avec Mme de Beaumont que par son Génie du Christianisme.

Est-il téméraire de supposer que Louis De Potter y fit des rêves de gloire littéraire ? En tous cas, il prolongea son séjour romain pendant dix années, au cours desquelles il eut l'occasion de parfaire sa formation classique et d'approcher les savants et artistes qui se donnaient rendez-vous dans la ville éternelle. Il se lia avec Matilde Malenchini, une femme-peintre, son aînée de seize années, qu'il songea à épouser ; plus tard, elle vint le relancer en Belgique, où elle fut reçue dans sa famille ; et il resta en correspondance avec elle, sa vie durant. Ensemble, ils parcoururent l'Italie.

En 1821, ils s'installèrent à demeure à Florence (jusqu'en 1823), lui se livrant à ses chères études historiques, elle le secondant et l'encourageant de son mieux. Pendant ce séjour en Toscane, la bibliothèque et les riches archives de la famille Ricci furent mises à la disposition de notre chercheur. Il eut l'occasion d'y faire des dépouillements fructueux et de réunir les éléments pour son ouvrage sur Scipion de Ricci dont il sera question plus tard. Vers la fin de 1823, la mauvaise santé de son père le rappela à Bruges ; et il eut la douleur de perdre le malade, peu de temps après son retour.

Comme nous avons vu, son père était né d'une (page 50) famille noble. Le 13 janvier 1824, il avait été invité à faire lever ses diplômes de noblesse et à verser en même temps la somme de 395 florins pour frais.

Le fils, devenu chef de famille, et d'accord avec sa mère, refusa le titre de noblesse, estimant qu'en y renonçant, il n'offensait aucunement les intentions paternelles. C'est là un premier trait du caractère de Louis De Potter sur lequel nous estimons devoir insister. II ne s'agit pas d'une modestie exagérée, encore moins d'un geste d'hostilité envers la classe sociale à laquelle il appartenait. Mais parce qu'il n'attachait de valeur qu'au seul mérite personnel, Louis De Potter ne voulait pas recevoir une distinction pour laquelle il n'avait pris aucune peine.


Déjà en 1816, alors qu'il habitait Rome, profitant d'un retour au pays, il avait fait publier à Bruxelles son premier ouvrage historique : Considérations sur l'histoire des principaux Conciles, depuis les apôtres jusqu'au Grand Schisme entre les Grecs et les Latins, en deux volumes.

La préface de ce premier ouvrage est particulièrement significative ; son auteur s'y montre déjà tel qu'il sera plus tard dans la vie politique, et surtout quand il participera au gouvernement. Ennemi de toute flagornerie, rétif à toute velléité de servir le pouvoir, jaloux à l'extrême de sa liberté, mais respectueux en toutes circonstances de celle d'autrui, il était déjà le champion-type de l'opprimé et l'adversaire de toute oppression. (page 51) « Rien ne m'eût empêché de publier déjà depuis longtemps cet ouvrage. (...) Le gouvernement sous lequel ma patrie gémissait alors (le premier Empire) n'aurait mis aucun obstacle à ce que les vérités hardies que j'extrayais de la poussière des bibliothèques vissent le grand jour.

« Qui le croirait ? C'est précisément ce qui me retint. La facilité de l'entreprise à cette époque en ôtait à mes yeux toute l'utilité. Je craignais de concourir involontairement au but d'un système naturellement dévastateur.

« Je rougissais de profiter d'une liberté partielle, qu'il n'avait accordée à la presse que parce qu'elle secondait ses vues sur cet article. (...) Je ne voulais pas marcher de front aux côtés de l'oppresseur, pour humilier, de concert avec lui, les malheureux qu'il avait déjà abattus à ses pieds. »

« Les circonstances sont bien changées depuis lors ! »

Et l'historien d'exprimer sa satisfaction de la liberté d'opinion qui régnait en Belgique, et de la liberté de la presse dont jouissait le pays au début du règne de Guillaume Ier.

« Je ne demande point une partialité exclusive ; je désire seulement la même liberté dont jouissent ceux qui pensent d'une manière opposée à la mienne. »

« J'aurais par cet ouvrage, il y a quelques années, encensé l'opinion à la mode : maintenant je ne fais que rendre hommage à ce que je crois la vérité. »

N'oublions pas que De Potter séjournait alors (page 52) en Italie, où sévissait la réaction politique autrichienne, et que le mirage de l'éloignement du pays devait opérer sur lui.

En 1821, De Potter fit paraître, à Paris, une suite à son premier ouvrage, sous le titre : L'esprit de l'Eglise, ou considérations sur l'histoire des Conciles et des Papes depuis Charlemagne jusqu'à nos jours. (en six volumes).

Dans cette vaste étude, il avait, par un travail ardu et des recherches laborieuses, mis sur pied un aperçu général de l'histoire de l'Eglise que les spécialistes consultent encore avec intérêt, aujourd'hui.

En 1825, De Potter publia, à Bruxelles, son œuvre de prédilection, à laquelle il allait consacrer le meilleur de son âme, et qu'il remania vers la fin de sa vie en un volume où l'action est plus rapide, le style plus concis. Il s'agit de la Vie de Scipion de Ricci, fruit des éléments qu'il avait pu puiser dans la riche documentation mise à sa disposition par la famille de ce prélat, lorsqu'il séjournait à Florence.

L'ouvrage eut un grand retentissement, parce que, contrairement à ce que nous pourrions croire tout d'abord, il présentait un caractère d'actualité, en Belgique et davantage encore en France. Scipion de Ricci, évêque de Pistoie et Prato, avait été un grand réformateur des couvents, sous le règne de Léopold d'Autriche, alors que celui-ci était grand-duc de Toscane. Ce Léopold est le même personnage qui, succédant plus tard à Joseph II, devint empereur d'Allemagne et, à ce titre, (page 53) régna sur nos provinces avant la conquête française.

Léopold d'Autriche, connaissant et déplorant les abus de l'époque, autorisa et appuya l'action réformatrice de son fougueux évêque. C'était le temps où le joséphisme, introduit dans les divers Etats où régnaient les princes de la maison d'Autriche, soulevait l'opinion et provoquait des troubles politiques. Le souvenir de ces événements mouvementés était encore assez frais dans la mémoire de nos aïeux, au début du XIXème siècle. Aussi, le livre provoquait-il un vif intérêt dans les milieux libéraux et causa-t-il un fameux scandale parmi les bien pensants. Une deuxième édition fut nécessaire, dès l'année suivante (à Bruxelles), tandis que paraissait une contrefaçon à Paris.

Des retranchements avaient, en effet, été opérés par ordre de la police française, la Restauration ne pouvant tolérer qu'on fît état des abus religieux datant du siècle passé, alors qu'en France, les jésuites et de nombreuses communautés religieuses avaient été réinstallés comme sous l'Ancien Régime.

D'historien que De Potter s'était révélé avec ses Considérations sur l'Histoire de l'Eglise, était devenu pamphlétaire. C'est un pamphlet que cette Vie de Scipion de Ricci qui fit sensation, non seulement dans le monde des lettrés, mais également parmi les hommes politiques d'alors.

Tout d'abord, De Potter avait fait scandale dans certains milieux par le scepticisme voltairien dont ses écrits étaient imprégnés. II y avait attaqué les (page 54) abus de l'Eglise, avec une telle violence qu'un de ses amis politiques l'avait même félicité « de rechercher des armes dans l'arsenal des papes pour combattre et renverser le colosse sacerdotal. » Mais n'exagérons rien : cette forme violente de la littérature incendiaire était coutumière parmi les jeunes écrivains formés aux principes de 1789. La jeune génération d'alors, quelle que fût son opinion, était exaltée ; c'était le temps où le romantisme allait prendre son essor, où les idées les plus excessives étaient discutées avec le plus grand sérieux.


Louis De Potter, classé comme un esprit avancé, devint ce que nous appelons, aujourd'hui, une vedette du monde des publicistes libéraux. Les nombreux « jeunes » d'alors avaient fait, de la « Déclaration des Droits de l'homme », leur credo politique ; le régime parlementaire était leur idéal.

Comme eux, De Potter rêvait de réformer la société dans les formes légales, et surtout de la moderniser conformément aux idées dont il avait été nourri.

Pour y arriver, un seul moyen : participer au pouvoir. Mais les cadres du Gouvernement étaient rigides et devaient obéir aux ordres du roi Guillaume, lequel se limitait strictement à une administration personnelle.

Comme la plupart des jeunes réformateurs de sa génération, Louis De Potter s'engagea dans le (page 55) journalisme, cette carrière que 'on a appelée -« ingrate et périlleuse », à plus d'un titre.

La majorité de ces journalistes avaient un peu plus de vingt ans ; les plus âgés ne dépassaient pas la trentaine.

De Potter, leur aîné en âge, - il avait alors quarante ans, - était aussi leur aîné en expérience. C'était le chef tout désigné de cette équipe remuante, qui allait tant faire parler d'elle, avant même que n'éclatât l'insurrection. Quelques années plus tard, poussés par les événements, ils allaient se trouver à la tête de la Révolution triomphante.

Leurs noms, depuis lors, ont passé dans l'histoire des origines de la Belgique moderne.

A Bruxelles, citons Ducpétiaux, Jottrand, Alexandre Gendebien, Van de Weyer, Tielemans, Levae, Claes et d'autres.

A Louvain, Van Meenen, Dehougne, Roussel.

A Liége, Lebeau, Devaux, les deux frères Rogier, Nothomb, Lignac, etc.

A Gand, Bartels, les frères Rodenbach, etc.

La plupart étaient des avocats travailleurs et intelligents, mais peu connus du grand public.

Les principaux représentants de la presse périodique libérale se réunissaient régulièrement, à Bruxelles, à la « Société des Douze. » A ces réunions - dont la fréquentation était recherchée - assistaient souvent des artistes et des savants. Mais leurs efforts ne firent guère progresser, au début, le mouvement d'opposition aux mesures gouvernementales. En réalité, nos dirigeants continuaient (page 56) à exploiter avec succès la zizanie qui avait régné jusqu'ici entre les deux grands courants politiques.

Plus tard, De Potter notera dans ses Souvenirs, au sujet de ses débuts politiques : « Le Gouvernement, sans peut-être trop s'en douter, profitait de nos discordes, et en tirait toute sa force. Je ne dis pas qu'il comprimait les catholiques pour plaire aux libéraux, ni qu'il humiliait les libéraux pour se concilier les catholiques. Si tel avait été son but, il aurait mis plus d'adresse et surtout plus de suite dans ses actes pour l'atteindre.

« Mais le Gouvernement des Pays-Bas n'avait pas de plan arrêté : il vivait de faits, non d'idées, au jour le jour, non pour l'avenir, ne sachant rien prévoir, rien prévenir, mais se modifiant au fur et à mesure selon les hommes et les événements. »

Cette situation d'attente se serait peut-être prolongée longtemps encore si un événement n'eût permis à notre héros de se porter brusquement à l'avant-plan de la scène politique.


Les premières années de son séjour à Bruxelles, De Potter avait été l'objet des flatteries de hauts dirigeants ministériels. En effet, n'était-il pas l'auteur des Considérations sur l'Histoire de l'Eglise et de la Vie de Scipion de Ricci, qui relevaient les excès et les abus de l'Eglise catholique dans le passé, de cette Eglise dont les représentants, dans les provinces du Midi, se soumettaient difficilement à l'autorité royale ?

En réalité, ses opinions anticléricales l'avaient (page 57) d'abord rapproché du pouvoir. Pirenne a même écrit, à son sujet, qu'il appartenait au petit nombre de Belges qui permettaient aux Hollandais de les appeler « compatriotes » (H. Pirenne, op. cit., p. 321.).

D'ailleurs, il était l'ami de vieille date de Van Gobbelschroy, son ancien condisciple, devenu ministre de l'Intérieur, et il avait ses entrées dans plusieurs ministères.

Considéré comme un des espoirs du jeune royaume, et sa situation sociale l'y aidant, il fut invité à une audience royale. Mais trop entier de caractère pour faire un bon courtisan, De Potter se présenta devant Guillaume Ier, non en habit de cour, mais en costume de ville. Et malgré les flatteries royales, il ne renouvela plus l'expérience ; il en resta là.

Les articles qu'il adressait au Courrier des Pays-Bas, le principal organe libéral, tout en ne quittant pas le plan des discussions théoriques, devinrent rapidement de plus en plus virulents.

Un jour, au début de novembre 1828, comme il se trouvait au ministère de l'Intérieur, eut lieu la discussion des résultats des pourparlers avec Rome, dont était sorti le fameux Concordat. Nous avons déjà parlé de cette tentative de compromis, d'où devait résulter un apaisement pour les catholiques, mis en méfiance par les mesures unilatérales du roi.

De Potter faisant remarquer à son interlocuteur combien s'opposaient l'esprit dans lequel le (page 58) Concordat avait été conclu et l'attitude du roi en matière religieuse, il lui fut répondu que « le roi s'était cru dans la nécessité d'accorder - du moins quelque chose aux réclamations en apparence - des catholiques, mais que son intention n'était pas, et ne pouvait pas être, de les satisfaire en tout » ! Comme preuve de cette attitude royale, on lui remit le texte de la circulaire confidentielle aux gouverneurs des provinces sur la manière d’ « interpréter » le Concordat. Ce document « confidentiel » lui avait même été abandonné, comme si une « heureuse indiscrétion » dût le faire connaître au public.

Devant une telle preuve de la fourberie royale, - car les dirigeants n'étaient que des sous-ordres passifs, - toute hésitation devint impossible pour De Potter. Ecœuré, il décida de rendre publique ce qu'il appelait cette « rouerie gouvernementale » , donnant ainsi une preuve irréfutable du perpétuel jeu de bascule de Guillaume Ier. Il dévoila toute la machination dans le Courrier des Pays-Bas, dont nous avons vu qu'il était un collaborateur assidu.

L'affaire fit grand bruit et augmenta la méfiance des libéraux autant qu'elle mécontenta les catholiques, outrés à juste titre de ce procédé déloyal.

Depuis ce moment, la confiance relative que nos aïeux avaient encore conservée dans l'action du Gouvernement sombra définitivement. L'opinion publique, telle que la reflètent les journaux de l'époque, indique non plus un mécontentement au (page 59) sujet de torts réparables, mais cette inquiétude grave qui précède des décisions lourdes de conséquences.

De Potter avait, comme toujours, signé son article. L'importance de la révélation qu'il avait faite attira sur lui l'attention du grand public, qui bientôt allait apprendre à mieux le connaître.

Notre polémiste eut alors une idée qu'il n'est pas exagéré de qualifier de géniale, et dont la réalisation, si elle était suivie de succès, donnerait tout de suite un autre caractère aux récriminations des Belges.

Jusqu'ici, les manifestations de mécontentement s'étaient produites à l'occasion de faits dispersés, sans liaison entre eux. Les services administratifs en cause se contentaient d'apporter une solution quelconque, ou bien se lançaient dans des discussions de pure forme. Mais la cause fondamentale de la spoliation subsistait, et les mêmes incidents se reproduisaient sans fin.

Ce fut alors que De Potter estima le moment venu de transférer l'opposition au Gouvernement sur un plan plus élevé, de provoquer un élan d'indignation générale, qui rallierait tous ses compatriotes. Dans un article particulièrement virulent, qui parut dans le Courrier des Pays-Bas du 8 novembre, désignant sous le terme de « Ministériels » (dont il fit une insulte) les gens au pouvoir et leurs partisans, il proposa de les mettre au ban de l'opinion. Il ne prêchait ni la résistance active, ni encore moins la violence, mais l'isolement moral de tous ceux qui de près ou de loin, participaient au (page 60) gouvernement. II voulait unir « tous les amis de la liberté belge » au cri de « Honnissons, bafouons les Ministériels ! » (qui devint, en effet, plus tard le cri de ralliement des patriotes). C'était mettre en quarantaine tous ceux qui appartenaient au régime hollandais, ou qui le défendaient parce qu'ils y trouvaient leur avantage. C'était semer partout la méfiance et la discorde, et rendre ainsi la vie sociale et même familiale impossible parmi toutes les classes de la société. C'était surtout séparer les mécontents du pouvoir de ceux qui en étaient partisans, c'est-à-dire créer et entretenir la division dans tout le pays.

Le moment était grave, et l'initiative dangereuse ; les dirigeants s'en rendirent compte tout de suite.

« Le Gouvernement avait laissé passer des attaques plus virulentes dans la forme que n'était la mienne », a noté De Potter dans ses Souvenirs, « mais sentant la portée de celle-ci, il a cru devoir sévir. »

L'article n'étant pas signé, cette fois, le Courrier des Pays-Bas fut incriminé. Sans hésiter, par une lettre insérée dans son journal, De Potter déclara être l'auteur du factum visé.

Le 15 novembre, De Potter fut cité à comparaître devant le juge d'instruction, et interrogé sommairement ; il alla le même soir, comme il l'avait prévu, coucher en prison. Son but était atteint : un simple délit de presse - un procès ordinaire, comme il s'en était plaidé un grand nombre sous le régime hollandais, allait devenir, de par (page 61) sa volonté, un procès politique, « propre à mettre nos griefs et nos droits sous leur véritable jour. »

Fini le temps de la seule action des journaux, des articles de presse et des pamphlets répandus aux quatre vents du ciel. De Potter allait pouvoir porter la cause nationale devant des magistrats, discuter directement avec eux, enfin se faire entendre par le public et regrouper les patriotes. Grâce à l'entraînement de la parole directe, il allait sentir les réactions de ses compatriotes, deviner leurs pensées, provoquer leur enthousiasme, entraîner leur élan, en un mot, susciter un mouvement populaire !


De Potter était emprisonné aux Petits-Carmes, où bien des journalistes l'avaient précédé sous le règne de « liberté dirigée » du roi Guillaume.

Le régime devait y être assez paternel ; car il a déclaré : « Je voyais ma vieille mère une ou deux fois par semaine, ma femme et son enfant presque tous les jours. Outre ma mère et ma femme, mes nombreux amis obtinrent assez facilement la permission de me voir. » Ses visiteurs lui firent connaître l'état d'esprit de la population bruxelloise, et surtout celui des dirigeants.

Le prisonnier a noté que « le Gouvernement était au repentir d'avoir fait du bruit de ce qui, sans cela, n'aurait peut-être été remarqué de personne. » Mais la maladresse était commise, « au lieu d'un journal à réprimer, il s'imposait de gaieté de cœur à avoir tout un parti à combattre. »

(page 62) L'indécision de la justice royale devait être grande ; car plusieurs semaines s'écoulèrent avant la mise en jugement. Enfin, le 19 décembre, le coupable comparut devant la Cour d'Assises, où il fut conduit en voiture, comme un malfaiteur, sous la garde de quatre gendarmes.

De Potter avait disposé de plus de temps que nécessaire pour préparer dans tous les détails cette séance mémorable à laquelle il voulait apporter le maximum de publicité. Se proposant d'élargir autant que possible le cercle dans lequel le ministère allait s'efforcer d'étriquer les débats, il prit ses dispositions en conséquence.

Très diplomatiquement, il réclama, avant l'ouverture de l'audience, les trois points suivants, pour lui d'une importance capitale :

1° la publicité entière de l'audience, que les arrêtés royaux avaient rendue illusoire sous plusieurs rapports entre autres par le prononcé illégal du huis-clos pour l'audition des témoins ;

2° la garantie du jury, que d'autres arrêtés avaient également compromise ;

3° enfin l'emploi de la langue française, proscrite au mépris de tous les droits constitutionnels.

Ses deux avocats - qui étaient deux de ses amis politiques - Van Meenen et Van de Weyer, déposèrent des conclusions qui furent rejetées par arrêt.

Mais le Gouvernement, malgré l'arbitraire avec lequel il traitait ce procès, voulait toutefois conserver les apparences de la légalité.

Le lendemain, De Potter fut transféré à (page 63) nouveau aux Assises, cette fois entre huit gendarmes ; les débats reprirent.

Une fois ceux-ci clos, le prévenu fut admis à prendre la parole. C'était le moment qu'il attendait ! 'Transformer la Cour d' Assises en tribune politique ! De simple journaliste « imprudent », pour parler le langage du pouvoir, devenir un séditieux, voire un aspirant-révolutionnaire !

« Au lieu de chercher à disculper un article de journal, » - c'est De Potter qui parle, - je plaidais audacieusement en faveur du redressement de tous les griefs dont se plaignaient les Belges. »

La salle était comble ; les juges et le public l'écoutèrent dans un silence religieux, personne ne songeant à l'interrompre dans son exposé, qui était. en réalité, le procès du régime.

Il aborda successivement les causes de mécontentement :

1° la censure préalable de la presse, aux termes de laquelle les imprimeurs, constitués responsables des écrits, n'osaient plus rien publier qu'ils n'eussent au préalable expurgé de tout ce qui paraissait pouvoir les compromettre ;

2° la non-responsabilité des ministres, qui faisaient du royaume des Pays-Bas-Unis une monarchie régie par le bon plaisir ;

3° le défaut d'organisation légale et définitive du pouvoir judiciaire, d'où résultaient la dépendance des juges, la privation du jury, etc.

4° ce qu'il appelait « le gothicisme des codes », le Code pénal en particulier offrant encore beaucoup de lois déraisonnables et inhumaines ;

(page 64) 5° la proscription de la langue française, ce qui constituait une violation du droit naturel pour tous ceux qui ne connaissaient pas le hollandais, ce qui condamnait au silence, et partant à la misère, ceux qui, à un âge avancé, n'étaient plus en mesure de l'apprendre ;

6° le monopole de l'enseignement, dont le Gouvernement se faisait une arme pour préparer les générations futures à une « hollandisation » despotique ;

7° la violation, enfin, de tous les droits politiques civils et naturels qui, bien que garantis par la « Loi fondamentale », étaient vidés l'un après l'autre de leur substance et ne laissaient finalement subsister de cette constitution, jurée par le roi, qu'un simple nom, une lettre morte, sans efficace ni valeur.


Que l'on nous pardonne cette longue énumération des griefs. Elle était indispensable pour faire comprendre l'ampleur du plaidoyer auquel De Potter se livra avec passion, tout en faisant fi de sa défense personnelle. Lorsqu'il se tut, une triple salve d'applaudissements éclata dans la salle ; elle trouva un écho bruyant parmi la foule massée dehors jusque dans les rues adjacentes, malgré la pluie qui tombait.

Les juges, muets et blêmes, se retirèrent ; la -délibération fut longue. « II paraîtrait même, écrit De Potter, que le président n'osant prendre (page 65) sur lui de fixer la peine, envoya demander les ordres du maître. »

Si c'est vrai, ces ordres furent dictés par la col1ère. La Cour étant rentrée, le président lut l'arrêt d'une voix altérée :

De Potter était condamné à mille florins d'amende et à dix-huit mois de prison « pour avoir cherché à susciter la défiance et la désunion et à troubler le bon ordre. » Le verdict se fondait sur une disposition légale de 1815.

Les dernières paroles étaient à peine prononcées que des huées et des coups de sifflet retentirent dans la salle, auxquels répondirent les protestations du public massé au dehors.

Un contemporain - Ch. Mackintosh, - ancien coéditeur du Courrier des Pays-Bas, a laissé une description saisissante du tableau que présentaient le Palais de Justice et ses abords, à la clôture de ce fameux procès.

« Tout Bruxelles a suivi le cours de cette procédure, commencée le 19 décembre 1828, et terminée le lendemain par un arrêt dont ni les juges ni l'auditoire ne perdront jamais le souvenir. Malgré une pluie continuelle, l'heure avancée et le nombre des gendarmes, une foule immense était réunie dans les environs du palais de justice. Les portes étaient fermées, un silence morne régnait au loin. Chacun, le cou rendu, enviait le sort de ceux qui avaient pu pénétrer dans la salle ; chacun attendait qu'un bruit intérieur lui annonçât l'issue de la procédure, quoique personne n'osât douter du résultat. Tout à coup, des cris réprobateurs (page 66) font retentir les voûtes de la salle d'audience ; d'autres cris y répondirent de l'extérieur. Les portes du palais s'ouvrent, la foule en sort, et bientôt se répand la nouvelle que M. De Potter est condamné. Les noms des conseillers sont salués par des imprécations. Un tumulte universel a succédé au morne silence, et les cris de « Vive De Potter », « A bas Van Maanen » retentissent de toutes parts, malgré les agents de police qui circulent dans tous les sens. M. De Potter sort enfin dans une voiture de place, entouré de gendarmes comme un vil criminel. A son aspect, tout le monde se découvre et le salue des plus vives acclamations. Un cortège immense suit la voiture jusqu'à la prison, et les juges, les conseillers, à la faveur du tumulte, se sauvent inaperçus. »

« Tout n'était pas encore fini pour De Potter. En face de la prison s'élevait l'hôtel du ministre Van Maanen. Une fête s'y célébrait au moment même où le cortège passait sous les fenêtres. A ce rapprochement inattendu, fait par les amis de De Potter, l'indignation publique ne connut plus de bornes ; les vitres de l'hôtel volèrent en éclats, et sans les chaînes qui fermaient la porte, il est probable que la réunion ministérielle se serait terminée d'une manière tragique. »

Notre héros a avoué, dans ses Souvenirs : « Ce fut là un des moments les plus solennels de ma vie ; il me paya largement, par l'espoir d'un meilleur avenir pour ma patrie des maux personnels que je m'étais volontairement attirés pour le faire poindre. »

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