Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Histoire du royaume des Pays-Bas et de la révolution belge de 1830
VAN KALKEN Frans - 1910

Retour à la table des matières

Frans VAN KALKEN, Histoire du royaume des Pays-Bas et de la révolution belge de 1830

Chapitre XII. La campagne des dix jours (2-12 août) et le traité des XXIV articles (14 octobre 1831)

Guillaume Ier se décide à la guerre. Voyage de Léopold Ier en Belgique (28 juillet-2 août). Etat de l'armée belge à l'ouverture des hostilités. La campagne de Dix Jours (2-12 août). L'intervention française

Le traité des XXIV Articles (14 octobre). Guillaume (Ir refuse d'y adhérer. Siège d'Anvers (4-23 décembre 1832). Le statu quo jusqu'en 1839. Traité de Londres (19 avril 1839)

(page 217) Nous avons dit plus haut que, tout en respectant en fait la trêve, Guillaume Ier avait gardé une attitude menaçante vis-à-vis des Belges, surtout après que ceux-ci eurent refusé leur adhésion aux protocoles de janvier. Le 21 mai 1831, il leur assignait une date ultime, le 1er juin, pour se rallier à leurs stipulations, déclarant que, ce délai passé, il se considérerait comme entièrement libre de choisir les moyens de sortir d'une situation pleine d'incertitudes. Cette menace étant restée sans effet, les plénipotentiaires hollandais remirent à la Conférence, le 22 juin, une note dans laquelle leur souverain déclarait qu'il verrait un ennemi dans la personne du prince, quel qu'il fût, qui monterait sur le trône de Belgique sans avoir préalablement accepté les protocoles. Guillaume espérait qu'aucun prince ne consentirait à régner sur nos provinces. Or, quatre jours plus tard, la Conférence proclamait les XVIII Articles et Léopold Ier cédait aux sollicitations des Belges ! Guillaume formula encore plusieurs protestations publiques véhémentes, mais, (page 218) ne se faisant aucune illusion sur leur efficacité, il se prépara en même temps à entrer en campagne (JOSSON, Onthullingen, pp. 201 et suiv).

Les mobiles qui lui dictaient cette attitude belliqueuse étaient d'ordres divers : les protocoles de janvier atteignaient, à ses yeux, la dernière limite des conditions de séparation auxquelles il pouvait se résoudre ; d'autre part, la défaite de son armée, en septembre-octobre de l'année précédente, avait profondément froissé son orgueil ; il nourrissait des projets de revanche, peut-être même celui de reconquérir entièrement les provinces du Sud et d'y restaurer son autorité ; toute la nation hollandaise partageait ses vues, acceptait sans murmurer les charges et les impôts nouveaux que lui coûtait l'entretien sur le pied de guerre de plus de quatre-vingt mille hommes. Mais pareille situation ne pouvait se prolonger. Le patriotisme batave - enflammé par le sacrifice héroïque du lieutenant de marine Van Speyck qui, le 5 février, s'était fait sauter avec son équipage plutôt que de livrer à la populace anversoise sa canonnière, entraînée par les glaces le long du rivage de l'Escaut - pouvait s'éteindre, faute d'aliment nouveau. En mai et en juin déjà, les soldats et les gardes civiques (schutters) hollandais, massés à la frontière et impatientés par leur longue inaction, criaient au passage de leurs chefs : « Voorwaarts of naar huis ! » (En avant ou rentrons chez nous !) (Sur l'état d'esprit des volontaires hollandais, voir détails abondants et pittoresques dans De BOSCH-KEMPER, Geschiedenis van Nederland na 1830, t. Ier (Amsterdam, 1873), chap. Ier. L'auteur servit lui-même comme volontaire,). L'armée de campagne, réorganisée par le prince Frédéric et concentrée dans le Brabant septentrional, aux confins de notre territoire, comprenait 38.750 hommes, 6.500 chevaux, 72 bouches à feu (MARTINET, Léopold Ier, p. 92).

(page 219) Elle était pénétrée du désir ardent de venger sa réputation compromise aux yeux de l'Europe. Le 23 juillet, lors d'une au camp de Rijen, elle avait accueilli par des acclamations et le cri mille fois répété de « Oranje boven ! » le roi et le prince d'Orange réconciliés. Il semblait bien que le moment était venu d'utiliser ces forces, vibrantes de patriotisme et qu'une coûteuse oisiveté ne pouvait qu'énerver. Le roi de Hollande s'y décida, brusquement selon sa coutume. Avec beaucoup de noblesse, le prince Frédéric avait renoncé à diriger la campagne, en faveur de son frère aîné ; ce fut donc celui-ci qui reçut l'ordre d'ouvrir les hostilités, sans ultimatum, le 2 août.

Entre-temps, Léopold Ier avait entrepris le tour de nos provinces. Parti le 28, escorté tantôt de gardes civiques montés, portant la blouse bleue à revers rouges, tantôt de jeunes gens à cheval, revêtus d'habits de parade, il avait passé en revue, le 29, l'armée de l'Escaut, à Anvers. Puis, par Louvain et Tongres, il avait atteint Hasselt, le 31, et avait inspecté l'armée de la Meuse, aux environs de cette ville.

Le 2 août, à 4 heures de l'après-midi, au moment où il se préparait à partir de Liége pour Verviers, un courrier lui apporta une lettre du général Chassé, lui annonçant l'expiration de l'armistice à la date du 4 août, pour la zone anversoise seulement. Le même soir, le souverain retournait à Bruxelles, très alarmé bien qu'ignorant encore l'invasion de nos provinces.

On concevra sans peine les inquiétudes du roi, pendant qu'il regagnait sa capitale. Dès son accession au trône, il avait pu se rendre compte de l'état déplorable dans lequel se trouvait notre armée (Détails, voir MARTINET, Léopold Ier, pp. 12 et suiv.). Aucun organisme n'avait autant qu'elle souffert de la dissolution de l'État néerlandais. Son administration centrale (page 220) était restée à La Haye ; les Hollandais, en évacuant le pays, avaient emporté le matériel des magasins de l'État ou l'avaient détruit, brûlé sur place ; ils avaient pillé et dégradé les casernes et les hôpitaux.

Tout était donc à créer, à réorganiser. Or, les succès rapides des Niellon et des Mellinet avaient plutôt nui à cette oeuvre de reconstitution que contribué à l'édifier. Les Belges s'étaient persuadés que les Hollandais étaient « la nation la plus lâche de l'Europe », selon les mots du député Rodenbach au Congrès national (COLENBRANDER, De Belgische Omwenteling, p. 197). Les chefs de bandes, dédaigneux de la discipline, méprisaient les officiers de carrière, qu'ils soupçonnaient d'orangisme ; ceux-ci, en retour, raillaient la stratégie simpliste des volontaires et les accusaient d'être partisans d'une annexion à la France.

A tous les degrés de la hiérarchie militaire régnaient la défiance et la désunion. Ici, on intriguait en faveur du prince d'Orange ; là, on poussait à la plus folle des équipées guerrières. Il n'y avait ni intendance, ni état-major, ni armes, ni munitions, ni vivres. Th. Joly, cet ancien officier du génie qui, dès le 24 septembre 1830, avait constitué avec Emmanuel d'Hoogvorst et Charles Rogier la commission d'où devait issir le Gouvernement provisoire, avait été promu au rang de colonel et placé à la tête de l'administration militaire, après les Quatre Journées. Mais, critiqué pour ses lenteurs, déjà à la fin d'octobre, par Gendebien, il avait dû donner sa démission.

Son successeur, le directeur du génie Goblet, n'avait guère mieux réussi dans une tâche aussi ingrate que laborieuse. Les quelques hommes de bonne volonté qui s'efforçaient de remédier au désordre faisaient preuve du plus étonnant manque de sens pratique. S'inspirant bien mal à propos de souvenirs glorieux d'un autre (page 221) âge, la Régence avait commandé dix mille piques pour en armer les défenseurs de la patrie ! Les donneurs de conseils se signalaient par leur nombre et l'extravagance de leurs inspirations. Un journal belliqueux préconisait la formation de compagnies d'archers à blouses vertes, chargées spécialement d'aller surprendre les avant-postes ennemis ! Dans leur orgueil, les officiers belges avaient refusé le concours expérimenté de collègues français.

Aussi les chefs responsables redoutaient-ils le moment où ils devraient opposer leurs hommes à des adversaires dont ils connaissaient, eux, la réelle valeur. Le 22 juin, un conseil de généraux avait déclaré nos troupes incapables de prendre l'offensive. Le général Daine, commandant de l'armée de la Meuse, écrivait, dans une lettre du 30 juin, au ministre de la Guerre : « L'indiscipline est effrénée... Je suis obligé de vous déclarer que je ne suis pas en mesure de faire la guerre de manière à assurer des succès et de l'honneur à nos armes. » Cet officier qui, de simple tambour, était, après dix-huit années de vaillants services sous les drapeaux de la République et de l’Empire, parvenu aux grades les plus élevés, fut plus tard le bouc émissaire de la malheureuse campagne de Dix jours et chargé des plus noires accusations de trahison (Voir notamment A. EENENS, Documents historiques sur l'origine du royaume de Belgique. Les conspirations militaires de 1831, t. II, p. 84. Cet écrivain violent n'étaye ses arguments d'aucune preuve convaincante). On ne peut, en tous cas, lui reprocher de ne pas avoir prévu la catastrophe ni de n'en pas avoir prévenu ses concitoyens. Théoriquement, nos forces s'élevaient à 74 mille soldats. En réalité nous n'avions sous les armes, en y comprenant la gendarmerie, les corps divers et les volontaires, qu'une trentaine de mille hommes. Léopold pouvait (page 222) assurément compter sur leur vaillance, mais il les avait trouvés dans un tel état de désordre et de dénuement que, dès le 4, il se hâta d'adresser un appel pressant au gouvernement français pour obtenir une intervention armée. La veille, il avait appelé sous les armes le premier ban de la garde civique ; il était plein de courage, mais loin de partager l'enthousiasme téméraire de la presse, notamment du Courrier belge qui disait : « C'est au cour qu'il faut frapper le vil ennemi de notre indépendance... Allons proclamer dans sa capitale la vieille république des Provinces-Unies ; allons signer à La Haye le traité que Guillaume a refusé de signer à Londres. » (MARTINET, Léopold Ier, pp. 116 et 117).

Nous n'allons pas entrer ici dans de grands détails concernant la courte et désastreuse guerre, connue sous le nom de « campagne de Dix Jours ».

(Note de bas de page : Nous suivons en grande partie le récit qu'en donne le comte Martinet. Selon une théorie développée, sans preuves suffisantes, par DE BAVAY, dans son Histoire de la Révolution belge, les principaux généraux belges auraient été acquis au prince d'Orange, soit par dévouement, soit par corruptibilité. La campagne n'aurait donc été qu'une vaste et sinistre comédie, arrangée d'avance entre eux et le prince d'Orange. La même thèse se retrouve dans les souvenirs du comte Fortuné du Chastel qui prit part aux opérations, comme officier d'ordonnance du prince Frédéric (Uu CHASTEL, 1830, pp. 117-166). Ce témoin oculaire représente même l'armée hollandaise comme étant à tel point faible et désorganisée qu'elle eût indubitablement été vaincue si les chefs belges n'avaient été de connivence avec le généralissime hollandais ! Théorie déconcertante, qui repose sur des appréciations personnelles et non sur des documents révélateurs. Remarquons que le comte du Chastel, aigri par l'ingratitude de la maison d'Orange à son égard, se montre sévère, passionné, parfois même injuste. Ses mémoires ne peuvent donc être utilisés qu'avec grande circonspection.)

L'armée hollandaise, formée de troupes de ligne, de grenadiers et de chasseurs d'élite, de dragons et de hussards, d'artillerie, de sapeurs, d'étudiants volontaires des trois universités : Leiden, Groningen et Utrecht, de schutters et de corps francs, comprenait (page 223) trois divisions à deux brigades chacune, échelonnées le long de la frontière, de Bréda à Eindhoven. Une division de réserve, cantonnée plus au nord, et deux brigades de cavalerie complétaient ces forces de campagne qui pouvaient compter également sur la coopération d'un petit corps d'armée, campé en Zélande, et sur les garnisons d'Anvers et de Maastricht.

La défense du sol belge était confiée à deux armées : la première, celle de l'Escaut, forte de quinze à dix-sept mille hommes, était éparpillée en un demi-cercle de 25 kilomètres de longueur, dans les villages entourant Anvers. Elle était commandée par le général Tieken de Terhove, officier consciencieux, qui, lieutenant-colonel de hussards dans l'armée impériale en 1814, avait acquis quelque gloire en contraignant huit cents grenadiers russes, enveloppés par ses escadrons à la bataille de Montmirail, à déposer les armes. Daine était à la tête des dix mille hommes de l'armée de la Meuse, cantonnés dans le sud du Limbourg belge. Leurs troupes, à tous deux, comprenaient des régiments de ligne, des chasseurs à pied et à cheval, des cuirassiers, des lanciers, de l'artillerie, du génie, des volontaires, des corps francs, des gardes civiques et des gendarmes. Aux deux extrémités du pays, les généraux De Wauthier et Goethals commandaient respectivement deux petits corps auxiliaires : l'un en Flandre, l'autre dans le Luxembourg. Enfin, la brigade Van den Broeck opérait isolément entre Roermond et Venlo.

Le plan du général en chef, feld-maréchal, prince d'Orange, et de son chef d'état-major général, le lieutenant général baron de Constant-Rebecque, était simple: séparer les deux armées belges, les battre l'une après l'autre et marcher sur Bruxelles.

Le 2 août, à l'aube, les quatre divisions hollandaises, commandées respectivement par les lieutenants généraux baron (page 224) van Geen (Ire division), duc de Saxe-Weimar (IIe division), Meijer (III. division) et Cort-Heyligers (IVe division), se portèrent en avant, ayant pour mission d'envahir la Belgique jusqu'aux lignes du Démer, de façon à couper les communications entre Daine et Tieken de Terhove. La 1ère division, dispersant les avant-postes du général Clump, marcha droit au sud et atteignit Gheel, le 5 août. La IIe, partie de Rijen, à l'est de Breda, se heurta, durant toute la journée du 2, à la courageuse résistance de Niellon et de ses volontaires, occupant une position en flèche dans le village de Raevels ; puis, le 3, tandis que l'avant-garde belge, trop inférieure en nombre pour continuer le combat, se repliait sur le gros de l'armée de l'Escaut par la route de Lierre, le duc de Saxe-Weimar entrait dans Turnhout et, le surlendemain, atteignait la rive droite du Démer, à Diest. La III division, suivant une direction à peu près parallèle, atteignit Moll le 4 ; ensuite, s'infléchissant soudain vers le sud-est, elle surprit, le lendemain, un bataillon ennemi dans la minuscule cité limbourgeoise de Beeringen. La IVe division, enfin, composée exclusivement de schutterij, traversa Neer-Pelt et Over-Pelt, dans le nord du Limbourg, rencontra une légère résistance, le 5, à Hechtel, et, le 6, occupa Helchteren et Houthaelen, après un vif engagement avec quelques centaines de « tirailleurs de la Meuse », commandés par le major Lecharlier. La première phase des opérations s'étant déroulée sans encombre, les trois autres divisions consacrèrent cette même journée du 6 au repos. La population, d'abord épouvantée par l'invasion subite des troupes hollandaises, avait été calmée par une proclamation du prince d'Orange, assurant qu'il n'était pas entré en Belgique, mû par un sentiment de vengeance ou par des espérances de conquête, mais pour obtenir de « justes et équitables conditions de séparation ». (page 225) A Anvers, entre-temps, régnait une panique très vive ; les routes étaient encombrées de fuyards, surtout de femmes et d'enfants. L'arrivée de Léopold Ier ranima les courages : le 5, un combat acharné s'engagea aux batteries du Kiel, le long de l'Escaut, mais aussitôt après le général Belliard plaçait Anvers sous la protection des puissances et signait avec Chassé un armistice pour la zone d'opérations anversoise « jusqu'à la réception d'ordres supérieurs ».

Le plan de l'armée hollandaise s'accusant avec une netteté de plus en plus grande, Léopold Ier avait, le 5 et le 6, envoyé de son quartier général de Malines des ordres réitérés au général Daine, pour qu'il rejoignît au plus vite l'armée de l'Escaut, par Diest et Westerloo, même si l'ennemi cherchait à lui barrer le passage. Daine désobéit à ces instructions formelles. Il avait conçu le projet de se porter dans le Brabant septentrional, sur les derrières de ses adversaires ; d'autre part, manquant de renforts, bien qu'il n'eût cessé d'en réclamer depuis plusieurs jours, il n'osait, avec ses recrues inexpérimentées, entreprendre une marche excessivement périlleuse, par des chemins (page 226) sablonneux et difficiles, et durant laquelle son flanc droit serait menacé d'une attaque simultanée des quatre divisions néerlandaises. Ne sachant à quel parti se résoudre, Daine laissa s'écouler un temps précieux, changeant à tout instant la disposition de ses troupes. L'ennemi profita de ces tergiversations en achevant sur-le-champ son mouvement enveloppant : le 7, la Ire division occupait Diest, la II° s'emparait de Saint-Trond, où les Belges avaient laissé de nombreux approvisionnements ; la IIIe occupait Herck-la-Ville et les villages environnants, la IVe allait se placer à Heusden, à l'extrémité du demi-cercle qui étreignait la petite armée de la Meuse, réunie sous Hasselt.

Témoignant d'une incapacité qui explique, mais ne justifie pas les accusations de trahison dirigées contre lui, Daine ne tira aucun profit d'un succès remporté à Kermpt, pays de ravins et de fourrés, par les intrépides soldats du colonel Bouchez, aux prises pendant huit heures avec les régiments du lieutenant général Meijer (III div.). Le lundi 8 août, à 7 heures du matin, il ordonnait à ses troupes de battre en retraite sur Tongres. Mais ce mouvement était à peine commencé que la brigade de cavalerie légère du général-major Boreel chargeait l'arrière-garde des Belges ; quelques coups de canon, adroitement dirigés par l'artillerie montée hollandaise, sèment la panique parmi les cuirassiers et lanciers qui, fuyant au travers des colonnes de fantassins, entraînent en une effroyable déroute l'armée de la Meuse jusqu'aux portes de Liége. Trois canons, deux obusiers, près de deux mille fusils, tout le matériel tombent aux mains de l'ennemi, tandis que Daine, menacé de mort à Tongres par ses soldats désespérés, s'abandonne au plus profond découragement.

Ayant accompli la moitié de leur tâche, les Hollandais perdirent la journée du 9 dans l'inaction ; le plan (page 227) de leurs opérations ne prévoyant leur entrée dans la capitale que le 13, ils ne se hâtaient point. Cette tendance à sacrifier à la méthode et aux aises l'opportunité d'un mouvement précipité, avait déjà nui au prince Frédéric, lors de son attaque de Bruxelles, en septembre de l'année précédente. Cette fois, elle allait permettre aux Français d'empêcher le prince d'Orange de consommer l'œuvre de revanche des Bataves par une occupation, du moins momentanée, de la capitale rebelle. A ce moment l'enthousiasme y était encore très grand ; on y ajoutait foi à des rumeurs représentant l'île de Java aux mains des soldats de nationalité belge mutinés ! (FRIS, III, p. 214). Mais bientôt la vérité se fit jour, l'on apprit les mauvaises nouvelles : la déroute de Daine, l'annonce de la retraite de l'armée de l'Escaut sur Louvain (Alors qu'elle croyait encore pouvoir opérer sa jonction avec les troupes du général Daine, l'armée de l'Escaut s'était mise en marche vers Boisschot, avec un grand enthousiasme. La nouvelle du désastre de Hasselt la contraignit à rétrograder sur Louvain). Immédiatement des centaines de volontaires partirent pour Louvain où se concentraient les forces de Tieken. Malheureusement, leur ardeur patriotique, leur sincère esprit de sacrifice ne purent être mis à profit. Les armes manquant, les autorités se voyaient obligées de distribuer aux nouveaux arrivés des fusils de chasse, des couteaux ou des bâtons.

Sur ces entrefaites, les Hollandais s'étaient remis en marche, encerclant Louvain, comme ils avaient enveloppé Hasselt. Arrivé le 10 à Diest, Van Geen atteignait, le 11, Winghe-Saint-Georges, à trois petites lieues de Louvain ; le duc de Saxe-Weimar, parti de Tirlemont avec de la cavalerie et de l'artillerie légère, décrivait, ce même jour, un rapide mouvement tournant au sud et faisait traverser la Dyle par son (page 228) avant-garde, entre les villages de Weert-Saint-Georges et de Rhode-Sainte-Agathe. S'avançant entre la Ire et la II division, le lieutenant général Meijer et les deux princes, à la tête de la III division, traversaient Tirlemont, silencieuse et déserte, le 11, à 9 heures du matin. Ignorant le danger qui menaçait ses ailes, Léopold se porta à la rencontre des Hollandais et les attaqua. Un bataillon du 12° de ligne, un escadron du Ier lanciers et les chasseurs de Chasteleer, enlevèrent successivement Bautersem, Vertrijck et Roosbeek, villages échelonnée le long de la chaussée menant à Tirlemont, et passèrent la nuit du II au 12 sur le terrain conquis avec tant d'intrépidité. Mais ce succès ne pouvait modifier l'issue des opérations, pas plus que la randonnée du brave colonel Van den Broeck, parti de Venlo à la tête de sa petite brigade et chevauchant vers l'ouest, sur les derrières de l'armée d'invasion jusqu'à Weert, Maarheze et Leende près d'Eindhoven, immobilisant ainsi dans le Limbourg, pour observer sa poignée d'hommes, toute la IV° division de réserve du général Cort-Heyligers.

La journée du 12, enfin, vit aboutir cette campagne si lamentable pour nos armes. Niellon, après une longue résistance, est refoulé par la Ier division sur le Pellenberg, à proximité de Louvain. Léopold se retire pas à pas devant Meijer et les princes. Saxe-Weimar, achevant son raid de cavalerie, coupe aux troupes belges la retraite vers Bruxelles, en occupant la Montagne de Fer.

C'est à ce moment critique où l'armée belge vaincue, démoralisée, n'obéissant plus aux commandements de ses chefs, paraissait une proie certaine pour ses adversaires, que se produisit l'intervention française. Après la déroute de Hasselt, Belliard, sans consulter Léopold Ier, avait conjuré le maréchal comte Gérard de passer la frontière au plus vite avec son armée de cinquante mille hommes. Les ministres (page 229) belges avaient, de leur côté, adressé au généralissime français la même prière. Les soldats de Louis-Philippe entrèrent donc en Belgique le 9, pressés de combattre sous les yeux des fils de leur roi et de venger, après quinze ans, la défaite de Waterloo. Mais leurs chefs, ayant reçu l'ordre d'éviter toute action décisive pour ne pas exposer leurs soldats jeunes et inexpérimentés à un échec, ne les firent avancer qu'à petites étapes. Accueillis en sauveurs sur leur passage, ils laissèrent Bruxelles - cité en proie à la panique - sur leur gauche et arrivèrent le 12 à Wavre.

Dans la matinée de ce jour, au moment où les Hollandais hâtaient leur mouvement d'encerclement dans l'espoir d'en finir avant l'intervention française, lord William Russell porta, avec le consentement de Léopold Ier, une lettre de sir Robert Adair, ministre d'Angleterre à Bruxelles, au prince d'Orange, établi à Lovenjoul, à 7 ou 8 kilomètres de Louvain, pour lui annoncer l'arrivée du maréchal Gérard et lui faire savoir que, dès ce moment, tout acte hostile vis-à-vis des Belges serait considéré comme une déclaration de guerre de la Hollande à l'Angleterre et à la France. Hésitant tout d'abord sur la conduite qu'il avait à tenir, le prince consentit à conclure un armistice, au cours d'une entrevue qu'il eut quelques heures plus tard, à Corbeek-Loo, avec sir Robert Adair en personne ; il posait toutefois comme condition que Louvain fût évacuée, le 13, avant midi, par l'armée belge. Un temps assez long s'écoula encore avant que la suspension d'armes fût connue sur toute l'étendue du vaste champ de bataille ; à divers endroits les combattants rompirent la trêve. Le duc de Saxe-Weimar, rude guerrier, populaire dans l'armée sous le sobriquet de : Saksische menscheneter (l'ogre saxon), lança à lord Russell qui lui apportait l'annonce de la cessation des hostilités, cette apostrophe véhémente : « I am ashamed that your King (page 230) is my brother-in-law » (Je suis humilié de ce que votre roi (Georges IV] soit mon beau-frère). Il dut néanmoins admettre que toute résistance serait vaine. Vers 4 heures et demie de l'après-midi retentirent les derniers coups de feu. Le lendemain, les Hollandais faisaient leur entrée dans Louvain, mais c'était là simplement une satisfaction d'amour-propre accordée à leurs armes. Immédiatement après, tandis que les débris de l'armée belge battaient en retraite vers Malines, ou regagnaient la capitale dans le plus grand désordre, les princes commençaient leur mouvement de retraite vers le nord.

Ainsi se termina la « campagne de Dix Jours », campagne bien conduite et qui fit honneur aux troupes du roi Guillaume.

(Note de bas de page : Le 13 août, Daine, ignorant l'armistice et ayant réorganisé son armée, partit de Liége avec 12,000 hommes, arriva le 15 à Tirlemont et y fut informé du cours désastreux qu'avaient pris les événements. Mis en non-activité, le 20, il fut, en 1832, appelé au commandement de la division territoriale de Mons. En 1839, nous le retrouvons commandant à Venlo. Sa participation à des menées orangistes jeta ensuite un discrédit définitif sur sa carrière, déjà ternie par des suspicions graves et indéracinables.)

L'intervention étrangère en atténua nécessairement beaucoup les effets et enleva au prince d'Orange ses dernières espérances. On peut dire que cette courte guerre profita surtout à la France qui, par son entrée en scène, partagea désormais le rôle privilégié joué depuis si longtemps par l'Angleterre dans la Conférence (FRIS, III, pp. 215 et 216). Talleyrand voulut même profiter de l'occupation de notre territoire pour en suggérer à nouveau le partage. Le 15 août, Palmerston répondit catégoriquement à ces insinuations, en menaçant la France d'une guerre si elle ne retirait immédiatement ses troupes de la Belgique. Alors Louis-Philippe se borna à exiger, avant l'évacuation (page 231) complète, le parachèvement du démantèlement des places fortes élevées en 1815, aux frais des coalisés, dans le sud de notre pays (Détails dans JOSSON, Onthullingen, pp. 205 et suiv). Le 30 septembre 1831, les derniers bataillons du maréchal Gérard quittaient notre sol, auquel la paix avait été momentanément rendue par un armistice de six semaines, s'étendant jusqu'au 10 octobre.


Bien que n'ayant pas donné tous les résultats qu'en attendait Guillaume, l'invasion victorieuse de la Belgique par ses troupes modifia du moins les sentiments favorables de la Conférence à l'égard du nouvel Etat. Le 3 septembre, elle invita les plénipotentiaires des deux pays à lui exposer une fois encore leurs prétentions respectives, puis, voyant qu'elles restaient inconciliables, elle annonça, le 26, qu'elle trancherait elle-même la question. Maîtresse de la situation, elle prononça son jugement définitif, le 14 octobre, par l'énoncé du traité des XXIV Articles. Suivant l'inexorable loi du Vae victis, elle enlevait aux Belges Maastricht, Roermond, Venlo et les quartiers d'Outre-Meuse, soit une population de 120,000 habitants ; elle les privait du grand-duché de Luxembourg - octroyé à Guillaume Ier, à titre personnel, en ne leur laissant que la partie wallonne de la province, ainsi qu'une zone allemande, s'étendant de Vieil-Salm à Arlon ; elle consentait à l'établissement d'un péage sur l'Escaut ; enfin, elle chargeait de nouveau nos provinces des seize trente et unièmes de la Dette publique (FRIS, III, pp. 216 et 217. Voir aussi J. CARLIER, La Correspondance de la reine Victoria avec le roi Léopold ler. (Revue de Belgique, numéros du 15 décembre 1907, janvier, février, mars 1908), passim).

(page 232) Obligées de s'incliner devant les volontés de l'Europe, nos Chambres législatives adhérèrent non sans de vives protestations à ce traité, respectivement le 1e et le 3 novembre. Par contre, Guillaume Ier, s'étant attendu à des stipulations encore plus avantageuses, ne voulut pas l'accepter. Les Hollandais, dont le patriotisme restait très exalté à la suite de la campagne d'août, partageaient le ressentiment de leur roi contre les puissances et l'encourageaient à leur tenir tête. Guillaume s'immobilisa donc dans un rôle passif, conservant cent mille hommes sous les armes, attendant l'un ou l'autre « accident » susceptible de produire un revirement politique, soit une rupture anglo-française, soit une scission entre les puissances orientales et occidentales, soit une évolution de l'opinion publique belge vers l'orangisme.

Ce statu quo indéfini recélait les plus graves dangers. Il obligeait les Belges à se tenir sur un qui-vive continuel, coûteux et angoissant (En 1832, l'armée belge fut réorganisée par un très grand nombre d'officiers français de tout grade. Le budget de la guerre enlevait aux finances du jeune pays des sommes énormes. Voir JOSSON, Onthullingen, pp. 214 et suiv.). En outre, il blessait considérablement l'amour-propre des puissances qui, fatiguées d'attendre, échangèrent successivement entre elles les ratifications du traité des XXIV Articles, de novembre 1831 au mois d'avril de l'année suivante. Elles donnèrent aussi aux Belges l'assurance que le traité serait observé et, en effet, le 22 octobre 1832, Palmerston et Talleyrand signaient un acte par lequel ils s'engageaient à contraindre Guillaume Ier à restituer au gouvernement belge la citadelle d'Anvers (FRIS, III, pp. 219 et suiv.). Le 2 novembre, à l'expiration du délai qui lui était accordé, le roi de Hollande déclarait fièrement qu'il saurait défendre ses droits. La Prusse et la Russie s'étant, sur ces (page 233) entrefaites, retirées de la Conférence parce qu'elles ne voulaient pas prendre les armes contre un prince qui avait toutes leurs sympathies, l'Angleterre et la France n'en persistèrent pas moins dans leur résolution. Elles mirent l'embargo sur tous les navires de commerce hollandais ancrés dans leurs ports et firent donner la chasse, par leurs bâtiments de guerre, à ceux qui sillonnaient la mer du Nord.

Le 15 novembre, le maréchal Gérard, les ducs d'Orléans et de Nemours, traversèrent pour la seconde fois notre territoire, avec 60,000 hommes, et se portèrent droit vers Anvers, qu'ils investissaient (Détails, cf. comte A. MARTINET, La Seconde Intervention française et le siège d'Anvers (1 vol. in-8°, 1908). Documentation minutieuse.). Peu de jours auparavant, un accord, peut-être prudent, mais à coup sûr humiliant pour nos armes, avait été conclu entre la France et la Belgique, stipulant que nos troupes ne pourraient prendre part aux opérations militaires. Sacrifiés par centaines à l'orgueilleuse obstination du roi de Hollande, les soldats des deux armées belligérantes firent preuve du plus grand héroïsme. A partir du 4 décembre, la citadelle, toujours occupée par le vaillant baron Chassé, si bien connu dans sa patrie sous la désignation de « général baïonnette », fut quotidiennement bombardée pendant trois semaines. La ville d'Anvers même fut, de commun accord, laissée en dehors de la zone des hostilités et la population put en suivre du haut des toits toutes les péripéties. « Le public est informé qu'on peut se procurer des places au théâtre des Variétés, pour voir le siège, » annonçait par voie d'affiches un ingénieux manager (WHITE, La Révolution belge, t. III, p. 261). Le 23 décembre, Chassé consentit enfin à capituler, tout espoir de secours lui étant interdit et la garnison, de 5,000 hommes au début, étant réduite d'un (page 234) cinquième. Le schout-bij-nacht (contre-amiral) Koopman fit couler ses douze canonnières. La citadelle, les forts de la Tête de Flandre, de Burcht, de Zwijndrecht et d'Austruweel furent évacués, mais comme Guillaume Ier persistait à vouloir conserver Lillo et Lietkenshoek, le blocus des côtes hollandaises fut maintenu et les défenseurs d'Anvers durent, quelle que fût l'estime qu'avaient pour eux les Français, être conduits comme prisonniers de guerre à Saint-Omer.

Aucun revers ne parvenant à vaincre l'entêtement du roi de Hollande, l'Angleterre et la France consentirent, sur l'intervention médiatrice de la Prusse, à signer avec lui la convention de Londres du 21 mai 1833, basée sur le statu quo, mais accompagnée de la promesse du roi de ne plus attaquer les Belges. En novembre de cette même année, la Conférence de Londres se séparait sans avoir pu terminer complètement sa tâche.

Pendant cinq ans encore, Guillaume Ier se montra irréductible, espérant toujours voir surgir une éventualité favorable à la réalisation de ses projets secrets de reconstitution du royaume des Pays-Bas. En vain il subsidia quelques intrigants pour entretenir en Belgique une agitation orangiste sérieuse. Grâce à l'administration prudente et ferme de Léopold Ier, nos provinces se développaient, d'année en année, et se trouvaient fort heureuses sous le régime, si nouveau pour elles, de la complète indépendance politique. En Hollande, par contre, on était depuis longtemps fatigué du rôle d'opposant que le souverain continuait à garder. Les libéraux, en grand progrès, critiquaient le poids des charges militaires. Conscient enfin de l'inutilité de sa résistance, Guillaume déclara soudain, sans le moindre avertissement préliminaire, le 14 mars 1838, qu'il adhérait aux XXIV Articles.

En Belgique on fut atterré ; on s'y était peu à peu convaincu que le (page 235) roi de Hollande s'était résigné à nous laisser le Limbourg et le Luxembourg. Des députés de ces deux provinces siégeaient aux Chambres législatives. La rente annuelle de 8,400,000 florins restait impayée. Plus cruellement qu'au lendemain de la défaite les Belges souffrirent des sacrifices qui leur étaient imposés. Léopold Ier offrit de racheter au prix de 60,000,000 de florins les deux territoires menacés, où régnaient la consternation et la fureur. Beaucoup de Belges voulaient courir les chances d'une nouvelle guerre, mais le pays traversait une telle crise économique et les puissances se montraient si nettement hostiles à ses vœux, allant même jusqu'à rappeler leurs ambassadeurs, qu'il fallut se soumettre.

Le 19 mars 1839, à la Chambre des députés, cinquante-huit voix formulèrent le vote par lequel le Limbourg et le Luxembourg étaient à jamais séparés de la monarchie belge. Parmi les quarante-deux députés partisans de la résistance se trouvait Gendebien qui lança, à cette occasion, son apostrophe fameuse : « Non, trois cent quatre-vingt mille fois non, pour trois cent quatre-vingt mille Belges que vous sacrifiez à la peur. » Un accord final, du 5 novembre 1842, régla entre la Belgique et la Hollande les détails concernant la navigation, le partage de la Dette et certaines particularités touchant les délimitations de frontière.

(Note de bas de page : A ce moment, le souverain de la Hollande était déjà l'ex-prince d'Orange, devenu roi sous le nom de Guillaume II. Son père, très impopulaire dans les dernières années de son règne, avait abdiqué, le 7 octobre 1840, et, possesseur d'une immense fortune, avait épousé la comtesse d'Oultremont, Belge catholique, avec laquelle il alla habiter Berlin. Il mourut dans cette ville le 12 décembre 1843).

Retour à la table des matières