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Histoire du royaume des Pays-Bas et de la révolution belge de 1830
VAN KALKEN Frans - 1910

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Frans VAN KALKEN, Histoire du royaume des Pays-Bas et de la révolution belge de 1830

(Paru à Bruxelles en 1910, chez J. Lebègue et Compagnie)

Chapitre III. La situation économique et intellectuelle du royaume des Pays-Bas, de 1815 à 1830. Griefs généraux des Belges contre le gouvernement du roi Guillaume

Utilité et importance de la réunion de la Belgique et de la Hollande au point de vue matériel. Projets vastes et généreux de Guillaume Ier. Épanouissement commercial, industriel et agricole du royaume des Pays-Bas, de 1815 à 1830. Réorganisation de l'enseignement. Développement scientifique et artistique. Action directe du roi en toutes matières.

Caractère trop personnel et trop hollandais du gouvernement de Guillaume Ier. Griefs généraux de la bourgeoisie belge en matières administratives et judiciaires. Question de la Dette publique. Conflit entre les provinces du Nord, libre-échangistes, et celles du Sud, protectionnistes. Question des impôts. Antagonisme croissant entre Hollandais et Belges.

(page 54) Si, en créant le royaume des Pays-Bas, les puissances alliées n'avaient eu en vue que leurs propres intérêts, elles n'en avaient pas moins cru, de très bonne foi, travailler au bonheur des deux peuples dont elles venaient de lier l'avenir. Le nouvel Etat, comptant 5 millions et demi d'habitants, prenait place au premier rang des nations de second ordre de l'Europe. Comme on l'a fait remarquer tant de fois, le Sud agricole et industriel allait désormais pouvoir écouler ses produits sur tous les marchés du monde et notamment dans les colonies d'Insulinde, par l'intermédiaire des grands commerçants et armateurs hollandais. Naturellement porté par ses goûts et son caractère à s'occuper de questions économiques, Guillaume Ier vit immédiatement tout le parti qu'il y(page 55) avait à tirer des heureuses conditions matérielles issues de la réunion. Il s'attela à la tâche gigantesque de la réorganisation fondamentale des deux pays, affaiblis par des années de guerre et d'oppression, avec d'autant plus d'ardeur qu'il espérait, par-là, gagner les sympathies de ses sujets belges. Aussi fit-il preuve envers ces derniers de la même sollicitude qu'envers ses compatriotes.

Quoique son œuvre rénovatrice ait déjà été signalée autrefois par White, Van den Bogaerde van Ten Brugge, Juste et d'autres, ce n'est qu'en ces dernières années qu'elle a été pleinement mise en lumière. Actuellement les historiens belges sont d'accord avec les historiens hollandais pour admirer sans réserves les vues du roi et pour louer son vaste esprit d'entreprise, sa ténacité, son énergie. Dans cet ouvrage, au cadre limité, nous ne ferons que passer hâtivement en revue les différents domaines où, avec tant de succès, s'exerça son initiative, résumant les études approfondies consacrées récemment à ces matières par Josson, Fris et tout spécialement par Blok (JOSSON, Onthullingen, pp. 82-87 ; Fris, t. Ier, pp. 102-107 ; BLOK, Geschiedenis, pp. 385-406).

La grande disette de 1816-1817 fournit à Guillaume, dès le début, l'occasion de révéler ses hautes qualités (Le prix du boisseau de pommes de terre s'était élevé de 5 à 18 sous (juillet 1816) ; celui du sac de grains, de 11 à 30 florins). Le peuple affamé s'étant mis à piller les boulangeries, à Bruxelles et dans plusieurs autres villes, il contribua, par des avances personnelles d'argent, à ramener l'ordre sans devoir recourir à la répression violente. Il montra les mêmes sentiments d'humanité et de générosité lors des terribles inondations de 1820 et de 1825.

En matières commerciales, le prince tendit tous ses efforts vers un même but : améliorer les voies de (page 56) communication intérieures et affecter la marine marchande hollandaise, autrefois vassale de l'étranger, au transport des produits de l'industrie nationale. Beaucoup de nos grands canaux : celui de Gand à Terneuzen, celui de Pommeroeul à Antoing, datent du régime hollandais ; le service des ponts et chaussées fut grandement amélioré ; les ports d'Amsterdam, de Rotterdam, d'Ostende, de Nieuport, de Bruges prirent un bel essor, non comparable cependant au prodigieux développement de celui d'Anvers où l'entrée des navires doubla en une dizaine d'années (En 1818, 585 bâtiments pénétrèrent dans le port d'Anvers ; en 1829, le chiffre des entrées s'élevait à 1,028).

Pour faciliter nos exportations et créer de nouveaux débouchés, Guillaume Ier fonda, le 29 mars 1824, une société commerciale sous le nom de Nederlandsche Handelsmaatschappij, et s'intéressa dans cette entreprise pour une part de 4 millions de florins. Grâce à l'établissement de tarifs protectionnistes, le chiffre des importations de laine, de grain, de bois, de même que celui des exportations de bétail, de denrées coloniales, de produits agricoles, manufacturés et fabriqués, suivirent une progression ascendante jusqu'à la révolution. Le royaume des Pays-Bas, rival de l'Angleterre, triomphait de la concurrence française. Comme l'a dit Blok, les provinces du Nord retrouvaient, sous le sceptre du roi Guillaume, leur ancienne prospérité des temps de la république ; celles du Midi voyaient s'ouvrir une ère d'activité telle qu'elles n'en avaient plus connue depuis le moyen âge !

Le 28 août 1822, Guillaume avait créé une « Société générale pour favoriser l'industrie nationale » (Algemeene maatschappij tot begunstiging der nationale nijverheid) au capital de 50 millions de florins. Elle avait (page 57) spécialement pour objet de faire aux industriels entreprenants des avances considérables, mais servait aussi de banque de dépôts et d'escompte. Des subsides de tout genre, la création d'un fonds « industriel » annuel de 1 million de florins, des secours royaux aux ouvriers en cas de chômage forcé, d'autres mesures encore, rendirent bientôt l'industrie très prospère.

Malgré les réclamations des Hollandais, le roi montrait des tendances protectionnistes très favorables aux intérêts des fabricants belges. Un droit de 40% frappa l'importation des fers ; l'entrée des charbons fut taxée à 8 florins par 1,000 kilos ! (JOSSON, Onthullingen, p. 83, d'après des documents officiels). En quelques années les industries métallurgiques et houillères du pays de Liége, du bassin de Charleroi et du Borinage prirent une extension colossale. A Seraing. John Cockerill fonde ses célèbres usines ; au Val-Saint-Lambert s'ouvrent des cristalleries non moins renommées. Verviers, Bruxelles, Tournai voient renaître respectivement les anciennes industries de la draperie, des articles de luxe et des tapis. Gand, avec ses légions de fileurs de coton et de tisserands, habille la Hollande et les colonies. Les villes du Nord : Leiden, Haarlem, Utrecht, Bois-le-Duc, Deventer, deviennent autant de centres laborieux. De nouveaux horizons s'ouvrent à l'activité humaine : l'éclairage au gaz commence à se répandre ; en 1829, une centaine de machines à vapeur à haute pression fonctionnent déjà à Liége et dans les environs ; à Gand, le chiffre s'en élève à cinquante. Etendant sa sollicitude à tous les modes de production des richesses nationales, Guillaume Ier favorisa également l'agriculture, multipliant les capacités de rendement de notre sol par l'asséchement de marécages et le défrichement des landes de la Campine et du Luxembourg. La (page 58) grande pêche et la pêche littorale furent minutieusement réglementées. Enfin, des expositions, à Gand en 1820, à Haarlem en 1825, marquèrent les étapes parcourues. Celle de Bruxelles, qui eut lieu en 1830, quelques jours à peine avant que la révolution éclatât, obtint le plus vif succès. Les salaires étant élevés, la prospérité générale, la population s'accrut dans des proportions très rapides. Le paupérisme disparut, vivement combattu par la « Société de Bienfaisance » (Maatschappij van Weldadigheid, 1821). On ne signalait pas cinquante mille indigents dans tout le royaume, en 1830 !

Guillaume ne se borna pas à porter de l'intérêt seulement aux questions d'ordre purement économique ; il voulut aussi relever le peuple en l'instruisant. Dans le Sud sa tâche fut à la fois très dure et très délicate. On sait combien les Belges, peu favorisés par le sort, manquaient de culture intellectuelle. Avec l'aide d'Anton Reinhard Falck, son excellent ministre de l'Instruction publique, des Colonies et de l'Industrie

depuis 1818, Guillaume Ier agit en prince plus éclairé qu'aucun autre de son époque : il rénova l'enseignement à tous les degrés (Pour les détails, voir A. SLUYS, L'Enseignement en Belgique sous le régime français (Bruxelles, 1898) et L'Instruction publique en Belgique sous le régime néerlandais (Bruxelles, 1900)). Dès 1815, la loi scolaire hollandaise de 1806, établissant un enseignement primaire, neutre, gratuit, donné par des (page 59) instituteurs diplômés, sous le contrôle de l'État, fut étendue à tout le royaume. Un maître d'école néerlandais, catholique, excellent pédagogue, Schreuder, fut mis à la tête de la nouvelle école normale de Lierre. En quinze ans, près de quinze cents écoles primaires furent édifiées, près de deux mille jeunes gens reçurent le brevet d'instituteur leur assurant une carrière justement rémunérée, plus de trois cent mille élèves fréquentèrent les quatre mille écoles élémentaires de l'État ! Dans ces conditions favorables, le chiffre des analphabètes entra en décroissance rapide.

(Note de bas de page : Selon le rapport ministériel du 1er janvier 1826, on ne rencontrait plus, à cette époque, dans tout le royaume, que 241,392 illettrés sur 6,157,286 habitants. Sur ce chiffre, 228,000 analphabètes habitaient les petites communes belges.)

Les études moyennes et supérieures furent réorganisées par le règlement du 25 septembre 1816, créant plusieurs athénées (Bruxelles, Maestricht, Bruges, Tournai, Namur, Anvers, Luxembourg) et établissant les trois universités de Louvain, de Liége et de Gand. Tout en nommant dans ces dernières, en règle générale, des professeurs belges, le gouvernement fit également appel aux lumières de savants allemands et hollandais, tels Warnkoenig, Thorbecke, futur ministre et chef de cabinet, homme d'État célèbre, qui enseigna les sciences politiques à Gand, Schrant, professeur de littérature, prêtre amstellodamien, connu pour la fière indépendance de son caractère. Soutenu par les dons en espèces de particuliers généreux, le gouvernement multiplia le nombre des cours publics, musées, observatoires et laboratoires. Tandis que la Société Tot Nut van 't Algemeen (d'Utilité publique) créait partout des cours d'adultes et des bibliothèques populaires, il rétablissait l'ancienne Académie royale des sciences et des belles-lettres de Bruxelles, fondée par Marie-Thérèse (1816), installait dans la capitale (page 60) une commission chargée de publier les ouvrages des anciens historiens et annalistes belges, les Scriptores rerum belgicarum, favorisait les arts et la littérature, protégeant avant tout les institutions susceptibles de développer, dans l'âme des citoyens, les sentiments de patriotisme et les vertus civiques.

Telle fut, en résumé, l'ouvre de réorganisation du roi Guillaume. Il la conçut avec une grande élévation de pensée, dans le désir sincère de témoigner à tous ses sujets une égale bienveillance. S'il faillit parfois à ses devoirs d'équité, il faut reconnaître que ce fut plutôt à l'avantage des Belges et de leur industrie et au détriment de ses compatriotes. Aussi Guillaume fut-il pour la majorité des usiniers, manufacturiers et grands commerçants du Sud, le souverain idéal. Ses réformes dans le domaine intellectuel frappèrent moins le grand public encore peu à même de les apprécier. Une petite élite seulement applaudit à ses efforts tout en regrettant qu'ils eussent parfois une tendance trop antifrançaise et que, pour lui, le terme « esprit national » se confondît trop souvent avec celui d' « esprit hollandais » (BLOK, Geschiedenis, pp. 399 et 400).


Pourquoi, bien qu'intimement rapprochés par la solidarité des intérêts économiques, Hollandais et Belges ne devinrent-ils pas réellement frères ? Pourquoi Guillaume ne parvint-il jamais, malgré quinze ans de sollicitude, quinze ans d'efforts quotidiens, à conquérir les sympathies de l'ensemble de nos compatriotes ?

Nous avons déjà signalé, à différentes reprises, les (page 61) défiances de ces derniers vis-à-vis d'un prince ne cachant pas sa prédilection pour le gouvernement personnel. Cette tendance au despotisme, tout éclairée qu'elle fût, devait les indisposer davantage, au fur et à mesure que s'accentuait en Guillaume Ier son fâcheux penchant à ne prendre conseil que de lui-même.

Au début de son règne, le roi s'était entouré d'excellents ministres. Il ne put en supporter longtemps les avis d'une sincérité parfois un peu rude. Van Hogendorp, coupable d'avoir engagé les Hollandais à se mettre en garde contre les Belges, trop favorisés à son sens, dut s'éloigner du pouvoir en 1816 (BLOK, Geschiedenis, pp. 357 et 358) ; Roëll, ministre de l'Intérieur, démissionna en février 1817, suivi, à quelques mois d'intervalle, par le prince d'Orange, fils aîné du souverain, et ministre de la Guerre. Falck ayant été envoyé à Londres, auprès de l'ambassadeur des Pays-Bas, en 1823, Kemper étant mort en 1824, il ne resta bientôt plus auprès du monarque que des « commis », tels Appelius et Van Streefkerk, ce secrétaire d'État plaisamment comparé à une cloche, vibrant à l'unisson des désirs du prince. Durant les · cinq ou six dernières années du règne de Guillaume sur les Pays-Bas, ce royaume ne fut plus, en réalité, qu'un « État napoléonien à façade constitutionnelle », comme l'a dit sévèrement Thorbecke.

Resté seul à la tête des affaires, seul chef de l'administration, le roi devait, seul aussi, supporter toute la responsabilité de ses actes. Or, parmi tant de décrets rendus par lui, beaucoup, trop absolus, trop hollandais de tendances, ou formulés mal à propos, constituèrent des maladresses. Certaines catégories de Belges, blessées dans leurs sentiments ou lésées dans leurs intérêts, en vinrent bientôt à formuler des plaintes. Celles-ci, les fameux griefs, ont fait l'objet d'analyses (page 62) successives de la part de tous les historiens de la révolution, à commencer par Nothomb et de Gerlache. Nous pouvons donc nous borner ici à les classer, en les résumant, nous efforçant surtout d'en mesurer l'effet sur les diverses couches de la société belge.

Ayant à parler ultérieurement des réclamations contre les abus gouvernementaux dans le domaine administratif, signalons tout d'abord la question des langues (Analysée par FRIS, t. Ier, pp. 109 et 110). Se basant sur ce fait que le néerlandais était parlé par les trois quarts de la population du royaume, Guillaume Ier voulut en faire l'idiome national. Sous les régimes républicain et impérial, le français avait été d'emploi officiel exclusif. Par un décret fort équitable, du 1er octobre 1814, le prince souverain avait commencé par rétablir le libre emploi des langues, comme sous l'ancien régime. Malheureusement son initiative ne s'en tint pas là.

Le 15 septembre 1819, il décrétait qu'à partir du 1er janvier 1823, le néerlandais serait d'usage légal, dans les administrations, les cours et tribunaux, l'armée, etc., à l'exclusion de toute autre langue, dans les provinces d'Anvers, de Limbourg et les Flandres ; le 26 octobre 1822, il étendait cette décision aux arrondissements de Louvain et de Bruxelles. Aussitôt naquit une agitation fort vive au sein de la bourgeoisie, même de celle du pays flamand qui, au temps de la République et de l'Empire, s'était de plus en plus attachée à l'emploi du français. Les fonctionnaires wallons, les membres du barreau, les avoués, notaires et étudiants, les officiers, et, en général, tous ceux qui occupaient les carrières libérales, réclamèrent vivement le maintien de l'emploi facultatif des deux idiomes. Le peuple des campagnes, parlant ses dialectes locaux, se désintéressait de la question, (page 93) mais, sous l'influence des châtelains, des curés hostiles à la diffusion de la littérature hollandaise protestante dans leurs paroisses, il en arriva à partager le mécontentement général (COLENBRANDER, De Belgische omwenteling. p. 202). Durant la période triennale où l'emploi des deux langues fut autorisé facultativement, aucune cause ne fut jugée en néerlandais. Guillaume ayant néanmoins persisté dans sa manière de voir, beaucoup de difficultés d'ordre pratique surgirent. A la Seconde Chambre, les rapports entre députés hollandais et belges devinrent aigres, surtout lorsque ces derniers se mirent à réclamer avec quelque affectation la traduction fastidieuse et monotone des discours néerlandais de leurs collègues.

Les réformes judiciaires du roi Guillaume furent conçues dans un sens tout aussi antifrançais (FRIS, t. Ier, p. 108). Il avait supprimé le jury, le 6 novembre 1814 ; il n'osa pas faire de même du Code civil, dont il blâmait cependant et la lettre et l'esprit. Ses efforts, en 1820, pour le faire modifier par la Seconde Chambre, échouèrent presque totalement devant l'énergique opposition de Dotrenge et du député de la Flandre occidentale Louis-Augustin Reyphins, orateur dont les gestes trop amples et l'accent de terroir ne parvenaient pas à diminuer la valeur, comme dialecticien rude et énergique. Quelques autres mesures encore, moins importantes, indisposèrent la magistrature, tout imprégnée de culture française.

Qu'on y prenne garde, les intentions du roi n'étaient pas de tracasser ses sujets du Midi ; bien au contraire, ses dispositions restaient toujours excellentes à leur égard, mais il se montrait malavisé. Il hollandisait presque inconsciemment, avons-nous dit plus haut.

(page 64) Certains membres de son entourage, parmi les plus éclairés et les moins soumis, s'en aperçurent dès le début. Déjà le 3 avril 1816, le prince d'Orange, désireux d'établir sa Maison à Bruxelles, priait secrètement Wellington d'appuyer sa demande et ajoutait : « L'esprit des Belges devenant quotidiennement pire et moins satisfait à cause de l'entière influence des Hollandais, qui ont la direction de toutes les affaires et considèrent chaque jour davantage la Belgique comme une province annexée, qui doit être soumise à la mère patrie, il me semble de la plus haute importance de tenir en échec ce mauvais esprit autant que possible ! » (Voir le texte anglais de cette lettre dans TH. JUSTE, La Révolution belge de 1830, d'après des documents inédits (Bruxelles, 1872, 2 vol.), t. Ier, p. 217).

Si c'était généralement à ses errements que Guillaume Ier devait attribuer l'insuccès de sa politique fusionniste, il faut pourtant reconnaître que parfois aussi il se trouvait dans l'impossibilité matérielle de résoudre équitablement certains problèmes sans mécontenter profondément soit le Nord, soit le Sud. Par exemple la question de la dette publique (FRIS, t. Ier, pp. III et 112 ; BLOK, Geschiedenis, p. 325 ; LAVISSE et RAMBAUD, Histoire générale de l'Europe : A. WADDINGTON, chap. IX, L'Insurrection belge ; Le Royaume de Belgique (1814-1847), pp. 345 et 346). D'après les calculs des diplomates de la Conférence de Londres, en 1831, la Dette belge ne s'élevait, en 1814, qu'à 100 millions de florins environ, alors que celle des anciennes Provinces-Unies était déjà si élevée en 1810, lors de l'annexion du royaume de Hollande à l'Empire, que Napoléon Ier avait tout simplement refusé d'en reconnaître les deux tiers : la dette morte. Par la loi du 14 mai 1814, l'intègre Guillaume, révolté à l'idée d'une banqueroute, avait converti cette dette morte en dette différée, de telle (page 65) sorte que, moyennant un arrosement de 100 florins, tout propriétaire d'une coupure donnant 45 florins de rente, était déclaré possesseur : 1° d'un capital de 2,000 florins en dette active au taux de 2 1/2 % ; 2° d'un capital de 4,000 florins en dette différée, ne produisant aucun intérêt, mais devant passer du différé à l'actif par des tirages annuels (Note de bas de page : L'article V de la loi du 14 mai 1814 indique sur quelles bases les anciennes dettes (il n'y avait pas moins de quatorze ou quinze espèces de titres à intérêts divers) ont été converties en titres de 45 florins de rente). Les financiers du roi Guillaume avaient calculé que cette conversion s'opérerait en trois cents ans environ et, très fiers de leur subtilité, ils se réjouirent de voir les recettes de l'État s'élever, la première année, grâce aux arrosements, de 38 millions et demi à 66 millions et demi de florins. Mais en ce même laps de temps, la Hollande voyait sa dette active s'élever à environ 575,500,000 florins et sa dette différée dépasser le milliard ! Or, les puissances avaient stipulé que la Belgique supporterait la moitié des charges publiques du royaume des Pays-Bas !

On conçoit le mécontentement de nos pères vis-à-vis de cette mesure, assez peu justifiable (BUFFIN, Documents inédits, Introduction, p. XVI. Les Hollandais justifièrent le partage de la dette en montrant que la Belgique, englobée dans le nouveau royaume, recevait, en échange, des forteresses, des vaisseaux, des chantiers, des colonies, etc.). Pendant quelques années, la Seconde Chambre, non familiarisée avec les questions financières, si complexes par leur nature même, placée d'ailleurs dans l'impossibilité de contrôler la gestion des deniers de l'État par le souverain, resta silencieuse. Puis, peu à peu, une opposition se forma parmi les députés du Sud et bientôt, au nombre de ses thèmes favoris, figurèrent l'accroissement continuel de la dette publique (page 66) et la critique des agissements d'un groupe de capitalistes spéculateurs, réunis, le 30 décembre 1822, par Guillaume Ier, en un syndicat d'amortissement, dans les buts les plus divers mais tous également mystérieux.

Au point de vue économique, nous avons vu que les deux fractions du royaume des Pays-Bas se complétaient admirablement ; cependant, comment le roi, même en agissant dans le plus haut esprit de justice, aurait-il pu concilier les intérêts des commerçants hollandais libre-échangistes avec ceux des industriels belges, partisans de la protection (FRIS, t. Ier, pp. 112-114) ? Aussi longtemps qu'il enraya l'importation des produits fabriqués étrangers par l'établissement de droits d'entrée très élevés, Van Hogendorp et les notables du Nord protestèrent avec énergie ; lorsqu'en 1821, cédant aux reproches amers de ses compatriotes, le roi se fut décidé à réduire à 6 ou même à 3 % les tarifs douaniers, il eut à faire face aux vives récriminations des manufacturiers belges et à l'opposition des députés du Sud, formant bloc.

(Note de bas de page : Cette loi « fratricide » de réduction des tarifs fut votée, le 11 juillet 1821, par 55 voix contre 51 à la Seconde Chambre, par 21 contre 17 à la Première Chambre des États généraux. Guillaume Ier, irrité de la formation du premier « bloc » belge, destitua de leurs fonctions à la Cour sept membres opposants de l'une et de l'autre assemblée. La mise en application de cette loi, par décrets, en 1822, amena une vive campagne de réclamations, de caricatures et de pamphlets, qui obligea Guillaume à la modifier quelque peu.)

En matière fiscale, même conflit de principes ou d'intérêts.

En 1822, un projet de loi sur la contribution personnelle, taxant les domestiques, chevaux, livrées, mobiliers, etc., faillit être rejeté après de violents et longs débats, quarante-sept députés belges ayant voté en masse contre la réforme proposée (JULES INGENBLEEK, Impôts directs et indirects sur le revenu (Bruxelles et Leipzig, Misch et Thron, 1908), Ire partie, chap. Ier. Par un singulier contraste, la loi du 28 juin 1822, objet de si violentes critiques, est encore en vigueur en Belgique à l'heure actuelle). (page 67)

Le 8 janvier 1823, un impôt sur la mouture (gemaal), levé jusqu'alors en Hollande seulement et taxant le grain introduit dans les villes, fut étendu à tout le royaume. Les paysans du Nord, se nourrissant surtout de pommes de terre, le supportaient aisément, mais les ouvriers et gens des campagnes belges en ressentirent douloureusement le faix. Ce même jour fut mis. en vigueur un impôt sur le poids général des viandes de boucherie, impôt dit d'abatage (geslacht). Bien accueilli en Hollande, il irrita profondément les provinces du Sud, surtout après que les agents du gouvernement en eurent accru imprudemment le caractère pénible par des formalités inquisitoriales et des vexations de tout genre (BUFFIN, Documents inédits, Introduction, p. XIX. L'impôt de mouture rapporta 5,500,000 florins ; l'impôt d'abatage, 2,500,000 florins).

Il résulte de l'ensemble des faits que nous venons de signaler qu'après peu d'années, toutes les classes de la société belge en étaient venues à formuler des griefs contre le gouvernement de Guillaume Ier. La bourgeoisie, occupant les carrières libérales, protestait contre les tendances trop hollandaises du roi et contre son inclination trop marquée pour le gouvernement personnel. Les commerçants et les industriels lui en voulaient surtout à cause de son évolution libre-échangiste, le peuple des villes et celui des campagnes s'indignaient au sujet des nouveaux impôts. Tous réclamaient contre le partage de la Dette publique et, dans leur mécontentement, ils oubliaient à quel degré leurs conditions d'existence économiques et intellectuelles s'étaient améliorées, à quel point le roi se dévouait en leur faveur et combien ses intentions étaient excellentes, sinon toujours également avisées. Leur attitude n'avait certainement encore rien de (page 68) révolutionnaire ; l'hostilité des provinces du Sud ne se traduisait encore que par l'opposition parlementaire de leurs députés. Mais ces germes de discorde, contre lesquels il eût été aisé de réagir en d'autres circonstances, devenaient dangereux dans un royaume où les deux fractions de la population n'éprouvaient l'une pour l'autre aucune sympathie, mais au contraire une sorte d'éloignement naturel et spontané. Cet antagonisme se retrouvait dans le peuple, à l'armée (FRIS, t. Ier, p. III), partout et, comme nous l'avons vu, il s'était affirmé dès les premiers jours de la réunion.

Le 7 novembre 1815, Von Binder, ambassadeur d'Autriche à Bruxelles, écrivait à Metternich : « Les Belges ont, les premiers, jeté le gant. Les Hollandais ne font que leur rendre haine pour haine et mépris, » et il ajoutait cette réflexion à la fois humoristique et profonde : « Si l'on demande ce que les Belges veulent, après tout, on ne peut répondre autre chose si ce n'est qu'ils ne veulent pas être Hollandais. » (POULLET, Les Premières Années du royaume des Pays-Bas (REVUE GÉNÉRALE DB BELGIQUE, numéro de janvier 1896, pp. 10 et 11)). Tel était l'état d'esprit des deux nations, au lendemain du « mariage de convenance » que les puissances leur avaient si témérairement fait contracter. Les efforts précipités, malhabiles et souvent inopportuns du roi Guillaume, en faveur de la « fusion intime et complète », aggravèrent la situation de jour en jour. Le 26 décembre 1828, le diplomate français Lamoussaye écrivait à son gouvernement : « Le Belge hait le Hollandais et celui-ci méprise le Belge, au-dessus duquel il se place à une hauteur infinie, et par son caractère national, et par les créations de son industrie, et par les souvenirs de son histoire. » (COLENBRANDER, De Belgische omwenteling, pp. 146 et 147). Nothomb, synthétisant en une formule lapidaire les (page 69) causes de la révolution de 1830, s'est exprimé ainsi : « Au fond de tous les esprits, il y avait, depuis quinze ans, un mot d'ordre : Haine à la domination hollandaise. » (NOTHOMB, Essai historique, t. Ier, p. 92.) Il eût été plus près de la vérité en écrivant : « Haine au peuple, haine à la mentalité hollandaise, » car parmi les facteurs latents du soulèvement belge, il n'en fut peut-être pas de plus puissant que les différences psychologiques antagonistes entre deux peuples faits pour avoir des relations d'excellent voisinage, sans doute, mais nullement susceptibles de se laisser amalgamer.

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