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Histoire du royaume des Pays-Bas et de la révolution belge de 1830
VAN KALKEN Frans - 1910

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Frans VAN KALKEN, Histoire du royaume des Pays-Bas et de la révolution belge de 1830

Chapitre X. L’organisation de l’Etat belge et sa reconnaissance par les Puissances (4 octobre 1830-27 janvier 1831). Le Congrès national. La Constitution (7 février 1831). Choix d’un souverain (janvier-février)

Activité du gouvernement provisoire. Décret du 16 octobre. Election du Congrès national (27 octobre). Le Comité diplomatique (16 novembre). Intervention de la diplomatie européenne dans le conflit hollando-belge. La Conférence de Londres. Protocoles du 20 décembre 1830, du 20 et du 27 janvier 1831.

Composition du Congrès national. Ses décrets des 18, 22 et 24 novembre 1830. La Constitution belge (7 février 1831)

Question du choix d'un souverain. Divergences d'opinion à ce sujet. Élection du duc de Nemours comme roi des Belges (3 février). Louis-Philippe refuse d'accepter la décision du Congrès national (17 février).

(page 184) Depuis que, par son décret du 4 octobre, il avait exprimé la volonté des Belges de vivre indépendants, le Gouvernement provisoire n'avait cessé de faire preuve d'une activité dévorante. Les succès des volontaires lui avaient rallié les suffrages des hésitants ; la cohue des arrivistes, des flatteurs, de tous ceux dont les hommages vont droit aux favoris du sort, se pressait dans les antichambres de l'ancien palais des Etats généraux, où il avait transféré son siège. Au milieu de cette confusion, du chaos provoqué par le départ précipité ou par la démission de toutes les autorités, tant centrales que locales, il gardait une fermeté de direction admirable. Ne se laissant séduire par aucun compromis ni abattre par aucune menace, le comité central, plein de sang-froid à un moment où les destinées du pays se jouaient dans des conditions si (page 184) précaires sur des champs de bataille situés à peine à quelques lieues de distance, recevait quotidiennement les administrateurs généraux des comités de sûreté publique, des finances, de l'intérieur, de la guerre, et prenait avec eux des résolutions énergiques (JUSTE, Le Congrès national de Belgique (Bruxelles, 1880), t. Ier, pp. 57 et suiv).

Le 6 octobre, une commission constitutionnelle fut réunie ; le 16, jour où le prince d'Orange lançait la malencontreuse proclamation signalée plus haut, un décret du Gouvernement provisoire proclama les grandes libertés sociales de conscience et des cultes, de presse, de réunion, d'association et d'enseignement, sans en soumettre l'usage à aucune mesure préventive ; il supprima également la haute police, la bastonnade, la loterie et admit la publicité des débats judiciaires.

Le 27 octobre, date du bombardement d'Anvers, un corps électoral, composé de censitaires et de capacitaires, élut paisiblement un Congrès national de deux cents membres, chargés de la mission solennelle de doter leur patrie d'une Constitution. Cette assemblée, réunie le 10 novembre, pria le Gouvernement provisoire qui lui offrait sa démission, un peu pour la forme, de rester à la tête des affaires. A cette occasion De Potter, depuis longtemps en désaccord croissant avec ses collègues, démissionna, le 13, parce que, « à ses yeux, le Gouvernement provisoire était un pouvoir en dehors du Congrès, et nécessairement neutre, entre le peuple et la représentation nationale ». Ce démocrate aux idées généreuses, orateur et écrivain brillant, mais vaniteux et de caractère difficile, soupçonné, non sans raison, d'aspirer à la présidence d'une république belge (DE POTTER, Souvenirs personnels, t. Ier, chap. XXV, passim. L'auteur se défend d'avoir eu des visées ambitieuses personnelles en prônant l'idéal républicain.), disparut obscurément de la (page 185)

scène politique et fut oublié quelques semaines à peine après avoir connu les joies du triomphe.

Le 16 novembre, le pouvoir exécutif nommait un comité diplomatique pour diriger les affaires étrangères du jeune Etat. Le président en fut Sylvain van de Weyer, homme du monde élégant et disert, les vice-présidents et membres : les comtes d'Aerschot et de Celles, J.-B. Nothomb et Ch. Lehon (Vlaamsch België sedert 1830, t. Ier (1905). Voir FRIS, III, De Stichting van het koninkrijk België, p. 189.

Aucun rouage politico-administratif n'était à ce moment d'une nécessité plus urgente. Dès le début d'octobre, Guillaume Ier avait demandé le secours armé des quatre puissances cosignataires du traité des VIII Articles : la Prusse, l'Autriche, la Russie et l'Angleterre. Le 17 octobre, lord Aberdeen, ministre des Affaires étrangères dans le cabinet conservateur du duc de Wellington, s'était borné à répondre à Falk, ambassadeur des Pays-Bas à Londres, qu'une conférence diplomatique se réunirait à bref délai pour aviser aux moyens de rétablir l'ordre dans le royaume. Guillaume, très déçu, avait alors fait appel à une simple médiation des puissances, les priant d'imposer aux Belges un armistice, de façon « à préparer le rétablissement du bon accord entre les deux grandes divisions de la monarchie des Pays-Bas, au moyen des améliorations dont les traités seraient trouvés susceptibles ». En d'autres termes, il leur demandait de préparer les voies d'une séparation administrative. Mais les puissances, auxquelles se joignit la France, étaient formellement décidées à régler entièrement elles-mêmes la question hollando-belge. Elles envoyèrent, en conséquence, des délégués à Londres, pour s'y réunir en conférence. Le gouvernement de Louis-Philippe était représenté par l'astucieux (page 186) Talleyrand, diplomate presque octogénaire ; l'Angleterre, par Henry John Temple, vicomte Palmerston ; la Prusse, par le baron de Bülow ; l'Autriche, par le prince Esterhazy et le baron de Wessenberg ; la Russie, par le prince de Lieven et le comte Matuszewic. (Sur les questions diplomatiques touchant la constitution de l'État belge indépendant, cf. NOTHOMB, Essai historique et politique sur la Révolution belge (4e édit.), t. Ier, chap. IV et suiv. ; E. CARLIER, Talleyrand et la Belgique (Revue de Belgique) ; duc DE BROGLIE, Le Dernier Bienfait de la monarchie, la neutralité de la Belgique (Revue des Deux Mondes, 1899-1900) ; R. GUYOT, La Dernière Négociation de Talleyrand, l'indépendance de la Belgique (Revue d’histoire moderne et contemporaine, Paris, 1900-1901) ; R. DOLLOT, Les Origines de la neutralité de la Belgique (Paris, 1902) ; baron DESCAMPS-DAVID, La Neutralité de la Belgique (Bruxelles, 1902) ; abbé FL. DE LANNOY, Les Origines diplomatiques de l'indépendance belge, la Conférence de Londres (Louvain, 1903). On trouvera des renseignements bibliographiques complémentaires dans FRIS, III, pp. 230 et suiv.).

Le 4 novembre, la Conférence, acceptant la situation telle qu'elle avait été créée par la révolution et reconnaissant aux Belges la qualité de belligérants, proposa aux deux gouvernements un armistice, suivant lequel les troupes en présence se retireraient respectivement en deçà de la frontière qui, avant le premier traité de Paris, du 30 mai 1814, séparait le Nord du Midi. Le Gouvernement provisoire adhéra à ce projet le 10 novembre ; Guillaume, par contre, fit des réserves, mais respecta en fait la trêve pendant neuf mois. Nous n'entrerons pas dans le détail des négociations poursuivies entre les puissances, Guillaume Ier et le comité diplomatique belge, pour résoudre le problème soulevé par la révolution (Détails, cf. FRIS, III, pp. 190-194 ; Em. BOURGEOIS, Manuel historique de politique étrangère, t. III (Paris, 1905), chap. Ier : La révolution de 1830. — Louis-Philippe et la Belgique). On sait que Nicolas Ier, tzar de Russie, beau-frère du prince d'Orange, l'empereur d'Autriche François et son ministre Metternich, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, beau-frère du roi (page 187) de Hollande, voulaient réprimer le soulèvement des provinces du Sud en y envoyant leurs armées. D'autre part, l'Angleterre, dirigée par un nouveau ministère, libéral cette fois, ayant à sa tête lord Grey et pour ministre des Affaires étrangères le vicomte Palmerston, était favorable à la séparation, solution conforme à ses propres intérêts économiques ; la France, conduite par la haute bourgeoisie libérale modérée, voulait la paix à tout prix, malgré les incitations à la guerre des mégalomanes politiques et des démocrates internationalistes. Louis-Philippe se déclarait lui-même « le bon génie de la nation contre les entraînements de son mauvais génie ». L'insurrection qui éclata à Varsovie, le 29 novembre, parmi les régiments polonais concentrés pour aller châtier les révoltés belges, amena le triomphe des pacifiques (La date du départ des troupes polonaises d'avant-garde, commandées par le grand-duc Constantin, frère du tsar, avait été fixée au 22 décembre 1830, comme le prouve une lettre de Nicolas Ier, adressée au général Diebitsch, le 13 novembre, et citée par l'historien polonais SZYMON ASKENAZY, dans un ouvrage intitulé : Rossja i Polska. (La Russie et la Pologne) (Varsovie.)). Le principe de la non-intervention prévalut et inspira dès lors tous les actes de la Conférence. Rapprochées par des intérêts communs, la France et l'Angleterre firent bloc contre les prétentions des puissances orientales, mais le véritable leader des travaux qui devaient aboutir à la reconnaissance de notre nationalité fut le génial lord Palmerston, celui qui devait recevoir de la postérité le nom de « père de la Belgique ».

Le 20 décembre 1830, les grands États européens impressionnés par l'énergie des Belges, reconnurent formellement leur indépendance. Dans un protocole détaillé, ils déclarèrent franchement que « cet amalgame parfait et complet que les puissances voulaient opérer (en 1814)... n'avait pas été obtenu ; qu'il serait (page 188) désormais impossible à effectuer ». Il valait mieux tâcher de « combiner l'indépendance future de la Belgique avec les stipulations des traités, avec les intérêts et la sécurité des autres puissances et avec la conservation de l'équilibre européen ». A cette fin, ils invitaient le Gouvernement provisoire « à envoyer à Londres, le plus tôt possible, des commissaires munis d'instructions et de pouvoirs » (Texte du protocole dans DE BAVAY, Histoire de la Révolution belge, pp. 223 et suiv).

Les dispositions de la Conférence, favorables au-delà de ce que les Belges avaient pu espérer, remplirent de joie le comité diplomatique. Il se hâta de nommer délégués Van de Weyer et le vicomte Charles Vilain XIIII, avec mission de ne se montrer intransigeants que sur le point de la reconnaissance, comme territoire belge, de toute la rive gauche de l'Escaut, du Limbourg et du Luxembourg (sauf réserves touchant la Confédération germanique). D'autre part, Guillaume Ier était excessivement irrité de voir les puissances, dont il avait invoqué la coopération militaire, puis la médiation, s'ériger en arbitres de la situation. « La Conférence de Londres se réunit, il est vrai, sur la demande du roi, » écrivait-il dans une protestation, « mais cette circonstance n'attribuait point à la Conférence le droit de donner à ses protocoles une direction opposée à l'objet pour lequel son assistance avait été demandée, et, au lieu de coopérer au rétablissement de l'ordre dans les Pays-Bas, de les faire tendre au démembrement du royaume. »

Le principe de l'indépendance ayant été reconnu, une grande agitation se produisit parmi les francophiles belges, les uns tendant à une annexion directe (page 189) ou plus ou moins déguisée de notre pays à la France, les autres rêvant une extension territoriale de nos frontières, au nord, avec l'appui de cette puissance. En même temps, les partisans de la guerre, en France même, recommençaient à inquiéter le ministère. Pour donner satisfaction à ces chauvins, Talleyrand fit plusieurs fois à Palmerston des propositions qui prouvaient combien le sort des Belges lui tenait peu à cœur. Tantôt il demandait la cession des provinces rhénanes à sa patrie, le don de la Saxe au roi de Prusse, l'abandon compensateur de la Belgique au roi de Saxe ; tantôt il voulait annexer à la France Luxembourg, ou Philippeville et Mariembourg. Les ministres de Georges IV étaient heureusement décidés à empêcher, à tout prix, une absorption totale ou partielle de nos provinces par la France, ils les voulaient indépendantes et gouvernées par un souverain, le prince d'Orange de préférence, mais, à son défaut, par tout autre, pourvu qu'il fût anglophile. Palmerston répondit donc au plénipotentiaire français qu'il « n'avait pas le droit de donner ce qui appartenait à la Belgique » et qu'il lui « était impossible, sous prétexte de vider la querelle entre la Hollande et la Belgique, de dépouiller l'une des deux parties au bénéfice de l'un des médiateurs. » (DE BAVAY, Histoire de la Révolution belge, pp. 228 et 229. Lord Palmerston à lord Granville, ministre d'Angleterre à Paris, 7 et 21 janvier 1831).

Pour mettre un terme à toutes ces intrigues, la Conférence se décida à brusquer les négociations. Dans un protocole du 20 janvier 1831, elle prit pour ligne de démarcation entre les deux pays la frontière de 1790 entre les Pays-Bas autrichiens et les Provinces-Unies. C'était enlever à la Belgique tout espoir de posséder Venlo, Maastricht et cinquante-trois villages, autrefois (page 190) dits de « généralité », situés sur les deux rives de la Meuse ; la Hollande recevait en outre le Luxembourg. Par contre, les cinq puissances réunies en conférence proclamaient et garantissaient l'inviolabilité du territoire belge, dans son intégralité. Elles assuraient aussi la libre navigation sur les fleuves et rivières, conformément aux stipulations du Congrès de Vienne. Un protocole complémentaire du 27 janvier partagea la Dette publique entre les deux pays : la Belgique devait en supporter les seize trente et unièmes, ce qui représentait une rente annuelle de plus de 14 millions de florins (Sur ces deux protocoles, voir FRIS, III, pp. 196 et 197).

Ces deux actes, tout en offrant à nos provinces de sérieux avantages, détruisaient beaucoup de légitimes espérances. Le comité diplomatique les renvoya fièrement à la Conférence, comme « portant atteinte à l'indépendance de la Belgique et à la souveraineté de son Congrès national ». Cette résistance étonna les puissances, qui s'étaient plutôt attendues à de nouvelles protestations de la part de Guillaume Ier. Or, celui-ci, envisageant les grandes concessions que lui faisait la Conférence, au point de vue territorial, se soumit docilement à ses volontés, le 18 février, à la surprise générale. Par cette adhésion cependant il renonçait publiquement à ses droits de souveraineté sur la Belgique, faiblesse momentanée qu'il devait regretter plus tard.


Tandis que l'Europe consolidait de ses protocoles l'édifice créé par la révolution belge, le Congrès national s'occupait d'en harmoniser l'économie intérieure. Cette assemblée était présidée par le baron Erasme-Louis Surlet de Chokier. Parmi ses deux cents membres figuraient deux anciens députés au (page 191) Congrès souverain des États-Belgiques de 1790, plusieurs membres du conseil des Cinq-Cents, du Corps législatif et de la Seconde Chambre des États généraux. Les chefs de l'Union des oppositions y siégeaient presque tous : Joseph Lebeau, élu par Huy, Paul Devaux, mandataire de Bruges, Nothomb, représentant Arlon, Meeus et Jottrand, députés par Bruxelles, Vilain XIIII, délégué par Maastricht, et H. de Brouckère par Roermond (JUSTE, Le Congrès national, p. 86).

Bien que la plupart fussent inexpérimentés dans l'art de légiférer, les députés : -nobles, prêtres, magistrats, avocats, industriels, journalistes, surent tous — à quelques personnages excentriques près - accomplir leur tâche de manière à justifier la confiance que la nation avait mise en eux. L'influence modératrice de l'Union, la gravité des circonstances, réagissaient sur d'une façon heureuse et donnaient à leurs débats une majesté impressionnante, à leurs discussions un ton élevé, à la fois ferme et courtois.

Libéraux et catholiques siégeaient en nombre à peu près égal : les premiers se subdivisaient en radicaux et doctrinaires ; les seconds, presque tous « catholiques libéraux », professaient une admiration ardente pour les doctrines de Lamennais, de Montalembert et de Lacordaire, théories individualistes, voyant dans la liberté de la presse un « bienfait divin », dans l'État un « pouvoir humain auquel nul ne devait compte de sa foi ».

Ouvert le 10 novembre 1830, le Congrès vota successivement trois décrets d'une importance capitale (Sur les travaux du Congrès national et la Constitution belge, voir E. HUYTTENS DE TERBECQ, Discussions du Congrès national de Belgique (5 vol., Bruxelles, 1844-1845) ; JUSTE, Le Congrès national de Belgique (2 vol., Bruxelles, 1850) ; A. GIRON, Le Droit public de la Belgique (Bruxelles, 1884) ; PAUL ERRERA, Traité de droit public belge (Paris, 1909)). Le 18, il proclamait, à l'unanimité des (page 192) cent quatre-vingt-huit députés présents, l'indépendance du peuple belge, « sauf relations du Luxembourg avec la Confédération germanique » ; le 22, cent septante-quatre voix contre treize décrétaient que la forme de gouvernement du nouvel État serait la monarchie héréditaire, tempérée par une représentation nationale ; le 24, cent soixante et un députés contre vingt-huit excluaient à perpétuité les membres de la maison de Nassau du trône de Belgique.

Le Congrès national consacra ensuite deux mois à l'élaboration d'une Constitution. Nous n'avons pas ici à faire l'analyse de ce code admirable, qui, au cours du XIXème siècle, a servi, complètement ou en partie, de modèle à tant d'États s'éveillant à la vie politique : la Grèce, la Roumanie, l'Espagne et le Portugal, le royaume de Piémont-Sardaigne. Fait notoire : les Hollandais eux-mêmes, lors de leur révision constitutionnelle de 1848, vinrent y chercher des inspirations plus modernes. Avec bon sens et lucidité, nos députés ne firent point table rase du passé, mais allièrent aux principes de 89 certaines règles de droit public datant du moyen âge, auxquelles nos pères avaient voué un attachement profond ; ils tinrent compte aussi des meilleures dispositions de la Loi fondamentale ; enfin, l'accord patriotique et durable des oppositions leur permit de créer une œuvre aussi remarquable par son esprit de tolérance que par sa conception ample et généreuse de l'idée de liberté. N'ayant pas, comme les députés à l'Assemblée nationale de 1789, à légitimer leur action par une « Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen », nos constituants se préoccupèrent avant tout, comme le fait remarquer M. P. Errera, de « ne pas proclamer des principes abstraits, mais d'en garantir l'application par des mesures concrètes » (PAUL ERRERA, Traité de droit public belge, p. 262). ,

Aux cours de débats intéressants et concis, pendant lesquels se distinguèrent Joseph Raikem, vice-président du Congrès, le baron Beyts, Brugeois déjà entré dans la carrière politique sous l'ancien régime, De Gerlache, l'abbé Defoere, Lebeau, Devaux, le comte de Mullenaere, Eugène-Henri Defacqz, d'Ath, futur premier président de la cour de cassation, l'abbé républicain de Haerne, Jottrand et d'autres, le Congrès proclama les droits individuels, les grandes libertés sociales et les droits politiques des Belges, organisa le mécanisme de la séparation des pouvoirs de façon à établir un régime constitutionnel représentatif, c'est-à-dire un véritable État parlementaire ; il respecta les droits des provinces ainsi que des communes et assura enfin la stabilité de son œuvre, en en soumettant la révision à une procédure compliquée. Le 7 février 1831, sa tâche était terminée. L'Assemblée tout entière se leva pour exprimer son adhésion à la Constitution et salua d'applaudissements répétés l'œuvre dont elle avait si légitimement le droit de s'enorgueillir.


A cette même époque, le Congrès national était appelé à résoudre une question non moins importante que la confection d'une charte fondamentale : celle du choix d'un souverain. Il avait, on s'en souvient, décidé, par le décret du 22 novembre, que la Belgique serait une monarchie héréditaire. Quel prince allait-il prier d'assumer la mission, si lourde de responsabilités, de diriger les destinées d'un jeune État encore tout frémissant de l'effort fourni pour la conquête de son indépendance ? L'hypothèse de l'élection du prince d'Orange était écartée par le décret du 24 novembre. Il convenait de prendre une décision au plus vite, car notre situation politique manquait totalement de (page 194) stabilité. Le roi de Hollande restait menaçant, les puissances orientales mal disposées.

Depuis le début des troubles, c'était de France qu'étaient parvenus aux insurgés les plus précieux encouragements, sinon toujours de la part du gouvernement, du moins de la part du peuple. Tant au point de vue chronologique qu'à celui de l'identité des principes en jeu, la révolution belge était bien la « fille aînée de la grande semaine de juillet ». Il était donc naturel que la plupart des membres du Gouvernement provisoire recherchassent l'appui de la nation française. Ils se rendaient compte que, sans un puissant secours extérieur, jamais nos provinces n'obtiendraient de la Conférence les limites territoriales auxquelles elles se considéraient comme ayant droit. « Que la France se hâte donc, se connaisse et se montre », écrivait Charles Rogier à son frère Firmin, le 23 décembre 1830. « Va-t-elle nous laisser mourir de consomption intérieure après avoir dit : je viens à votre secours ?... Si on ne veut laisser qu'un embryon d'État, sans liberté d'Escaut, sans la Flandre française, sans le Luxembourg et avec Maestricht au beau milieu, comment veut-on que nous vivions ? » (DISCAILLES, Un Diplomate belge : Firmin Rogier, t, Ier, p. 51).

Relativement peu nombreux, mais très actifs et influents, les partisans d'un rapprochement avec nos voisins du Midi formaient la majorité au Gouvernement provisoire et dans le comité diplomatique ; ils étaient appuyés par la presse libérale, qui prétendait refléter l'opinion du pays tout entier, et par la jeunesse avancée des grandes villes ; ils exerçaient une action très profonde sur le Congrès national qu'ils amenèrent, le 19 janvier 1831, à prier Louis-Philippe de les conseiller dans le choix d'un souverain, - cela peu de jours après que cette assemblée eût refusé de consulter la Conférence sur le même sujet.

On désigne généralement sous (page 195) le nom de « membres du parti français » ou de « francophiles » tous les partisans d'une intervention plus ou moins accentuée du gouvernement de Louis-Philippe dans nos affaires, et on les représente volontiers comme ayant tous espéré voir annexer directement nos provinces par la monarchie de Juillet. Il y a lieu de distinguer pourtant. Ce parti protéen n'avait aucun programme arrêté, aucun plan systématique. Chacun de ses membres nourrissait des idées assez vagues, variant selon les moments, recherchait des solutions nouvelles au fur et à mesure que celles qu'il venait de suggérer apparaissaient irréalisables. Rares étaient ceux qui désiraient l'annexion pure et simple et encore la proposaient-ils moins par sentiment d'affinité ethnique que par sympathie pour le régime libéral instauré en France depuis peu.

Tel était le cas pour Chazal, Méridional de naissance cependant. « Mon vœu le plus ardent dans les circonstances actuelles », écrivait-il, le 28 janvier 1831, à Firmin Rogier, « est la réunion à la France, car je crois que c'est le seul moyen d'être heureux en Belgique. Leur question d'Indépendance est romantique, ridicule ; je n'aurai (sic) voulu d'Indépendance qu'avec la république ; sans elle, je ne veux que la France, rien que la France. » (DISCAILLES, Un Diplomate belge : Firmin Rogier, t. Ier, p. 71). En somme, Chazal était surtout républicain internationaliste. Sur le faux bruit qu'un soulèvement républicain allait éclater en Hollande, il déclarait que, si cette rumeur se confirmait, il se ferait « naturaliser Hollandais », affirmation paradoxale mais typique. De même, Charles de Brouckère déclarait, au Congrès national, préférer l'annexion à l'indépendance sous la protection de la Sainte-Alliance. Certains annexionnistes rêvaient d'une sorte de juxtaposition des deux pays, conservant chacun sa Constitution et (page 196) ses lois propres. D'autres voulaient Louis-Philippe lui-même pour souverain, ou désiraient comme vice-roi le duc d'Orléans, son fils aîné.

La plupart des francophiles soutenaient la candidature du duc de Nemours, son second fils, prince alors âgé de seize ans, mais leur opinion était loin d'être définitivement fixée. Van de Weyer, président du comité diplomatique, écrivait à Firmin Rogier, le 29 novembre 1830 : « Prendrons-nous un prince indigène ? Offrira-t-on la couronne à un prince français ? Imaginera-t-on quelque combinaison qui mette la France et l'Angleterre d'accord ? Toutes questions sur lesquelles ni le Congrès, ni nous n'avons encore rien décidé. » (DISCAILLES, Un Diplomate belge : Firmin Rogier, p. 41). Quelques jours après il se ralliait au choix du duc de Nemours. Le 31 décembre, De Celles écrivait à Van de Weyer : « Il nous faut le duc de Nemours avec notre indépendance ou nous serons obligés par les circonstances de satisfaire les veux qui se manifestent en faveur de l'annexion (JOSSON, Onthullingen, p. 155). » Mais en février, ce même diplomate, d'ailleurs rattaché par des liens de famille à l'entourage des d'Orléans, proposait un partage de la Belgique entre la France, l'Angleterre, la Prusse et la Hollande ! L'opinion publique exigea son rappel au début de la Régence (CARLIER, Talleyrand et la Belgique ; (Revue de Belgique, 15 août 1891, pp. 111 et 112)). Gendebien avait pensé à l'annexion déjà avant les troubles d'août 1830 ; le 1er octobre, il proposait à La Fayette la couronne de Belgique, viagèrement ou héréditairement, soit avec le titre de grand-duc, soit autrement (TH. JUSTE, Alex. Gendebien, p. 21) ; envoyé du 1er au 10 octobre 1830, puis encore à la fin du même mois et une troisième fois en décembre-janvier, en mission diplomatique à Paris, il harcèle le (page 197) gouvernement français de sollicitations en faveur de de Nemours ; le 4 janvier 1831, il exprime dans une missive à Charles Rogier, sa répugnance pour un prince allemand, mais « s'il fallait en subir un », déclare préférer le roi de Saxe (DISCAILLES, Ch. Rogier, t. II, pp. 90 et 91). Charles Rogier fut d'abord partisan de la république (Ibid., t. II, pp. 61 et suiv.). Le 5 janvier 1831, parlant du choix d'un souverain au Congrès national, au nom du Gouvernement provisoire, il distinguait en Belgique trois coteries : orangistes, Français et anarchistes, et concluait : « La masse de la nation les repousse tous (Ibid., t. II, pp. 81 et 82) ». Le 2 février, également au Congrès, il prononçait un discours en faveur de Nemours, discours à l'occasion duquel il confessait les variations de sa pensée : « J'ai cru longtemps que... le Congrès ne devait pas choisir notre chef en dehors de cette nation... qu'il devait, avant tout, la couronne à un prince d'origine belge et révolutionnaire... Le choix s'est trouvé empêché. » Dès lors, ne convenait-il pas de choisir un prince « chez une nation amie avec laquelle nous avons déjà été réunis, à qui nous devons le signal de notre émancipation et probablement son maintien ? » ID., (Ibid., t. II, pp. 97 et suiv.) Ce vœu n'ayant pu être réalisé, il écrit à son frère, le 30 mars : « Je vois maintenant une issue qui, quelque temps, m'est échappée : Surlet transformé en grand-duc serait, à défaut d'autres, un prince comme un autre, du moment qu'on nous garantit contre le retour d'une restauration. » (DISCAILLES, Un Diplomate belge ; Firmin Rogier, t. Ier, p. 90. De son côté, Firmin Rogier, premier secrétaire de légation à Paris, déclarait en décembre au général de Rumigny, aide de camp du roi, « que nous aurions mieux aimé prendre un de nos concitoyens pour chef, mais que si un tel (page 198) choix était empêché par trop d'obstacles, nos vœux étaient pour un prince français, de préférence à tout autre. » (DISCAILLES, Un Diplomate belge : Firmin Rogier, t. Ier, p. 52. F. Rogier à Ch. Rogier. Paris, 26 décembre 1830). Le 3 janvier, il suggérait d'en « revenir à la république dont le Congrès a fait fi ». Devant les hésitations du roi de France n'osant céder aux vœux du Gouvernement provisoire, il proposa à son frère, successivement, de nommer La Fayette président à vie d'une république belge (6 février), d'élire roi le prince Charles de Naples, s'il épousait la princesse Marie, fille de Louis-Philippe.

Quoique manquant de cohésion et de fixité d'esprit - fixité d'ailleurs difficile à conserver, étant données l'instabilité et la confusion des événements politiques, - les partisans de la France prirent, d'une manière générale, le nom de Nemours pour terme de ralliement, en décembre-janvier. Entrés en rapports suivis avec les annexionnistes français, ils épouvantaient Louis-Philippe par leur audace, prétendaient lui forcer la main, se livraient à mille intrigues pour le compromettre aux yeux de l'Europe et l'amener, bon gré mal gré, à nous donner comme souverain son second fils (FRIS, III, p. 195). Gendebien et De Celles, venus à Paris spécialement dans l'espoir de le convaincre, tantôt poussaient le Gouvernement provisoire à proclamer l'annexion de la Belgique à la France de façon à rendre Louis-Philippe suspect aux puissances et à l'obliger de prendre parti pour nous, tantôt prétendaient qu'un soulèvement francophile irrésistible était sur le point d'éclater dans nos provinces () JUSTE, Gendebien, pp. 42, 43, 46 ; J. LEBEAU, Souvenirs personnels. Voir la préface par A. FRESON, pp. 42 et suiv. ; DISCAILLES, Ch. Rogier, t. II, p. 83: JOSSON, Onthullingen, pp. 153 et suiv.). Parlant d'eux dans une lettre du 9 décembre, Madame (page 199) Adélaïde, sœur du roi, s'exclamait : « Ces malheureux ont le funeste aveuglement de ne pas craindre la guerre, mais de la désirer ! »

Malgré tous leurs efforts, les partisans du duc de Nemours ne parvenaient pas à vaincre aisément les grands obstacles qui s'opposaient à la réalisation de leur idéal. En Belgique même, ils étaient combattus par un groupe moins bruyant que le leur, mais en nombre infiniment plus élevé : le groupe « doctrinaire » ou parti de l'indépendance. Composé surtout de catholiques et de Flamands, il comprenait aussi des Wallons et des libéraux, tels Paul Devaux, Jottrand, orateur stigmatisant avec fougue les menées des annexionnistes (JOSSON, Onthullingen, pp. 162 et 163), Joseph Lebeau qui, à un certain moment, s'était cependant, lui aussi, laissé séduire par la perspective d'une réunion à la monarchie de Juillet. Les doctrinaires patronnaient la candidature du duc Auguste de Leuchtenberg, né en 1810, fils du prince Eugène de Beauharnais, et mari d'Amélie-Auguste, fille aînée du roi Maximilien-Joseph de Bavière. Nous ne signalerons que pour mémoire le nom d'autres candidats à la couronne de Belgique, au début de l'année 1831. Le prince Léopold de Saxe-Cobourg était alors encore presque inconnu chez nous ; l'archiduc Charles, déjà proposé comme souverain à nos pères, quinze ans auparavant, n'était bien vu que de quelques catholiques du pays flamand ; le prince Othon de Bavière était trop jeune et avait le tort de s'appeler « Othon, sujet inépuisable de plaisanteries pour les goguenards du Congrès belge » (DISCAILLES, Charles Rogier, t. II, p. 89. Félix de Mérode à Charles Rogier, le 10 février 1831) ; le prince de Capoue, frère du roi despotique des Deux-Siciles, ne pouvait inspirer aucune confiance aux révolutionnaires de Septembre ; le duc de Reichstadt (page 200) n'aurait jamais pu régner sur nos provinces, du consentement de Louis-Philippe (ANDRÉ MARTINET, Léopold Ier et l'intervention française en 1831 (Bruxelles, 1905), pp. 5 et suiv.). Que dire des candidatures du colonel Achille Murat, fils du roi de Naples, du prince Jean de Saxe, du prince Wasa, du duc de Lucques, du prince de Salm-Kybourg ? (TERLINDEN, La Révolution belge, pp. 113 et suiv.)

Il était chimérique aussi de vouloir créer une république unitaire ou fédérative, sous la présidence de La Fayette ou de Chateaubriand, de Charles Rogier, de Surlet de Chokier, du prince de Ligne ou de Félix de Mérode. Signalons enfin, entre autres propositions absurdes, une pétition suggérant de nous placer sous l'autorité directe du pape !

A la fin du mois de janvier, la lutte des partis, circonscrite aux deux candidatures Nemours-Leuchtenberg, devint fort vive. Tout en se dérobant aux sollicitations pressantes des membres du Gouvernement provisoire en faveur de son plus jeune fils, Louis-Philippe voyait d'un mauvais œil croître en Belgique la popularité du duc de Leuchtenberg. Croyant manœuvrer habilement, certains partisans de Nemours s'étaient avisés de favoriser ostensiblement la candidature de son rival, pour amener enfin le roi de France à sortir de la réserve où le confinait sa crainte d'une conflagration générale. Celui-ci et son ministre des Affaires étrangères, le général Sebastiani, répondaient à cette ruse par un stratagème plus astucieux. Bien que s'étant formellement engagés envers la Conférence à ne pas accepter les offres du Gouvernement provisoire, ils laissèrent entendre aux membres du Congrès, par l'intermédiaire de l'ambassadeur Bresson, que si notre assemblée constituante choisissait Nemours pour souverain, Louis-Philippe (page 201) sanctionnerait son vote par une approbation complète.

Nos hommes politiques se laissèrent prendre à cet artifice. Le 28 janvier s'ouvrirent les débats concernant le choix d'un souverain, débats véhéments où Lebeau, Devaux, Jottrand, Vilain XIIII, Van Snick, Wijvekens, De Smet et le marquis de Rhodes s'élevèrent en vain contre les projets des membres du Gouvernement provisoire (JOSSON, Onthullingen, pp. 167 et suiv., d'après Huyttens de Terbecq). Malgré les sages avertissements de De Gerlache, montrant les quatre millions de Belges condamnés à être absorbés par trente-deux millions de Français, et signalant le danger de mettre en contact avec la charte de 1830 notre Constitution plus libérale, les arguments des francophiles prévalurent. Le 3 février 1831, Nemours était élu roi des Belges par 97 voix, contre 74 accordées au duc de Leuchtenberg et 21 à l'archiduc Charles. Nos pères étaient si heureux de sortir, de l'une ou de l'autre façon, de la situation pleine de dangers dans laquelle ils se trouvaient depuis trois mois, qu'ils furent unanimes à se réjouir de la nomination d'un souverain, même ceux qui avaient défendu des candidatures rivales. Leur joie allait malheureusement être de courte durée (FRIS, III, pp. 203 et suiv. ; DISCAILLES, Ch. Rogier, pp. 195 et suiv. ; LEBEAU, Souvenirs personnels, préface de Freson, pp. 30 et suiv.). Une députation envoyée à Paris y fut traînée de délai en délai jusqu'au 17 février. Peut-être Louis-Philippe espérait-il fléchir à la dernière minute l'opposition de lord Palmerston, décidé à lui déclarer la guerre plutôt qu'à tolérer la présence d'un prince de la maison d'Orléans sur le trône de Belgique ; peut-être n'osait-il affronter la colère des annexionnistes français. Quoi qu'il en soit, le 17, enfin, il dissipa l'équivoque qui pesait sur son attitude, en recevant solennellement Surlet de Chokier, Lehon, De Brouckère et De Mérode et en leur annonçant avec émotion (page 202) qu'il se voyait dans la nécessité de sacrifier ses ambitions de famille à la sécurité de la France. Accablés par la duplicité d'un gouvernement en qui ils avaient mis tant d'espérances, les députés rentrèrent en Belgique, précédés par la nouvelle du refus royal, nouvelle qui, aussitôt répandue, provoqua un sentiment de découragement profond et fit lever de tous côtés des ferments de révolte et d'anarchie.

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