Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Histoire du royaume des Pays-Bas et de la révolution belge de 1830
VAN KALKEN Frans - 1910

Retour à la table des matières

Frans VAN KALKEN, Histoire du royaume des Pays-Bas et de la révolution belge de 1830

(Paru à Bruxelles en 1910, chez J. Lebègue et Compagnie)

Chapitre V. L’union des oppositions (1828-1829

Rapprochement entre les libéraux et les catholiques. L'Union des oppositions. Le premier pétitionnement (novembre 1828). Concessions du gouvernement. Fondation du National (mai 1829). Voyage de Guillaume Ier dans les provinces du Sud (juin 1829). Le second pétitionnement (novembre 1829). Le message royal (11 décembre 1829)

(page 91) Si Guillaume Ier n'était pas parvenu à conserver les sympathies, ni des catholiques, ni des libéraux belges, il avait du moins longtemps eu la satisfaction de voir ses adversaires divisés par une lutte acharnée. Pas plus que son entourage, il ne pouvait prévoir qu'un jour viendrait où « jacobins » au bonnet rouge et ultramontains au bonnet carré, uniraient leurs efforts (FRIS, t. Ier, pp. 126 et 127). L'idée d'une réconciliation suivie d'un rapprochement intime entre les deux partis traditionnellement ennemis avait cependant déjà été lancée par un libéral, Paul Devaux, dans le Mathieu Laensberg du 21 mars 1827, mais cette conception prématurée s'était heurtée à une vive opposition, tant de la part des journalistes catholiques Kersten et Bartels que de celle des rédacteurs du Courrier des Pays-Bas, hostiles à une « alliance monstrueuse entre les idées contemporaines et gothiques, la liberté et l'absolutisme, la vie et la mort. » (JOSSON, Onthullingen, p. 115). Néanmoins, une fois formulée, l'idée si séduisante d'un « bloc » national, (page 91) d'une « action parallèle » pour la conquête des libertés sociales dans leur intégrité, ne pouvait plus être abandonnée. Les libéraux modérés s'attachèrent à en faire valoir les mérites et rencontrèrent l'appui de nombreux catholiques, acquis vers cette époque aux doctrines exposées par Lamennais dans son journal l'Avenir, glorifiant l'épanouissement spontané de l'Église, en dehors de tout concordat et de toute humiliante protection d'État. « Liberté en tout et pour tous » était le principe cher aux De Gerlache, aux Vilain XIIII, au jeune clergé, en un mot, à l'ensemble des catholiques libéraux belges. Dans ces conditions, il devenait possible et même facile de fonder un programme d'entente sur ce mot noble mais imprécis de liberté.

Les fautes du roi, les procès de presse hâtèrent d'ailleurs la marche des pourparlers et, dès le 23 juillet 1828, le Mathieu Laensberg pouvait résumer la situation politique en ces termes : « Comme nous, le Catholique désire aujourd'hui la liberté ; seulement il ne la veut pas au même titre ni dans les mêmes intentions que nous ; mais toujours, ainsi que nous, il la veut. Ce but nous étant aujourd'hui commun à l'un et à l'autre, il est naturel que nous nous rencontrions quelquefois sur la route commune, à moins qu'on ne dise que, le Catholique prêchant la liberté, il nous faille à toute force prêcher le despotisme. Parvenu au terme de cette route, il sera temps alors de reconnaître par quelle voie le Catholique voudrait aller plus loin, et de nous séparer quand nous ne pourrons plus nous accorder, ni sur le but que nous nous proposons, ni sur le chemin que chacun de nous veut suivre pour y arriver. »

Défense des garanties constitutionnelles, émancipation du pouvoir législatif, rétablissement du jury, conquête des libertés de la presse et de l'enseignement, telles étaient les principales étapes que pouvaient franchir (page 92) catholiques et libéraux sur la route commune. L'« Union des oppositions » fut donc un compromis, obtenu au prix de loyales concessions réciproques, cimenté par les intérêts communs et consolidé par la haine commune du gouvernement personnel. Son action patriotique allait opérer ses effets généreux durant toute la période révolutionnaire et même donner aux premières années de l'existence du nouveau royaume de Belgique, une physionomie toute spéciale.

En présence de ce rapprochement inattendu, le gouvernement passa soudain du scepticisme au désarroi le plus complet. Jusqu'alors le Sud n'avait cessé de lui faire une résistance vigoureuse et croissante, il est vrai, mais confuse et multiforme ; actuellement, cette opposition se disciplinait, avait un programme arrêté : le redressement des griefs ; et, quoique restant dans la légalité, et toujours scrupuleusement constitutionnelle, elle prenait des proportions redoutables. Dès octobre 1828, des journaux importants, reprenant avec plus d'ardeur que jamais leur ancienne campagne contre la « hollandisation administrative » et les procédés des agents du pouvoir, venus du Nord, froids et prétentieux personnages, se mirent à publier des statistiques, révélant les criants abus qui présidaient aux nominations des fonctionnaires civils à tous les degrés de la hiérarchie, des officiers et des membres du corps diplomatique. Nous ne reproduirons pas ici ces chiffres, signalés un peu partout, et d'ailleurs assez différents selon les sources.

(Note de bas de page. Voir notamment : WHITE, La Révolution belge, t. Ier, pp. 70 et suiv. ; JUSTE, La Révolution belge, t. Ier, p. 14 ; Fris, t. Ier, pp. 128, 129 et 140 ; BUFFIN, Documents inédits, Introduction, p. XXII. Sur sept ministres, on comptait un Belge ; trois sur vingt-six référendaires ; dix-sept sur trois cents hauts fonctionnaires dans les ministères ; six sur trente-deux lieutenants généraux ; huit sur cinquante-trois généraux-majors ; un sur vingt-huit diplomates, etc. Dans l'armée, parmi deux mille trois cent soixante-dix-sept officiers, on comptait quatre cents Belges, dont trois cent soixante-dix-sept avaient été envoyés aux colonies !)

Rappelons simplement que si, d'après l'article 98 de la Loi fondamentale, la Cour, les ministres, le conseil d'État et les États généraux devaient se transporter tous les deux ans à Bruxelles, les bureaux ministériels, la Chambre des comptes, la Cour de la noblesse étaient établis à demeure à La Haye ; l'École militaire se trouvait à Bréda, l'arsenal de guerre à Delft, la Haute Cour de justice militaire et le collège des conseillers et maîtres généraux des monnaies à Utrecht. Sans doute, le gouvernement cherchait à se justifier en attirant l'attention sur le degré de culture moindre des Belges et en invoquant des considérations stratégiques ; il ripostait même aux attaques du Courrier de la Meuse et de l'Observateur belge en rappelant que vingt-six Hollandais seulement siégeaient à côté de trente Belges à la Chambre Haute, qu'à la Cour des comptes les deux nations étaient également représentées, que le poste le plus envié du royaume, celui de gouverneur général des Indes orientales, était occupé par le vicomte Léopold du Bus de Ghisignies, un Belge ... (JOSSON, Onthullingen, p. 103. L'auteur reproduit les arguments exposés par le baron DE KEVERBERG, conseiller d'État belge, orangiste, dans son ouvrage : Du Royaume des Pays-Bas et de sa crise actuelle (La Haye, 1835, 2 vol.).

Ces correctifs diminuaient à peine les aspects irritants d'une situation abusive.

En novembre 1828, l'Union des oppositions affirma solennellement son existence par une manifestation imposante. Tous les journaux, libéraux, catholiques, avancés, modérés, organisèrent un vaste pétitionnement auquel adhérèrent des milliers de mécontents appartenant à toutes les classes de la société : haute aristocratie conservatrice, bourgeoisie ultramontaine (page 94) ou radicale, citadins et paysans (Question exposée avec de grands détails dans DE BAVAY, Histoire de la Révolution belge, pp. 85 et suiv. Voir aussi BLOK, Geschiedenis, pp. 423 et suiv.). Même dans certaines villes du Nord, comme Amsterdam, La Haye, Rotterdam, Utrecht, Bois-le-Duc, il y eut des signataires (JOSSON, Onthullingen, p. 116, cite à ce sujet : BARTELS, Les Flandres et la Révolution belge (Bruxelles, 1834), pp. 43 et suiv.).

Les protestataires réclamaient le redressement des griefs administratifs, économiques et fiscaux, les Flamands demandaient avant tout la liberté de l'enseignement, Bruxelles et la Wallonie revendiquaient spécialement la liberté de la presse et le rétablissement du jury. Beaucoup de ces pétitions, issues de négociations préliminaires, étaient mixtes, ce qui prouve combien les partis, autrefois ennemis, étaient parvenus à faire preuve d'esprit de conciliation. Parfois, cependant, il devait leur en coûter un réel sacrifice, comme l'indique un spirituel dessin du caricaturiste Van Hemelrijck, représentant une douairière invitée par un gros ecclésiastique à signer une pétition et lui disant sur un ton de reproche : « Quoi, aussi pour la liberté de la presse ? Y pensez-vous, l'abbé ? » A quoi le prêtre répond, résigné : « Hélas, oui, comtesse, si vous voulez qu'ils signent pour l'enseignement ! » (GREVE, Hollandsche spotprenten, p. 327). Affluant à la Seconde Chambre, toutes ces pétitions firent, du 25 février au 5 mars 1829, l'objet de discussions véhémentes. Alors que l'on relevait sur les listes les noms des Vanderlinden d'Hoogvorst, des de Mérode, des d'Oultremont et des d'Hane de Steenhuyse, un député hollandais osa déclarer que les pétitionnaires appartenaient « aux classes inférieures de la nation ». D'autres députés les traitèrent de « mannequins » ou d'imbéciles menés par des agitateurs ». Une adresse de prise en (page 95) considération fut cependant votée, mais la Première Chambre la repoussa, en avril, par 30 voix contre 14.

La session des corps délibérants ayant été close, le 20 mai, il ne restait plus à l'opposition qu'à se grouper en associations constitutionnelles, foyers de résistance, dirigeant contre l'État une campagne permanente de presse et de pamphlets. Les gazetiers, parlant des ministres, les appelaient « charlatans, tyrans », et stigmatisaient leurs « prétentions ridicules », leurs « viles calomnies » et leurs « attentats éhontés à la liberté ». (BLOK, Geschiedenis), p. 425. Ainsi l'agitation resta vive, quoique encore assez superficielle. La grande masse du pays, ébranlée lors du pétitionnement, était retombée dans l'inertie. Hostile aux Hollandais, le peuple l'était d'instinct, mais il souffrait infiniment moins de leurs erreurs de gouvernement que les classes moyennes ; la question des impôts presque seule l'intéressait. Un dessin du temps concrétise fort justement cette situation en représentant un ouvrier, qui, spectateur paisible de la propagande enfiévrée des journalistes et libellistes, laisse dédaigneusement tomber de ses lèvres les mots : « Ils chantent, ils dansent... moi, je fume ! » (GREVE, Hollandsche spotprenten, p. 330)

A quelle solution se ralliait entre-temps le gouvernement, devant les efforts de l'opposition ? Mettant à profit les vacances parlementaires, il eût peut-être encore pu rompre l'Union, en adhérant complètement au programme de l'un des deux partis coalisés. Désorienté, Guillaume s'embarrassa dans des attitudes contradictoires. L'Union lui causant de vives inquiétudes, il lui fit, coup sur coup, des concessions importantes : le 16 mai 1829, il promulguait une loi votée par les États généraux, abrogeant le rigoureux (page 96) décret du 20 avril 1815 ; le 19, il promettait de supprimer l'impôt sur l'abattage ; d'autre part, il agréait enfin la nomination de trois évêques dans les diocèses vacants et rendait facultative la fréquentation de son Collège philosophique, par arrêté du 20 juin (FRIS t. Ier, p. 131. Le 2 octobre 1829, Guillaume, Ier autorisa la réouverture des petits séminaires, moyennant certaines conditions). Mais, en même temps qu'il se résignait à faire ces sacrifices pénibles pour son amour-propre, il s'apprêtait à mener une lutte sourde et tenace contre ses adversaires.

Non content d'accorder de larges subsides - empruntés au fonds de l'industrie – aux journalistes qui lui étaient dévoués, il favorisa, en ce même mois de mai 1829, la fondation d'une feuille officieuse, le National, rédigée par un aventurier florentin, le libraire Libry, comte de Bagnano (Idem., t. Ier, p. 130). Cette mesure déplut vivement à beaucoup d'orangistes, même à de nombreux Hollandais au caractère élevé (Voir notamment l'appréciation donnée à ce sujet par l'historien et homme politique VREEDZ, dans Levenschets van G. W. Vreede (1809-1880), naar zijn eigen handschrift uitgegeven door zijn zoon A. G. Vreede (Leiden 1883)). Il leur répugnait de voir, comme principal allié du roi dans la presse belge, un individu se ravalant au rôle de sycophante, employant les allusions personnelles les plus insultantes et désignant cyniquement ses contradicteurs sous le nom de « corps gangrenés et en sphacèle » ou d' « ânes à qui l'on devrait donner sur les oreilles » (DE POTTER, Souvenirs personnels, t. Ier, p. 56). Leurs scrupules n'étaient que trop légitimes.

A la fin de l'année 1829, le Courrier des Pays-Bas révéla soudain au public que Libry, le champion du roi, l'ami de Van Maanen, l'homme qui parlait de « museler les Belges comme des chiens », avait été, en 1816-1817, condamné aux travaux forcés pour faux en affaires commerciales, et (page 97) marqué au fer rouge, à Lyon, sur la place des Terreaux. Ces révélations provoquèrent un scandale énorme et le prestige de l'autorité en souffrit profondément.

Ballotté entre la tendance à faire des concessions et le désir de sévir avec rigueur, Guillaume Ier prit, en juin 1829, la résolution louable de venir se rendre compte de visu de l'état des esprits en Belgique. La virulence des attaques de notre presse lui avait fait envisager la situation d'une façon trop pessimiste. Mais lorsqu'il se vit bien accueilli dans toutes les grandes villes (DE BOSCH-KEMPER, De staatkundige geschiedenis van Nederland tot 1830, pp. 686 à 688), lorsqu'il fut entouré d'une population prospère, s'efforçant de lui prouver par la cordialité de ses réceptions que tout malentendu serait aisément dissipé, s'il voulait bien se montrer plus équitable et plus conciliant, le roi versa aussitôt dans un excès contraire. Interprétant à tort les applaudissements d'un peuple heureux au point de vue matériel, comme une approbation de sa politique (BLOK, Geschiedenis, p. 427), il prononça, le 23 juin, devant le conseil de régence de Liége ces paroles injustes et extraordinairement imprudentes : « Je vois maintenant ce que je dois croire de ces prétendus griefs dont on a fait tant de bruit. On doit cela aux vues de quelques particuliers qui ont leurs intérêts à part. C'est une conduite infâme ».

Par ces mots, il offensait gravement les promoteurs du pétitionnement de 1828, déçus déjà par le chaleureux accueil fait à Guillaume par un très grand nombre de Belges. En riposte, un jeune catholique, Constantin Rodenbach, créa sur-le-champ ľ « ordre de l'Infamie », dont les membres, prenant pour modèle les signataires du Compromis des nobles, choisirent pour devise la formule : « Fidèle jusqu'à (page 98) l'infamie ! » En somme, la visite royale, entreprise dans les meilleures intentions, eut pour résultat le plus clair d'éloigner davantage du prince l'Union des oppositions.

En 1828 encore, les concessions faites par Guillaume Ier eussent suffi pour calmer l'opinion publique. Mais elles venaient un an trop tard ; en novembre 1829, les journaux libéraux et catholiques organisèrent un second pétitionnement, beaucoup plus étendu que le premier et auquel le clergé prit une part prépondérante (DE BAVAY, Histoire de la Révolution belge, pp. 100 et 101 ; FRIS, t. Ier, p. 132.). Loin de se déclarer satisfaits, les protestataires, enfiévrés et rendus audacieux par le stimulant de leur propre activité, formulaient, à côté de leurs vœux précédents, des revendications en faveur de la transformation des lois budgétaires (Note de bas de page : On se rappelle que, conformément à un article de la Constitution de 1815, le budget des dépenses ordinaires était voté, en bloc, pour une période de dix ans, ce qui faisait dire à M. de Gerlache : « Les trois quarts de nos finances sont soustraits à l'investigation des Chambres. » L'opposition belge avait, depuis longtemps, fait de cette situation l'objet d'un de ses griefs ; en 1829, elle l'adjoignit directement à ses revendications en faveur du régime parlementaire) ; de la liberté complète de l'enseignement, sans trace de contrôle, et de la responsabilité ministérielle, réclamée déjà quatorze ans auparavant on s'en souvient par la gauche de la commission chargée d'élaborer la Loi fondamentale. En douze mois, la situation s'était donc beaucoup aggravée.

D'une quarantaine de mille, le chiffre des signatures apposées au bas des adresses était monté à trois cents, voire à trois cent soixante mille ! Certes, les listes portaient beaucoup de croix d'analphabètes recueillies par les vicaires et les marguilliers, preuves sujettes à caution de l'adhésion des couches populaires au mouvement. Mais, tel quel, l'élan des provinces méridionales restait suffisamment (page 99) inquiétant pour le gouvernement. L'Union, groupant tout le Sud, l'opposait en bloc au Nord ; les journaux des deux fractions du royaume se livraient à des polémiques acharnées ; aux assauts de la presse catholique-libérale belge, le Standaard, le Handelsblad, le Bredasche Courant, se solidarisant avec la politique du monarque, répondaient par des attaques furieuses contre les « jésuites » et les « jacobins » (DE BOSCH-KEMPER, De staatkundige geschiedenis van Nederland tot 1830, p. 690). Le conflit entre le prince et l'opposition constitutionnelle se transformait en lutte de races. De plus, les pétitionnaires en étaient arrivés à prononcer des desiderata auxquels Guillaume ne pouvait se soumettre sans abdiquer ses idées les plus chères. C'est ce qu'il expliqua à M. de Gerlache, au cours d'une audience, dans une conversation que nous reproduisons intégralement, malgré sa longueur, tant elle exprime avec vivacité et clarté les conceptions politiques du despotisme éclairé et l'opinion que le monarque se faisait de ses adversaires (JUSTE, La Révolution belge, t. Ier, pp. 160 et suiv.) :

« Que me veut-on ? On veut changer le gouvernement, ou l'on veut changer le prince ? On parle de respect aux lois et l'on méconnaît notre Loi fondamentale. Y est-il question de jury ? de responsabilité ministérielle ? de liberté illimitée de la presse ? de gouvernement par les masses ? Le jury ! c'est une institution des temps barbares. Votre jury ne serait qu'un instrument dans les mains des factieux et des ennemis de l'autorité. J'ai promis d'établir une magistrature inamovible et je tiendrai parole... On veut la responsabilité ministérielle pour transférer la monarchie dans les Chambres. Et qu'y gagnera-t-on ? La responsabilité légale détruit la responsabilité morale du prince, en la (page 100) rendant collective, c'est-à-dire nulle. On veut me faire roi constitutionnel, semblable à ces dieux païens, qui os habent et non loquuntur ; qui pedes habent et non ambulant... Tout ce qui a été fait d'utile, de grand et de durable, est dû à quelques bons princes, qui, aidés de bons ministres, ont exécuté avec vigueur ce qu'ils avaient conçu avec sagesse dans l'intérêt de leur patrie et de leur propre gloire.

« Voyez au contraire ce qui nous est resté de ces cohues qu'on appelle assemblée populaire ou délibérante ! Des milliers de discours, des milliers de lois contradictoires, des milliers de systèmes ! Nos pères connaissaient mieux que nous peut-être le véritable gouvernement constitutionnel, lorsqu'ils le faisaient consister dans l'acceptation ou le refus de l'impôt et dans le droit de remontrance au souverain : c'est là, en effet, le grand intérêt des peuples et cela leur suffisait pour la garantie de leurs privilèges...

« Croyez-moi, vous êtes à votre insu la dupe de quelques ambitieux ou de quelques têtes exaltées !... Dans une assemblée ce sont les plus audacieux qui dominent, c'est le petit nombre qui mène le grand. Les masses, aveugles et désordonnées, sont à ceux qui les flattent le plus bassement... On parle de la toute-puissance de l'opinion ; on représente la presse comme son organe infaillible... Dites-moi, je vous prie, par qui est exercée cette puissance haute et sacrée : est-ce par des sages et des hommes d'Etat ? Non ; c'est par quelques jeunes légistes, qui ont fait leurs cours de droit public avec les huit ou dix Constitutions que la France a enfantées depuis 1789, et qui, sans expérience, sans conviction d'aucune sorte, ne citent l'histoire que pour la plier à leurs vaines utopies ! C'est par quelques hommes dont la plupart exploitent le journalisme comme une branche d'industrie...

« Voilà les arbitres des rois et des nations avec lesquels il faudra traiter désormais de puissance à (page 101) puissance !... Ne redoutez-vous point cette espèce de contre-gouvernement occulte et irresponsable, faisant incessamment appel aux mauvaises passions des masses ignorantes et crédules ?...

« Les catholiques, dit-on, s'allient maintenant aux libéraux, mais cela est monstrueux ! Que sont ces libéraux si bruyants ? Des ambitieux retournés ou déçus, avides de pouvoir ou de popularité, vains et brouillons, amis du scandale, forts quand le gouvernement est faible, faibles quand il est fort... Et vos prêtres ! que demandent-ils ?... N'ont-ils pas le concordat ? Certes, je plaindrais le pays où ils se mêleraient beaucoup des affaires publiques. Ils y portent trop de passions étroites et trop d'ignorance du monde ; ils y perdent trop l'esprit d'humilité et de charité sans lequel on n'est plus chrétien...

« L'Angleterre, que l'on nous cite toujours comme modèle de gouvernement, est loin de nous ressembler. L'Angleterre a beaucoup de liberté, mais elle n'a pas notre amour effréné de l'égalité et du progrès ; elle tient à ses vieilles lois et à ses vieilles moeurs ; là, l'aristocratie est partout ; là, les pairs siègent à la Première Chambre... Trop de liberté tue la liberté... Vous voulez l'indépendance de la commune et de la province, élevées au niveau du pouvoir central... Il ne doit y avoir qu'une tribune nationale dans un Etat bien ordonné ; la commune et la province doivent être des corps administrants et non gouvernants, sinon vous tombez dans la confusion des pouvoirs et dans l'anarchie...

« On ne trouve plus rien de bon dans mon gouvernement ! Est-ce que Liége regrette de n'être plus département de l'Ourthe ? Est-ce que Bruxelles regrette de n'être plus chef-lieu d'une préfecture française ? Ne lui souvient-il plus de l'herbe qui croissait dans ses rues ? Est-ce que Gand est si malheureux depuis qu'il envoie ses produits sur des navires nationaux à Java ? Est-ce que la Belgique (page 102) entière regrette l'administration française et la conscription, et les droits réunis ? Etait-on beaucoup mieux quand toutes les places bien salariées appartenaient à des Français ? quand toutes les affaires, petites ou grandes, se traitaient à Paris ? Et pourtant alors on ne pétitionnait pas, on ne vociférait pas dans les journaux ; on était calme ; on respectait le pouvoir, parce qu'on le craignait...

« N'ai-je pas fait déjà ce qu'il y avait de plus pressé ? Les séminaires seront désormais libres... Quant à la langue, j'ai beaucoup modifié mes premiers arrêtés... J'ai aboli les incapacités pour cause de démission...

« J'ai prouvé, en un mot, que j'écoutais toutes les demandes raisonnables, mais je n'entends pas que les rôles soient intervertis. Si le peuple est souverain, le roi ne l'est pas, car il ne peut exister à la fois deux pouvoirs irresponsables dans l'Etat. Or, mon gouvernement est une monarchie tempérée par une Constitution et non pas une république avec un roi mandataire des mandataires du peuple. Il n'y est question ni de jury, ni de responsabilité ministérielle, ni de souveraineté populaire, ni d'autres nouveautés dont je n'entends pas faire l'essai à mes dépens. Les attributions du chef de l'Etat et des Chambres y sont clairement définies ; et toutes les théories contraires sont anticonstitutionnelles, factieuses et révolutionnaires. Je suis roi des Pays-Bas ; je connais mon droit, je connais mon devoir, je maintiendrai de tous mes moyens cette Constitution que j'ai jurée. »

Peu de jours après cet entretien, le 11 décembre 1829, le roi des Pays-Bas adressait aux Chambres un « Message royal » (Koninklijke Boodschap), dans lequel, faisant lui-même l'éloge de son règne et reprochant aux pétitionnaires de « se mettre en opposition, de la manière la plus dangereuse et la plus scandaleuse, avec le gouvernement, les lois et les intentions paternelles du chef de l'Etat », il repoussait la (page 103à responsabilité ministérielle et rappelait les postulats politiques auxquels il ne permettrait pas qu'on touchât tant qu'il occuperait le trône (JUSTE, La Révolution belge, pp. 168 et suiv.). Cet acte, menaçant comme un ultimatum, était accompagné d'un projet de loi, modifiant dans un sens plus sévère la juridiction en matière de presse, - récemment atténuée par la loi du 16 mai - et fut suivi, le lendemain, d'une circulaire des ministres de la Justice et de l'Intérieur, mettant les fonctionnaires de l'Etat en demeure d'adhérer, endéans les quarante-huit heures, aux principes posés par le Message, sous peine de destitution (DE BAVAY, Histoire de la Révolution belge, p. 106.).

Le manifeste du souverain, dans sa précision agressive, devint la loi qui rallia tous les partisans de la monarchie constitutionnelle mais non parlementaire. Sauf de rares exceptions, les Hollandais partagèrent les vues du roi, exagérant même à plaisir ses tendances en insistant de propos délibéré sur ses « pouvoirs dictatoriaux » et en vantant « les avantages du régime absolutiste ». Par contre, les Belges déclarèrent que le Message était un « manifeste du despotisme contre la liberté » dû aux suggestions de l' « oligarchie batave » (FRIS, t. I, p. 135 ».

A ce moment, De Potter adressa au souverain, de sa prison des Petits-Carmes, un écrit resté célèbre, intitulé « Lettre de Démophile au Roi » et daté du 20 décembre. (En lire des extraits très intéressants dans DE BAVAY, Histoire de la Révolution belge, pp. 148 et 149 ; voir aussi DE POTTER, Souvenirs personnels, pp. 50 et 51). Dans ce mémoire, bien propre à augmenter encore la surexcitation des esprits, l'éloquent pamphlétaire, alors dans la plénitude de son talent, exposait, pour la première fois, en des termes élevés mais violents, la théorie de la séparation administrative des deux pays et lançait (page 104) l'apostrophe connue : « Sire, vos courtisans et vos ministres, vos flatteurs et vos conseillers vous trompent et vous égarent. Le système dans lequel ils font persister le gouvernement, le perd sans retour. »

Pendant ce même mois de décembre, les députés belges profitèrent du trouble provoqué par les derniers évènements pour faire rejeter le budget décennal des voies et moyens, par 55 voix contre 52, et pour amener le gouvernement à retirer l'impôt sur la mouture. Guillaume se vengea de cet échec en destituant, le 8 janvier 1830, des fonctions qu'ils occupaient en dehors des Chambres, six membres des États généraux, coupables d'avoir voté contre ses budgets et d'avoir montré une « aversion absolue pour les principes du gouvernement » (DE BAVAY, Histoire de la Révolution belge, pp. 109-111). Aussitôt, dix-sept journaux de l'opposition ouvrirent, au bénéfice des victimes du pouvoir, une souscription, fructueux « témoignage de la reconnaissance nationale ».

En somme, le « Message royal » du 11 décembre 1829 marqua une étape importante dans le cours des événements qui conduisirent à la révolution de 1830. L'Union des oppositions avait exprimé d'une manière concise les vœux des Belges et avait dirigé avec cohésion ses membres vers un objectif précis. La résistance chaotique des catholiques et des libéraux, autrefois en perpétuel conflit, s'était, grâce à cet esprit d'entente, harmonisée et transformée en une réaction nationale contre les abus du pouvoir. D'où le réveil du sentiment patriotique batave et le rapprochement loyaliste des provinces du Nord autour du trône, d'où encore la scission spontanée entre les deux peuples, rupture morale précédant de bien peu de mois la séparation politique. Surpris par la discipline de ses adversaires, le roi leur avait abandonné beaucoup de (page 105) terrain ; ils n'en étaient devenus que plus intrépides. Le « Message royal » fut l'acte par lequel Guillaume déclara être arrivé au terme de ses concessions, ce fut le non possumus opposé à toute revendication ultérieure. L'opposition n'en paraissant nullement intimidée, il devenait évident que les germes de discorde contenus, dès 1814, dans la réunion malhabile de la Belgique et de la Hollande, étaient arrivés à maturité et que le conflit, tout en restant encore provisoirement sur le terrain de la légalité, allait incessamment entrer dans sa période aiguë.

Retour à la table des matières