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La lutte scolaire en Belgique
VERHAEGEN Pierre - 1905

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Chapitre VI. Bienfaits du libéralisme (deuxième partie)

III. L'Enquête scolaire

Le projet Neujean - Son inconstitutionnalité - Déclarations solennelles de M. Neujean - Attitude de la droite parlementaire - La commission d'enquête scolaire Son programme - Son but - L'enquête préalable - Ce que fut en réalité l'enquête scolaire. Le procès des curés - Les accusateurs - Les catholiques à l'enquête - Procédés d'intimidation employés à l'égard des faibles et des pauvres - La toilette des dépositions - Interrogatoire de l'accusé - Les curés injuriés et trainés sur la claie- Procédés de M. Bouvier à l'égard des prêtres et des religieuses - Indignation générale - Les conclusions de l'enquête. Rapports de MM. Van der Kindere et le Hardy de Beaulieu - Le coût de l'enquête scolaire

(page 239) L'institution de l'enquête scolaire marqua le début de l’année 1880 par une violation solennelle de la Constitution (page 240) belge : manière assez étrange de célébrer le cinquantième anniversaire de l'œuvre du Congrès national, mais elle entre dans les habitudes générales du libéralisme. De même que nos gueux attestaient leur respect pour la religion de leurs pères en bafouant ses dogmes et en attaquant le clergé, de même ils prouvaient leur inébranlable attachement à la charte de 1831 en rognant les principales libertés qu'elle consacre.

L'enquête scolaire fut décrétée en mars.

Le prétexte était de donner au pays un aperçu général sur l'état de l'instruction primaire. Le but fut, en réalité, de livrer un assaut formidable à la liberté d'enseignement, arme suprême et victorieuse de la résistance catholique.

D'après le projet de M. Neujean, l'enquête devait porter sur « la situation morale et matérielle de l'enseignement primaire en Belgique, sur les résultats de la loi de 1879 et sur les moyens employés pour entraver l'exécution de cette loi. » Il était nommé à cet effet une commission de 25 membres, recrutés au sein de la Chambre des représentants. La commission était investie des pouvoirs attribués au juge d'instruction par le code d'instruction criminelle, sauf qu'elle ne pouvait saisir les correspondances et les papiers des particuliers. Lorsqu'elle devait siéger hors de Bruxelles, elle pouvait se diviser en sous-commissions de trois membres. Il lui était permis de visiter les locaux d'écoles libres.

La loi projetée était manifestement inconstitutionnelle. L'article de notre pacte fondamental interdit formellement toute mesure préventive contre l’enseignement libre. (page 241). Or, parmi les mesures préventives que le Congrès national a entendu empêcher figurent spécialement la surveillance, l'inspection, l’enquête. C'est ce que démontrèrent à l'évidence les membres de la droite, notamment MM. Malou, Woeste et Jacobs. Ce dernier, dans un discours qui est un pur chef-d'œuvre d'éloquence parlementaire, prouva que le droit d'enquête qui appartient aux Chambres n'est qu'un moyen mis à leur disposition pour exercer leurs attributions constitutionnelles, et non un droit illimité leur permettant de dépasser leurs prérogatives, de violer la Constitution. Il fit voir que le projet Neuiean érigeait en délit le fait de favoriser l'enseignement privé et contrariait directement la liberté individuelle.

Mais tout cela n'était pas pour arrêter le gouvernement. « Le droit d'enquête domine toute la Constitution ! », répondait M. Bara à ceux qui lui faisaient toucher du doigt l'antinomie de la mesure proposée. La gauche vota la loi comme un seul homme.

MM. Bara et Neujean comprirent toutefois si bien le côté exorbitant de la loi, qu'eux-mêmes déclarèrent que le droit de visite de la commission d'enquête ne s'étendrait pas aux habitations particulières, admirent aussi, bien qu'à leur corps défendant, le principe élémentaire cependant, de la publicité des séances de la commission. Enfin M. Neujean chercha à atténuer le caractère vexatoire de sa proposition, en faisant à la Chambre cette déclaration solennelle, qu'il sera intéressant de mettre en regard des procédés employés par les enquêteurs :

(page 242) « La commission d'enquête bannira impitoyablement les appréciations, pour s'en tenir strictement aux faits.

« Elle se gardera de toutes investigations inutiles qui ressembleraient à des tracasseries et des vexations.

« Elle n'usera qu'avec une extrême circonspection des pouvoirs que la loi lui attribue.

« Elle évitera tour ce qui pourrait faire dégénérer l'enquête en une entrave à l'enseignement libre.

« Elle n'essayera pas de scruter le for intérieur, d'interroger sur les opinions, les croyances religieuses autres des individus. » (Séance du 19 mars 1880.)

Ces promesses ne rassurèrent pas la droite. Elle voyait dans l'enquête scolaire une machine de guerre ; elle résolut de s'en abstenir, afin de laisser à ses auteurs toute la responsabilité de cette mesure aussi impolitique qu'inconstitutionnelle. La gauche lui offrit de prendre part à l'enquête ; plusieurs journaux catholiques lui conseillèrent d'accepter, dans un but de contrôle et pour assurer la protection de la liberté. La droite déclara, par l'intermédiaire de M. Malou, qu'elle resterait étrangère à l'enquête. Les événements lui donnèrent raison et justifièrent toutes ses prévisions.


La commission d'enquête scolaire fut nommée le 5 mai 1880. Elle fut recrutée parmi les éléments les plus notoirement sectaires de la majorité (Note de bas de page : Malgré les déclarations faites par M. Malou au de la droite tout entière, la majorité s'obstina à infliger ses suffrages à huit membres catholiques. Ceux-ci s'empressèrent de donner démission. La commission d’inquisition libérale fut donc composée provisoirement comme suit ; MM. Bergé, Couvreur, J. de Hemptinne. De Vigne. Jottrand, le Hardy de Beaulieu, Lippens, Lucq, Mallar, Neujean, Ortmans, Paternoster, Joseph Warnant, Julien Wrnant, Wasber, Willequet. La Chambre compléta la commission en lui adjoignant MM. Bergh, Bouvier, Mascart, Mondez, Olin, Pecsteen, Scailquin, Tournay).

Dès le mois de juin, elle (page 243) fit connaître son programme. Voici les passages les plus saillants de ce document :

« Les revendications de l'épiscopat contre la loi et contre son application ont alarmé la conscience des citoyens, soulevé des résistances. Un trouble profond a été jeté dans leurs relations sociales, publiques ou privées. Des hautes sphères du Parlement, la lutte entre l'Eglise et l' Etat est descendue jusqu'au foyer domestique. Des actes de rébellion ou de mauvais gré, des persécutions individuelles ou collectives, des excès de pouvoirs des abus d'autorité, des actes d'inhumanité ont été dénoncés à la tribune et dans la presse, à la charge, tantôt du clergé, tantôt des administrations publiques, tantôt des particuliers.

« Etablir les faits, en constater la nature, la gravité, le nombre ; rechercher s'ils ont été l'expression d'une résistance légitime à des résolutions attentatoires la liberté et à la foi des citoyens ou s'ils constituent des tentatives d'usurpation sur les droits des Chambres et du gouvernement, telle sera la première partie de notre tâche. - Mais là ne se borne pas notre mission.

« La loi de n'a pas seulement supprimé l'autorité et le contrôle du clergé sur l'enseignement public, elle a aussi réorganisé cet enseignement et développé ses services. Le pays doit savoir ce que vaut cet enseignement transformé, quelles en sont les tendances, le but ; jusqu'à quel point est fondée la prétention de l'enseignement privé de le stimuler, de le compléter ou de le frapper d'impuissance. »

Sous des dehors d'impartialité, on laissait déjà clairement apparaître le but poursuivi : il s'agissait d'accabler l'enseignement libre et de flétrir le clergé, principal soutien de la résistance.

Les débuts de l'enquête accentuèrent encore ce caractère militant. Pour amasser le plus d'accusations possible contre ceux qu'on avait d'avance déclarés coupables, on se livra à tout un travail préparatoire et occulte, on fit « l'enquête préalable. » Les délateurs au service de M. Van Humbeeck (page 244) furent chargée de dresser dans chaque localité une liste des suspects et de fournir par leurs dénonciations un premier élément d'activité l'inquisition parlementaire. Le gouvernement facilitait ainsi la tâche des enquêteurs : lorsqu'ils arriveraient sur le théâtre des opérations, ils auraient un dossier tout fait et des instructions tracées d'avance. Ils connaîtraient les catholiques contre qui ils devraient dresser leurs batteries ; ils seraient instruits des questions qu'ils devraient poser pour attaquer le plus efficacement l'enseignement libre ; ils sauraient aussi les questions dont il faudrait s'abstenir pour éviter de nuire au parti libéral et aux écoles officielles.

Les instituteurs communaux furent invités par les inspecteurs à répondre au questionnaire suivant.

« 1° Le bureau de bienfaisance ou la Société de Saint Vincent- de-PauI travaillent-ils contre les écoles communales et en quoi consiste ce travail ?

« 2° N'avez-vous rien appris du travail de ce qu'on appelle les. bigotes (van de zoogezegde kwezels ?

« 3° Que complote-t-on dans les congrégations, écoles dominicales et patronages contre l'école communale ?

« 4° Les prêtres ne sont-ils pas allés de maison en maison pour persuader aux parents de retirer leurs enfants des écoles communales? Quels moyens ont-ils employés pour peser sur ceux qui envoient leurs enfants l'école officielle ?

« 5° N'ont-ils pas été assistés en cela par des personnes occupant un emploi public ?

« 6° Quel a été leur succès auprès des parents ?

« 7° Les parents ont-ils parfois cédé à contrecœur ?

« 8° Comment est installée l'école privée : mobilier, personnel, local, etc. ?

« 9° Que pourrait-on faire auprès des personnes influentes, pour obtenir leur appui moral matériel en faveur de l'enseignement public, auprès des fermiers, ouvriers, boutiquiers, etc. ?

(page 245) « 10° Quelles sont les personnes qui favorisent les écoles communales et que font-elles pour cela ?

« 11° Quelles mesures ont été prises par le clergé contre les instituteurs de l'école communale ? »

Dans certaines régions, l'enquête préalable et officieuse fut confiée aux associations radicales. La pièce suivante est instructive à cet égard : c'est une circulaire adressée aux instituteurs anti-curés par l'Union libérale de l'arrondissement de Namur :

« Namur, le 19 novembre 1880.

« Monsieur,

« Je viens vous prier de vouloir bien me faire parvenir un' travail dans lequel vous m'indiquerez :

« 1° Les actes hostiles qui ont été posés par le curé à l'égard de l'instituteur et de l'institutrice, des élèves et de leurs parents ;

« 2° La pression exercée par la parole dans la chaire ;

« 3° Les témoins qui pourraient être cités dans l'enquête scolaire.

« Les faits devraient être indiqués en marge de chaque nom. Il faut que les instituteurs soient secourus sérieusement par les libéraux, pour qu'ils puissent lutter avec avantage contre les manœuvres odieuses des curés.

« Je vous remercie d'avance de votre obligeance ; agréez, Monsieur l'Instituteur, mes salutations distinguées.

« Le président de l’Union libérale, Prangey. »

On a vu les questions. On jugera ce que « devaient » être les réponses !


Le terrain était préparé ; l'enquête pouvait commencer. Sa première séance eut lieu à Gedinne, le 15 septembre 1880.

(page 246) Une indignation profonde me saisit au moment de retracer cette sinistre comédie. Jamais peut-être les principes les plus élémentaires du droit ne furent plus ouvertement violés, jamais les règles les plus sacrées de la justice ne furent plus arbitrairement sacrifiées à la passion anti-religieuse, que par ces représentants du pouvoir spécialement chargés d'assurer le respect de la Loi. La haine se donna ici libre carrière, Protégés contre l'indignation du public par le concours de la force armée et par l'immunité parlementaire, les inquisiteurs libéraux se crurent tout permis contre l'enseignement, la doctrine et le clergé catholiques. Ils atteignirent, dans cette campagne, ce degré de cynisme qui soulève de dégoût le cœur de tout honnête homme.

D'ouvrir une enquête sérieuse, loyale, approfondie, sur la situation de l'enseignement primaire, tant officiel que privé, il n'en fut pas même question. Dans cet ordre d'idées, et en supposant admis le principe d'une enquête, la première chose à demander, soit aux membres du clergé, soit aux instituteurs, soit aux bourgmestres, était celle-ci : Etiez- vous satisfait de la situation sous le régime de 1842 ? L'êtes-vous de la situation nouvelle créée par la loi de 1879 ? Quels sont les motifs de votre appréciation? Dans toute l'enquête - le fait est caractéristique - cette question si naturelle, si rationnelle, ne fut pas posée une seule fois. Lorsqu'il arrivait qu'en passant, un témoin signalait le contraste des deux régimes, on lui fermait brutalement la bouche et on lui signifiait « que les représentants qui ont fait la loi ont seuls le droit de la juger. »

(page 247) Les inquisiteurs éludaient donc la question capitale de l'enquête. En revanche, tous leurs efforts tendaient à accréditer le thème libéral sur la situation scolaire : pas un instituteur officiel, pas un bourgmestre libéral ne comparaissait devant la commission sans répéter trois ou quatre fois la fameuse ritournelle : « Rien n'est changé. » Le président poussait sur le bouton, et le refrain partait, avec une précision véritablement mécanique. En réalité, tout était changé, les inquisiteurs le savaient mieux que personne ; mais, en faisant dire le contraire à l'enquête, ils avaient une entrée en matière toute préparée pour tomber sur les curés. Or, l'enquête fut, dès ses débuts, le procès des curés, et elle ne fut pas autre chose.

Et quel procès ! Fait par quels juges ! Et alimenté par quels témoins !

Les juges étaient au nombre de trois, aidés d'un secrétaire pris en dehors de la commission. Ils arrivaient dans les chefs-lieux de canton où ils étaient chargés d'enquérir, munis d'un plan de campagne soigneusement préparé, on a vu par quels moyens. Sachant comment l'accusation devait se produire, quels témoignages complaisants elle pourrait invoquer, les inquisiteurs commençaient par citer le personnel scolaire officiel, c'est-à-dire les adversaires naturels de l’enseignement libre, ces gens pour qui la guerre aux curés était devenue l'accomplissement d'un mandat gouvernemental. Régulièrement, ces témoins débutaient en déclarant qu'avant la loi de malheur, ils avaient leur école le triple des élèves qui la fréquentaient actuellement.

(page 248) L'instituteur officiel expliquait ce fait. Loin de lui la pensée d'en attribuer l'origine bien naturelle à la liberté de conscience des parents catholiques : s'il s'était permis d'être aussi simple et aussi vrai, on l'eût soupçonné d'être un jésuite déguisé et de conspirer la ruine de sa propre école ; il eût couru le risque d'être mal noté par Messieurs les inquisiteurs, venus là tout exprès pour faire la guerre à l'école libre et pour prouver contre vents et marées que l'école officielle n'était vide que par une pression odieuse du curé. L'instituteur devait donc poser en victime, se rendre intéressant, attaquer le curé. A ce prix seulement, il serait bien venu des enquêteurs, il garderait sa position en toute sécurité. et, qui sait ? peut être, en faisant acte de bon libéral, hâterait-il son avancement. Alors, c'était un déluge d'historiettes, les unes plus grotesques que les autres, d'exagérations, d'insinuations, de cancans, encouragés par les enquêteurs et couverts de leur haute bienveillance.

Il s'agissait de corroborer ces histoires, Pour cela on avait des témoins tout prêts. Leur qualité importait peu. On n'en exigeait qu'une : une forte exaspération contre Monsieur le curé, une bonne dose de prêtrophobie. Les voltairiens de cabaret les mieux réputés dans le canton pour leur rage anticléricale comparaissaient donc ; par eux, tout ce qui grouille de mécontentements, de rancunes, de mesquines rivalités dans les bas-fonds des villages, arrivait au jour ; le tout était acté au procès-verbal, après avoir été soigneusement trié, exagéré, grandi, solennisé. Si bien qu'après cette opération, les curés apparaissaient comme (page 249) autant de monstres épouvantables, de tyrans odieux, d'oppresseurs sans entrailles, sans moralité, sans pitié.

C'est ce moment seulement que paraissait l'accusé. Il ne savait rien de ce qui se tramait contre lui depuis plusieurs mois. Il n'avait pas même entendu les imputations dont il était l'objet, car on avait eu soin d'isoler les témoins de la salle de séances, et le curé était cité en qualité de témoin. Mais, en réalité, c'était bien comme accusé qu'il comparaissait. L'instruction préalable avait été faite contre lui ; les témoignages des délateurs à qui on avait fait dire leur leçon n'étaient qu'un long réquisitoire, destiné à l'accabler ; l'interrogatoire qu'on lui faisait subir se bornait à reprendre, point par point, l'acte d'accusation dressé d'après les rapports des limiers officiels. Cependant, il s'agissait pour le curé de se défendre incontinent, sous serment, devant un président et des juges hostiles, qui cherchaient à l'embarrasser, à le démonter, à l'amoindrir, qui ne le laissaient parler qu'avec peine et le traitaient d'avance comme un coupable. A ces juges il fallait des aveux.

Car on interrogeait le curé sur ses actes publics et sur ses démarches privées, sur son langage dans la chaire, au catéchisme et dans le confessionnal. Et toute cette mise en scène, tout cet appareil, pour aboutir cette constatation aussi incontestable qu'incontestée : à savoir que l'enseignement neutre était condamné par les évêques et par le Saint-Siège ; que les membres du clergé avaient exécuté les instructions épiscopales en combattant les écoles officielles et en créant partout, avec le concours de leurs paroissiens, des écoles religieuses, devenues très florissantes ; qu'ils avaient dispensé (page 250) les sacrements selon les inspirations de leur conscience et sans prendre conseil de l'autorité civile ; bref, qu'ils avaient usé de leur droit et rempli leur devoir.

On interrogeait le curé, c'est trop peu dire : pour lui faire avouer ce que tout le monde savait d'avance, on le harcelait, on le molestait de toutes façons ; on lui prodiguait tour à tour la menace et l'injure. Et quand, se dressant de toute la hauteur de sa dignité méconnue, fort de sa conscience de son droit, le curé se référait à son serment et demandait : Suis-je donc ici comme témoin ou comme accusé ? les inquisiteurs lui répondaient hypocritement : « Vous êtes témoin. » Mais ils se démentaient à l'instant même en continuant à lui demander : Avez-vous fait ceci ? avez-vous dit cela ?

Lancés sur cette pente, ils allèrent plus loin : ils firent de ce témoin, non pas seulement un accusé car un accusé a toujours le droit de se défendre mais une victime. Ils le soumirent l'épreuve des confrontations ;. ils le mirent en présence de ses accusateurs, et, se faisant juges entre eux et lui, ils le déclarèrent coupable. Cela ne suffisait pas encore ; on ne se contenta pas de condamner le prêtre, on voulut le punir et le flétrir ; on le traita de menteur, de fourbe, de voleur : On alla jusqu'à lui reprocher de ne pas prêcher l'Evangile et de laisser périr les âmes ; on le livra aux railleries, aux huées d'une ville populace, montée au diapason des haines maçonniques (Note de bas de page : Ces scènes odieuses furent surtout fréquentes dans certains arrondissements libéraux du Hainaut et du Luxembourg (Voy. Alexande DLMER, L’enquêt scolaire ; cinq jours à Virton, pp. 15 et 16.)

(page 251) En revanche, l'enquête était silencieuse sur la pression officielle des bureaux de bienfaisance ; elle se taisait aussi sur les abus de la centralisation administrative et sur la désastreuse situation financière faite à un grand nombre de communes par les absurdes exigences scolaires de la bureaucratie ministérielle. Que dis-je ? Chaque fais que des témoins volontaires faisaient mine d'aborder ce terrain, on dédaignait leurs dépositions, on refusait de les acter ; souvent même on imposait silence à leurs auteurs.


Mais laissons parler les faits et tâchons de reproduire la physionomie de quelques-unes des inoubliables séances de la commission d'enquête. La presse catholique a publié, jour par jour, le compte-rendu sténographique de ces séances. Des journalistes, délégués par elle, suivaient les inquisiteurs de village en village ; toute l'enquête est dans ces relations détaillées, dont l’exactitude n'a jamais été mise en doute, même par les libéraux. Les procès-verbaux officiels offrent des résumés, très habilement faits, des dépositions recueillies ; les comptes-rendus des journaux contiennent seuls les dépositions originales, avec leur accent et leur physionomie propres, c'est-à-dire avec les questions et les réponses échangées avant la dictée du rapporteur.

Voici d'abord quelques types d'accusateurs.

La commission siège à Gedinne, sous la présidence de- M. Neujean. On instruit le procès du curé de Gros-Fays. Le principal témoin à charge est introduit ; c'est un sieur Diseur, instituteur officiel.

(page 252) M. Neujean met le témoin l'aise :

« D. Vous savez la nature des renseignements que nous attendons de vous. Je puis vous poser des questions spéciales ou vous laisser le soin de dire cc que vous savez. (M. Neujean compulse un volumineux dossier.)

« - Le témoin commence par faire l'historique de la fondation de l'école catholique. Après le vote dc la loi, le curé a dit aux enfants qu'ils ne pouvaient rester dans une école sans Dieu, ans une école de libéraux, de francs-maçons. Il leur a dit d'aller rechercher leurs objets classiques dans mon école. Le lendemain j'avais 3 élèves sur 54. Il avait dit cela à la suite du catéchisme donné à l'église. (Le témoin tient la main un papier manuscrit, qu'il consulte très souvent à la dérobée, en le dissimulant au public, mais non aux enquêteurs.)

« D. Ne lisez pas, parlez de mémoire. (Bruit.)

« R. C'est pour consulter les faits! (Mouvement.).

« - Le témoin parle, gardant toujours son papier par devers lui ; pendant que le président dicte la déposition, le témoin étudie ses « faits. »

M. Neujean interroge le témoin sur ce qu'aurait dit le curé de Gros-Fays :

« R. Je ne fréquente plus guère l'église - comme instituteur ! Depuis qu'on m'a soustrait les enfants, je ne les y conduis plus. (Rires.) J'ai entendu dire que le curé refuserait d'admettre les enfants qui me restaient à la première communion.

« D. Qu'a dit le curé au sujet des femmes et de leurs maris ?

« R. Qu'il rendrait la mère responsable de la fréquentation des écoles communales par leurs qu'elle devait user de tous les moyens de persuasion à l'égard du mari récalcitrant, et le pousser jusque dans ses derniers retranchements.

« D. Ah ! ah ! il a dit cela! Qu'entendait-il par cela? S'est-il expliqué dessus ?

« R. Non. »

Le témoin est peu explicite. Le président lui vient en aide :

(page 253) « D. Vous avez entendu dire par des personnes dignes de foi que le curé avait prêché la désobéissance aux parents?

« R. Oui. Le curé a souvent prêché contre la loi scolaire en projet, mais après le vote il est resté dans les limites légales. Il attaqué les mauvaises écoles. II a dit que l'on devait écouter plutôt Notre Mère la Sainte-Eglise et nos évêques, qui sont nos pères spirituels.

« D. Le curé ne maltraitait-il pas en paroles les récalcitrants?

« R. II disait à ceux-là : Vous y passerez. Je vous aurai. Vous voulez la lutte ? Vous saurez que je sais un homme de lutte.

« D. Le curé n'a-t-il pas menacé du refus de tout sacrement les libéraux ?

« R. Je ne puis affirmer cela. Il a dit que les écoles de la franc-maçonnerie produiraient des enfants qui plus tard ne voudraient plus de prêtres, ni à la naissance, ni au mariage, ni à la mort, ct qu'ils vivraient sans mœurs. (Mouvement.) »

Voilà le curé jugé! Il a parlé contre les écoles de l'Etat ; il les a dépeintes comme des écoles irréligieuses : son imposture est évidente. M. Neujean la fait toucher du doigt par le public, en rappelant une fois de plus que rien n'est changé :

« D. Vous avez continué à donner la leçon de catéchisme comme auparavant ?

« R. Oui, absolument comme auparavant. (Rires.) »

Nous passons au procès du curé d'Oignies. Le témoin interrogé est le bourgmestre du lieu. M. Neujean va droit au but :

« D. Quels sont les moyens de pression employés dans votre commune pour détourner les enfants des écoles communales ?

« R. En chaire, il (il, c'est le curé, accusé d'office) a déclaré que les élèves des écoles communales n'auraient pas l'absolution.

« D. Et qu'ils ne feraient pas leur première communion ?

« R. Je ne me rappelle pas.

« D. N'y a-t-il pas des faits qui prouvent qu'il leur a refusé la première communion, notamment à l'égard de l'enfant Galoffe ?

(page 254) « R. Pas ma connaissance.

« D. En chaire, le clergé ne s'est-il pas élevé contre le gouvernement ?

« R. Contre tout le parti libéral.

« D. Qu'est-ce qu'il disait ?

« R. Que les instituteurs étaient sans foi, qu'il n'y avait plus de Dieu dans l'école, Voilà tout. »

Ce « voilà tout » ne satisfait pas M Neujean. Il y a dans le dossier quelque chose d'important, que le témoin n'a pas dit ; le président lui rafraîchit la mémoire :

« D. Est-ce qu'il n'a pas comparé les gens qui favorisent les écoles aux communards de Paris et à des voleurs de grand chemin ?

« R. Oui, il a dit un jour en chaire que le parti libéral voulait en venir à la Commune, que c'étaient tous des francs-maçons et qu'ils en voulaient à la religion.

« D. A-t-il parlé des hérétiques, pour lesquels il faudrait rétablir les bûchers de l'inquisition ?

« R. Non. »

Le dernier effet est manqué. Mais le curé n'y perdra rien.

Ces témoins n'ont pas leur franc-parler. Voici deux types d'accusateurs qui comprennent mieux leur mission. L'enquête est présidée par M. Bouvier et siège à Virton ; le procès instruit est celui du curé de Ruette.

On introduit l'échevin Woignet, père de l'institutrice officielle : c'est un type accompli de libre-penseur de village. A la première question de M. Bouvier : « Êtes-vous excommunié ? », il répond qu'il s'est excommunié lui-même depuis longtemps. Interrogé sur le catéchisme, que le curé donnait à l'école libre pour tous les enfants indistinctement, 'l déclare qu'il considère cette mesure comme une vexation ; (page 255) sa fille, dit-il, a protesté et a défendu à ses élèves de se rendre au local choisi par le curé.

Après une digression due à l'intervention malencontreuse de M. Bouvier, qui l'oblige à confesser les pertes de l'école officielle, le témoin revient à la charge et se vante, par la même occasion, d'un exploit qui ira au cœur de M. Van Humbeeck

« Le témoin. - Pendant la discussion de la nouvelle loi, le curé avait dit en chaire qu'il n'y aurait plus de crucifix dans les écoles, n'y dirait plus de prières, etc. Lorsque la circulaire du 17 juillet 1879 a paru, les mêmes accusations ayant été renouvelées, je me suis rendu l'école communale, où les religieuses enseignaient encore, et j'y ai donné un démenti formel au curé, en présence des institutrices et des élèves. J'ai dit qu'on continuerait à faire réciter les prières et que rien ne serait changé.

« M. Bouvier. - Vous avez fait toucher le mensonge du doigt.

« Le témoin. - Oui, et c'était en présence des religieuses. Elles ne m'ont pas contredit.

« M. Bouvrier. - Ah ! elles ont-donc avoué. »

M. Janson, assesseur du président, et qui sent tout ce qu'il y a d'odieux dans ce colloque, y met fin en s'adressant à son tour au témoin :

« D. N'a-t-on pas distribué des brochures aux enfants ?

« R. Oui, le curé leur a distribué une brochure de M. l'abbé Wilmotte.

« D. Une brochure très violente sans doute?

« R. Oui, elle attaquait la loi scolaire.

« D. Est-ce que cette distribution a été faite à l'Eglise?

« R. Les enfants me l'ont dit ; moi je ne l'ai pas vu, puisque je ne vais pas à l'église. »

Ici M. Bouvier, reprend, malgré les efforts de M. Janson, la direction de l'interrogatoire :

(page 256) « D. Le curé n'a-t-il pas refusé les sacrements aux parents qui mettraient leurs enfants à l'école communale des filles ? Ne l'a-t-il pas annoncé en chaire ?

« R. Je ne vais pas aux sermons; je ne l'ai pas entendu.

« D. Mais d'après le bruit public

« R. Ah ! d'après le bruit public, c'est comme cela.

« M. Janson, dictant. - Je sais, d'après le bruit public... »

Le témoin Schreder, qui dépose contre le curé de Saint-Léger, est encore plus explicite. Il mêle à ses accusations contre son curé des attaques contre des religieux qui ont prêché une mission à Saint-Léger.

« M. Bouvier. Le curé ne prêchait-il pas plus souvent politique que religion ?

« R. La politique revenait presque tous les dimanches.

« D. Et sa politique, c'était la guerre aux écoles officielles. N'avez-vous pas trouvé cette conduite odieuse ?

‘R. Oui, odieuse... ignominieuse.’

Le témoin, toujours poussé par le président, finit par dire qu'il ne trouve pas d'expressions assez fortes pour rendre son indignation.

« D. Est-ce qu'il n'a pas fait venir des missionnaires étrangers, des jésuites ?

« R. J'en ai un (sic) qui est venu chez moi ; mais quand il m'a demandé si je voulais me convertir et ne plus être libéral, je lui ai montré la porte. J'ai eu un démêle de trois quarts d'heure avec lui. Ils vont si loin aujourd'hui qu'on finira par leur cracher au visage. Mais le gouvernement y mettra ordre, et j'espère que cela finira bientôt.

« D. Est-ce que ces religieux ne prêchaient pas contre la Constitution ?

« R. Ils prêchaient contre les libéraux, vous savez.

« D. Mais ne décriaient-ils pas nos institutions ?

« R. Je ne sais pas ; je ne vais pas souvent au Sermon.

« D. Mais, d'après la rumeur publique, ils s'attaquaient à nos institutions Eh bien, écoutez-moi ; quand un pareil fait se (page 257) produira encore, quand des missionnaires se conduiront encore d'une manière aussi scandaleuse...

« Le témoin. - Oh ! si j'étais bourgmestre, je les flanquerais à la porte, tout simplement.

« D. Non/ vous ne pouvez pas le faire vous-même; vous enverrez une dépêche à M. le ministre de la justice, et on les expulsera, ces étrangers !

« R. Monsieur le président, je prends acte de vos paroles.

« M. Bouvier. Et vous faites très bien. » (DELMER, op. cit., p. 140)

Tout commentaire serait superflu. Le lecteur m'en voudrait de l'arrêter trop longtemps devant ces tyranneaux au petit pied ; leur libéralisme s'est assez clairement réfléchi dans le miroir de l'enquête.


Tandis que ces libres-penseurs de bas étage déclamaient ainsi à leur aise contre « les agissements du prêtre, d'autres témoins, volontaires ceux-ci, protestaient énergiquement contre les indignes procédés de l'enquête et se livraient à une vigoureuse offensive contre l'enseignement officiel et ses patrons.

A Nivelles, c'est M. Jules de Burlet, le sympathique bourgmestre, qui flétrit en termes éloquents la pression gouvernementale et l'asservissement des consciences. A Saint-Denis, en Flandre Occidentale, c'est le bourgmestre Samyn qui, à cette question des enquêteurs : « Pourquoi n'appliquez-vous pas la loi de 1872 ? » répond ces nobles paroles : « Parce que je mets la loi de Dieu au-dessus de (page 258) la vôtre. »

A l'enquête d'Alost, c'est un simple paysan, le bourgmestre de Vleckem, qui oppose cette fière attitude aux reproches dont le harcèlent MM. Lippens et Willequet :

« M. Lippens. - Vous avez refusé de nommer un instituteur. L'ancien instituteur est demeuré neuf jours dans l'école, sans droit. Vous exécutez la loi quand elle vous est favorable ; faites de même quand la loi est dirigée contre vous. (sic.)

« R. Je connais mon devoir, Monsieur, et n'ai jamais volontairement manqué à la loi.

« M. Willequet. - Vous avez montré peu de respect pour la loi lors de l'inauguration de l'école catholique. Vous avez figuré dans la procession, ceint ostensiblement de votre écharpe ?

« R. Oui.

« D. Cela est contraire à la loi. Votre place n'était pas là.

« R. La Constitution proclame que l'enseignement est libre. J'ai toujours figuré avec mon écharpe dans toutes les solennités. Or, celle-ci était d'une importance capitale. Notre commune est catholique, Monsieur, tout entière, sachez-le bien. Nous tenons à notre foi et je tiens à ma liberté de citoyen. Personne ne me l'enlèvera. (Bravo ! Bravo ! dans tout l'auditoire.) »

Rappelons encore, à l'enquête d'Arlon, le bel exemple de courage de M. Pierre Reding, un jeune cultivateur, échevin du petit village de Tontelange.

Cet administrateur communal avait commis le grand crime de faire de la propagande pour l'enseignement libre. Il n'était pas encore dans le prétoire que déjà M. Bouvier, qui présidait l'enquête, avait fulminé contre lui. Lorsque M. Reding entra, revêtu de son sarreau démocratique, la foule complaisante sourit, flairant une exécution. Je cite textuellement l'interrogatoire .

« D. Vous êtes échevin de la commune de Tontelange ?

« R. Oui, Monsieur le président.

« D. En cette qualité, quel serment avez-vous prêté ?

(page 259) « R. J'ai prêté serment de fidélité au Roi, obéissance à la Constitution et aux lois du peuple belge.

« D. Vous favorisez l'enseignement catholique dans votre commune, au détriment de l'école officielle, et vous vous mettez en opposition avec la loi de 1879. Comment conciliez-vous votre serment avec vos agissements

« R. Monsieur le président, j'ai fait de la propagande pour l'école catholique, c'est vrai, je m'en glorifie, et je le ferai encore. Si j'ai juré obéissance aux lois, j'ai aussi juré d'observer la Constitution, qui proclame la liberté des cultes et la liberté d'enseignement. Comme citoyen, j'ai le droit d'agir conformément à ma conscience, sans trahir mes devoirs de fonctionnaire.

« D. Comme échevin, votre premier devoir est de faire observer la loi de 1879.

« R. En prêtant le serment civil, je n'ai pas renoncé à l'Eglise ; je place Dieu au-dessus de toutes les lois. »

Pendant cet interrogatoire, la partie hostile du public, qui tantôt trépignait d'aise au moindre mot et au plus léger sourire de M. Bouvier, est silencieuse et comme atterrée; M. Bouvier lui-même, embarrassé et presque poli, est dominé par l'attitude fière et par les réponses fermes et courageuses de ce simple paysan ; un murmure de satisfaction parcourt l'auditoire.

« M. Bouvier. - Vous avez collecté pour l'école libre ?

« R. Oui, je l'ai fait, et je le ferai encore.

« M. Scailquin. - Vous n'avez pas ce droit !

« R. Pardon, Monsieur, j'ai parfaitement ce droit. Et d'ailleurs, vous n'avez pas de questions à m'adresser ; le président seul a ce droit. »

Confondu par tant d'audace, M. Scailquin tombe à la renverse dans son fauteuil, jette les bras en l'air et, sans pouvoir proférer un mot, dirige un regard suppliant vers M. Bouvier, pour l'appeler à son secours. M. Bouvier hurle :

« D. Prenez garde ! Vous serez révoqué ;

« R. Monsieur le président, vous n'avez pas ce droit, le Roi seul peut le faire. Et voilà déjà la seconde fois que je suis nommé échevin, preuve certaine que j'ai fait mon devoir.

« D. Je vous ferai révoquer, vous dis-je !

« R. Faites-le, si vous voulez, et n'attendez pas jusqu'à demain Plutôt aujourd'hui que demain ! Mes concitoyens ne me révoqueront pas.

« D. Allez-vous-en, vous tenez avec les curés !

« R. Oui, j'en suis fier ! »

Faut-il ajouter que M. Bouvier se hâta de clôturer le procès-verbal et de lever la séance ?


Les interrogatoires de ce genre jetaient du froid sur l'enthousiasme des inquisiteurs ; on faisait tout au monde pour les empêcher de se produire ou pour les écourter. On s'en prenait plus volontiers aux humbles, aux faibles, à ceux qu’on croyait pouvoir terroriser par l'intimidation. Voici un exemple du système tortionnaire que la commission appliquait aux catholiques. Les inquisiteurs, en attendant un curé à lacérer, se faisaient la main sur un instituteur coupable de n'avoir pas trahi sa foi pour un vil intérêt. M. Bouvier préside. On lui amène le témoin Arsène Jacob, instituteur officiel à Ethe.

« D. Depuis combien de temps êtes-vous instituteur à Ethe ?

« R. Depuis 18 ans.

« D. Y a-t-il eu des plaintes contre votre enseignement ?

« R. Aucune, à ma connaissance. J'ai toujours été respecté et considéré dans la commune ; du moins je le pense.

« D. Et vos rapports avec le curé ? Vous êtes en bons termes avec lui ?

(page 261) « R. Oui, et je m'en honore.

« D. Vous étiez bien avec lui avant la loi nouvelle ? vous êtes bien après ?

« R. Après comme avant, en excellents termes.

« D. Vous n'êtes donc pas excommunié ?

« R. Mais non, Monsieur le président.

« D. Cela me paraît étrange.

« M. Janson. - Vous êtes une exception à la règle générale.

« R. C'est ainsi. (Rires ct applaudissements dans une partie de l'auditoire. »

Le président défend les manifestations.

« Au témoin. Votre situation est étrange. Expliquez-vous.

« M. Bouvier (sévèrement). - Vous n'avez pas enseigné le catéchisme ?

« R. Le clergé s'était chargé d'enseigner la religion à l'église; je n'ai pas cru devoir donner un enseignement parallèle. »

Le président fait un geste de dépit ? M. Janson se mord les lèvres,

« D. (Avec impatience.) Mais les sermons du curé ? Vous devez les avoir entendus. Le curé n'annonçait-il pas en chaire qu'il refuserait l'absolution aux élèves des écoles communales et à leurs parents ?

« R. Aux enfants, non ; s'il a été question de refuser les sacrements, ce n'a pu être qu'aux parents.

« D. Et moi, je vous dis qu'on a menacé les parents et les enfants.

« R. Je ne m'en souviens pas.

« D. (Ironiquement.) Vous ne vous en souvenez pas ?

« R. Non.

« D. (Avec colère.) Eh bien, Monsieur, vous ne nous dites pas la vérité. Et pourtant vous avez juré de la dire. (Haussant toujours la voix.) Vous nous apportez ici des réticences jésuitiques. Nous ne les aimons pas. (Murmures en sens divers dans l'auditoire ; le président roule des yeux flamboyants.)

« Le témoin. - Je ne puis dire que ce que je sais. Quant aux parents, je crois, en effet, qu'on les a menacés du refus des sacrements.

« D. Et cela ne vous a point ému ? Mais si les parents avaient écouté les conseils perfides du curé, il n'y 'aurait plus d'enfants à l'école communale.

(page 262) « R. Ah ! je n'en sais rien.

« D. (Nouvel accès de fureur.) Mais ce sont là des réticences, Monsieur. Parlez-nous donc sincèrement.

« M. Janson. - Voyons. N'avez-vous pas pris envers le curé ou envers le vicaire un engagement quelconque ?

« R. Non. Le clergé s'est chargé de donner l'enseignement religieux. J'en ai été heureux pour ma part. Je suis resté bien avec tout le monde ; comme instituteur, je dois avoir la confiance de tous.

« D. Comment pouvez-vous être encore l'ami de tout le monde, en présence du clergé qui mine votre école ?

« R. Le clergé ne mine pas mon école.

« D. Mais si, il fait de la propagande contre les écoles communales, et vous y êtes indifférent !

« R. Il n'y a qu'une école de garçons chez nous ; c'est l'école officielle. La loi veut que cette école soit neutre ; j'ai été neutre comme mon école. On a dit ; rien n'est changé ; devais-je changer moi-même ? »

Ce qui était plus révoltant encore, c'était l'intimidation exercée sur les pauvres, sur de naïfs villageois, soit pour les amener à retirer leurs enfants de l'école catholique, soit pour les contraindre à accuser les prêtres de pression.


Il faut nous limiter dans l'exposé de ces scènes navrantes. Nous voulons toutefois en rappeler une, qui n'eut peut- être pas son pareil dans toute l'enquête ; il s'agit de l'interrogatoire de la femme Van der Kuylen, à la séance de Lierre, présidée par M. De Vigne.

Cet interrogatoire fut un véritable martyre. Ce qui lui donne un tout spécial intérêt, c'est que les inquisiteurs, en cherchant à établir la pression du clergé, ne réussirent qu'à mettre en lumière un fait de pression administrative plus odieux que tous ceux que nous avons rencontrés jusqu'ici.

On l'a vu, la pression libérale consistait habituellement à (page 263) placer les indigents entre leur conscience et leur intérêt matériel. L'enquête de Lierre fit connaître ce raffinement monstrueux ; une administration charitable s'efforçant d'asservir la conscience d'une femme en exploitant contre elle la vivacité de son amour maternel !

Voici les faits.

Une pauvre paysanne campinoise, Colette Van der Kuylen, avait pris en pension une petite orpheline en bas âge recueillie par les hospices d'Anvers. L'enfant avait grandi chez elle ; la femme s'y était attachée comme si c'eût été sa propre fille ; elle l'avait mise à l'école communale, tenue par des religieuses. Vint la loi de malheur. La femme Van der Kuylen retira l'enfant de l'école ; ce fut son premier crime. Voyons l'instruction auquel il donna lieu.

« M. de Vigne. - Vous aviez pris chez vous une enfant des hospices.

« Le témoin. - Oui ; cette enfant a toujours fréquenté l'école des Sœurs, mais M. Van Dessel, inspecteur des hospices d' Anvers, est venu pour me forcer à l'envoyer à l'école de M. Cassiers (l'instituteur communal, depuis la loi de malheur). Je n'ai pas consenti. M. Cassiers est venu me dire la même chose... Il m'a demandé pourquoi je n'envoyais pas l'enfant chez lui. En ce temps il n'y avait pas d'école de filles ; je ne voulais pas laisser l'enfant seule à l'école, au milieu de tous ces garçons.

« D. Qu'est-ce qui est advenu de l'enfant ?

« R. Je l'ai renvoyée d'où elle venait, aux hospices d'Anvers.

« D. Pour qu'elle ne fréquentât pas l'école communale. Quel motif aviez-vous pour cela !

« R. Ma conscience me le défendait.

(page 264) « D. Ce n'est pas une réponse (sic) ; pourquoi ne laissiez-vous pas aller l'enfant à l'école communale ?

« R. Parce que j'ai été élevée dans la foi catholique et que je veux y rester.

« D. Croyez-vous donc que l'école communale est établie contre la foi catholique ? Vous ne répondez pas ? »

Les déclarations du témoin, puis son silence, paraissent équivoques à M. De Vigne. Evidemment il y a une soutane dans cette mystérieuse affaire. Tous les efforts du président vont tendre désormais à inculper le prêtre, auteur de tout le mal.

« D. Le clergé n'est-il pas allé chez vous pour vous faire dire que votre conscience vous le défendait ?

« R. Le clergé a toujours pu entrer dans ma maison, et il le peut encore maintenant.

« D. Le clergé est donc allé chez vous ?

« R. J'ai déjà répondu.

« D. Le clergé ne vous a-t-il pas dit ce que vous deviez répondre ? Vous devez donner une réponse. Le curé n'est-il pas allé chez vous, je vous le demande pour la troisième fois ? Est-il allé chez vous pour vous dire ce que vous deviez répondre ?

« R. Je ne sais que répondre.

« D. Je vous oblige à répondre. Ne pas répondre c'est dire oui. »

La femme Van der Kuylen se tait. Le président lui renouvelle pour la quatrième fois sa' question. Il la tourmente si bien qu'elle finit par répondre : « Peut-être. » M. De Vigne triomphe.

« D. Oui, le curé est allé chez vous. Je le sais. Comment s'appelle- t-il ?

« R. M. Van Gorp.

« D. Que vous à-t-il dit ? Personne ne peut rien vous faire à cause de ce que vous direz... Vous avez tort de ne rien dire, car ainsi vous laissez supposer des choses graves. »

Nouveau silence du témoin. Décidément on n'en tirera rien.

M. De Vigne paraît découragé.

Ici un nouveau personnage entre en scène. C'est Cassiers, l'instituteur officiel. Il a suivi l'enquête de près et remarqué (page 265) l'embarras du président. Il se hâte de venir aider au martyre de la pauvre femme ; occasion unique de se venger de ses refus et de se couvrir de gloire aux yeux du trio inquisitorial. Cassiers intervient spontanément dans le débat ; « Cassiers. - Je déclare sans détour que tout ce que cette femme a dit est faux, depuis le commencement jusqu'à la fin.

« M. deVigne, visiblement réjoui de ce renfort inespéré, s'adresse .à sa victime. - Avez-vous dit la vérité ?

Le témoin. - Oui.

« M. Cassiers (après avoir prêté serment). - Je vais prouver le contraire. »

En même temps, il tire de sa poche une lettre adressée par les hospices d'Anvers à la femme Van der Kuylen et lui ordonnant d'envoyer l'enfant à l'école communale.

« M. Cassiers. - La femme, qui était très attachée à l'enfant, avait promis de donner suite cet ordre... Je fis des efforts répétés pour l'amener à me confier l'enfant. L'inspecteur Van Dessel est venu ici dans le même but ; La femme, qui disait qu'il lui en coûterait la vie de devoir se séparer de l'enfant, promettait chaque fois de l’envoyer à mon école, mais, lorsque elle était sur le point d'accomplir sa promesse, elle se sentait retenue par sa conscience. Finalement, elle a renvoyé l'enfant aux hospices, plutôt que de se mettre en opposition avec l'Eglise. »

Cassiers continue ainsi pendant un gros quart d'heure. Sa déposition, loin d'infirmer le témoignage de la femme Van der Kuylen, le confirme en tous points et précise les tentatives de pression dont la malheureuse a été l'objet.

M. De Vigne s'en aperçoit. Il se remet à torturer la pauvre femme, qui n'en peut plus :

« D. Il ressort du témoignage que vous venez d’entendre que vous avez, à diverses reprises, promis d'envoyer l'enfant à l'école communale ?

« R. Oui ; mon cœur l'aimait tant...

(page 266) « D. Vous l'avez promis à M. Cassiers et aux hospices d'Anvers, mais vous avez menti. Pourquoi cela ?

« R. J’ai promis parce que mon cœur était pour cet enfant, mais, d'après ma consciente, je devais le renvoyer.

« « D. Vous avez vous-même remis à M. Cassiers les livres scolaires de l'enfant ; votre intention n'était-elle pas alors d'envoyer l'enfant à l'école communale ?

« R. Oui, telle était mon intention, mars ma conscience ne me permit pas d’exécuter ma promesse. »

Chaque fois que la femme Van der Kuylen parle de son amour maternel ou de sa conscience, les inquisiteurs se mettent à rire. M. De Vigne pose encore quelques questions du même genre. Puis, soudainement, il passe à un autre ordre d'idées ;

« D. Vous faites partie de la congrégation ?

« R. Oui.

« D. Vous a-t-on menacée de vous en expulser, si vous mettiez l'enfant à l'école communale ? »

La femme se tait.

Le président la menace d'un procès-verbal si elle ne répond pas. La femme continue à garder le silence. Le président répète sa question jusque quatre fois ; il annonce la femme qu'elle sera dénoncée au procureur du Roi.

« D. Avez-vous donc peur de parler parce que certaines personnes vous ont recommandé de vous taire ? Lorsque vous serez de retour chez vous, allez dire en mon nom à votre curé qu'il ferait mieux de vous laisser en paix, qu'il vous a rendu un mauvais service.

La pauvre femme répond qu'elle doute si le curé l'a invitée à quitter la congrégation au cas où elle enverrait l'enfant à l'école officielle.

« D. Cela vous ferait-il de la peine de devoir quitter la congrégation ?

« R. Cela ne me ferait pas grand-chose. »

La femme Van der Kuylen est à bout de forces. M. De Vigne (page 267) essaie d'un suprême argument. Lui qui s'est moqué tantôt des raisons de conscience, il s'adresse maintenant à la conscience de sa victime ; il lui parle en directeur spirituel :

« D. Songez, femme, que le faux serment n'est pas seulement puni par la loi, mais il est encore un pêche mortel. Le serment consiste à dire la vérité, toute la vérité ct rien que la vérité. (M. Cassiersy qui oublie que cette leçon s'applique à merveille à sa déposition, exulte). Vous dites que vous doutez si l'on vous a menacée de vous expulser de la congrégation ; cependant, les menaces de ce genre doivent produire sur vous un certain effet.

« R. Malgré cela je doute.

« D. Où vous a-t-il dit cela ? En rue ou chez vous ? Ou bien à l'église ?

« R. Si cela a été dit, c'est dans ma maison.

« D. Y avait-il d'autres personnes présentes ?

« R. Je ne le crois pas, mais encore, je doute que cela ait été dit.

M. De Vigne entame une nouvelle diatribe contre le curé. Cassiers se livre à un dernier assaut contre la femme. C'est peine perdue. Les inquisiteurs abandonnent la partie.

« M. de Vigne. - Allez-vous en ; nous n'en finirons pas.

« La femme. - Non, nous n'arriverons jamais au bout. (Rires approbatifs dans l'auditoire.) »


Un dernier trait, pour compléter ce tableau de l'instruction contre le curé.

Pour que l'acte d'accusation soit pleinement satisfaisant' au gré du tribunal, pour que l' « opinion publique », comme avait dit la gauche, puisse juger et condamner en parfaite connaissance de cause, il faut donner aux témoignages un caractère probant qui leur ferait parfois défaut si l'on se bornait à les recueillir tels qu'ils sont sortis de la bouche (page 268) des témoins ; il s'agit, en d'autres termes, selon l'ineffable expression de M. Bouvier, de « traduire la pensée des témoins. »

On a déjà eu quelques spécimens de ces retouches ou de ces dictées, habilement faites en vue du procès-verbal-officiel. En voici quelques autres.

Il y avait d'abord des témoins qui en disaient trop au gré des inquisiteurs, et le procès-verbal devait corriger leurs excès de zèle. Exemple ; le témoin Georges, à l'enquête de Virton. M. Bouvier interroge :

« D. Que savez-vous des agissements du prêtre ?

« R. Il m'a refusé les sacrements et a chassé ma fille du catéchisme, parce qu'elle fréquentait l'école communale.

« D. Que vous a-t-il dit au sujet des comités scolaires ?

« R. Il m'a déconseillé d'en faire partie ; je lui ai résisté.

« D. Que lui avez-vous dit ?

« R. Il disait que la loi scolaire était une mauvaise loi. Je lui ai répondu que le gouvernement le payait et qu'il devait obéir au gouvernement.

« D. Vous avez très bien dit et très bien fait.

« R. (Avec affectation.) Un curé, mais c'est domestique du gouvernement. »

Le témoin attend une nouvelle approbation, qui ne vient qu'avec quelque réserve; M. Janson acte ce qui suit

« Je lui ai répondu que ce n'était pas au curé à faire les lois, mais que leur devoir était d'y obéir. »

Le témoin Georges n'a pas retrouvé son mot, mais il a signé tout de même (DELMER, op. cit, p. 164, 165).

Autre exemple, également fourni par l'enquête de Virton.

Une école catholique avait été fondée à Ruette par (page 269) le comte Louis de Briey. Ayant résolu de procéder solennellement à la bénédiction de l'école, le curé annonça à ses paroissiens qu'il s'y rendrait processionnellement à l'issue de la messe. Le bourgmestre empêcha la procession. C'était une mesure grave, un acte de bon plaisir, à l'appui duquel il n'y avait même pas de prétexte à alléguer. Le prétexte, c'est la commission d'enquête scolaire qui devait après coup le fournir, voici comment.

Le premier témoin entendu pour Ruette est M. Ensch, le bourgmestre. Arrivant au fait de la procession interdite, il en parle comme de la chose la plus naturelle du monde ; informé des intentions du curé, qui avait invité les parents et les enfants à se joindre au clergé, le bourgmestre a mis l'embargo sur le cortège, tout simplement « parce que cela ne lui plaisait pas. » Mais cet aveu « dépouillé d'artifice » compromettait le parti et l'enquête elle-même. Consigner dans les procès-verbaux de la commission une preuve aussi flagrante de la pression administrative, c'était faire la part trop belle aux catholiques. M. Janson s'empresse d'intervenir pour pallier l'illégalité commise ;

« D. Vous dites, Monsieur le bourgmestre, que vous avez interdit cette procession. Vous aviez lieu dc craindre des désordres ?

« R. Oh ! non, je ne craignais pas de désordres.

« M. Bouvier (en regardant le témoin dans le des yeux). - Est-ce que vous ne craigniez pas une certaine surexcitation des esprits ?

« R. Oh ! mon Dieu, oui.

« M. Bouvier. - Vous avez bien répondu.

Et M. Janson de dicter : « J'ai cru, par mesure de prudence et en raison de la surexcitation des esprits, devoir interdire cette procession. »

(page 270) Voilà donc un témoin qui a déclaré tout d'abord et très carrément que la crainte des désordres n'a pas été son mobile. La commission pose de nouveau la question, avec une insistance et sur un ton qui apprennent à ce maladroit la faute qu'il a commise. Cette fois il comprend à peu près, et son « oh ! mon Dieu, oui » devient la belle phrase qu'on vient de lire.

Ce n'est pas tout; à la suite du bourgmestre de Ruette, un second témoin vient déposer ; c'est le sieur Woignet, échevin de la commune, que nous avons déjà présenté au lecteur. Mieux stylé que son bourgmestre, il ne viendra pas se vanter d'avoir interdit une procession, sans invoquer un motif quelconque à l'appui. Ecoutons-le :

« Le témoin. - Nous avons empêché la procession, parce que nous la considérions comme une protestation révolutionnaire contre la loi scolaire.

« Malgré notre défense, le curé est sorti de l'église. Alors le bourgmestre s'est avancé au devant du curé et lui a enjoint de rentrer dans l'église. Le curé est rentré. La procession n'a pas eu lieu. »

Ici, on le voit, un motif est allégué ; mais ce n'est pas celui que M. Janson a suggéré au bourgmestre ; ce n'est pas celui qu'admet la jurisprudence libérale de la cour de cassation. Il faut donc corriger la déposition de l'échevin, pour la mettre d'accord avec le langage que l'on a fait tenir au bourgmestre. A cette fin, un dialogue s'engage entre M. Bouvier et le témoin :

« D. Vous venez de nous dire le motif pour lequel on a interdit la procession. Mais n'y avait-il pas dans votre commune une grande surexcitation des esprits et n'est-ce pas un des motifs qui ont engagé le conseil communal à empêcher cette manifestation ?

(page 271) « R. Mais naturellement, M. le président.

« D. Ainsi, vous complétez (sic) votre pensée en disant que le collège échevinal a cru qu'il y avait danger à laisser sortir cette procession, par suite de la surexcitation des esprits. C’est bien votre pensée que je traduis. »

Traduire les pensées d'autrui, avant qu'elles soient émises, il n'y avait que M. Bouvier qui fût de cette force-là.

Le témoin fit un signe d'assentiment, et M. Janson dicta ce qui suit ;

« Nous avons considéré cette procession comme une protestation révolutionnaire contre la loi, et, pour éviter des conflits, cause de la surexcitation des esprits, le bourgmestre l'a interdite. »

Présentée sous ce jour, la conduite du bourgmestre et de l'échevin de Ruette n'avait plus rien dont pût s'offusquer une conscience libérale ; ils n'avaient fait qu'imiter l'exemple célèbre du bourgmestre Piercot et ils étaient censés avoir eu les mêmes motifs que lui pour agir comme ils l'avaient fait. Ils savaient comment s'y prendre, désormais, pour commettre très correctement les illégalités les plus flagrantes et pour pratiquer, au nom de l'ordre public, l'arbitraire le plus violent et le plus effréné (DELMER, op. cit., pp. 81 à 85).

A côté des témoins qui disaient trop, il y en avait (page 272) qui ne disaient pas assez au gré des inquisiteurs, tel le témoin Bruydonckx, à l'enquête de Lierre ;

« M. de Vigne. - On a dit que vous avez été forcé de retirer votre enfant de l'école communale.

« Le témoin. - Non, je l'ai retiré parce que telle était ma volonté. Le père est maître d'élever son enfant comme il lui plaît.

« D. Ne vous a-t-on pas menace du refus de l'absolution ?

« R. Non.

« D. Aviez-vous à vous plaindre de l'école communale ?

« R. J'ai choisi, d'après mes préférences, l'enseignement catholique... Je suis né et j'ai été élevé dans la religion catholique, et j'entends y mourir. »

Après beaucoup de questions insidieuses, le témoin dit qu'il a entendu prêcher en chaire que les parents devaient élever leurs enfants en catholiques. Le président fait aussitôt acter au procès-verbal :

« A la suite des sermons du cure, le témoin a envoyé son enfant à l'école catholique. »

A Virton, le témoin Fary, auquel M. Bouvier demande un accès d'indignation contre son curé, fait des réserves dont il ne reste pas trace au procès-verbal :

« M. Bouvier. - Vous dites que cela a excité l'indignation générale ?

« Le témoin. - Oui... des libéraux.

M. Bouvier. - C’est la même chose.

M. Janson a « traduit » :

« La conduite du curé a suscite l'indignation d'un grand nombre de personnes. »

Le témoin Jacquemin est encore plus réfractaire à l'indignation que le précédent. Qu'on en juge :

(page 273) M. Bouvier. - N'avez-vous pas été révolté ? indigné ? Parlez, Monsieur.

« R. Oui.

« D. Et avec raison, Monsieur. Et qu'y a-t-il encore ? Le curé n'a-t-il pas changé les heures du catéchisme pour enrayer l'enseignement officiel ?

« R. C'est ainsi.

« D. Eh bien, vous avez être indigné, révolté ?

« R. Oui, Monsieur.

« D. Dites-le donc, exprimez vos sentiments, parlez. »

Il reste peu de trace de toutes ces indignations au procès-verbal ; mais ce peu même est de trop, car il n'y avait d'indigné que M. Bouvier; encore l'unique cause de son indignation était-elle de voir que le témoin ne s'indignait pas. Il a fini par lui dire : « Est-ce que vous ne trouvez pas que cette conduite [du curé, toujours] révolte la conscience humaine ? » (Textuel.) Et la conscience humaine n'a pas répondu (DELMER, op. cit., pp. 167 et 168).


L'acte d'accusation est dressé ; les charges en sont connues ; là où la chose a été possible on a chauffé l'auditoire, on l'a amené à un diapason convenable de prêtrophobie.

Nous allons maintenant entendre les accusés, ou plutôt les coupables. Car, accusés devant une cour de justice, ils auraient eu toute latitude de s'expliquer et de se défendre ; cités comme témoins devant la commission d'enquête, ils sont jugés et condamnés d'avance; on ne les appelle que (page 274) pour les humilier, les contredire, les outrager publiquement.

Pendant de longues heures, le prêtre dont on instruit le procès est resté enfermé dans la salle des témoins ; il ne sait rien des charges accumulées contre lui ; on ne lui en donne pas même lecture après qu'il a été introduit dans le prétoire. Seule, l'attitude hostile des inquisiteurs et des anti-curés qui guettent son entrée lui fait entrevoir le sort qui l'attend.

L'interrogatoire porte d'abord sur l'opposition à la loi scolaire. On verra, par l'échantillon suivant, comment les inquisiteurs s'entendaient à respecter ce que M. Neujean avait appelé « le for intérieur » des témoins.

C’est M. Lucq qui préside. L'accusé est vicaire à Merbes- le-Château.

« D. D'après de nombreux témoins, vous avez, à confesse ou.ailleurs, donné à beaucoup d'enfants le conseil de ne plus manger, de pleurer, de ne pas s'habiller, de désobéir même aux parents, etc.

« R. Pour le confessionnal, je n'ai à rendre compte de ce qui s'est passé qu'à Dieu seul ; en dehors du tribunal de la pénitence, je n'ai jamais conseillé aux enfants de désobéir à leurs parents.

« D. Vous avez fait de nombreuses visites pour entraîner les enfants dans vos écoles. Vous avez désespéré de réussir par la menace des peines spirituelles, et vous avez cru toucher les parents et les enfants plus sensiblement en leur mettant devant les yeux les peines corporelles.

« R. J'ai fait plusieurs visites, mais nulle part je n'ai menacé de peines corporelles ; je me suis de leur montrer quels étaient leurs devoirs de chrétien.

« D. Vous niez donc avoir, en dehors du confessionnal, fait des menaces spirituelles ou corporelles ?

« R. Je vous l'ai déjà dit, Monsieur, pour Ce qui concerne la confession, Dieu seul est mon juge.

(page 275) M. Lucq, se fâchant. - Il y a donc deux hommes en vous ?

« R. Oui, Monsieur, car au confessionnal je représente Dieu, et je n'ai sur ce point à rendre de compte à personne ; du reste - et comme représentant vous devriez le savoir - la Constitution et la loi garantissent le secret professionnel.

« D. Je ne comprends pas une religion qui ne permet pas que, lorsqu'on est accusé, on puisse se défendre. »

L'aveu était formel. C'était donc bien en accusés que les prêtres comparaissaient devant l'enquête ; les inquisiteurs eux-mêmes ne prenaient pas la peine de s'en cacher.

Nous passons au procès de M. Geitmeyer, vicaire à Herzele. Ici l'énergique attitude du témoin ne fait qu'exaspérer davantage les membres de la commission d'enquête. Après avoir attaqué le vicaire à propos de ses sermons, M. Willequet, qui préside, s'en prend à la manière dont M. Geltmeyer administre les sacrements :

« D. Qu'avez-vous fait chez De Meerleere ?

« R. Mon devoir, et c'est tout.

« D. Cela n'est pas clair. Vous avez refusé l'absolution. Pourquoi ?

« R. Je n'ai pas à vous répondre sur ce point.

« D. Vous avez refusé l'absolution. De Meerlecre, du reste, renonce au secret de la confession ; j'exige donc que vous répondiez, et me répondiez, et me répondre est le seul devoir que vous ayez.

« R. Monsieur, je ne dirai rien. Je n'ai rien à vous dire de la confession.

« D. (d'une voix tonnante) Et moi, je sautai bien vous forcer à parler !

« R. Je vous en défie, Monsieur. Vous ne sauriez m'ouvrir la bouche sur ce point. Je proteste ici contre vos paroles, au nom de mon honneur de prêtre, de ma conscience de chrétien, au nom de la Sainte Eglise tout entière !

« D. Il n'est pas question de cela. Vous parlez un langage insultant.

« R. Pardon, c'est votre langage qui l'est.

« D. Vous êtes le premier qui parliez de cette voix haute.

(page 276) « R. Les autres parlent pour eux-mêmes ; moi je parle aussi pour les autres, à qui je dois l'exemple et l'enseignement.

« D. Savez-vous que vous m'imposez beaucoup de patience ! Vous êtes bien emporté !

« R. Monsieur, voici mon pouls. Comptez-en les battements. Du reste, que voulez-vous ? Tout le monde n'a pas vos qualités.

« D. J'étais trop poli pour le dire. Répondez pour le cas De Meerleere.

« R. Je me retranche derrière le secret confessionnel.

« D. Vous avez refusé de conférer ce sacrement au malade et d'entendre sa confession.

« R. C'est faux. J'ai laissé mon dîner pour l'entendre.

« D. Cela n'est pas une réponse. Avez-vous exigé le retrait des enfants de l'école communale ?

« R. C’est un point dont je répondrai devant Dieu, non devant les hommes. Soyez persuadé, Monsieur, que vous ne me ferez jamais trahir les secrets confiés à Dieu dans le confessionnal. »


Des pareils procédés portent en eux-mêmes leur condamnation. Et cependant, ils ne donnent encore qu'une faible idée des interrogatoires auxquels les curés du Luxembourg furent soumis par M. Bouvier. Les exploits auxquels ce personnage se livra contre les prêtres des arrondissements de Bastogne, de Virton et de Neufchâteau dépassent tout ce qu'on a vu ailleurs, et l'on a pu dire avec raison de cette enquête du Luxembourg qu'elle fut une ignominie. Tout autre que M. Bouvier, élu du Luxembourg, eût décliné d'instrumenter dans l'arrondissement dont il avait brigué les suffrages et dont il tenait le mandat. Il s'y trouvait entre amis et ennemis ; dès lors son rôle devenait forcément intéressé et tout ce qu'il entreprenait contre le clergé apparaissait comme de mesquines représailles. Mais cela n'était (page 277) pas pour arrêter l’« Aigle de Rouvroy. » S'il accepta de diriger l'inquisition en Luxembourg, ce fut précisément afin de raffermir, aux yeux de quelques centaines de libres-penseurs de bas étage, une popularité qu'il redoutait de voir s'ébranler, et ce fut aussi pour se venger contre les prêtres de ces contrées de tous les affronts, de tous les sifflets moissonnés dans la Chambre et hors de la Chambre, au cours d'une carrière politique occupée presque exclusivement par la guerre aux curés. L'occasion était propice et M. Bouvier pouvait, grâce à l'enquête, donner libre cours à ses ressentiments.

De suite il sentit qu'il était fait pour cette besogne. Personne ne fut épargné. Des prêtres vénérables, d'humbles religieuses comparurent devant ce tribunal de contrebande et s'y virent accablés d'insultes, de quolibets, d'insinuations blessantes, de menaces, parfois de basses calomnies. Il fallait voir de quel air triomphant M. Bouvier les accueillait à leur entrée dans le prétoire ; jusque là il s'était borné à déblatérer tout à son aise contre les « infamies du praïtre », comme il disait ; maintenant, il le tenait, ce prêtre, il l'avait debout devant lui, sans défense au milieu de ses accusateurs; il pouvait l'injurier, l'écraser du regard et de la voix, lui fermer la bouche s'il avait le malheur de vouloir se défendre, ameuter contre lui ses plus mortels ennemis. Magisters de village et institutrices en chignon étaient là, placés sur l'estrade, derrière les inquisiteurs, ou groupés autour du pauvre curé, prêts à fondre sur lui, à le bafouer, à le traiter de « vermine ». Et M. Bouvier ne protestait pas, il approuvait, il félicitait ceux qui proféraient ces injures.

(page 278)Parmi les prêtres qui furent traînés à la barre de ce singulier tribunal il n'en est pas un peut-être qui ait eu à essuyer autant d'avanies que M. Andrin, curé de Sainte-Cécile. Voici cet interrogatoire mémorable.

La séance a lieu à Florenville. Neuf témoins à charge ont été entendus. Le curé paraît. Son cas est grave ; un dimanche qu'il passait dans l'église à côté de l'institutrice officielle, il lui a refusé l'eau bénite. Peut-être l'a-t-il fait dans une bonne intention, pour ne pas lui déplaire ; n'a-t-on pas vu, à l'enquête de Gedinne, une de ces demoiselles, maîtresse à l'école de Bièvre, se plaindre amèrement devant M. Neujean de ce que son curé l'avait aspergée d'eau bénite ? Mais M. Bouvier n'y regarde pas de si près ; la culpabilité des curés est, à ses yeux, une de ces choses qui ne se discutent pas; il suffit qu'une institutrice officielle se plaigne des, mauvais traitements que lui a fait subir son curé, pour que le curé soit coupable. Dès lors, le crime du curé de Sainte- Cécile, qui a refusé l'eau bénite, est aussi évident et aussi grave que celui du curé de Bièvre, dont le goupillon s'est montré trop généreux.

L'interrogatoire commence. M. Bouvier prend un air farouche.

« Faites comme moi, dit-il au curé, en l'invitant à prêter serment. »

Le curé fait et dit absolument comme M. Bouvier. Celui-ci prend sa plus grosse voix

« D. Vous avez refusé l'eau bénite à l'institutrice dans votre église ?

« R. Monsieur, j'ai refusé l'eau bénite à l'institutrice dans mon église.

« D. Vous n'avez pas ce droit !

(page 279) « R. J'ai ce droit.

« D. Je vous dis que vous n'avez pas ce droit !

« R. Je vous dis que j'ai ce droit !

« D. C'est une injure.

« R. Ce n'est pas une injure.

« D. C'est odieux !

« R. Ce n'est pas odieux.

« D. C'est scandaleux !

« R. Ce n'est pas scandaleux. Vient à l'église qui veut. Se soumet à l'Eglise qui veut. Mais le prêtre est libre, quand il le veut, de ne pas accorder son attention à ceux qui ne veulent pas l'écouter.

« D. Taisez-vous.

« R. Je ne le puis. (Rires dans l'auditoire.)

« M. Bouvier, tonnant. - Gendarmes, faites votre devoir ? Expulsez les perturbateurs. Faites-les évacuer (sic).

« M. Bouvier, raillant et frappant du poing sur son pupitre. - Vous, prêtre du Seigneur, ministre du Christ, du Dieu de paix, de charité !..

« R. Monsieur, je proteste contre le ton que vous mettez dans l'interrogatoire d'un témoin...

« D. Protestez tant que vous voulez ! (Narguant) Vous êtes ici en présence des représentants de la nation.

« Le témoin, s'inclinant. - Que je respecte.

« D. Vous ne nous ferez pas trembler. Vous n'êtes pas en face de vos paysans de Sainte-Cécile.

« R. Monsieur, je proteste une seconde fois contre votre ton.

« M. Bouvier, relevant son binocle. - Vous vous êtes arrêté, vous, prêtre, en face de l'institutrice... dans l'église... en donnant de l'eau bénite.

« R. Jamais !

« M. Bouvier, s'adressant à Mme Collin, l'institutrice. - Institutrice, vous entendez !

« Mme Collin. - Je n'ai pas dit qu'il s'arrêtait en donnant de l'eau bénite, mais en tapant...

« M. Bouvier. - Ah ! je comprends ; vous avez voulu dire qu'il cessait d'asperger (ricanant) avec cc qu'on appelle le goupillon ! (S'adressant au curé) Vous avez aussi dit un jour, avant les vêpres, (page 280) en apostrophant l'institutrice, que les autres filles valaient cent fois mieux qu'elle !

« Le curé. - Je n'ai pas dit cela en apostrophant l'institutrice.

« Mme Collin. - Il a dit ces paroles, mais sans m'indiquer.

« D. Et vous avez pris cela pour vous ?

« Mme Collin. - Certainement. J'ai même quitté ma place pour aller dans un autre banc.

« D. Vous entendez, Monsieur le curé ! (Ricanant) Vous insultez une fille qui est tolérante jusqu'à quitter sa place pour céder à des tracasseries...

« R. J'ai dit, en général, en voyant certaines personnes qui voulaient déranger mes filles...

« D. Vous avez des filles, vous ? (Murmures indignés.)

« R. Les filles de mon école. J'ai dit, en voyant celles qui voulaient déranger les filles de mon école dans les places qu'elles occupaient, j'ai dit à toutes, en sortant de la sacristie, les bras croisés, par conséquent sans indiquer personne : « Que venez-vous faire du désordre dans mon église ? Ces filles valent cent fois mieux que vous ! »

« D. Aviez-vous à vous plaindre de l'institutrice ?

« R. Sa conduite dans l'église a toujours été convenable.

« M. Bouvier, se rengorgeant. - Ah ! Actez !

M. Janson résume en dictant.

Ici, M. Bouvier entame un nouveau grief. Les gueux de Sainte-Cécile avaient imaginé de munir les enfants de l'école communale, lorsqu'ils se rendaient le dimanche à l'église, d'un insigne qui permît de les reconnaître plus facilement et d'avoir sur eux la haute main ; l'insigne choisi consistait en une casquette aux couleurs nationales. Les casquettes ne tardèrent pas à devenir une cause de désordre. Le curé avait assigné dans l'église une place déterminée aux bambins officiels ; le bourgmestre et l'instituteur décidèrent que la place ne convenait pas ; certain dimanche, sur un signe de leur part, les casquettes tricolores envahirent les bancs (page 218) occupés par les enfants de l'école catholique. De là tumulte et interdiction des casquettes prononcée par le curé en vertu son droit de police. C'était plus qu'il n'en fallait pour déchaîner sur la tête de M. Andrin la colère des enquêteurs ; proscrire de l'église lès couleurs nationales, c'était un crime de lèse-nation ! Le pauvre curé allait l'expier durement.

« D. Vous avez, vous, prêtre belge, pour qui existent, comme .pour tout citoyen, les trois grandes libertés, refusé de dire la messe, tant que les enfants du peul’ qui étaient venus, porteurs de casquettes aux couleurs nationales, qui représentent les irais grandes libertés de la patrie, n'auraient pas fait disparaître ces casquettes.

« R. Ce fait demande des explications.

« D. Pas de distinguo ni de subdistinguo, pas d'escobarderie. Répondez.

« R. Monsieur, ce n'est point à cause des couleurs nationales, - que je respecte et que j'honore -que j'ai exclu lesdites casquettes, c'est parce qu'elles étaient un signe de division et une cause de discorde dans ma paroisse, dans mon église. Au reste, j'avais un autre motif de me plaindre. Ils ne voulaient pas, - pour obéir des ordres qu'ils avaient reçus de l'instituteur, du bourgmestre Delahaut et - ils ne voulaient d'autres personnes, exceptionnellement présentes, pas prendre les places que je leur avais assignées. C'est alors que j'ai dit, m'adressant à eux et aux manifestants ; « Quand vous serez prêts à obéir, nous commencerons la messe. » (Bruit dans le public.) .

M. Bouvier, tonnant. - Silence ! (Au témoin) Vous, ministre de paix, de charité, de miséricorde, de...

« R. Monsieur, je vous prie de croire que je n'ai point de leçons recevoir de vous ; je proteste une dernière fois contre votre manière de me traiter, et je vous déclare que si vous continuez, je quitte la salle.

M. Bergh, assistant de M. Bouvier, personnage généralement muet. - Oh ! il y a des gendarmes qui vous fermeront les portes.

M. Bouvier. - Mais c'est ignoble, ce que vous ayez fait là à Sainte-Cécile, odieux, scandaleux ! Vous avez divisé une population autrefois unie ! Vous porterez la responsabilité de cette désunion devant les hommes et devant Dieu !...

(page 273) « R. D'autres que moi la porteront.

« D. Qui ?

« R. L'instituteur et M. Delahaut.

« M. Bouvier. - Instituteur et M. Delahaut, levez-vous ! »

En ce moment, M. Janson passe un petit billet à M. Bouvier. Celui-ci dit : « La séance est suspendue. » Les membres de l'enquête se retirent pour délibérer. Au bout de quelques minutes, ils rentrent. au milieu du bruit.

« M. Bouvier, de sa plus grosse voix. - Silence ! Gendarmes, faites votre devoir. »

Il tient en main une feuille de papier. Relevant son binocle, M. Bouvier dit : « Il est sévèrement défendu de donner aucun signe d'approbation ou de désapprobation. Celui qui contreviendra à mes ordres sera sévèrement puni. » Il s'assied, regarde dans. les yeux le témoin, qui hausse les épaules. D'une voix grave, il lit :

« La commission d'enquête pour le Luxembourg, considérant que le témoin Andrin Jules, curé de Sainte-Cécile, a reconnu avoir publiquement proscrit les couleurs nationales de son église... « Le témoin. - Je proteste contre...

« M. Bouvier. - Taisez-vous... (Continuant à lire) Décide ; il n'y a pas lieu de poursuivre l'interrogatoire dudit témoin.

« Le témoin. - Je proteste contre la teneur de cette décision. Je n'ai pas proscrit les casquettes comme couleurs nationales. Celles-ci, je les honore et les respecte autant que n'importe qui.

« M. Janson. - Ah ! Ah ! vous reconnaissez maintenant la gravité de votre conduite, mais il est trop tard.

« Le témoin. - Je ne reconnais rien du tout.

« M. Janson. - Vous rendrez compte de votre conduite devant la nation ; votre fait sera signalé au Parlement.

« M. Bouvier. - Vous pouvez vous retirer. »

C'était grotesque autant que méchant, mais M. Bouvier était de ces hommes que le ridicule ne tue point.

Voici un autre exemple des procédés de l'ineffable député de Virton. L'accusé est cette fois une femme, une humble religieuse, la sœur Marie Glouden, institutrice à l'école catholique de Ruette. Tout le banc des anticléricaux (page 283) de Ruette a, au préalable, déposé contre elle. L'échevin Woignet, déjà connu du lecteur, a été particulièrement affirmatif. Sa fille, qui dirige l'école officielle, a apporté à l'enquête un fait grave ; une de ses élèves a été maltraitée à l'église par la sœur Glouden ; l'institutrice a porté plainte ; la sœur a été condamné et depuis lors, le curé et la sœur ne perdent plus une occasion pour attaquer ou pour ridiculiser l'institutrice, qui s'en est vengée en rompant ouvertement avec son curé.

M. Bouvier, qui a des trésors d'indulgence pour ces sortes de confessions laïques, a écouté d'un air pénétré les confidences de la demoiselle Woignet. « Je vous féliciter Mademoiselle, lui a-t-il dit d'un ton solennel, d'avoir rempli votre devoir en face d'un prêtre qui insulte et outrage les femmes. Vous l'avez déféré à la justice ; vous avez bien fait. Il faut toujours faire de même à l'avenir. »

M. Bouvier ne peut pas, lui, être déféré à la justice ; on s'aperçoit trop qu'il y compte. Voyons maintenant jusqu'où va son respect pour les femmes.

La sœur Marie est introduite.

« D. Quelle a été l’attitude de vos élèves vis-à-vis des institutrices communales ?

« R. Jamais mes enfants n'ont insulté les institutrices. je ne l'aurais pas permis.

« D. (D'un ton sévère). Les institutrices se sont plaintes des ricanements de vos élèves. (A l'institutrice Woignet, assise au banc des témoins.) Approchez, Mademoiselle. Vous nous avez dit tout à l'heure que vous avez été insultée plusieurs fois par les élèves des religieuses. Le maintenez-vous ?

« L’institutrice Woignet. - Je le maintiens.

(page 284) « La sœur Marie. - Je ne connais rien de pareil.

« M. Bouvier (de sa voix la plus rogue). - Vous aurez soin de dire à vos élèves qu'elles doivent respecter tout le monde.

« La sœur. - C'est ce que je leur ai toujours dit, Monsieur le président.

« D. Mais ces demoiselles viennent d'affirmer qu'elles sont insultées par vos élèves. Elles méritent d'être crues aussi bien que voux.

« R. Je ne dis pas non ; mais je n'ai pas connaissance des ricanements.

« D. Si vous voulez, je vous mettrai en présence de M. Woignet père. M. Woignet, approchez et dites-nous si les élèves de l'école libre n’ont pas insulté les institutrices

« L'échevin Woignet. - Cinquante fois je l'ai vu.

« M. Bouvier, à la religieuse. - Vous l'entendez. Il paraît que dans certaines circonstances vous avez des yeux pour ne point voir. C'est vous qui avez été condamnée.

« La sœur Marie. - M. le président, c'est un fait sur lequel je désire m'expliquer..

« M. Bouvier (furieux et sans vouloir entendre le témoin). - Je dis que vous avez été condamnée. Ainsi, d'une part, manque de convenance de vos élèves ; d'autre part, condamnation à votre charge. C'est étrange, et c'est encore plus étrange chez une femme portant l'habit religieux.

« La sœur. - Pardonnez-moi, Monsieur le président. Voici comment les choses se sont passées. On a dit que j'avais jeté un enfant contre le confessionnal. C'est faux..

« M. Bouvier. - Mais, Madame, vous avez été condamnée. C’est un fait. Nous faisons une enquête...

« M. Janson, au témoin. - Nous ne pouvons pas vous laisser dire que vous avez été condamnée pour un fait qui n'existe pas.

« M. Bouvier. - Il y a chose jugée [N. B. par le tribunal de simple police de Virton.] Vous n'avez pas le droit de dire que ce jugement est injuste.

« La sœur. - J'ai prêté serment de dire toute la vérité : la vérité, c'est que j'ai été insultée à l'église. Melle Woignet était placée derrière moi ; elle s'est répandue en injures à mon adresse : « Tas de béguines, hypocrite, quelle vermine dans un village ! » Voilà (page 285) les mots que j'ai entendus. Elle ajoutait « Nous ne nous sommes pas fait pincer en justice, nous. »

« M. Bouvier, se retournant vers la fille Woignet. - Est-ce vrai cela ?

« La fille Woignet. - Oui.

« M. Bouvier. - A quelle occasion avez-vous parlé de la sorte ?

« La fille Woignet. - Je l'ai fait parce que les élèves de la religieuse riaient de moi. La religieuse les laissait faire... Oui, je l'ai dit et je le dirais encore.

« M. Bouvier, à la sœur Marie. - Vous voyez qu’elle est sincère.

« La fille Woignet, à la religieuse (avec impudence). - Oui, je vous ai traitée de vermine. J'ai même dit : Quel dommage qu'on ne l'ait pas pincée pour deux ans !

« La sœur Marie prend la commission à témoin dc ces injures.

« M. Bouvier. - Soyez tranquille, tout cela sera acté. Mademoiselle a le courage de son opinion, tandis que vous, vous dissimulez les torts de vos élèves.

« La sœur Marie proteste.

« M. Bouvier (lui coupant de nouveau la parole). - Il y a eu réciprocité d'injures. Du reste, nous en savons assez sur votre compte, puisque vous avez été l'objet d'une condamnation. (Mouvement de la fille Woignez). Nous avons toute raison de croire Mademoiselle. Elle a avoué un fait qu'elle pouvait parfaitement nier. »

On remplirait un volume de tous les traits révoltants, grossiers ou grotesques qui marquèrent ces interrogatoires inouïs. Tantôt M. Bouvier érige la commission d'enquête en un tribunal souverain de discipline ecclésiastique. « Pourquoi, demande-t-il, quand vous avez baptisé l'enfant de X, 'avez-vous pas accepté N. pour parrain ? Pourquoi avez-vous excommunié un tel ? Pourquoi n'avez-vous pas admis tel enfant à la première communion ? »

« Si le Christ revenait, dit-il à un curé du canton de Bastogne,. vous auriez des coups de verge ! Voilà votre morale, votre amour (page 286) du prochain ; le voilà ! Vous n'avez qu'une passion, c'est la passion politique. Ce que vous voulez, vous, prêtres, c'est d'être maîtres, c'est de dominer sur ces pauvres paysans ! C'est odieux ! infâme !... Taisez-vous. Je flétris publiquement votre conduite, elle est infâme, et je la flétris de toute l'indignation d'un honnête homme ! »

A un autre curé il fait la leçon en ces termes : « Vous êtes condamné par votre conscience et par le sentiment public ; vous porterez sur votre front la honte et l'infamie qui pèsent sur un prêtre flétri... Je vous flétris, je vous flétris, et je me demande si vous avez encore un sens moral. Vous avez violé la loi de votre conscience ; vous avez porté la désolation dans les familles ; vous n'êtes pas digne de porter la robe du prêtre. »

Tel jour, c'est le vieux curé de Robelmont que M. Bouvier torture pendant une demi-heure entière pour lui arracher les motifs d'un refus d'absolution. Une autre fois, M. Bouvier décide de ne pas laisser déposer le curé de Saint-Léger. et cela après qu'il l'a cité par deux fois à comparaîitre, qu'il l'a tenu séquestré pendant de longues heures en attendant son tour, et qu'il a entendu contre lui toute une kyrielle de témoins à charge. A Florenville, par contre, M. Bouvier appelle à la barre du tribunal un curé mort depuis plusieurs années.

M. Baltus, curé de Meix-devant-Virton, est l'objet, lors de sa comparution l'enquête, d'une manifestation hostile de la voyoucratie libérale de l'endroit. A sa sortie du prétoire, les témoins qui ont déposé contre lui, au nombre de seize, le poursuivent de leurs huées et de leurs imprécations. Les cris de : « A mort ! A mort ! » retentissent. Le lendemain, M. Bouvier, qui a assisté à cette scène sans faire entendre la moindre protestation, ouvre la séance par cette stupéfiante déclaration :

« Il y a eu hier, dit-il, une manifestation contre un témoin portant l'habit du prêtre... Je considère cette manifestation comme très blâmable. Je comprends l'émotion causée par les révélations de cette enquête. Elle se justifie parfaitement en face des agissements du clergé pour entraver l'exécution d'une loi de I'Etat. Mais cette émotion doit être contenue... Tout citoyen, quel que soit l'habit qu’il porte, doit être respecté. »

(Note de bas de page : M. Bouvier pouvait en parler du respect que l’on doit aux prêtres ! M. Baltus, qu'il protégeait de la sorte contre un auditoire déchainé, occupait d'ailleurs une place toute spéciale dans les antipathies du dictateur virtonais. Ce prêtre connaissait la sténographie ; il s’était attaché aux pas des inquisiteurs ; il avait suivi avec une implacable fidélité les séances présidées par M. Bouvier ; il les avait reproduites en termes si précis et si accablants que, dans le pays entier, un long cri d'indignation avait retenti. M. Bouvier demeurait pour toujours attaché à ce pilori ; il ne le pardonna pas à l’infatigable curé de Meix-devant-Virton et chargea M. Bara du soin de sa vengeance ; on a vu précédemment qu’un arrêté royal priva M. Baltus du modeste traitement attaché à sa cure (novembre 1881) ; le prétexte invoqué fut « que ce desservant ne remplissait pas les devoirs attachés à sa charge. »)

A Bastogne, M. Bouvier interroge un témoin nommé Linners, qui a quitté les Frères de la doctrine chrétienne pour des raisons de santé :

« Le témoin Linners. - J'ai passé dix ans chez les petits-frères.

M. Bouvier. - Vous avez subi une condamnation pour attentat la pudeur ?

« Linners. - Non, jamais, c'est faux.

« M. Bouvier. - Pourquoi donc êtes-vous sorti, si vous n'avez pas subi de condamnation ? « Linners. - Ma santé était dérangée.

« M. Bouvier. - Dieu sait comment et pourquoi elle était dérangée, votre santé ! Quand je vois devant mes yeux un petit-frère, ma première pensée est toujours de lui demander s'il n a pas été condamné pour attentat la pudeur. »

Encore un échantillon de l'enquête de Bastogne, l'insinuation écœurante que voici : on instruit le procès d'un (page 288) prêtre vénérable et à l'abri de tout reproche ; il a cinquante ans de ministère ; M. Bouvier interroge une de ses paroissiennes au sujet d'un enfant trouvé :

« Que pense-t-on dans le village de cet enfant On dit que c'est l'enfant du curé, n'est-ce pas ? Voilà ce qu'on dit dans le village... »

Ces procédés révoltants provoquaient une indignation générale parmi les honnêtes populations des Ardennes. A Laroche, une accusation profondément blessante, lancée, au cours de l'enquête, contre les Frères de la doctrine chrétienne fut la goutte dernière qui fait déborder le vase trop plein. Une explosion de fureur accueillit les inquisiteurs à leur sortie de la salle des séances. La foule envahit les degrés de l'hôtel de ville, où M. Bouvier se tenait coi, protégé par deux gendarmes. Un malheur était imminent. M. Orban de Xivry, président du conseil provincial, arriva tout juste à temps pour rétablir le calme et pour permettre à M. Bouvier de se frayer un chemin au travers des villageois irrités. Horriblement pâle, le regard chargé d'anxiété et de défiance, le fougueux dictateur, suivi de ses acolytes, se jucha piteusement sur un camion, - seul véhicule qu'on eût pu découvrir à Laroche pour transporter ces émanations de la souveraineté nationale. Quatre gendarmes à cheval entouraient l'équipage. Quelques instants plus tard, M. Bouvier roulait vers Marloye ; il était sauvé.

Longtemps encore, dans les Ardennes, on parla des pérégrinations de l' « Enragé », et le souvenir de l’« enquête (page 589) y est resté vivace chez les anciens. Une coïncidence qui a dû faire tressaillir M. Bouvier dans son tombeau : le château qu'il habitait à Rouvroy est actuellement occupé par des religieuses ; la voiture dont il se servait pour enquérir dans son arrondissement a été rachetée par le collège catholique de Virton et conduit aujourd'hui Mgr l'évêque de Namur dans ses tournées pastorales.


A l'enquête scolaire il fallait des conclusions. MM. Van der Kindere et le Hardy de Beaulieu furent chargés de les formuler ; leurs rapports parurent en avril 1884.

Les conclusions des rapporteurs furent dignes de l'enquête elle-même. C'est là qu'on découvre le but final de cette abominable campagne : on n'avait diffamé le prêtre et systématiquement décrié les écoles catholiques que pour aboutir une réaction anticonstitutionnelle, pour mettre la cognée à la liberté religieuse et à la liberté d'enseignement.

L'espace me fait défaut pour reproduire les diatribes, les insinuations malveillantes et calomnieuses dont fourmillent ces rapports ; la haine, une haine véritablement fanatique contre la liberté, les remplit tout entiers. Je me borne à citer quelques conclusions particulièrement surprenantes.

On lit dans le rapport de M. Van der Kindere :

« Appliquée à l'enseignement primaire, la liberté absolue et sans restriction n'aurait-elle pas pour résultat de mettre en péril l'avenir même de la nation ? (Page 44.)

« - La loi doit s'efforcer par des moyens indirects de ramener les établissements libres au respect de l'enfance et de la dignité nationale. » (Page 44.)

(page 290) « Toutes les fois qu'il est .possible d'attacher un privilège à la fréquentation d'une école qui présente les garanties nécessaires [c'est-à-dire une école officielle], il faut en saisir l'occasion... ; il doit dépendre des inspecteurs nommés et par l'Etat de juger si l'école répond ou non aux exigences de la loi. (Ibid.)

« On voudrait inscrire une garantie analogue dans la loi qui règlera l'instruction obligatoire ; mais ici on vient se heurter derechef au non possumus de la Constitution. Tout au moins faut-il donner à l'obligation scolaire une autre sanction que l'amende et la prison : l'examen de sortie avec interdiction du travail, pour les enfants qui n'ont pas acquis un minimum de connaissances, (Ibid.)

« - Il est encore un autre moyen de soutenir et de défendre les écoles dignes de ce nom. C'est la création du certificat scolaire donnant lieu certaines prérogatives : réduction de la durée du service privilège en matière de remplacement ; privilège pour l'admission aux emplois publics, etc. (Ibid.) »

Passons aux conclusions et aux mesures proposées par M. le Hardy de Beaulieu, rapporteur chargé plus spécialement de rechercher « les actes des autorités publiques et du clergé révélés par l'enquête » :

« La Constitution, dit la déclaration de M. Malou, interdit la surveillance de l'enseignement libre. Où cela est-il dit. Nulle part. » (Page 3.)

« - C'est précisément parce que l'enseignement est libre... que l'enquête... est indispensable. Dans l'avenir, l'enquête sur l'enseignement deviendra permanente. (Page 5.)

« - En défendant aux habitants de ce pays libre de fréquenter les écoles publiques établies par la loi, en les contraignant d'une façon quelconque à déserter les écoles, le clergé belge, par la nation, a violé la fois la lettre et l'esprit de l'article 15 de la Constitution, en transformant en péché la fréquentation des écoles officielles. (sic - Page 9.)

« - Le clergé romain oublie trop facilement la position réelle qu'il occupe aujourd'hui dans l'organisation scolaire. Est-il, comme (page 291) il le proclame si haut et si volontiers, le maître absolu de la religion et même du culte ? Nullement. La religion et les cultes appartiennent au peuple ! » (Page 11.) »

M. le Hardy demande la persécution violente :

« Quel moyen de répression peut-on employer contre des ministres des cultes émancipés de tout contrôle et de toute direction, et dont cependant la place est marquée dans nos institutions sociales et même dans notre organisation financière par l'article 117 de la Constitution ? (Page 40.) »

Réponse de M. le Hardy à M. le Hardy :

« La conclusion qui s'impose, en présence d'une situation semblable, c'est qu'il faut resserrer l'appareil des lois et soumettre à la responsabilité personnelle de leurs actes ceux qui portent atteinte aux droits et à la liberté d'autrui. »

Conclusion finale du rapport de M. le Hardy : une violation flagrante de la Constitution s'impose :

« Nous pensons donc, que, lorsque la législature portera son attention sur l'enseignement primaire, en même temps que sur les mesures protectrices de l'enfance contre les abus de la spéculation industrielle, elle devra organiser une surveillance sévère des écoles gardiennes, primaires, ouvroirs ou ateliers d'apprentissage privés, qu'ils soient ouverts et tenus par des particuliers ou par des associations d'individus. » (Page 42.)

Telles étaient les mesures rêvées et officiellement avouées en 1884 !

La gauche vota ces conclusions avec enthousiasme ; le gouvernement tout entier s'y associa par un vote approbatif. Voilà où en était, à la veille de la débâcle, le parti de la liberté, de la tolérance et de la défense nationale !


(page 292) Pour terminer le tableau de l'enquête scolaire, il faut dire ce qu'elle coûta.

Jusqu'à la fin de 1883, le gouvernement s'était refusé à publier les comptes de l'enquête. La droite, pressentant un nouveau gaspillage, avait protesté. M. Bara s'était borné à répondre que les membres de la commission ne recevaient, lorsqu'ils siégeaient à l'enquête, que leur indemnité parlementaire et une somme de dix francs par séance, pour frais de séjour. Les comptes officiels parurent enfin, en janvier : ils dépassèrent les prévisions les plus pessimistes.

Le montant des indemnités palpées par les vingt-cinq inquisiteurs, pour les quatre années qu'avait duré leur impudente exploitation, s'éleva, en dehors des frais de séjour et de déplacement, à la somme de 94.260 francs 38 ! Chaque membre avait touché, de ce seul chef, un traitement variant de 2.700 à 15.600 francs !

Ces chiffres sont déjà éloquents par eux-mêmes ; mais si l'on prend les sommes perçues par membre et par séance, on arrive à des résultats encore bien plus stupéfiants. M. Warnant toucha pour huit séances 2.778 francs, soit 347 francs. par séance ; M. Mascart, qui avait siégé quatre fois, reçut par séance 483 francs ; M. Olin toucha 308 francs par séance, M. Janson 450 francs.

M. Couvreur, qui ne siégea pas une seule fois en province, palpa, pour huit séances tenues à Bruxelles pendant la session parlementaire, 3.625 francs 19. MM. Washer et Jottrand furent payés plus largement encore. Eux aussi (page 293) siégèrent pendant la session de la Chambre ; comme ils touchaient leur indemnité parlementaire, ils n'avaient droit à aucun émolument du chef de l'enquête ; cela n'empêcha pas M. Washer d'empocher, pour les trente séances auxquelles il assista, 15.661 francs 36, soit 522 francs 4 centimes séance ; quant à M. Jottrand, non content de toucher son indemnité parlementaire, il siégea quatre fois à l'enquête pendant la session ; pour chacune de ces quatre séances il perçut la modeste somme de 1.117 francs 25 centimes !

Le chapitre des frais généraux de l'enquête n'est pas moins édifiant.

Les frais de personnel s'élevèrent à 124.013 francs ; rien qu'en 1883, année pendant laquelle il n'y eut que trois séances de l'enquête, ils atteignirent 19.672 francs ! M. Montigny, professeur à l'université de Gand, avocat du gouvernement et secrétaire général de l'enquête, préleva à lui seul la somme de 32.421 francs 90. Son traitement comprenait en tout 4.428 des postes considérables pour « vacations » - en tout 4,425 francs 50 - et cependant cet employé modèle n'avait pas assisté à une seule séance ; son rôle s'était borné à compiler, au moyen des documents rédigés par les secrétaires effectifs, les cinq indigestes volumes où furent tout au long dévoilés les indignes agissements du clergé.

Las frais d'impression étaient plus remarquables encore : ils montèrent à 367.550 francs et ne firent l'objet d'aucune adjudication. Le papier à lettres et les enveloppes ne coûtèrent pas moins de 2.593 francs et l'on fit pour 10,880 francs de cartes géographiques.

(page 294) Ces chiffres furent toutefois éclipsés par les dépenses qu'occasionna la tenue des séances. Il y avait eu en tout 182 séances, tenues dans 87 localités. Pour cela on dépensa 5,648 francs 44 en chemin de fer et voitures, 20,384 francs 15 en frais de séjour, 33,854 francs 37 en frais d'audience, en tout 59,886 francs 96.

Le coût moyen de chaque séance, rien qu'en frais de séjour, fut de 112 francs. Certaines audiences, entre autres celle de Brecht, coûtèrent, de cc chef, 160 francs chacune. L'audience unique de Paliseul absorba en tout 510 francs, Celle de Bouillon 838 francs 17, dont 300 francs pour frais d'hôtel ! A Arlon et à Messancy, le coût des séances fut de 481 francs 93 et 453 francs 50. Comme on le voit, c'est dans le Luxembourg, là où trônait M. Bouvier, que la bamboche de l’enquête fut la plus intense ; on y appela les inquisiteurs les chevaliers de la bombance. »

Au total - j'ai laissé de côté de respectables divers - l'enquête scolaire coûta 750,000 francs. Tel fut le résultat le plus appréciable - mais certes un des moins appréciés - de cette cynique et grotesque comédie. (Note de bas de page : Un paragraphe spécial, dans les comptes de l'enquête, mentionna les « indemnités payées aux professeurs de l'Etat. » Parmi ces derniers figurait M. De Ridder, l’auteur d'un libelle diffamatoire contre les écoles dentellières des Flandres. Ce pourfendeur de religieuses toucha, pour prix de son œuvre délatrice, la somme de 2,937 francs.)

Lorsque ces chiffres furent connus, il n'y eut dans le pays entier qu'un cri de réprobation. A la Chambre, dans la presse, l'indignation des catholiques se traduisit par des protestations éloquentes ; les procédés scandaleux des inquisiteurs, les projets monstrueux dont ils ne songeaient plus (page 295) à se cacher, la prodigalité sans exemple du ministère furent dénoncés avec une vigueur vengeresse et qui se sentait déjà victorieuse. L'enquête était coulée ; la flétrissure dont elle était atteinte rejaillissait sur le gouvernement, en achevant de le déconsidérer aux yeux du pays.

IV. Les derniers actes du ministère. Prépondérance du libéralisme avancé

L'enseignement catholique au 15 décembre 1882 - Projet de loi sur l'instruction obligatoire - Avant-projet de loi de M. Laurent sur les associations et sur les fondations de bienfaisance et d'enseignement - Projet d'enquête sur les congrégations religieuses

« L'enquête sera notre vengeance », s'était écrié M. De Vigne pendant la discussion de la proposition Neujean. Les catholiques purent répondre : « L'enquête est notre triomphe. »

On assista à ce spectacle magnifique et qui montre de quoi est capable un peuple qui lutte pour sauver sa foi et sa liberté menacées : à mesure que l'enquête se prolongeait et devenait plus violente, le mouvement catholique gagnait en étendue et en intensité. « L'enquête passe ; le curé reste, écrivait l'Etoile belge ; la feuille sectaire eût pu ajouter : l'enseignement catholique se développe, il se consolide, il se fortifie, en raison même de la persécution qui avait juré de le détruire.

Déjà en 1880, les résultats obtenus dépassaient toutes les espérances. Depuis cette date, les progrès ne cessèrent de s'accentuer. Le tableau suivant, dressé par les soins de M. Malou et arrêté au 15 décembre 1882, démontre éloquemment cette situation prospère : (Ce tableau (page 296) n’est pas repris dans la présente version numérisée. il indique pas provinces, le nombre d’élèves de l enseignement catholique au 15 décembre 1880 et au 15 décembre 1882. Au total (écoles gardiennes et écoles primaires), le nombre d’élèves est passé de 580.380 à 622.437 (+42.057) entre ces deux dates.)

(page 297) Plus de 622,000 élèves dans les écoles catholiques primaires et gardiennes ! Plus de 42,000 enfants gagnés en deux ans de temps ! On était loin du pitoyable avortement prédit par M. Frère. Et ces résultats magnifiques s'accentuèrent jusqu'à la fin de la lutte : l'année vit la population des écoles libres s'accroître encore de plus de 20,000 0 élèves. C'était la justification de cette parole de M. Beernaert : « Jamais, avait dit, en 1879, l'éminent homme d'Etat, le gouvernement n'arrivera à séculariser les consciences .chrétiennes ! »

La partie était irrémédiablement perdue pour les libéraux. Le gouvernement s'en rendait compte. Il voyait avec dépit le pays se prononcer chaque jour avec plus de force contre sa gestion. Pour prévenir une débâcle qu'il sentait imminente. il se lança à corps perdu dans le radicalisme, dernière planche de salut contre le « péril clérical ».

Le 3 juillet 1883, il avait déposé un projet de loi sur l'instruction obligatoire. (Note de bas de page : Ce projet établissait un système de pénalités contre les parents qui refusaient de satisfaire à l'obligation scolaire. Les peines allaient jusqu'à l’emprisonnement de trois jours, renouvelable de trois en trois mois en cas de résistance prolongée. L’obligation scolaire portait sur toutes les matières spécifiées dans la loi du 1er juillet 1879. Comme moyen de contrainte, le projet érigeait la délation en permanence et conférait aux comités scolaires officielles toutes sortes de pouvoirs nouveaux.)

Quelque temps après, il chargeait M. Laurent de rédiger un avant-projet de loi sur les associations et sur les fondations de bienfaisance et d'enseignement. (Note de bas de page : Le projet de M. Laurent parut en novembre 1883 ; il était compris dans l’Avant-projet de révision du code civil (tome III). Jamais la haine sectaire gantois portait à l’Eglise ne s’était révélée d’une façon plus brutale que dans les dispositions nouvelles de ce projet. La suppression virtuelle des congrégations religieuses y était réclamée ; les fondations de bienfaisance étaient condamnées. Dans son commentaire, M. Laurent déclarait que ceux qui bénéficient de la liberté d’association sur des « délinquants », et il qualifiait de « criminels » ceux qui usent de la liberté d’enseignement. Citons ce passage relatif aux écoles catholiques : « Je demande, écrivait-il, quelle est la situation légale ? C’est demander quelle est la situation de la révolte contre la loi et contre la souveraineté nationale. » Ceux qui créent des écoles catholiques sont en insurrection ouvertes contre la Loi et la Constitution. » « - C'est un crime, ajoutait-il, et je n'en connais pas de plus grave. » Les fondations d’écoles catholiques « usurpent un droit que la Constitution ne reconnaît qu’à l’Etat ; ils veulent détruire les écoles que l'Etat a créées en venu de sa mission constitutionnelle. Donc, sous le nom d’écoles privées et libres. ils entendent établir des écoles publiques destinées à prendre la place des écoles légales. C’est le cas d’appliquer le principe dont l'article 900 du code civil contient une application. Les fondateurs sont des factieux ; on ne doit tenir aucun comptes des complots que trament les rebelles. » M. Laurent conclut que les écoles catholiques, « pour rentrer dans la légalité, doivent être attribuées aux communes. » « Tout école, disait-il, fondée illégalement pour remplacer l’école publique sera déclarée école publique et remise aux communes. »)

Le premier de ces projets, dont le but à peine (page 298) dissimulé était de frayer la voie au monopole scolaire de l'Etat, ne fut pas discuté. Quant au second, il faillit avoir un commencement de réalisation.

Pour donner un regain de vigueur à l'opinion libérale, les hauts dignitaires de la franc-maçonnerie résolurent de livrer un formidable assaut aux biens des congrégations religieuses : ils décrétèrent l’ « enquête sur la main-morte. » Le 23 janvier 1884, MM. Goblet d'Alviella, Janson, Callier, Lippens, Jottrand et Robert déposèrent un projet d'enquête parlementaire portant 1° sur les moyens employés par les congrégations religieuses du pays pour s'attribuer les avantages de la personnification civile ; 2° sur le montant et (page 299) l'origine des biens possédés par ces congrégations ; 3° sur les moyens qu'elles mettent en œuvre pour acquérir et transmettre ces biens ; 4° sur l’emploi qu'elles font de ces biens ; 5° sur les ressources dont disposent les fabriques d'église, les séminaires épiscopaux et les corporations religieuses légalement investies de la personnalité civile.

D'après le plan des Loges, cette enquête devait aboutir à dénoncer ce qu'on a appelé depuis lors et sous d'autres cieux « le milliard des congrégations », et déchaîner contre les couvents toutes les convoitises radicales impatientes de s'assouvir. Les auteurs de la proposition partaient de ce principe que les religieux, en suite de leur vœu de pauvreté, ne sauraient rien posséder en propre, et que, partant, ils possèdent frauduleusement les biens inscrits à leur nom.

« Nous demandons, disait à la Chambre M. Goblet, le Grand Maître des Loges, nous demandons à pénétrer dans les couvents qui s'élèvent sur tous les points du pays, pour réclamer les comptes au nom de la société méconnue, des familles spoliées et des lois violées dans leurs dispositions essentielles. »

Toute la gauche vota la prise en considération du projet, sauf M. Pirmez et quatre de ses amis. M. Pirmez donna au pays ce rare spectacle d'un libéral venant défendre la liberté ; grâce aux défections que son exemple entraîna, la prise en considération fut rejetée à deux voix de majorité.

La décomposition commençait.

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