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La lutte scolaire en Belgique
VERHAEGEN Pierre - 1905

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Pierre VERHAEGEN, La lutte scolaire en Belgique

(Paru à Gand en 1905, chez A. Siffer)

Chapitre VII. Le soulagement universel de 1884

Mécontentement général du pays contre la politique du ministère - La campagne électorale de 1884 - Les libéraux - Les catholiques L' « Union nationale » - Le programme - Les élections du 10 juin - Eclatant triomphe des catholiques - Conclusion : la lutte scolaire doit nous servir d'exemple pour les luttes d'aujourd'hui. d'avertissement pour les combats de demain - Bienfaits réalises par le parti catholique au moyen de la liberté - Les libéraux d'aujourd'hui - Leurs aveux ; leurs manœuvres - Ce que serait une nouvelle lutte scolaire - Continuons à lutter pour notre enseignement catholique et libre

(page 300) Le mécontentement contre la politique du ministère devenait général. Pendant les six années de sa domination. le gouvernement libéral avait épuisé toutes les forces vives, exploité toutes les ressources du pays ; il avait foulé aux pieds notre passé national et compromis l'avenir. Le pays on avait assez de son intolérance, de son mépris du droit (page 301) commun, de sa haine contre la liberté, de sa servilité à l'égard du radicalisme. Il lui reprochait la centralisation à outrance du pouvoir, l'usurpation de l'autonomie locale, le désarroi sans pareil introduit dans l'administration. Il réprouvait ses falsifications intéressées du régime électoral, l'impéritie et les gaspillages de sa gestion financière, la crise économique et immobilière qui en était le naturel contre-coup. Il lui en voulait d'avoir, pendant six ans, tout sacrifié à des intérêts de parti, d'avoir réservé ses places et ses faveurs aux créatures de la franc-maçonnerie, d'avoir traité en ennemis ou en suspects tous ceux qui pensaient autrement que lui, d'avoir introduit dans toutes les fonctions, et jusque dans la magistrature et l'armée, le servilisme et l'esprit de combat. Mais il lui reprochait surtout la persécution religieuse et scolaire qui avait été la préoccupation dominante et l'objectif principal de sa politique.

La traque aux prêtres, aux fabriques d'église, aux œuvres charitables ; les spoliations accomplies, celles, bien plus graves encore, dont toutes les institutions religieuses étaient menacées ; les parades d'impiété et de libre-pensée renouvelées chaque jour avaient ouvert les yeux des moins clairvoyants et démontré la nécessité de sauvegarder au plus tôt la foi, la charité et la liberté contre les sectaires qui avaient juré de les exterminer. Quant à la loi de malheur, elle succombait sous l'universelle réprobation, et avec elle étaient condamnées les vexations de tout genre qui avaient accompagné son exécution. Les populations en avaient assez de la guerre scolaire, des prodigalités (page 302) scolaires. de l'enquête scolaire ; elles étaient excédées de la pression administrative, de la délation systématique et de l'hostilité violente au moyen desquelles on s'efforçait d'asservir les consciences et de ruiner l’enseignement privé ; elles étaient irritées de cette politique anticatholique et antinationale qui mettait le libéralisme partout et ne laissait la liberté nulle part. Le véritable objet de la lutte de demain,. écrivait la Gazette, à la veille des élections de ne l'oublions pas, c'est la loi scolaire,

Beaucoup de libéraux modérés et d'éléments intermédiaires, effrayés ou dégoûtés de la lutte et résolus à ne pas laisser sacrifier tous les intérêts vitaux que compromettait leur parti, se détournaient eux-mêmes du gouvernement ; le pays entier demandait du calme, du repos, des économies, du respect pour les droits de chacun ; le besoin de réaction et de réparation se manifestait de toutes parts.

C'est dans ces conditions que s'ouvrit la campagne électorale de 1884. Les libéraux étaient divisés : ils se sentaient d'avance condamnés et moralement vaincus. Comme s'ils eussent voulu achever d'éclairer les esprits, ils dépensèrent tout ce qui leur restait de force en un dernier accès de rage sectaire ; la campagne, de leur côté, consista surtout à étaler dans les journaux et les réunions publiques leurs haines anticléricales et leurs querelles intestines.

M. Bara se fit la Chambre un titre de gloire de toutes les mesures vexatoires et tracassières dont les catholiques, et en particulier (page 303) le clergé, avaient eu à souffrir sous son règne (séance du 7 février 1884). A Bruxelles, les radicaux socialistes et les doctrinaires ministériels se déversèrent mutuellement des injures pendant plusieurs semaines. Jamais, depuis 1830, écrivait le National (9 juin 1883) , la Belgique n'a eu un ministère plus indigne ; il restera légendaire et sera justement flétri dans l'histoire de notre pays sous le nom de « ministère des incapables ». Il s'en ira avec l'aversion de ses anciens amis et sans avoir l'honneur d'emporter l'estime de ses adversaires ; il sera précipité dans la tombe, honni et conspué par l'immense majorité des citoyens belges et. en tête de ceux-ci, par tous vrais libéraux ! »

A ces invectives la presse ministérielle répondait en traitant les radicaux de la capitale de « lourdauds, » de « hâbleurs de cabaret », de « disciples du grand écart » et de « valetaille indiscrète ». Elle les accusait de « pervertir complètement le sentiment public. » « L'arrondissement de Bruxelles, déclarait-elle, se prépare la gloire assurément nouvelle d'envoyer aux assemblées délibérantes des représentants capables d'y entrer en marchant sur les mains ou en faisant le saut périlleux » (Le Précurseur, mai 1884).

Dans les meetings préparatoires aux élections, doctrinaires et progressistes rivalisèrent d'intolérance religieuse. Les premiers reprochaient aux seconds de mettre leurs revendications démocratiques au dessus de leur anticléricalisme. (page 304) Un radical. M. Hanssens, faillit échouer au poll de l'Association libérale de Bruxelles : on lui reprochait d'avoir fait donner à sa fille des leçons de catéchisme ; mais. heureusement pour lui, il se trouva que l'accusation était fausse. M. Picard se vit imputer à crime d’avoir parfois défendu des catholiques devant les tribunaux. Vainement allégua-t-il sa qualité de membre de la Libre-pensée, un enterrement civil auquel il avait fait procéder à la campagne, la défense faite à un instituteur de parler de religion à ses enfants, lesquels d'ailleurs n'allaient pas à la messe et n'avaient pas fait leur première communion. M. Picard fut écarté ; un poll ingénieusement combiné le renversa, lui et les quinze autres candidats sortants. Ce fut alors que M. Picard lança contre le gouvernement doctrinaire la philippique indignée où il annonça les « élections du mépris. »

Ces excès tapageurs achevèrent de déconsidérer la majorité. A Bruxelles, les éléments honnêtes ou simplement clairvoyants du parti libéral résolurent de secouer le joug des clubs et des associations : ils s'unirent aux catholiques ; le parti Indépendant fut formé.

Tandis que les libéraux s'efforçaient de terroriser le pays par cette agitation factice, les catholiques, de leur côté, se préparaient aux élections.

L'ardeur déployée dans l'organisation de l'enseignement libre et dans la lutte contre la persécution religieuse avait été la préparation lointaine - et salutaire entre toutes - de la campagne de 1884, Dès 1882, M. Beernaert pouvait s'écrier, en contemplant les progrès de son parti : « Jamais (page 305) les catholiques belges n'ont été aussi unis ! » Cette union dans la lutte et dans les œuvres alla en se fortifiant. En 1883, au fort du Kulturkampf scolaire, quelques catholiques résolurent de la sceller par une institution nouvelle : ils créèrent l' « Union nationale pour le redressement des griefs. » L'idée fut accueillie avec faveur. Des comités se formèrent dans les principaux centres d'activité du pays, et bientôt l' « Union nationale » compta des milliers d'adhérents, L'élan qu'elle donna aux protestations des catholiques et les meetings qu'elle organisa partout contribuèrent beaucoup la victoire de 1884.

En même temps s'élaborait un programme de réformes immédiates et urgentes, que M. Jacobs formula en ces termes à l'Association conservatrice d'Anvers

« 1. Réforme scolaire, abolition d'une loi qui gaspille, pour des écoles dont plus de la moitié du pays ne veut pas, le double de ce que coûtaient des écoles qui convenaient à tout le monde.

« 2. Réforme électorale ayant pour but d'étendre le droit de suffrage dans les limites constitutionnelles, en balayant les tricheries et les chinoiseries qu'on a accumulées depuis cinq ans.

« 3. Réforme ayant pour but d'étendre l'autonomie des provinces et des communes. »

Ce programme devint celui de tout le parti catholique. Les journaux le reproduisirent et le commentèrent à l'envi. Les orateurs en firent le thème favori de leurs discours, pendant la campagne électorale.

Les troupes catholiques arrivèrent au combat admirablement organisées, unies, disciplinées, pleines de résolution. Chacun fit son devoir. On vit des électeurs accourir de (page 306) Constantinople, du Caire, d'Alexandrie, pour déposer dans l'urne un bulletin de vote.

La journée du 10 juin dépassa toutes les espérances. Le ministère fut battu à Bruges, Ypres, à Ostende, à Nivelles, à Louvain ; il le fut à Anvers, à Namur, à Philippeville, à Marche ; il fut battu à Neufchâteau, où le prêtrophobe Bouvier n'échappa au désastre qu'à une équivoque majorité de sept voix ; il fut battu enfin à Bruxelles, où les indépendants renversèrent toute la députation radicale. Deux ministres restèrent sur le champ de bataille : MM. Van Humbeeck et Olin ; quant aux catholiques, ils entrèrent la Chambre avec 34 voix de majorité. « Ce n'est pas une défaite, s'écria la Gazette, c'est un écrasement ».

D'un bout à l'autre du pays un cri d'allégresse retentit. On respirait enfin. Dans les campagnes, la victoire du 10 juin fut célébrée par des réjouissances populaires, au milieu d'un enthousiasme impossible à décrire. Les petites villes des Flandres firent chanter le Te Deum sur les places publiques ; les directeurs des comités scolaires, les membres du Denier des écoles, les instituteurs démissionnaires, entourés de tous les enfants de leurs classes, furent acclamés et remerciés pour l'énergie de leur résistance. C'était vraiment le « soulagement universel ! »


Ma tâche est terminée.

Vingt-deux ans se sont écoulés depuis les élections du soulagement universel, et les catholiques ont conservé (page 307) intact l'héritage que leur ont transmis les vainqueurs de 1884. A la politique d'intolérance et de persécution du cabinet Frère-Orban ils ont fait succéder une politique d'apaisement et de réparation ; telles ont été la sagesse et l'impartialité de leur gestion que leurs adversaires demeurent impuissants à formuler contre eux le moindre grief sérieux. En même temps, les catholiques ont gardé leur vitalité, leur enthousiasme, leur forte organisation ; la liberté, mise au service de convictions religieuses inébranlables, a continué de produire dans nos rangs des fruits remarquables ; elle est, plus que jamais, le principe vital de nos œuvres. Détenteurs du pouvoir, nous n'avons eu garde de retomber dans les errements des catholiques de 1850. Nous avons conservé la plupart de nos écoles libres et chaque année nous dépensons pour leur entretien au-delà de cinq millions.

De pareils résultats sont réconfortants ; ils sont plus étonnants, par leur perdurance après vingt-deux années de pouvoir, que l'effort gigantesque réalisé pendant quelques années de lutte, sous l'empire d'une nécessité pressante.

Cette situation brillante est, pour une large part, le fruit de la lutte scolaire. C'est à l'école de la persécution que le parti catholique belge s'est retrempé dans l'usage de la liberté ; ce sont les vaillants lutteurs de 1879 qui ont fait de notre parti ce qu'il est. Mon devoir, en déposant la plume, est de leur apporter le témoignage public de la reconnaissance de ceux qui les ont suivis. Ce sentiment est pour jamais ancré au cœur de leurs contemporains ; puisse-t-il être partagé par les générations qui se lèvent ; (page 308) c'est pour elles surtout que ces pages ont été écrites.

Mais la reconnaissance, ici, doit se traduire par autre chose que par des hommages : la lutte scolaire doit nous servir d'exemple pour les luttes d'aujourd'hui, d'avertissement pour les combats, plus ardents peut-être, de demain.

Que feraient nos adversaires, si les hasards du scrutin les ramenaient jamais au pouvoir ? Ils reprendraient l'œuvre néfaste de 1879 ; ils la recommenceraient en l'aggravant encore. Depuis les libéraux belges n'ont rien appris ni rien oublié. Ils n'ont, semble-t-il, qu'un seul regret . c'est de ne pas s'être montrés assez violents lorsqu'ils étaient les maîtres ; ils ne manifestent qu'une ambition : c'est de reconquérir le pouvoir pour persécuter les catholiques et détruire le sentiment religieux (2). Les solutions les plus radicales ne les effraient plus : investis du pouvoir, ils décréteraient la neutralité absolue de l'école publique ; ils imposeraient au pays l’enseignement obligatoire et laïque ; ils feraient à l'enseignement libre une guerre sans merci ; ils fouleraient aux pieds la liberté des pères de famille et l'autonomie des communes ; ils s'attaqueraient à la liberté d'association. Pour réaliser ce programme, qui est celui de tout leur parti, les libéraux n'hésiteraient pas à faire cause commune (page 309) avec les socialistes. Aujourd'hui déjà ils ferment volontiers les yeux sur les parties les plus subversives du programme révolutionnaire ; demain ils suivraient le drapeau rouge lui-même, pourvu que celui-ci les conduise à l'assaut de nos droits les plus essentiels.

Quant aux socialistes, ils exploitent, dès à présent, avec succès la passion antireligieuse de ces complaisants auxiliaires ; ils sont prêts à accueillir leurs avances sur le terrain scolaire ; un de leurs chefs l'a dit (page 310) avec raison : « l'école neutre » est la pépinière du socialisme.

La coalition anticléricale, voilà l'idéal politique de nos communs adversaires. Pour déchristianiser l'école, pour arracher des âmes à l'Eglise, pour mettre à sac l’enseignement libre, il y aurait à l'instant accord parfait entre les libres-penseurs de toute nuance ; tous rivaliseraient d'ardeur pour formuler les solutions les plus voisines du monopole et pour instaurer en Belgique une politique à la française. Que dis-je ? Dès aujourd'hui les représentants les plus qualifiés des partis d'opposition proclament ouvertement leurs sympathies pour la politique persécutrice qui sévit en France. Dans la plupart des grandes villes et dans bon nombre de communes industrielles de la partie wallonne du pays, le bloc anticlérical est même déjà formé et nos adversaires, tant socialistes que libéraux, se sont mis à l'œuvre. Ils essaient, sur le terrain de la politique communale, de faire en petit ce que leurs prédécesseurs ont fait en grand ; ils s'efforcent de ramener aux principes de la loi de malheur les (page 311) dispositions de notre législation actuelle ; ils soutiennent par tous les moyens un enseignement dont le plus clair résultat, de l'avis de ses partisans eux-mêmes, est de former des générations de libres-penseurs ; ils se dépensent en efforts pour arracher aux familles dont les enfants fréquentent les écoles officielles, la dispense du cours de religion.

Ce sont là des avertissements salutaires et qui commandent aux catholiques une vigilance sans cesse en éveil.

Sans doute, la perspective d'une nouvelle lutte scolaire ne serait pas pour nous décourager : nous pourrions en envisager l'issue finale avec autant de confiance que les catholiques de 1879. Le sentiment religieux est encore profondément enraciné au cœur de nos populations. Le parti catholique est plus actif et mieux organisé qu'il ne l'était à la chute du cabinet Malou : ce qu'il a fait alors, il le recommencerait avec une générosité et une énergie au moins égales. Le pays, enfin, est, moins que jamais, disposé à se prêter aux vexations d'un gouvernement oppresseur ; il ne supporterait pas longtemps les excès auxquels nos adversaires, maîtres du pouvoir, se laisseraient infailliblement entraîner.

Mais, pour brève qu'elle serait, une nouvelle période de lutte causerait des ruines effroyables. Notre devoir est de les prévenir et de préserver avec un soin jaloux ceux de nos droits que l'ennemi menace davantage. L'enseignement catholique occupe le premier rang dans les antipathies de nos adversaires : c'est lui que nous devons avant tout sauvegarder. Il est la plus belle conquête que la (page 312) liberté ait faite sous le feu de la persécution libérale ; il est le rempart inexpugnable contre lequel se brisent, aujourd'hui encore, les attaques de l'ennemi : il est notre ancre de salut dans l'avenir et le gage assuré de nos triomphes futurs. Ne le laissons pas dépérir, et continuons à lutter pour lui, en nous souvenant que la liberté ne garde que ceux qui savent la garder.

FIN.

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